Couverture de RSPT_1002

Article de revue

La connaissance de soi

À propos d’un argument de Pierre de Jean Olivi contre Thomas d’Aquin

Pages 209 à 247

Notes

  • [1]
    Voir Therese Scarpelli Cory, Aquinas on Human Self-Knowledge, New York, Cambridge University Press, 2014 ; Camille de Belloy, Dieu comme soi-même. Connaissance de soi et connaissance de Dieu selon Thomas d’Aquin : l’herméneutique d’Ambroise Gardeil, Paris, J. Vrin (coll. « Bibliothèque Thomiste » 63), 2014 ; María del Rosario Neuman, Metafísica de la inteligibilidad y de la autoconciencia en Tomás de Aquino, Pamplona, Eunsa (coll. « Pensamiento medieval y renacentista » 148), 2014 ; Richard Lambert, Self-Knowledge in Thomas Aquinas. The Angelic Doctor in the Soul’s Knowledge of Itself, Bloomington, Author House, 2007 ; François-Xavier Putallaz, Le Sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, Paris, J. Vrin (coll. « Études de philosophie médiévale » 61), 1991. On consultera aussi Alain de Libera, Archéologie du sujet III. L’acte de penser I : La double révolution, Paris, J. Vrin (coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie »), 2014, p. 515-577, où l’auteur s’occupe de ce sujet en le situant dans son contexte polémique et en en révélant les enjeux et les difficultés.
  • [2]
    Pour la biographie de ce franciscain né en 1247 environ et mort probablement en 1298, qui a étudié à Paris mais qui n’a jamais obtenu la maîtrise, voir David Burr, L’Histoire de Pierre Olivi, franciscain persécuté, traduit et préfacé par
    François-Xavier Putallaz, Fribourg-Paris, Éditions Universitaires de Fribourg – Éd. du Cerf (coll. « Vestigia » 22), 1997, p. 1-20 (pour les informations données ici).
  • [3]
    Voir Sylvain Piron, « Petrus Johannis Olivi. Impugnatio quorundam articulorum Arnaldi Galliardi, articulus 19. Présentation », dans Catherine König-Pralong, Olivier Ribordy, Tiziana Suárez-Nani (éds.), Pierre de Jean Olivi, philosophe et théologien, Berlin-New York, De Gruyter, 2010, p. 451-453.
  • [4]
    Juhana Toivanen, Animal Consciousness : Peter Olivi on Cognitive Functions of the Sensitive Soul, Jyväskylä, University of Jyväskylä (thèse doctorale), 2009, p. 324-332 ; J. Toivanen, « Perceptual Self-Awareness in Seneca, Augustine, and Olivi », Journal of the History of Philosophy 51-3 (2013), p. 355-382 ; Susan Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge : The Phenomenology, Metaphysics, and Epistemology of Mind’s Reflexivity », dans Robert Pasnau (éd.), Oxford Studies in Medieval Philosophy. Volume I, New York, Oxford University Press, 2013, p. 136-172 ; Olivier Boulnois, Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot (xiiie-xive siècles), Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1997, p. 153-173 ; Sylvain Piron, « L’expérience subjective chez Pierre de Jean Olivi », dans Olivier Boulnois (éd.), Généalogies du sujet. De saint Anselme à Malebranche », Paris, J. Vrin, 2007, p. 43-54 (surtout 50-53) ; Alain de Libera, « Sujet », dans Barbara Cassin (éd.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Robert-Le Seuil, 2004, p. 1239-1242 ; Dominic Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge : A Reassessment », Franciscan Studies 72 (2014), p. 173-224 ; Christopher J. Martin, « Self-Knowledge and Cognitive Ascent : Thomas Aquinas and Peter Olivi on the KK-THESIS », dans Henrik Lagerlund (éd.), Forming the Mind. Essays on the Internal Senses and the Mind/Body Probleme from Avicenna to the Medical Enlightenment, Dordrecht, Springer (coll. « Studies in the History of Philosophy of Mind » 5), 2007, p. 93-108 ; François-Xavier Putallaz, La Connaissance de soi au xiiie siècle. De Mathieu d’Aquasparta à Thierry de Freiberg, Paris, J. Vrin (coll. « Études de philosophie médiévale » 67), 1991, p. 85-133.
  • [5]
    Nous disons connaissance « actuelle » par opposition à connaissance « potentielle » ou « habituelle ».
  • [6]
    Tout au long du présent travail, nous utiliserons le terme « intentionnel » dans l’acception suivante : « une propriété des actes psychiques par laquelle ils sont dirigés ou référés à quelque chose d’autre que l’esprit ». Voir Dominik Perler, Théories de l’intentionnalité au Moyen Âge, préface par Ruedi Imbach et Cyrille Michon, Paris, J. Vrin (coll. « Conférences Pierre Abélard » 1), 2003, p. 7-17. Cette définition est certainement très large, car, au sens strict, l’intentionnalité désigne un mode d’être de la chose connue et, secondairement, une propriété de l’acte cognitif. Néanmoins, nous l’avons préférée par le fait que, dans le présent travail, nous nous référons à plusieurs reprises aux actes cognitifs comme « intentionnels » afin de souligner le fait qu’ils se réfèrent à quelque chose qui n’est pas l’âme.
  • [7]
    En réalité, Thomas dit tout cela de l’intellect possible, mais pour répondre à la question de savoir si l’âme intellective de l’homme peut se connaître par son essence. Donc, ces affirmations suggèrent que ce qui est vrai pour l’intellect possible l’est aussi pour l’âme.
  • [8]
    Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae (désormais, Summa theol.), Ia, q. 87, a. 1, resp. Voir infra notre section IV.
  • [9]
    Par exemple, Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate (désormais, Q. disp. de veritate), q. 10, a. 8, ad. 4 éd. Léonine, t. XXII, 2, p. 323, l. 346-351) : « Ad quartum dicendum quod, quamvis anima materiae coniungatur ut forma eius, non tamen materiae subditur ut materialis reddatur ; ac per hoc non sit intelligibilis in actu, sed in potentia tantum per abstractionem a materia ». On peut voir aussi Summa theol., Ia, q. 89, a. 2, resp.
  • [10]
    Voir Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit, p. 321-322). Pour cette classification, voir T. Scarpelli Cory, Aquinas on Human Self-Knowledge, op. cit., p. 8-9.
  • [11]
    Thomas d’Aquin, Summa theol, Ia, q. 87, a. 1, resp. : « Sed quia connaturale est intellectui nostro, secundum statum praesentis vitae, quod ad materialia et sensibilia respiciat, sicut supra dictum est ; consequens est ut sic seipsum intelligat intellectus noster, secundum quod fit actu per species a sensibilibus abstractas per lumen intellectus agentis, quod est actus ipsorum intelligibilium, et eis mediantibus intellectus possibilis. Non ergo per essentiam suam, sed per actum suum se cognoscit intellectus noster. »
  • [12]
    Voir Bernardo Carlos Bazán, « A Body for the Human Soul », dans Luis Xavier López-Farjeat et Jörg Alejandro Tellkamp (éds.), Philosophical Psychology in Arabic Thought and the Latin Aristotelism of the 13th Century, Paris, J. Vrin (coll. « Sic et non »), p. 243-277.
  • [13]
    Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit., p. 321, l. 234-241) : « Sed quantum ad habitualem cognitionem sic dico quod anima per essentiam suam se videt, id est, ex hoc ipso quod essentia sua est sibi praesens, est potens exire in actum cognitionis sui ipsius ; sicut aliquis ex hoc quod habet habitum alicuius scientiae, ex ipsa praesentia habitus est potens percipere illa quae subsunt illi habitui ». J’utilise la traduction proposée par Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 27.
  • [14]
    Voir infra notre section IV.
  • [15]
    Voir Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit., p. 321, l. 232-234) ; Q. disp. de veritate, q. 10, a. 12, ad. 7 (éd. cit., p. 342, l. 245-247) ; Summa contra gentiles (désormais, Contra Gentiles), III, c. 87 ; Summa theol., Ia, q. 76, 1, resp ; Summa theol., Ia, q. 87, 1, resp.
  • [16]
    Pierre d’Olivi, Impugnatio quorundam articulorum Arnaldi Galliardi (désormais Impugnatio), a. 19, éd. Sylvain Piron, dans C. König-Pralong, O. Ribordy, T. Suárez-Nani (éds.), Pierre de Jean Olivi, philosophe et théologien, op. cit., p. 455 : « Secundo ostendit hoc reflexionis potestas sine qua non potest homo esse in usu liberi arbitrii. Si enim mens nostra non potest aliquid intelligere nisi per intermedia fantasmata ad que inscipienda convertitur, ergo nunquam potest immediate reflectere et convertere se super se ; aut si hoc potest, ergo immediate aspiciet seipsam tamquam obiectum suum intimum et immediatum. »
  • [17]
    Ibid., p. 456 : « Constat enim omni menti catholice quod intellectus non est ex se essentialiter limitatus ad sensibilia et imaginabilia, quia tunc sine mutatione sue speciei numquam posset perduci ad visionem substantiarum separatarum. Constat etiam quod obiectum intellectus transcendit corporalia et sensibilia. »
  • [18]
    Tout naturellement, cette théorie adopte la thèse de l’hylémorphisme universel selon laquelle tout être créé est composé de matière et de forme. Pour une belle synthèse de la théorie psychologique et gnoséologique olivienne, exposée avec ses mérites et faiblesses, voir Juhana Toivanen, Perception and the Internanl Sense. Peter of John Olivi on the Cognitive Functions of the Sensitive Soul, Leiden, Brill (coll. « Investigating Medieval Philosophy » 5), 2013, p. 25-70 (pour la question de la matière spirituelle et ses conséquences théoriques, voir p. 29-30, 54-60). Afin d’approfondir la question de la relation entre la théorie olivienne de la connaissance de soi et sa théorie gnoséologique générale de la colligantia potentiarum dans son lien étroit avec sa théorie de l’âme, voir François-Xavier Putallaz, La Connaissance de soi au xiiie siècle, op. cit., p. 98-109.
  • [19]
    Pierre d’Olivi, Impugnatio, a. 19, p. 457 : « (1) Septimo hoc ostendit certitudo infallibilis sui esse. Scit enim homo se esse et vivere sic infallibiliter quod de hoc dubitare non potest. (2) Si autem homo non sciret se esse et vivere nisi per fantasmata, posset inde non immerito dubitatio suboriri, cum illa non possint hoc representare directe et uniformiter, sed valde indirecte et difformiter, nec possint hoc per se et primo, sed solum per multiplicem collationem et ratiocinationem. (3) Unde et auctores huius positionis dicunt quod nos devenimus in cognitionem nostre mentis et nostre potentie intellective per actus eius, et in cognitionem actuum per cognitionem obiectorum. Coniicimus enim ratiocinando quod actus illi quibus obiecta cognoscimus manant ab aliqua potentia et substantia et sunt in aliquo subiecto, et sic per hunc modum deprehendimus nos habere aliquam potentiam a qua manant. (4) Si quis autem bene inspexerit istum modum, reperiet quod non solum potest in eo contingere aliqua dubietas, sed etiam quod nunquam per hanc viam possumus esse certi nos esse et nos vivere et intelligere. Licet enim certi simus quod illi actus manant ab aliqua potentia et sunt in aliquo subiecto, unde per hoc sciemus quod illud subiectum sumus nos et quod illa potentia est nostra ? » J’ajoute dans le texte la numérotation que j’utilise pour diviser ma traduction.
  • [20]
    Par exemple, Toivanen lui consacre un exposé systématique, tout en proposant une traduction anglaise de ce texte et en le mettant en relation avec d’autres textes parallèles. Voir Juhana Toivanen, Animal Consciousness, op. cit., p. 324-332 (surtout p. 328-331). Sur le sujet en général de la connaissance de soi chez Olivi, mais accompagné d’une analyse des textes de l’Impugnatio, on lira S. Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge », op. cit., 2013, p. 136-172. Olivier Boulnois consacre lui aussi quelques pages à l’exposition d’une synthèse de la doctrine développée dans l’article, tout en dédiant quelques lignes à l’argument en question, mais sans lui accorder de commentaire approfondi. Cependant, l’exposé d’O. Boulnois se rapproche du nôtre car il oppose la théorie olivienne à celles d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Voir Olivier Boulnois, Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot (xiiie-xive siècles), Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1997, p. 153-173, (surtout p. 167-173 et 169 pour l’argument). Sylvain Piron, pour sa part, accorde quelques pages à ce thème en se servant principalement de certains textes parallèles dans lesquels Olivi parle de l’expérience en question, c’est-à-dire de l’expérience d’être soi-même qui pense et agit. Il se réfère pourtant à cette idée afin de souligner les caractéristiques de la théorie olivienne du sujet, un peu dans la ligne d’Alain de Libera qui a affirmé à propos de l’article d’Olivi qu’il est la première formulation du sujet moderne, tout en insistant sur l’idée de la certitude de l’expérience de soi. Voir Sylvain Piron, « L’expérience subjective chez Pierre de Jean Olivi », dans Olivier Boulnois (éd.), Généalogies du sujet. De saint Anselme à Malebranche », Paris, J. Vrin, 2007, p. 43-54 (surtout 50-53) ; A. de Libera, « Sujet », dans Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 1239-1242.
  • [21]
    Cette affirmation de la connaissance de soi comme une certitude parfaite est une claire influence augustinienne. Voir S. Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge », op. cit., p. 163.
  • [22]
    Dans le présent travail, nous ne discuterons pas la vérité de cette prémisse.
  • [23]
    Nous traduisons ici l’adverbe « difformiter » par « de façon irrégulière » et non par « de façon difforme » parce qu’il est opposé à l’adverbe « uniformiter ». Une telle traduction est parfaitement légitime, car cet adverbe – de même que l’adjectif qui en est à l’origine – était fréquemment employé au Moyen Âge latin dans les discussions de « physique » en opposition à « uniformiter » pour désigner l’intermittence d’un acte. Voir Franck A. C. Mantello, Arthur G. Riggs (éds.), Medieval Latin. An Introduction and Bibliographical Guide, Washington, The Catholic University of America Press, 1996, p. 359. Nous ne l’avons cependant pas traduit par « de façon intermittente » car cette expression ne met l’accent que sur la discontinuité, ce qui serait inapproprié pour le contexte.
  • [24]
    O. Boulnois, Être et représentation, op. cit., p. 168.
  • [25]
    La formule per se primo fait partie des concepts suscités, principalement, par la réception des Seconds Analytiques d’Aristote dans l’Occident latin. Olivi n’a pas laissé de commentaire sur ce texte, mais il l’a certes intégré dans sa formation. Pour la notion de prédication per se prima au xiiie siècle on verra, Amos Corbini, La teoria della scienza nel xiii secolo. I commenti agli Analitici secondi, Firenza, SISMEL-Edizioni del Galluzzo (coll. « Testi e studi per il Corpus Philosophorum Medii Aevi » 20), 2006, p. 97-132.
  • [26]
    Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 173-224.
  • [27]
    Sylvain Piron, « Les œuvres perdues d’Olivi : essai de reconstitution », Archivum Franciscanum Historicum 91/2-4 (1998), p. 357-394.
  • [28]
    Pierre d’Olivi, Quaestiones in secundum librum sententiarum (désormais, Summa II), éd. Bernardus Jansen, Quaracchi, 1926, q. 76, p. 147 : « Secundus modus se sciendi est per ratiocinationem per quam investigat genera et differentias quae per primum modum non novit. Ista autem ratiocinatio nequaquam incipit a speciebus imaginariis, nisi cum est falsa et bestialis, ita quod potius est imaginaria aestimatio quam intellectualis ratiocinatio. Incipit ergo primo ab iis quae per primum modum sciendi tanquam prima et infallibilia ac indubitabilia principia de se novit et tenet, puta, quod ipsa est res viva et principium et subiectum omnium actuum praedictorum. » On voit bien que le problème d’Olivi avec les images n’est pas qu’elles ne jouent aucun rôle, mais qu’elles ne sauraient pas être le premier fondement. En revanche, ce deuxième mode « rationnel » s’identifie, selon Olivi, au processus aristotélicien décrit, ce que l’on peut vérifier à la suite du paragraphe cité, où l’auteur explique pourquoi ce processus est tout de même nécessaire dans la connaissance de soi : « Quia tamen ad hoc recte et perspicaciter arguendum oportet se scire defectivam naturam corporum et corporalium et sublimem naturam praedictorum actuum animae ac deinde comparare sublimes perfectiones praedictorum actuum ad defectivam naturam corporalium : ideo oportet animam prius investigasse naturam corporum et praedictorum actuum. Et quia ad sciendas naturas corporum sunt nobis necessarii actus exteriorum sensuum et imagines, tanquam nuntii exteriora intellectui nuntiantes et praesentantes : ideo pro tanto sensus et imaginatio sunt necessarii ad hunc secundum modum sciendi quid est anima. » Pour un traitement plus approfondi de ces deux modes de connaissance de soi on lira F.-X. Putallaz, La Connaissance de soi au xiiie siècle, op. cit., p. 93-122 ; S. Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge », op. cit., p. 137-150 ; D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit, p. 173-224.
  • [29]
    Voir S. Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge », op. cit., p. 140-143.
  • [30]
    Sur cette thèse olivienne : que l’on ne sait rien avec certitude si l’on n’est pas conscient de ce savoir, voir Christopher J. Martin, « Self-Knowledge and Cognitive Ascent : Thomas Aquinas and Peter Olivi on the KK-THESIS », dans Henrik Lagerlund (éd.), Forming the Mind. Essays on the Internal Senses and the Mind/Body Probleme from Avicenna to the Medical Enlightenment Dordrecht, Springer (coll. « Studies in the History of Philosophy of Mind » 5), 2007, p. 93-108.
  • [31]
    Pierre d’Olivi, Impugnatio, a. 19, p. 457 : « Octavo ostendit hoc certitudo qua sumus certi de supposito omnis actus scientialis. Nullus enim est certus scientialiter de aliquo nisi sciat se scire illud, hoc est nisi sciat quod ipse est ille quod hoc scit. Et hec certitudo de supposito currit universaliter in omni apprehensione actuum nostrorum. Nunquam enim apprehendo actus meos, actus scilicet videndi et loquendi et sic de aliis, nisi per hoc quod apprehendo me videre, audire, cogitare et sic de aliis. Et in hac apprehensione videtur naturali ordine preire apprehensio ipsius suppositi. Unde et quando volumus hoc aliis annunciare, premittimus ipsum suppositum dicentes : ego hoc cogito vel ego hoc video, et sic de aliis. Et certe naturali ordine prius apprehenditur subiectum quam predicatum ei attributum in quantum tale. Actus autem nostri non apprehenduntur a nobis nisi tamquam predicata vel nobis attributa ; quando etiam nos apprehendimus nostros actus quoddam interno sensu et quasi experimentaliter distinguimus inter substantiam a qua manant et in qua existunt et inter ipsos actus ; unde et sensibiliter percipimus quod ipsi manant et dependent ab ea, non ipsa ab eis et quod ipsa est quoddam fixum et in se manens, ipsi vero actus in quodam continuo fieri. Hec autem stare non possunt si non possumus cognoscere suppositum nostrorum actuum nisi per intermedia fantasmata et per intermedias ratiocinationes ex apprehensione nostrorum actuum deductas. » Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 192-193.
  • [32]
    32. Pierre d’Olivi, Impugnatio, a. 19, p. 458 : « quando etiam nos apprehendimus nostros actus quoddam interno sensu et quasi experimentaliter distinguimus inter substantiam a qua manant et in qua existunt et inter ipsos actus […] ».
  • [33]
    Pierre d’Olivi, Summa II, q. 76, p. 146.
  • [34]
    Whitehouse a récemment très bien marqué la différence entre Olivi et Thomas sur ce point et montre que le premier s’attaque à la conception que l’Aquinate a de l’auto-connaissance que l’âme a de son existence, la seule qui se prêterait à être considérée comme « expérimentale ». Pour Olivi, cette auto-connaissance s’effectue avant toutes les autres et, pour Thomas, elle serait le résultat indirect de la connaissance des actes de l’âme. Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 193-195.
  • [35]
    Rappelons, par ailleurs, qu’Olivi est en train de réfuter une théorie assez généralisée à l’époque et, par conséquent, qu’il n’y a rien d’étonnant au fait que son argumentation se permette d’insister sur un détail correspondant à la nature même de l’activité consciente. En effet, il est probablement en train d’essayer de faire remarquer un élément de la discussion qui était, selon lui, négligé à l’époque, d’où les « erreurs ». D’autre part, il n’est pas inutile de rappeler que ce procédé est propre à Olivi, qui a souvent recours à la « preuve expérimentale ». Voir S. Piron, L’Expérience subjective, op. cit., p. 3-4.
  • [36]
    36. Pierre d’Olivi, Summa II, q. 76, p. 146 : « Primus est per modum sensus experimentalis et quasi tactualis. Et hoc modo indubitabiliter sentit se esse et vivere et cogitare et velle et videre et audire et se movere corpus et sic de aliis actibus suis quorum scit et sentit se esse principium et subiectum. Et hoc in tantum quod nullum obiectum nullumque actum potest actualiter scire vel considerare, quin semper ibi sciat et sentiat se esse suppositum illius actus quo scit et considerat illa. Unde et semper in suo cogitatu format vim huius propositionis, scilicet, “ego scio vel opinior hoc vel ego dubito de hoc”. Hanc autem scientiam sui habet anima per immediatam conversionem sui intellectualis aspectus super se et super suos actus […] ».
  • [37]
    Comme il a été montré récemment, étant donné que, d’après Olivi, la connaissance expérimentale de soi porte sur un contenu intelligible, elle engendre une connaissance minimale qui peut même être exprimée par des propositions. Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 185-190 (surtout p. 190).
  • [38]
    Pierre d’Olivi, Impugnatio, a. 19, p. 460-461 : « Sciendum igitur quod sicut aliter apprehendimus res per sensum, tactus et gustus, aliter per visum quamvis utrique immediate apprehendat sua obiecta ; et in ipsomet visu aliter apprehendimus res per oculum lippum vel per medium fumosum et grossum, aliter per serenum ; sic aliter apprehendit se intellectus angelicus vel beatorum, aliter noster. Noster enim apprehendit se et substantiam mentis nostre quasi per modum tactus, aut quasi per modum visus valde lippi et caliginosi, et hinc est quod sicut tactus intime sentit sibi adesse suum obiectum, non tamen discernit visibiles proprietates eius, sic et nos certissime et intime scimus nos esse quamvis non discernamus clare et visibiliter nostras intellectuales proprietates et si aliquas earum cognoscimus in generali et indeterminate, et subobscure ad modum visus lippi hoc facimus. »
  • [39]
    Voir supra notre section II.
  • [40]
    Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit., p. 321-322, l. 234-246) : « Sed quantum ad habitualem cognitionem sic dico quod anima per essentiam suam se videt, id est, ex hoc ipso quod essentia sua est sibi praesens, est potens exire in actum cognitionis sui ipsius ; sicut aliquis ex hoc quod habet habitum alicuius scientiae, ex ipsa praesentia habitus est potens percipere illa quae subsunt illi habitui. Ad hoc autem quod percipiat anima se esse et quid in se ipsa agatur attendat, non requiritur aliquis habitus, sed ad hoc sufficit sola essentia animae quae menti est praesens : ex ea enim actus progrediuntur in quibus actualiter ipsa percipitur. »
  • [41]
    Voir Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit., p. 321, l. 232-234) ; Q. disp. de veritate, q. 10, a. 12, ad. 7 (éd. cit., p. 342, 245-247) ; Contra Gentiles, III, c. 87 ; Summa theol., Ia , q. 76, 1, resp. ; Summa theol., Ia, q. 87, 1, resp.
  • [42]
    Alain de Libera a précisément suggéré de distinguer dans le vocabulaire thomasien entre percipere et intelligere, à propos d’un texte sur la connaissance que l’âme intellectuelle a d’elle-même et dans lequel l’on reconnaît la formule « percipere se intelligere » (Summa theol, q. 87, a. 1, resp.). Voir A. de Libera, Archéologie du sujet III, op. cit., p. 515. Voir aussi F.-X. Putallaz, Le Sens de la réflexion, op. cit., p. 109-113, qui examine les textes thomasiens où cette idée est présente. Quant à Whitehouse, il soutient que le terme « percipere » est utilisé dans ce genre de texte par Thomas afin de distinguer cette connaissance que l’âme a de son existence du savoir (scire), car ce dernier impliquerait l’existence d’une connaissance claire de l’objet. Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 195.
  • [43]
    Voir Richard Lambert, « Habitual Knowledge of the Soul in Thomas Aquinas », The Modern Schoolman 60 (1982), p. 1-19.
  • [44]
    Par exemple, T. Scarpelli Cory, Aquinas on Human Self-Knowledge, op. cit., p. 57.
  • [45]
    En effet, dans la Somme de théologie, saint Thomas parle d’une « présence » de l’âme à elle-même, mais cette présence n’est pas reconnue explicitement comme une « connaissance ». Cela se prête donc à être lu comme une modification ou comme une précision de sa propre thèse. Voir Summa theol., Ia, q. 87, a. 1, resp. : « Nam ad primam cognitionem [connaissance de son intelliger individuel] de mente habendam, sufficit ipsa mentis praesentia, quae est principium actus ex quo mens percipit seipsam. Et ideo dicitur se cognoscere per suam praesentiam. »
  • [46]
    Neuman a par exemple proposé qu’il y ait deux manières d’être « intelligible en puissance » et tire des conclusions qui vont dans le même sens que celles exprimées ici. Voir M. R. Neuman, Metafísica de la inteligibilidad, op. cit., p. 164 ; M. R. Neuman, « Inteligibilidad en potencia, potencialidad intelectual e inteligibilidad intrínseca : tres niveles analógicos de perfección en Tomás de Aquino », Pensamiento 71-267 (2015), p. 543-564. Gardeil a soutenu des thèses semblables afin de justifier l’intelligibilité intrinsèque de l’âme humaine. Voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 77-80. D’autres auteurs qui posent le problème sont, par exemple, F.-X. Putallaz, Le Sens de la réflexion, op. cit., p. 71-92 et R. Lambert, Self-Knowledge in Thomas Aquinas, op. cit., p. 183-207. Pour un exposé récent de cette idée dans son contexte historique,
    voir Sander W. de Boer, The Science of the Soul. The Commentary Tradition on Aristotle’s De Anima, c. 1260-c. 1360, Louvain, Leuven University Press (coll. « Ancient and Medieval Philosophy » 46), 2013, p. 48-58.
  • [47]
    Normalement, les commentateurs qui s’occupent de cette difficulté n’arrivent pas à expliquer l’idée thomasienne de l’intelligibilité purement potentielle de l’âme humaine et soutiennent qu’elle ne peut pas avoir un sens littéral. Une exception remarquable est Richard Lambert, qui essaie de justifier cette thèse sans remettre en cause l’immatérialité de l’âme. Voir R. Lambert, Self-Knowledge in Thomas Aquinas, op. cit., p. 183-205 (surtout 196-205). De Boer, pour sa part, a montré qu’à cette époque la question d’établir le statut de l’âme humaine comme objet d’une science était, pour les auteurs qui croyaient que son intelligibilité est potentielle, problématique. En effet, comment pourrait-elle constituer l’objet d’une science si toute science porte sur ce qui est actuel ? Voir S. de Boer, The Science of the Soul, op. cit, p. 48-58.
  • [48]
    En effet, après avoir soutenu que, selon Thomas, l’homme peut saisir son être personnel, il finit, dans un ouvrage consacré à l’histoire de l’intellect agent depuis Aristote, par critiquer la thèse de Thomas selon laquelle la connaissance que l’âme a d’elle-même par son essence est seulement habituelle, et ne peut donc pas saisir son être personnel. Selon Sellés, en effet, cette thèse aurait pourtant été soutenue par Dietrich de Freiberg, selon lequel cet acte d’auto-connaissance serait de plus réalisé de manière permanente par l’intellect agent. Voir Juan Fernando Sellés, Los hábitos intelectuales según Tomás de Aquino, Pamplona, Eunsa (coll. « Pensamiento medieval y renacentista » 97), 2008, p. 497-517 ; J. F, Sellés, El intelecto agente y los filósofos. Venturas y desventuras del supremo hallazgo aristotélico sobre el hombre. I. Siglos IV a.C.-XV, Pamplona, Eunsa (coll. « Pensamiento medieval y renacentista » 129), 2012, p. 268-275 ; 285-294.
  • [49]
    Cr. M. R. Neuman, Metafísica de la inteligibilidad y de la autoconciencia en Tomás de Aquino, op. cit., p. 106 où on lit « être forme intelligible subsistante n’est rien d’autre que cette forme, en vertu de son immatérialité, s’intellige elle-même par sa propre substance ».
  • [50]
    Voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., passim (surtout les trois premiers chapitres).
  • [51]
    Voir Jaume Bofill, « Para una metafísica del sentimiento. Dos modos de conocer », Convivium 1 (1956), p. 19-54. Constatons qu’il cite Gardeil dès le début (p. 22) de cette étude qui porte sur De veritate, 10, 8, de Thomas. Concernant l’influence reçue de Gardeil et l’influence exercée sur Canals, voir Joaquín Maristany del Rayo, « Jaime Bofill. Memoria y expresión », Convivium 41 (1974), p. 62-92.
  • [52]
    Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 12, ad. 7 (éd. cit., p. 342, l. 242-247) : « […] sic autem non potest simul in apprehensione cadere aliquid esse totum et minus parte quia unum eorum excludit alterum. Alio modo ita quod huic apprehensioni assensus adhibeatur, et sic nullus potest cogitare se non esse cum assensu : in hoc enim ipso quod cogitat aliquid, percipit se esse. » Dans cette conférence, Canals utilise ce texte comme un exemple car il est conscient de l’existence d’autres textes parallèles qui affirment la même idée.
  • [53]
    Francisco Canals, « Criticismo Trascendental », Anuario Filosófico 43/3 (2010), p. 482-485. L’auteur se montre particulièrement clair dans ces lignes : « Por entender lo que es la naturaleza pensante no sabemos de nada de tal naturaleza que exista. Lo que sucede es que sabemos que no habrá ningún sujeto que esté en acto de pensar que no se perciba pensado y, por tanto, no se perciba existente. Aquí tenemos un hallazgo tremendo : podemos afirmar universalmente que todo sujeto que está en acto de pensamiento sabe con certeza inmediata, experimental, íntima, que existe. Porque, si no, no percibiría su actualidad, su operación intelectual en acto. In hoc quod cogitat aliquid, percipit se esse » (p. 484). L’auteur estime que la connaissance expérimentale actuelle décrite ici repose sur la connaissance habituelle que l’âme a d’elle-même de par son essence, comme on le voit dans la suite de ce passage.
  • [54]
    Alain de Libera a, lui-aussi, comparé la position de Kant et de Thomas sur ce point, quoiqu’il n’assigne pas au second la thèse qui lui est attribuée par le philosophe espagnol. Voir Alain de Libera, Archéologie du sujet III, op. cit., p. 565-566.
  • [55]
    F. Canals, « Criticismo Trascendental », art. cit., p. 496 : « Por tanto, la experiencia íntima del yo, que explica la posibilidad de unificar los objetos en la conciencia cognoscente, no es, diríamos, todavía o por sí misma, el que yo me piense. ¡Es lo que hace que yo me pueda pensar! Y es lo que ordinariamente llevará de modo inmediato a pensarme, porque la originaria experiencia del yo y la enunciación connatural innegable e indudable de que yo existo son dimensiones inseparables, pero que no son lo mismo ». Nous retrouvons des affirmations similaires dans d’autres ouvrages du même auteur. Voir F. Canals, La esencia del conocimiento, Barcelona, PPU, 1987, p. 461-476 ; Para una fundamentación de la metafísica, Barcelona, Publicaciones Cristiandad, 1968, p. 15, 161.
  • [56]
    Il convient d’avertir que, selon Olivi, cette connaissance préalable n’est pas considérée comme une « connaissance habituelle », pour des raisons qui ne seront pas exposées ici. Ce qu’il faut retenir ici est le fait que la connaissance actuelle de l’âme par ses actes présuppose une connaissance directe. Pour toutes ces idées, on lira D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 192-223.
  • [57]
    Cette thèse s’avère une interprétation de la doctrine thomasienne de l’intellect agent. Sur ce point spécifique, voir F. Canals, « El “lumen intellectus agentis” en la ontología del conocimiento de santo Tomás », Convivium, 1 (1956), 100-136. Pour un exposé de la thèse de Canals et d’autres auteurs espagnols sur l’intellect agent et sa capacité de saisir l’« acte d’être personnel », on verra J. F. Sellés, « El intelecto agente como acto de ser personal », Logos. Anales del Seminario de Metafísica 45 (2012), p. 35-63.
  • [58]
    Ambroise Gardeil, La Structure de l’âme et l’expérience mystique, t. II, Paris, Gabalda, 1927, p. 94-95. Voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 23-25. Comme le fait remarquer Camille de Belloy, l’intention de Gardeil s’inscrit dans un projet théologique plus vaste, celui de justifier la possibilité d’une expérience mystique (p. 19-20 ; 210-216).
  • [59]
    C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 23-25, 47-50, 59-61.
  • [60]
    A. Gardeil, La Structure de l’âme et l’expérience mystique, op. cit., p. 115. Pour un commentaire de cet argument de Gardeil dans les contextes différents où il est offert, voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 19, 47-70, 70-72 ; 104-105 ; 124-125. Cet ouvrage sera cité à chaque fois que nous parlerons de la thèse de Gardeil.
  • [61]
    C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 25-40 ; 77-86.
  • [62]
    Ibid., p. 77-78 ; 87-121.
  • [63]
    Ibid, p. 23-63.
  • [64]
    Ibid., p. 50. Il convient de signaler ici qu’Alain de Libera, qui confronte les thèses de Martin et de Putallaz et propose ses propres analyses des textes en question, ne semble pas être du même avis. Voir A. de Libera, Archéologie du sujet III, op. cit., p. 563-570.
  • [65]
    C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 103-121.
  • [66]
    C. A. Bazán, « A Body for the Human Soul », op. cit., p. 243-277. Cet auteur avait déjà problématisé cette thèse en montrant son évolution à l’intérieur de l’œuvre de saint Thomas. Voir B. C. Bazán, « The human Soul : Form and Substance ? Thomas Aquinas’ Critique of eclectic Aristotelianism », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge 64 (1997), 95-126. Pour une discussion de la thèse de Bazán, voir Nicolás Olivares Bogeskov, « Necesidad y posibilidad del alma humana como sustancia según Tomás de Aquino », Brasiliensis 4/2 (2013), p. 119-146.
  • [67]
    Toivanen, par exemple, pose ces difficultés systématiquement et montre comment les textes disponibles du franciscain n’offrent pas de véritable solution, d’autant plus qu’il juge qu’ils renferment parfois de véritables incohérences. Voir J. Toivanen, Perception and the Internal Senses, op. cit., passim. Sur ces difficultés au niveau de la théorie de la connaissance olivienne, voir D. Perler, Théories de l’intentionnalité au Moyen Âge, op. cit., p. 71-75.
  • [68]
    J. F. Sellés, El intelecto agente y los filósofos, op. cit., p. 28, où il range Thomas parmi les auteurs d’importance secondaire en ce qui concerne sa doctrine de l’intellect agent. Entre autres raisons, parce que l’Aquinate ne reconnaîtrait pas à l’intellect agent la capacité de réaliser une connaissance de l’être personnel de l’âme.
  • [69]
    A. de Libera, Archéologie du sujet III, op. cit., p. 522-577. Il déclare à la page 569 : « L’âme thomasienne, autrement dit l’âme d’Aristote, n’a pas d’accès direct ou immédiat à elle-même ».
  • [70]
    Ibid., p. 566 : « Il n’y a pas d’habitus de je. Est-ce un défaut ou une qualité de la théorie ? La CPH [connaissance propre habituelle de l’âme] n’est pas un habitus cognitif de soi. C’est l’expression d’un fait inamissible : l’essence de l’âme lui est à tout moment présente ».
  • [71]
    Il convient de mentionner le fait que des arguments similaires avaient été utilisés par Jean de Saint-Thomas au xviie siècle et qu’ils ont fortement influencé un auteur comme Ambroise Gardeil. Voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 103-126.
  • [72]
    J. Toivanen, Perception and the Internal Senses, op. cit., 209-222.
  • [73]
    Voir : S. Piron, « Olivi et les averroïstes », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 53/1-2 (2006), p. 251-309 ; S. W. de Boer, The Science of the Soul., op. cit., p. 25-43 ; J. Toivanen, Perception and the Internal Senses, op. cit., p. 25-42 ; Richard C. Dales, The Problem of the Rational Soul in the Thirteenth Century, Leiden-New York-Köln, Brill (coll. « Brill’s studies in intellectual history » 65), 1995.
  • [74]
    Ruedi Imbach, « Non dilligas meretricem et dimittas sponsam tuam. Aspects philosophiques des Conférences sur les six jours de la création de Bonaventure », Rev. Sc. ph. th. 97/2 (2013), p. 367-396.
  • [75]
    Par exemple, dans un texte probablement adressé à ses élèves, Olivi élabore une critique contre l’autorité des philosophes et, en particulier, contre l’attitude trop soumise de ceux qui suivent des autorités telles qu’Aristote. Parmi les faiblesses de la philosophie, il donne pour exemple celle qui se vérifie par les erreurs à propos de la nature rationnelle et humaine et de la nature de l’âme et on peut supposer qu’il se réfère à des thèses comme celles qui ont été mentionnées. Voir Pierre d’Olivi, De perlegendis Philosophorum libris, éd. Delorme, dans Antonianum 16 (1941), 19, p. 34 : « De natura vero rationali seu humana quam modicum sciverunt quantum ad animarum principium et initium verum et quantum ad veritatem et numerum suarum potentiarum ! Perlegenti libros eorum et errores circa hoc varios satis patet quam modicum inde sunt perscrutati ». Pour un commentaire de ce texte, voir Tiziana Suárez-Nani, La sagesse chrétienne comme instance critique en philosophie : une introduction à la lecture du <De perlegendis philosophoru libris>, dans C. König-Pralong, O. Ribordy, T. Suárez-Nani (éds.), Pierre de Jean Olivi. Philosophe et théologien, op. cit., p. 410-429.
  • [76]
    Voir S. Piron, « Olivi et les averroïstes », art. cit., p. 263-270, où il montre qu’Olivi a probablement compris cette difficulté par l’enseignement de Guillaume de Baglione, maître régent franciscain à Paris entre 1266 et 1267.
  • [77]
    77. Therese Scarpelli Cory a récemment soutenu que l’âme humaine peut se saisir « intuitivement », mais jamais sans l’intermédiaire des actes et des objets intentionnels. Sa thèse repose sur une définition large du mot « intuition » qui lui permet de soutenir l’idée suivante : tout acte intentionnel de l’âme lui permet de se saisir directement car, en même temps qu’elle saisit son objet, elle se saisit dans la réalisation de cet acte. Nous ne pouvons pas évaluer ici l’interprétation de Scarpelli Cory, mais il est légitime de se demander si une telle connaissance intuitive de l’âme par elle-même est susceptible d’expliquer le fait psychologique en question. Voir T. Scarpelli Cory, Aquinas on Human Self-Knowledge, op. cit., p. 69-115.

Introduction

1 La doctrine thomasienne de la connaissance que l’âme humaine a d’elle-même est assez connue. Il est possible de compter à présent plusieurs travaux, dont quelques livres, entièrement consacrés à ce sujet particulier  [1]. Le présent article ne vise donc pas à exposer la théorie de l’Aquinate ni à apporter le moindre élément nouveau à sa compréhension. Son but est de problématiser cette théorie à partir de l’une des objections formulées par le franciscain Pierre de Jean Olivi  [2] dans l’article 19 de l’Impugnatio quorundam articulorum Arnaldi Galliardi. Cet ouvrage polémique date de 1282 et fut composé en vue de répondre aux accusations d’un autre membre de l’ordre franciscain, Arnaud Gaillard  [3]. Nous ne proposerons pas une analyse complète de ce texte qui a déjà fait l’objet de quelques commentaires importants  [4]. L’attention sera portée sur l’un de ses arguments, qui s’avère particulièrement intéressant, aussi bien en raison de sa valeur philosophique intrinsèque que du fait de son intérêt historique. En effet, nous soutiendrons que l’interprète de la théorie thomasienne de la connaissance de soi ne peut pas se soustraire au fait qu’Olivi ait proposé, contre la théorie en question, un tel argument. Comme nous le verrons plus tard, cet argument a le mérite de faire remarquer de façon claire une difficulté théorique de la thèse thomasienne. Le fait qu’un tel obstacle ait été explicitement repéré par un auteur de la seconde moitié du xiiie siècle, dix ans après la mort de saint Thomas, ne doit pas laisser indifférents les lecteurs actuels de ce dernier. Nous examinerons de près l’argument d’Olivi en montrant, d’une part, les difficultés théoriques qu’il révèle à propos de la théorie thomasienne, d’autre part, les difficultés interprétatives qu’il impose au lecteur actuel de Thomas. Pour ce faire, il a fallu diviser le présent travail. Dans la section I, on énoncera les thèses professées par chacun de ces philosophes tout en indiquant leurs présupposés théoriques. Dans la section II, on exposera l’argument en question d’Olivi. Dans la section III, on offrira quelques précisions importantes sur la thèse proposée par le franciscain. Dans la section IV, nous proposerons une comparaison entre la théorie olivienne et celle que certains thomistes prêtent à saint Thomas. Finalement, dans la section V seront montrées les difficultés que l’argument et la théorie olivienne de la connaissance de soi posent aux interprètes de la théorie thomasienne.

I. Thèses et présupposés psychologiques

2La théorie de saint Thomas à propos de la connaissance que l’âme humaine a d’elle-même est développée dans plusieurs lieux de ses œuvres, dont les plus importants sont : De Veritate, q. 10, a. 8 ; Contra Gentiles, III, c. 46 ; Somme de théologie, I, q. 87, a. 1. Cette théorie a été largement étudiée par les commentateurs et les textes dans lesquels elle est développée ont suscité un bon nombre de problèmes d’interprétation. Hormis quelques exceptions notables qui seront examinées plus tard, il est communément accepté par les commentateurs thomistes que Thomas soutient que l’âme humaine est incapable d’avoir une connaissance actuelle  [5] directe et immédiate d’elle-même. En effet, elle ne peut se connaître qu’en suivant un processus conditionné par l’activité cognitive qu’elle réalise à l’égard de la réalité extra-mentale. Ainsi, par la connaissance que l’âme a de quelque chose à partir des espèces intelligibles qui sont corrélatives à une image sensible, elle reconnaît l’acte intentionnel  [6] par lequel elle saisit son objet. Puisque la réalisation de cet acte dépend d’un sujet qui le soutient, la connaissance de cet acte lui permet d’avoir un accès cognitif à elle-même comme étant le sujet de cet acte. Cela revient à dire que l’âme se connaît, en dernière analyse, par le biais des espèces intelligibles des choses corporelles. On peut donc affirmer que son auto-connaissance dépend des images sensibles. Comme le dit saint Thomas dans la Somme de théologie, l’intellect humain ne peut pas se connaître directement car il se trouve au niveau le plus infime des substances immatérielles. Parmi le genre des choses intelligibles, il se tient comme un étant en puissance, de même que la matière première est en puissance par rapport aux choses sensibles  [7]. Cette comparaison est forte puisqu’elle suggère que l’âme humaine n’est rendue intelligible que par l’actualisation des espèces intelligibles qu’elle saisit pour connaître les choses corporelles  [8], bien que, dans d’autres lieux, saint Thomas affirme que, comme substance immatérielle, l’âme est intelligible en acte  [9].

3 Thomas distingue deux types de connaissance de soi : 1) la connaissance de l’âme en tant que réalité individuelle, les commentateurs appellent normalement « connaissance expérimentale » ; 2) la connaissance quidditative de l’âme, c’est-à-dire, de sa nature universelle  [10]. La théorie décrite dans le paragraphe précédent semble valide pour ces deux types, bien que, comme nous le verrons plus loin, cette première approche soit problématique. Le présent travail s’occupera principalement du premier type.

4 Il existe un rapport entre la théorie décrite et le fait que l’âme humaine est la forme substantielle unique d’un corps. En effet, en raison de cette particularité, l’homme ne peut connaître que par des actes intentionnels portés, principalement, sur des choses corporelles connues grâce à l’action conjointe des sens et de l’intellect agent  [11]. Cette nécessité est une propriété qui appartient à l’âme humaine en tant qu’âme humaine et, donc, elle ne constitue pas une limitation imposée par le corps. En effet, ce n’est pas parce que l’âme est dans le corps qu’elle a besoin des sens pour connaître mais, bien au contraire, c’est parce qu’elle a besoin des sens pour connaître qu’elle doit s’unir au corps  [12].

5 Il y a pourtant un texte délicat à interpréter qui figure dans le De Veritate et semble accorder à l’âme humaine la capacité à se connaître directement :

6

Mais quant à la connaissance habituelle, je dis que l’âme se voit par son essence, c’est-à-dire que, du fait même que son essence lui est présente, elle est capable de passer à l’acte de connaissance de soi-même ; tout comme quelqu’un, du fait qu’il a l’habitus d’une science, est capable, par la présence même de cet habitus, de percevoir ce qui relève de cet habitus  [13].

7 Ce texte affirme que l’âme humaine possède une connaissance habituelle – donc non « actuelle », mais potentielle – d’elle-même par son essence, résultat du fait que l’âme est toujours présente à elle-même en raison de son immatérialité. Qu’elle se connaisse par « son essence » signifie qu’elle n’a besoin d’aucune espèce. Quelle est la nature de cette connaissance habituelle ? S’agit-il de la saisie d’un véritable contenu intelligible pouvant être actualisé à tout moment, de la même manière qu’un habitus scientifique permet à celui qui le possède de considérer son objet à tout moment ? En tout cas, c’est un texte qui a été à l’origine de plusieurs discussions à l’intérieur du thomisme  [14]. Également, une série de textes affirment clairement que dans chaque acte de connaissance l’âme perçoit actuellement qu’elle est de façon indubitable  [15]. Cette dernière idée peut faire penser que, sur la base de la connaissance habituelle mentionnée, l’âme peut accomplir une connaissance actuelle d’elle-même de façon directe ou expérimentale. Néanmoins, la question est précisément de savoir quelle est la nature de cette connaissance indubitable que l’âme a de son existence, d’autant plus qu’elle dépend des actes intentionnels. Nous y reviendrons.

8 Pierre de Jean Olivi se positionne ouvertement contre la thèse de saint Thomas. Selon le franciscain, l’âme humaine peut avoir une connaissance directe et immédiate d’elle-même par elle-même  [16]. Il rejette sans ambages l’idée que l’âme humaine ait besoin des images et des espèces intelligibles pour se connaître, car il ne croit pas que les réalités immatérielles ne soient pas proportionnées aux forces de cette âme  [17]. Or, pour Olivi, cette thèse repose sur certains présupposés d’ordre psychologique. Il élabore toute une doctrine très complexe et subtile de la nature de l’homme et de son âme et adopte la position selon laquelle elle est le résultat de la composition d’une pluralité de formes qui actualisent une « matière spirituelle » qui les unifie  [18]. Cette théorie permet à Olivi de rejeter la thèse selon laquelle l’âme humaine est la forme substantielle unique d’un corps. Tout naturellement ce rejet rend possible d’accorder à cette âme la capacité de connaître les réalités immatérielles par elles-mêmes et pas uniquement de façon négative, ces réalités n’étant pas disproportionnées à elle. N’ayant pas besoin d’effectuer des actes intentionnels pour se connaître, l’âme peut avoir une saisie d’elle-même directe et immédiate, sans intermédiaire.

9 Étant donné que la théorie olivienne de la connaissance de soi sera commentée tout au long du présent travail, les remarques précédentes suffiront.

II. L’argument d’Olivi

10 L’argument de l’Impugnatio qui sera examiné de près par la suite, s’inscrit dans l’intention générale de prouver, en opposition à certains auteurs de l’époque – notamment saint Thomas – que l’homme est capable d’intelliger quelque chose sans l’intermédiaire des images sensibles. Olivi refuse ainsi la thèse selon laquelle l’intellect humain n’est pas proportionné aux réalités purement immatérielles. L’argument en question – septième argument de l’Impugnatio – cherche à démontrer quelque chose de plus spécifique, à savoir que l’homme peut atteindre une connaissance directe de son âme sans l’intermédiaire des images.

11 Commençons par citer intégralement le passage dans lequel le franciscain propose l’argument qui nous intéresse :

12

(1) En septième lieu, cela est manifesté par la certitude infaillible que chacun a de son être. En effet, l’homme sait qu’il est et qu’il vit de façon si infaillible qu’il ne peut pas en douter. (2) Or, si un homme ne savait que par des images qu’il est et qu’il vit, cela pourrait provoquer un doute justifié étant donné que ces images ne peuvent pas représenter cela de façon directe et uniforme, mais de façon très indirecte et irrégulière, et que [de plus] elles ne peuvent pas le faire per se et primo, mais uniquement par une multiplicité de comparaisons et de raisonnements. (3) C’est pour cette raison que même ceux qui soutiennent cette position disent que nous parvenons à la connaissance de notre esprit et de notre puissance intellective par ses actes, et à la connaissance des actes par la connaissance des objets. Par des raisonnements, en effet, nous conjecturons que ces actes par lesquels nous connaissons les objets découlent de quelque puissance et substance et qu’ils sont dans un sujet. C’est donc ainsi que nous saisissons que nous avons une puissance d’où ces actes découlent. (4) Or, si quelqu’un examine de près cette manière de procéder, il constatera que non seulement un doute peut être suscité, mais encore que, par cette voie, nous ne pouvons jamais être certains que nous sommes, que nous vivons et intelligeons. En effet, bien que nous soyons certains que ces actes découlent d’une puissance et qu’ils sont dans un sujet, comment saurons-nous que ce sujet, nous le sommes, et que cette puissance est nôtre ?  [19]

13 Cet argument a fait l’objet d’une certaine attention de la part des commentateurs, mais pas dans la même perspective que la nôtre, qui consiste à l’opposer directement à la théorie de Thomas pour la mettre à l’épreuve  [20]. Examinons de près ce passage qu’il convient de diviser en quatre parties afin de reconnaître sa logique interne.

14 Dans une première partie, Olivi constate un fait qui s’avère, selon lui, indubitable :

15

(1) Cela est manifesté par la certitude infaillible que chacun a de son être [certitudo infallibilis sui esse]. En effet, l’homme sait qu’il est et qu’il vit de façon si infaillible qu’il ne peut pas en douter [Scit enim homo se esse et vivere sic infallibiliter quod de hoc dubitare non potest].

16 Ce fait est l’expérience que chacun a de soi-même et de ses actes. Cette expérience de soi-même comporterait une certitude parfaite  [21]. Olivi se montre clair concernant la possession d’une telle certitude, ce qui apparaît dans la formule qu’il emploie au début de l’argumentation, à savoir, « ceci est manifesté par la certitude infaillible que chacun a de son propre être (sui esse) ». Par ailleurs, il ajoute que l’homme sait qu’il est et qu’il vit avec une infaillibilité telle qu’il ne peut en douter. Autrement dit, chaque homme a une connaissance du fait qu’il existe et qu’il vit et on ne peut pas douter de ce fait. Il conviendrait de dire que, pour Olivi, le fait en question est une donnée indubitable qui ne saurait être ignorée par aucune théorie de la connaissance de soi. Ainsi, quelle que soit l’explication que l’on donne de la connaissance de soi, cette dernière ne saurait exclure un tel phénomène, car il s’agit là de l’un des éléments à expliquer  [22].

17 La deuxième partie du raisonnement consiste à signaler que les images sensibles sont incapables de représenter une connaissance de soi caractérisée par le genre de certitude précédemment décrit :

18

(2) Or, si un homme ne savait qu’il est et qu’il vit que par les images [fantasmata], cela pourrait provoquer un doute justifié [non immerito dubitatio suboriri] étant donné que ces images ne peuvent pas représenter cela [hoc representare] de façon directe et uniforme [directe et uniformiter], mais plutôt de façon indirecte et irrégulière [indirecte et difformiter], et que [de plus] elles ne peuvent pas le faire per se et primo, mais uniquement par une multiplicité de comparaisons et de raisonnements [per multiplicem collationem et ratiocinationem].

19 En effet, cette deuxième partie fait remarquer que si la connaissance de soi se réalisait en vertu des images, alors il faudrait accepter que le fait indubitable de la connaissance que chacun a de son être ne soit pas vraiment indubitable, ce qui est exclu. Comme nous venons de l’indiquer, ce fait s’avère, selon le franciscain, indéniable et toute théorie voulant l’expliquer doit être apte à rendre compte d’une connaissance de ce genre. Si les images étaient le seul fondement de la connaissance de soi, celle-ci ne saurait être certaine et on aurait un doute justifié à son égard (non immerito dubitatio suboriri). Mais, pourquoi la médiation des images ne saurait-elle justifier une telle certitude ? La raison apportée par Olivi est que les images sont incapables de fournir une « représentation » (hoc representare) qui soit « directe et uniforme » (illa non possint hoc representare directe et uniformiter), ne pouvant le faire que de façon « indirecte » et « irréguliére » (indirecte et difformiter)  [23]. Comme le dit Olivier Boulnois en commentant ce passage, la « représentation sensible [par les phantasmes] est fugitive, intermittente, particularisée par son union avec la matière […] »  [24]. La conséquence en est qu’une telle expérience n’est pas susceptible de susciter d’elle-même la certitude que tout homme possède de son propre être et de sa propre vie. Pour cette raison, les images ne pourraient engendrer une telle connaissance que par le biais de multiples comparaisons et du raisonnement (sed solum per multiplicem collationem et ratiocinationem). Tout en examinant le type de connaissance susceptible de surgir de ce genre d’expérience, Olivi emploie deux termes qui n’ont pas retenu l’attention des commentateurs. En effet, il explique que cette expérience n’est pas en mesure de donner lieu à une représentation de ce fait (la connaissance certaine de soi-même) per se et primo. Comment doit-on interpréter cette expression ? Très probablement, Olivi a pris l’expression per se dans le sens de la prédication essentielle par opposition à la prédication accidentelle (per accidens). Ce genre de prédication se réfère aux propositions dans lesquelles le sujet est la cause essentielle de l’appartenance du prédicat à ce sujet. Cette interprétation est fortement suggérée par l’introduction du terme « primo » qui, selon le langage des Seconds Analytiques, peut ajouter à l’idée de prédication per se celle d’une prédication dans laquelle le sujet est la cause propre du prédicat, c’est-à-dire, qu’il en est lui-même (secundum se ipsum) la cause du prédicat [25]. D’après cette lecture, l’obtention de la vérité en question ne serait pas l’effet direct ou immédiat, c’est-à-dire, l’effet essentiel (per se primo) de la perception des images, mais un effet accidentel qui ne se produirait pas nécessairement en vertu de la perception desdites images, nonobstant le rôle qu’elles jouent dans l’acquisition de cette connaissance. Or, quel que soit le sens de l’expression en question proposé par Olivi, il est clair que, selon l’auteur franciscain, la connaissance de soi ne saurait être fondée uniquement sur des images sensibles qui, par elles-mêmes, ne contiennent pas l’information nécessaire qui conduirait l’intellect à former, avec certitude, la proposition « je suis ».

20 Venons-en maintenant à la troisième partie du raisonnement, qui consiste à décrire la thèse à laquelle il s’oppose et que nous appellerons « thèse aristotélicienne », même si le principal auteur visé est saint Thomas. Cette description est introduite afin d’expliquer comment les auteurs qui n’admettent pas que l’homme puisse avoir une connaissance directe de son âme immatérielle tentent de résoudre la difficulté soulevée par la limitation des images sensibles. Comme cela vient d’être mentionné, ces auteurs se voient contraints d’expliquer la connaissance de soi par un « raisonnement » qui a pour objet l’ensemble des images. Voici le passage :

21

(3) C’est pour cette raison que même ceux qui soutiennent cette position disent que nous parvenons à la connaissance de notre esprit et de notre puissance intellective par ses actes, et à la connaissance des actes par la connaissance des objets. Par des raisonnements, en effet, nous conjecturons que ces actes par lesquels nous connaissons les objets découlent [manant] de quelque puissance et substance et qu’ils sont dans un sujet [sunt in aliquo subiecto]. C’est donc ainsi [sic per hunc modum] que nous saisissons que nous avons une puissance d’où ces actes découlent.

22 Il n’est pas nécessaire d’expliquer en profondeur ces lignes, car elles décrivent synthétiquement la thèse expliquée dans la section précédente. Faisons pourtant quelques remarques. Notons, en premier lieu, que tout en offrant une description très générale, celle-ci semble pourtant être fidèle à la version standard de la « thèse aristotélicienne », telle qu’elle était connue vers la seconde moitié du xiiie siècle. Il existe de bonnes raisons de croire qu’Olivi connaissait assez bien la version thomasienne dans son état le plus développé et complet. En effet, il n’est pas vrai – comme l’ont soutenu presque tous ses commentateurs – qu’Olivi ait simplifié la théorie de Thomas parce qu’il n’aurait pas repéré dans ses écrits les déclarations où ce dernier reconnaît que l’âme a une certaine connaissance expérimentale de son existence  [26]. Ce qu’il importe de souligner ici est que l’auteur n’est pas en train de refuser tout mérite à la théorie en question. Cela se voit confirmé par un texte de sa Somme, ouvrage qui représente une mise en ordre réalisée par Olivi lui-même entre 1294 et 1295 de son Commentaire des Sentences et des œuvres qu’il avait écrites pendant les vingt années précédentes  [27]. Dans ce texte, en effet, il reconnaît, à côté de la connaissance « expérimentale » de soi, une deuxième façon de se connaître soi-même qui permet de préciser la nature de l’âme par les « genres et différences ». Cette seconde manière aurait pour caractéristique distinctive d’être un raisonnement se servant des images sensibles et aurait pour rôle de compléter ce que le mode « expérimental » ne peut pas faire, à savoir, identifier la nature et les propriétés essentielles de l’âme  [28]. En dépit du fait que ce second mode de connaissance de soi doit partir de la connaissance fournie par le premier, on voit bien que la description et la réfutation de la position « aristotélicienne » ne semblent pas impliquer un total refus de cette théorie. Il semble plutôt qu’Olivi ait pour seul but de limiter la véritable importance d’un tel processus rationnel, tout en le mettant à sa place. Ce qu’il faut donc retenir de cette description est que, selon Olivi, le problème précis que soulève le processus cognitif impliqué dans la théorie aristotélicienne de la connaissance de soi est, tout simplement, son incapacité à susciter de lui-même une connaissance de soi qui soit directe et expérimentale. Olivi se limite donc à relever cette incapacité ou insuffisance explicative, d’autant plus que des textes parallèles suggèrent précisément, comme on l’a vu précédemment, qu’il ne nie pas que ce processus possède une certaine utilité pour la connaissance de soi. Autrement dit, il semble que l’opposition d’Olivi à la théorie aristotélicienne s’adresse uniquement à la prétention qu’elle aurait d’expliquer la connaissance actuelle que l’âme a d’elle-même sans laisser aucune place à la possibilité d’une auto-connaissance directe. Olivi est donc prêt à admettre que la connaissance que l’âme humaine a d’elle-même participe en quelque manière du processus décrit par la théorie aristotélicienne, bien que ce processus soit complémentaire d’une auto-connaissance fondatrice directe. Par ailleurs, il semble que même si ce processus rationnel fondé sur les images donne lieu, d’après Olivi, à une connaissance quidditative et universelle de l’âme, celle-ci permet, à son tour, de préciser la connaissance initialement indéterminée que chaque âme a de sa propre individualité  [29].

23 Nous pouvons maintenant passer à la dernière partie de l’argument examiné ici, qui est certes la plus intéressante, car elle explique avec précision quel est le trait essentiel de la connaissance de soi qui rend la théorie explicative aristotélicienne, non pas incompatible avec cette connaissance, mais insuffisante. Voici le passage en question :

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(4) Or, si quelqu’un examine de près [bene inspexerit] cette manière [de procéder], il constatera que non seulement un doute peut être suscité, mais encore que, par cette voie, nous ne pouvons jamais être certains que nous sommes, que nous vivons et que nous intelligeons [possumus esse certi nos esse et nos vivere et intelligere]. En effet, bien que nous soyons certains du fait que ces actes découlent d’une certaine puissance et qu’ils sont dans un certain sujet, comment saurons-nous que ce sujet, nous le sommes, et que cette puissance est nôtre ? [illud subiectum sumus nos et quod illa potentia est nostra ?] (nous soulignons).

25 Attirons l’attention sur la première phrase. L’auteur nous invite à « examiner avec attention » (bene inspexerit) le mode de connaissance de soi proposé par la thèse aristotélicienne afin de relever, d’une part, que ce dernier peut susciter un doute, et d’autre part, qu’il n’est jamais apte à susciter une certitude à propos du fait que c’est nous qui sommes, vivons et pensons (esse certi nos esse et nos vivere et intelligere). Nous trouvons là une remarque cruciale à propos de la nature même de la connaissance de soi, remarque qui permet de mieux comprendre l’ensemble de l’argument d’Olivi. Selon Olivi, cette connaissance n’est pas uniquement un savoir à propos du fait abstrait que nous sommes un sujet existant, vivant et pensant. Il s’agit, à l’inverse, de la connaissance du « je » qui soutient ces actes, non pas en tant que sujet de ces actes, mais en tant que « je ». On comprend mieux ce que cela signifie par contraste. Effectivement, la théorie aristotélicienne semble impliquer, pour Olivi, que la connaissance de soi est nécessairement abstraite. Cela viendrait du fait que cette connaissance est considérée comme le résultat d’un raisonnement ou, si l’on préfère, comme le résultat d’une inférence. D’après la théorie d’Aristote, en fait, nous savons que nous existons, vivons et pensons par une sorte d’inférence, c’est-à-dire que nous avons connaissance de nous-mêmes parce qu’il doit en être ainsi en raison de la présence d’une donnée initiale immédiate, à savoir, les objets et les actes de connaissance qui doivent nécessairement avoir un support. C’est probablement pour cette raison qu’Olivi qualifie cette connaissance de « conjecture » (Coniicimus enim ratiocinando). Pour Olivi, en revanche, la connaissance de soi qui constitue la donnée initiale du débat possède une nature bien différente. Face à notre activité mentale, cette connaissance de soi n’a en effet pour objet principal ni les actes, ni les objets de ces actes, mais le fait concret que c’est nous qui réalisons ces actes et nous portons vers ces objets. La dernière partie de ce passage est très claire sur ce point. Olivi affirme que même si le processus rationnel en question peut susciter une connaissance portant sur le fait que certains actes dépendent d’une faculté et que cette faculté est, à son tour, dans un sujet, ce processus ne saurait pourtant susciter une connaissance portant sur le fait que ce sujet c’est nous et que cette faculté est notre faculté. Il y a, d’une part, une connaissance de notre être consistant en la reconnaissance du fait que la perception directe d’actes présuppose l’existence d’un sujet qui les réalise. Il existe, d’autre part, la connaissance du fait même que ces actes et ce sujet sont nôtres et nous respectivement. Comment ce dernier type d’auto-connaissance qui, selon Olivi, est indubitable pour tous, pourrait-il surgir du même processus rationnel par lequel on connaît l’existence nécessaire d’un support de nos actes ?

26 L’argument d’Olivi est assez puissant. En quelque sorte, l’auto-connaissance obtenue par inférence équivaut non à la proposition « je suis » mais plutôt à la proposition « quelque chose est ». On peut certes en inférer que ce « quelque chose » est soi-même, mais comment obtient-on une connaissance de ce soi-même si on ne le connaît pas préalablement ? Il semble, en effet, que la saisie par inférence de cette chose qui est un sujet existant, vivant et pensant ne s’identifie pas à la saisie de soi en tant que soi-même. Si la saisie d’un sujet existant, vivant et pensant est accompagnée de la conscience que ce sujet est soi-même, il faut alors justement présupposer que ce « soi-même » était connu à l’avance. Rien dans les actes et les objets qu’une âme est en mesure de percevoir directement ne se prêterait à fonder une connaissance du « je », à moins que la connaissance de ces actes et de ces objets ne porte déjà la marque de ce « je ». Si ces actes de l’âme n’étaient pas perçus dès le début comme étant réalisés par moi-même, il serait impossible d’en inférer que c’est moi qui les réalise mais, tout simplement, qu’il y a quelqu’un qui les accomplit. Dès lors, puisque la connaissance que chacun a de soi-même est, avec toutes ces caractéristiques, indubitable, nulle théorie ne saurait être adéquate à moins de l’expliquer. La thèse aristotélicienne s’avérerait donc insuffisante, même dans la version thomasienne qui reconnaît que l’âme humaine peut avoir une certaine connaissance de son existence d’ordre expérimental. En effet, quoique Thomas reconnaisse que l’âme humaine possède une connaissance indubitable de son existence individuelle, la spécificité d’Olivi réside précisément dans le fait que, selon lui, la connaissance expérimentale en question est d’une nature telle que son fondement ne saurait pas être limité aux actes intentionnels. N’importe quelle inférence allant de ces actes au « je » implique, d’après le franciscain, une connaissance expérimentale préalable de ce « je ».

27 Afin de mieux comprendre la nature de ce dernier élément de l’argument olivien, il convient de faire remarquer un petit détail qui apparaît dès la première phrase du passage (4). Olivi affirme, en effet, que le processus rationnel en question peut susciter un doute (potest in eo contingere aliqua dubietas) sur notre être et ajoute que ce processus ne peut jamais fonder une connaissance certaine concernant le fait que c’est nous qui « existons, vivons et pensons ». Ainsi, un raisonnement fondé sur des images pourrait, d’après Olivi, donner lieu à un certain type de connaissance de soi, et ce, même avec un certain degré de certitude. S’agissant, pourtant, de la connaissance qui porte sur le fait que c’est nous qui sommes, un tel processus rationnel ne saurait jamais le fonder. Concernant ce genre de connaissance de soi – qui est, pour Olivi, la connaissance de soi authentique – il n’est pas seulement improbable qu’un raisonnement puisse l’engendrer, mais tout simplement impossible. Tout en se prêtant à susciter le doute, il faut donc refuser au raisonnement toute possibilité d’être à la base d’un savoir portant directement sur notre être.

28 Ce dernier détail s’avère décisif car, selon Pierre Olivi, c’est bel et bien ce dernier trait de la connaissance de soi qui pose le problème principal de la théorie aristotélicienne. Effectivement, cet auteur semble prêt à admettre que la théorie aristotélicienne fournit une bonne description d’un aspect concret de la connaissance de soi mais, en même temps, il refuse avec fermeté que ladite théorie soit capable d’offrir une description suffisante de cette connaissance dans son intégralité. La théorie aristotélicienne ferait donc fausse route de par son incapacité à expliquer l’élément essentiel de la connaissance de soi.

29 Notons que cette façon d’envisager la question a le mérite de neutraliser une possible objection contre l’argument que nous examinons, à savoir : pourquoi un raisonnement fondé sur des images sensibles ne saurait-il entraîner une connaissance certaine de soi-même ? N’est-il pas presque indubitable, dans le cadre d’une pensée habitée par les catégories aristotéliciennes, que la présence d’un acte quelconque exige la présence d’un sujet qui le soutienne ? Olivi répondrait probablement par l’affirmative en disant « oui, cela est presque indubitable, mais ce qui ne saurait jamais être inféré logiquement du pur constat de ces actes est le fait que c’est nous qui les réalisons ; par conséquent, le seul moyen pour que cela puisse arriver est que le constat même de ces actes soit, dès le début, accompagné d’une connaissance directe de nous-mêmes ».

30 On reconnaît donc facilement la structure de l’ensemble de l’argumentation olivienne. En premier lieu, Olivi affirme comme une donnée initiale que nous avons une connaissance indubitable de nous-mêmes. En second lieu, il nie qu’une telle connaissance indubitable puisse surgir directement des images sensibles, à moins que l’on parvienne à une telle connaissance en se servant desdites images pour former un raisonnement. En troisième lieu, l’auteur décrit la « thèse aristotélicienne » qui tente, précisément, d’expliquer la connaissance de soi à partir d’un genre particulier de raisonnement élaboré sur la base des images sensibles. En quatrième lieu, Olivi explique pourquoi une telle théorie s’avère, elle aussi, insuffisante : tout en étant relativement apte à justifier la certitude d’une partie de la connaissance de soi, la thèse aristotélicienne s’avère entièrement incapable de justifier son trait essentiel. La conclusion s’impose : il faut admettre que l’âme humaine peut se saisir elle-même sans intermédiaire, sans image et sans raisonnement.

31 Il convient d’émettre une dernière remarque. Nous avons constaté auparavant que, selon Olivi, les seules images sensibles ne sont pas aptes à fonder le type de connaissance de soi qu’il estime « indubitable ». Ces images sont « irrégulières » et la connaissance de soi est « uniforme ». De plus, ces images ne sauraient fonder directement cette connaissance et, de ce fait, la seule possibilité pour qu’elles puissent être le point de départ d’une connaissance de ce genre est que l’on élabore à partir d’elles un raisonnement. Mais il se trouve que, comme les images elles-mêmes, le raisonnement fondé sur ces images s’avère incapable, lui-aussi, de surmonter l’épreuve. Étant donné qu’un raisonnement élaboré à partir des images ne possède pas le pouvoir de causer, de lui-même, l’effet que l’on cherche à expliquer – le fait que c’est nous qui sommes, vivons et pensons – il faut alors reconnaître l’existence d’une autre cause qui, pour sa part, soit en mesure de le faire. Cette cause ne pouvant être qu’une connaissance directe et immédiate de l’âme par elle-même, il faudra donc admettre que l’homme puisse la posséder.

III. Compléments à la théorie olivienne

32 Avant de confronter l’argumentation d’Olivi à celle de Thomas, il convient de préciser quelques éléments de sa théorie. Ces éléments théoriques nous permettront de faire le lien avec certaines interprétations actuelles de la position de saint Thomas.

33 En premier lieu, la théorie du franciscain possède une caractéristique qui est impliquée dans l’argument commenté, à savoir que la connaissance de soi semble devoir être présupposée à toute autre connaissance et qu’à chaque fois que nous exprimons quelque chose que nous savons, ladite connaissance est implicitement présente. Une telle caractéristique est explicitement affirmée par Olivi dans le huitième argument de l’Impugnatio, c’est-à-dire immédiatement à la suite de l’argument commenté à l’instant. Selon lui, nous avons la certitude d’être le suppôt (suppositum) de tous nos actes de connaissance (actus scientalis) car personne n’a la certitude de connaître quelque chose s’il ne sait pas qu’il connaît, ce qui est universellement vrai de l’appréhension de tous nos actes  [30]. Ainsi, chacun de nos actes, tels que celui de voir, de parler, de penser et tous ceux dont nous avons conscience, présupposent une connaissance de nous-même en tant que suppôts de ces actes, de sorte que cette connaissance du suppôt doit précéder celle de nos actes. Olivi essaie de prouver cette dernière affirmation au moyen de considérations d’ordre linguistique que nous ne commenterons pas ici  [31]. Il serait intéressant de s’attarder sur l’idée qu’en procédant ainsi, l’auteur apporte un argument complémentaire puissant contre la thèse aristotélicienne qui soutient, justement, que la connaissance certaine que chacun possède de ses propres actes est le seul fondement de l’auto-connaissance, étant donné que, comme il tente de le démontrer par ce huitième argument, aucun acte certain de connaissance ne peut s’accomplir sans que l’on se connaisse préalablement. La thèse aristotélicienne tournerait en rond. Néanmoins, la seule chose qu’il nous intéresse de retenir ici est que, selon Olivi, la connaissance de soi est une condition de possibilité de toute autre connaissance et de tout autre acte dont on a conscience.

34 En second lieu, il faut s’attarder un instant sur la nature précise de cette auto-connaissance. S’agit-il d’une connaissance actuelle ou habituelle ? Dans l’Impugnatio, l’auteur fournit quelques précisions importantes dont le sens peut être complété par un texte parallèle de la Summa. Tout d’abord, dans le huitième argument, afin d’approfondir la nature de la connaissance de soi en tant que suppôt des actes, le franciscain affirme : « (…) de plus, lorsque nous appréhendons nos actes par un certain sens interne [quoddam interno sensu] et comme expérimentalement, nous distinguons entre la substance dont ils découlent et dans laquelle ils existent et les actes eux-mêmes »  [32]. Cet approfondissement lui permet de conclure que la connaissance du suppôt de nos actes ainsi que de ces actes eux-mêmes, en tant que différents du suppôt, ne saurait s’accomplir ni par l’intermédiaire des images, ni par des raisonnements d’aucune sorte. La raison réside dans le fait que la connaissance en question se fait par un certain « sens interne » (interno sensu) et « comme expérimentalement » (quasi experimentaliter). Olivi propose, en fait, une sorte de phénoménologie de nos actes dans laquelle la connaissance de soi se révèle directement à quiconque comme une vérité qui ne nécessite aucune vérification. Le point de vue d’Olivi est, en d’autres termes, que la connaissance du suppôt de nos actes comme étant leur sujet d’inhérence et comme étant différente de ces derniers se révèle intuitivement à l’esprit de tous et, bien plus, ne peut pas ne pas se révéler. C’est pourquoi il emploie les formules « quoddam interno sensu » et « quasi experimentaliter » qui renvoient à l’idée d’une connaissance immédiate et directe, par analogie avec la façon dont les objets sensibles se présentent à l’esprit. Ainsi, l’homme se saisit lui-même de façon actuelle ou objective et non pas de façon purement habituelle à chaque fois qu’il réalise un acte intentionnel. Dans sa Summa, Olivi utilise des formules similaires afin de caractériser la connaissance de soi, à savoir per modum sensus experimentalis et quasi tactualis[33]. Ces formules sont, certes, plus suggestives que les précédentes. La formule « per modum sensus experimentalis » semble affirmer sans ambages que la connaissance dont il s’agit est une sorte de connaissance expérimentale, quoiqu’elle ne soit pas sensible. La seconde, « quasi tactualis », spécifie sa nature. En effet, si les puissances sensibles, dans la psychologie aristotélicienne et même augustinienne, ne sont pas capables d’établir un véritable contact avec les choses elles-mêmes, dans le cas de la connaissance que l’âme a d’elle-même, l’objet de connaissance s’identifie réellement au sujet qui le connaît. C’est le sens probable de l’expression « quasi tactualis », qui assimile métaphoriquement l’auto-connaissance de l’âme au toucher, seule faculté sensible qui établit un certain contact réel avec son objet  [34].

35 On peut certes s’étonner du fait que, d’une certaine manière, la conclusion ne fasse que répéter ce qui est déjà établi dans la prémisse, mais cela ne rend pas l’argument d’Olivi moins intéressant. En effet, c’est précisément là qu’il faut chercher la raison pour laquelle il s’efforce d’élaborer une description de tout ce qui se passe dans l’esprit : il veut montrer à quel point la conclusion s’impose presque comme une évidence lorsqu’on est attentif aux données initiales du thème étudié  [35].

36 Olivi précise explicitement la nature de cette auto-connaissance quand, un peu loin, il ajoute : « Or cette science d’elle-même, l’âme la possède par un retour immédiat de son regard intellectuel vers elle-même et vers ses actes »  [36]. On voit donc comment l’auto-connaissance de l’âme implique, pour le franciscain, un véritable retour immédiat opéré par l’intellect vers celle-ci et vers ses actes et non vers les objets qui donneraient un accès indirect à cette âme et à ces actes.

37 Une dernière question s’impose. Si cette connaissance est directe et, même plus, actuelle, comment peut-on admettre qu’elle soit à ce point indéterminée qu’on ne puisse en saisir la nature spécifique ? Olivi se pose lui-même cette question dans les deux textes que nous sommes en train de considérer et sa réponse confirme les caractéristiques de sa doctrine qui viennent d’être mentionnées. En effet, sa solution découle de la similitude qui existe entre le toucher (quasi tactualis) et la connaissance de soi. Dans l’Impugnatio, Olivi approfondit la nature de ce mode de connaissance par le biais d’une opposition entre le sens du toucher et le sens de la vue. La connaissance de soi, souligne le franciscain, ne peut pas être assimilée à la vue, mais au toucher (quasi per modum tactus), car tout en permettant à l’âme de se saisir elle-même avec certitude et immédiatement, ladite connaissance « expérimentale » ne révèle pourtant pas toutes  [37] les propriétés essentielles de son objet, de la même manière que le toucher, à la différence de la vue, saisit son objet de façon moins claire et riche  [38]. Or, c’est justement pour compenser cette faiblesse de la connaissance directe de soi, qu’Olivi reconnaît dans la Summa un second type de connaissance de soi – fondée, celle-ci, sur les images et le raisonnement – qui permet de préciser la nature simple et immatérielle de l’âme mais qui présuppose pourtant le premier mode de connaissance  [39]. Ce qu’il convient de retenir ici est que l’assimilation entre le toucher et la connaissance expérimentale que l’âme a d’elle-même est presque littérale. Cela suggère que, pour Olivi, l’auto-connaissance de l’âme présuppose une identité entre le sujet et l’objet connu et que cette identité permet à l’âme humaine d’avoir un accès direct et actuel à son intimité personnelle.

IV. Les interprètes de Thomas face à Olivi

38 Nous avons identifié les traits qui permettront désormais de problématiser la thèse thomasienne de la connaissance de soi. Tout lecteur de Thomas qui est familiarisé avec cette question peut certainement être tenté, face aux objections oliviennes, de recourir à un passage du De veritate dans lequel l’Aquinate fait une distinction qui semble les neutraliser. Nous connaissons la thèse de saint Thomas et il n’est donc pas nécessaire de la répéter ici, mais il convient de rappeler cette distinction. Saint Thomas nie, en effet, la possibilité pour l’âme de se connaître actuellement par son essence, ce qui revient à dire qu’elle ne peut pas avoir une connaissance directe d’elle-même dans son être propre. En revanche, il reconnaît que l’âme possède une « connaissance habituelle » d’elle-même par son essence. Cette connaissance habituelle n’est, en principe, rien d’autre que la présence qu’une entité immatérielle entretient avec elle-même. Autrement dit, en vertu de son être immatériel, l’âme humaine serait toujours présente à elle-même. Cette doctrine implique aussi que cette auto-connaissance habituelle de l’âme par son essence est ce qui lui permet de se connaître actuellement par ses actes, de la même façon que l’habitus d’une science permet de rendre en acte l’un de ses objets pour le considérer. Cette auto-connaissance habituelle serait donc la condition de possibilité de la connaissance indirecte, mais actuelle, d’elle-même par ses actes  [40]. Elle est également à l’origine de la connaissance indubitable – affirmée à plusieurs reprises par Thomas – que l’âme a de son existence en tant que suppôt de ses actes [41]. Concernant ce dernier aspect de sa doctrine, on peut se demander de quelle nature est ladite connaissance actuelle que l’âme réalise de son existence et si celle-ci est similaire à la connaissance expérimentale d’Olivi, d’autant plus que l’Aquinate emploie le terme « percipere » pour la désigner  [42]. Également, on peut se demander si la connaissance habituelle mentionnée possède les caractéristiques de la connaissance préalable du « je » qui doit être présupposée à toute autre connaissance selon Olivi.

39Le problème de la théorie thomasienne est qu’elle n’est pas facile à interpréter. Tout d’abord, dans les œuvres postérieures au De veritate, saint Thomas ne mentionne presque pas la connaissance habituelle  [43] et quelques auteurs suggèrent qu’il l’a abandonnée  [44]. Par exemple, dans la Somme de théologie, certaines affirmations semblent se référer à ladite connaissance, mais pas dans le sens fort suggéré par le passage du De veritate  [45].

40 Penchons-nous d’abord sur les difficultés internes que cette thèse de la connaissance habituelle renferme. En premier lieu, il convient de souligner les possibilités interprétatives que les lignes du De veritate laissent ouvertes. La première question qui est suscitée est celle de savoir en quoi consiste cette connaissance habituelle. S’agit-il vraiment d’une connaissance au sens strict ou plutôt d’un trait structurel de tout être immatériel ? En effet, l’auto-présence de l’âme implique-t-elle une saisie d’un contenu intelligible qui révèle à cette âme ce qu’elle est ? Mais si cette auto-connaissance est vraiment de cet ordre, pourquoi l’âme aurait-elle besoin de saisir ses actes pour rendre actuel ce contenu ? Et c’est Thomas lui-même qui paraît fermer les portes à une telle lecture lorsqu’il déclare que l’intellect n’est pas intelligible par lui-même et qu’il nécessite des actes intentionnels pour être rendu intelligible. S’il n’est pas intelligible par lui-même et que, comme la matière première, il doit être actualisé par des formes externes, quel genre de contenu intelligible serait saisi à propos de son être en vertu de cette réflexion sur soi permanente et habituelle ? Il semble donc que cette connaissance habituelle ne soit qu’une caractéristique structurelle de tout être immatériel et ne constitue pas véritablement une connaissance au sens strict.

41 En deuxième lieu, la thèse de Thomas soulève quelques problèmes concernant la signification qu’il assigne à l’idée que l’intellect humain n’est pas intelligible. En effet, comment une substance immatérielle pourrait-elle être inintelligible de la même façon que l’est la matière première ? Tout naturellement, cela a conduit certains commentateurs à lire ce genre d’affirmations de Thomas dans un sens relatif qui laisserait place aussi bien à l’intelligibilité de l’âme qu’à la possibilité qu’elle aurait de se saisir directement  [46]. Or ce deuxième problème va dans un sens opposé au premier car, au lieu de fermer la possibilité à l’âme de posséder une connaissance immédiate d’elle-même, il ouvre cette possibilité. Cette situation ne fait que rendre les difficultés suscitées par les textes thomasiens plus aiguës, dans la mesure où elle suggère la présence d’une véritable tension doctrinale interne.

42 En troisième lieu, on peut également se demander de quelle nature est la connaissance que l’âme a d’elle-même par ses actes. Lorsque l’âme humaine se connaît actuellement par ses objets et ses actes, sur quoi porte effectivement son « regard intellectuel » ? Saisit-elle de manière immédiate et directe uniquement les objets de ses actes ou peut-elle, en plus, dans une telle instance, se saisir directement ? Le fait que, pour Thomas, l’âme ne puisse pas effectuer une connaissance actuelle et directe d’elle-même et qu’elle ne soit en mesure de se connaître que par l’intermédiaire de ses actes, laisse ouverte la question suivante : l’âme parvient-elle à une saisie directe et immédiate d’elle-même lorsqu’elle se connaît grâce à ses actes intentionnels ? En effet, même s’il est vrai que l’âme humaine ne peut pas se saisir directement sans la réalisation des actes intentionnels, il reste à savoir si elle peut le faire une fois qu’elle se saisit par lesdits actes. Comme nous le verrons, quelques commentateurs ont essayé de prêter une telle position à l’Aquinate. Les textes dans lesquels ce dernier affirme que l’âme perçoit son existence concrète lorsqu’elle réalise ses actes le suggèrent fortement.

43 Saint Thomas, à vrai dire, touche ici la limite des implications que sa théorie psychologique lui impose. Etant donné que l’âme humaine est conçue comme la forme substantielle d’un corps, il devient très difficile de justifier son intelligibilité en tant que substance individuelle indépendante du corps. Si l’individualité de chaque homme procède de la matière, il semble que l’individualité de son âme doit également provenir de la matière. Pour cette raison, il paraît que l’âme individuelle de chaque homme ne puisse avoir comme caractéristique propre que quelque chose ayant une relation avec le corps ou avec l’activité contingente déployée grâce au corps. En fait, cette idée suggère que toute intelligibilité attribuable à l’homme doit nécessairement correspondre au composé tout entier. Ainsi, il semble que chaque âme humaine individuelle considérée en elle-même, c’est-à-dire, de façon indépendante de son corps, ne puisse posséder aucune intelligibilité. Donc, lorsqu’il s’agit de savoir si une âme humaine peut se connaître elle-même dans toute sa singularité de façon directe, il semble difficile, voire impossible, de ne pas faire participer le corps d’une façon ou d’une autre. Néanmoins, si la psychologie de Thomas semble lui imposer les conséquences théoriques précédentes, en même temps cet auteur ne peut pas nier, pour des raisons aussi bien philosophiques que théologiques, que l’âme humaine soit immatérielle et qu’elle constitue, de ce fait, une substance individuelle. Or, comment une substance immatérielle indépendante du corps ne posséderait-elle pas d’intelligibilité propre ?  [47] On voit donc qu’il n’était certes pas facile pour Thomas d’élaborer une doctrine cohérente. Pour cette raison, il y avait très probablement des tensions à l’intérieur de son enseignement. Ce que Thomas affirme de l’intellect humain – qu’il n’est pas intelligible, mais est rendu intelligible par les formes qu’il acquiert grâce à ses actes de connaissance – rend visibles toutes ces tensions. La question de la connaissance que chaque âme a d’elle-même dépend de celles-ci.

44 Les difficultés précédentes, entre autres, ont suscité plusieurs interprétations de la théorie thomasienne de la connaissance de soi. C’est alors que la comparaison de la théorie olivienne avec quelques interprétations des commentateurs de Thomas devient intéressante et utile. En effet, à cause des difficultés que cette théorie suscite, plusieurs d’entre eux ont tenté de prêter aux textes thomasiens un sens qui n’est pas explicite. Évidemment, nous ne pouvons pas considérer toutes ces interprétations, tâche qui n’aurait aucune pertinence ici. Cependant, il se trouve que certains commentateurs de saint Thomas n’ont pas manqué d’interpréter involontairement sa pensée sur la connaissance de soi dans un sens qui ressemble fort à la théorie olivienne. C’est sur ce genre de lecture que nous allons nous concentrer à présent. Parmi les auteurs qui se sont rapprochés de la thèse d’Olivi, nous retrouvons deux cas remarquables, l’un et l’autre ayant exercé une influence assez importante au sein du thomisme. Il s’agit du thomiste espagnol Francisco Canals, qui a vécu entre 1922 et 2009, et du dominicain français Ambroise Gardeil, né en 1859 et mort en 1931. Le premier continue à avoir des disciples en Espagne, notamment l’historien de la philosophie Fernando Sellés qui, pendant des années, tenta de retrouver l’interprétation de Canals dans les écrits de Thomas, bien qu’il ait récemment abandonné une telle tentative  [48]. De même, un ouvrage récent qui développe largement la question de la connaissance de soi chez saint Thomas adopte explicitement la thèse de Canals et essaie de la justifier par des arguments nouveaux  [49]. Gardeil, pour sa part, continue à exercer une influence en France, ce qu’on peut vérifier dans un ouvrage récent de Camille de Belloy qui, tout en réhabilitant la thèse du dominicain sur la connaissance de soi, est aussi une étude complète et documentée sur le sujet qui nous occupe  [50]. Ajoutons un troisième thomiste important en raison de son lien avec ces deux derniers, à savoir, Jaume Bofill, mort en 1965, qui exerça lui-même une influence sur Canals tout en ayant, à son tour, reçu l’influence de Gardeil  [51].

45 On pourrait certes élargir cette liste, mais cela ne s’avère pas nécessaire. Il suffit de consigner l’existence d’un courant philosophique thomiste important et encore vivant qui, à propos du thème de la connaissance de soi selon Thomas, soutient des thèses fort similaires à celles d’Olivi. Ce qui nous intéresse ici est leur interprétation des textes thomasiens qui parlent, d’une part, de la connaissance habituelle de soi (De veritate) et, d’autre part, de la connaissance que l’âme a de son existence lorsqu’elle se perçoit (percipit) comme suppôt des actes intentionnels qu’elle effectue. Quoique les écrits des auteurs mentionnés possèdent des particularités propres, l’on peut identifier quelques traits communs à tous. En effet, ils jugent, en premier lieu, que la connaissance que l’âme a d’elle-même est un fait initial et certain qui ne peut pas être remis en question. En deuxième lieu, ils jugent que cette connaissance de soi est le résultat nécessaire d’une auto-connaissance fondamentale que toute entité immatérielle peut réaliser et qu’ils identifient à la connaissance habituelle que l’âme a d’elle-même par son essence. En troisième lieu, ils insistent sur l’idée que cette connaissance habituelle permet de saisir expérimentalement et directement son être intelligible. En quatrième lieu, ils estiment que cette connaissance habituelle ainsi comprise est la condition de possibilité de la connaissance actuelle de soi par ses actes, connaissance qui est aussi expérimentale et directe.

46 La ressemblance de la combinaison de ces quatre thèses avec la théorie d’Olivi que nous avons développée ici saute aux yeux. Faisons quelques remarques pour rendre compte de cette similitude. Canals, dans une conférence récemment publiée à titre posthume, affirme que, selon Thomas, la connaissance que nous avons de nous-mêmes lorsque nous réalisons un acte de pensée n’est pas de l’ordre d’une inférence conduisant à une proposition universelle, mais qu’elle consiste en une véritable connaissance intuitive ou expérimentale dans laquelle l’âme se saisit sans intermédiaire et donc que sa connaissance d’elle-même est « entitative » au sens où il y aurait une sorte de contact réel. Il fonde cette lecture sur une réponse à l’une des objections d’un article de l’Aquinate du De veritate qui s’interroge sur la question de savoir si l’existence de Dieu est évidente (per se nota). Dans cette réponse, Thomas dit que, lorsque l’âme pense à quelque chose, elle perçoit qu’elle est (in hoc quod cogitat aliquid, percipit se esse)  [52] et Canals entend montrer par-là que, selon l’Aquinate, la proposition « je suis », que n’importe qui peut formuler à son propos, possède deux caractéristiques : 1) elle est évidente ; 2) elle n’est pas une proposition universelle abstraite. La connaissance de soi en question est donc non seulement évidente, mais de plus, n’est pas abstraite et porte sur l’intimité même et sur la propre existence de l’âme individuelle qui la possède (à la différence des propositions évidentes qui sont analytiques). Pour cette raison, Canals estime qu’elle ne saurait avoir pour origine une inférence pouvant donner uniquement lieu à une connaissance certaine abstraite. La reconnaissance actuelle que toute âme peut avoir d’elle-même par ses actes se fonderait ainsi sur une connaissance de soi intuitive antérieure à la saisie de ces actes. Tout naturellement, Canals situe cette connaissance préalable de soi au niveau de la connaissance habituelle que l’âme a d’elle-même par son essence, en opérant un rapprochement entre le texte qui reconnaît l’existence de ce type de connaissance et cet autre écrit qui parle d’une perception de l’âme par elle-même  [53]. On voit bien la similitude d’une telle interprétation avec la doctrine olivienne commentée plus haut selon laquelle toute connaissance des actes de l’âme présuppose nécessairement la connaissance expérimentale de soi et, de ce fait, l’accès cognitif à soi par le biais d’une inférence ne serait pas possible sans une connaissance préalable de soi-même. Pour clarifier davantage cette similitude, il convient de dire quelques mots à propos de la thèse défendue dans sa conférence. Selon l’auteur, de même que pour Kant « l’aperception transcendantale », c’est-à-dire, la conscience du « je », est la condition de possibilité aussi bien de la perception « empirique » du « je » que de toute autre connaissance, pour l’Aquinate, la connaissance habituelle de soi est la condition de possibilité de la connaissance des actes de l’âme comme propres ainsi que de toute autre connaissance intellectuelle. Mais, à la différence de Kant, pour l’Aquinate, bien que la reconnaissance consciente du « je » nécessite des actes ayant pour objets des choses sensibles, cette reconnaissance ne serait pas possible s’il n’y avait pas auparavant une auto-connaissance habituelle directe et expérimentale de l’âme  [54]. Il peut donc dire :

47

[… l’expérience intime du je, qui explique la possibilité d’unifier les objets dans la conscience qui connaît, n’est pas encore, dirait-on, ou ne l’est pas par elle-même, le fait même que je me pense. C’est-ce qui fait que je puisse me penser ! Et c’est ce qui, normalement, conduira de façon immédiate à me penser, puisque l’expérience originaire du je et l’énonciation connaturelle indéniable et indubitable du fait que j’existe, sont des dimensions inséparables, mais qui ne sont pas la même chose  [55]. [nous soulignons]

48 On voit bien, dans ce passage, comment l’interprétation que fait Canals à propos du rôle de la connaissance habituelle que l’âme a d’elle-même se rapproche de la théorie olivienne décrite. D’une part, cette auto-connaissance habituelle est « expérimentale » et a pour l’objet direct le « je » (l’expérience originaire du je) ; d’autre part, elle est condition de possibilité de toute autre connaissance. Selon Olivi, en effet, le fait que l’âme puisse accomplir une connaissance d’elle-même par ses actes présuppose qu’elle puisse se saisir directement par son essence de façon préalable  [56]. Ajoutons que l’auteur espagnol conçoit, comme Olivi, son interprétation comme une conséquence nécessaire de la spiritualité de l’âme humaine – explicitement affirmée par saint Thomas –, spiritualité qui rend cette âme structurellement présente à elle-même de façon « entitative » (sous forme de « contact » réel) et de sorte que son intelligibilité propre rende possible la saisie de toute autre intelligibilité  [57].

49 Référons-nous maintenant au second auteur qui nous intéresse ici, Ambroise Gardeil, dont l’interprétation fort subtile des écrits thomasiens est similaire à celle de Canals, bien que plus modeste dans ses intentions et plus respectueuse des textes. Le dominicain français se borne à vouloir mettre en lumière ce qu’il entend comme une « métaphysique du fait de conscience », c’est-à-dire, comme une théorie ontologique qui serait présente à l’intérieur de la pensée thomasienne et qui offrirait une explication du fait de l’auto-conscience de l’homme  [58]. En ce qui concerne l’interprétation proposée par Gardeil, l’un des arguments qu’il utilise en faveur de sa thèse mérite, selon nous, que l’on s’y intéresse. Ce dernier nous paraît particulièrement intéressant en raison de sa ressemblance avec l’argument d’Olivi étudié. Bien qu’apparaissant souvent et étant toujours implicite dans les écrits des autres interprètes thomistes mentionnés – ce qui est clairement visible dans l’argument de Canals qui vient d’être examiné – la similitude entre Gardeil et le passage olivien est étonnante. Le nerf de l’argumentation olivienne est, rappelons-le, de souligner le « fait indubitable » que chacun possède une connaissance de son être. Or la connaissance indubitable que chacun a de son être ne peut pas être seulement acquise par le biais des images ni même d’un raisonnement fondé sur celles-ci. Cette auto-connaissance doit être présupposée à la saisie de nos actes car, même si ces actes nous permettent d’inférer qu’il existe une substance qui les soutient (un « suppôt »), aucune inférence à partir de ceux-ci ne nous permettrait de les reconnaître comme nos actes. Quel que soit le rôle exact qu’ils jouent dans la connaissance que tout homme peut avoir de lui-même, la saisie de ces actes comme nôtres ne saurait jamais pouvoir dériver avec certitude de la pure information que ces actes contiennent, à moins que la connaissance même de ces actes porte dans son contenu le fait qu’ils nous appartiennent. Toutefois si cette information fait effectivement partie de la connaissance de ces actes, alors il faut avouer qu’elle ne saurait pas être dérivée de ces actes, tout en devant être présupposée. Par conséquent, la connaissance de soi n’est pas acquise par un raisonnement, elle est directe et expérimentale.

50 Or il se trouve que l’argument de Gardeil s’avère extrêmement semblable à celui-ci. Tout d’abord, selon le dominicain, la connaissance de soi est un « fait psychologique fondamental » qui, de même que pour le franciscain, ne peut pas être remis en question. Pour cette raison, Gardeil soutient que ce fait psychologique est justement ce qui exige une théorie explicative relevant d’une ontologie de la connaissance humaine  [59]. Mais le plus étonnant de son argumentation est la façon dont Gardeil tente de prouver que la connaissance de ce fait psychologique fondamental ne saurait jamais être le résultat d’un raisonnement, car c’est ici qu’elle semble avoir été extraite de l’Impugnatio d’Olivi. Citons-le avant de le commenter :

51

Mais, dans la connaissance de soi, il y a autre chose que la représentation de l’âme comme principe de son acte, et donc d’un quelque chose qui pense ; il y a un fait unique, qui ne se rencontre dans la connaissance d’aucune autre réalité, qui est le formel de la conscience de soi : l’âme est certaine que c’est elle-même qui émet l’acte, et partant qu’elle existe comme son principe.  [60] [c’est Gardeil qui souligne].

52 Il est aisé de vérifier dans ce passage la même structure que celle de l’argument d’Olivi. Gardeil distingue, en effet, deux types de connaissance que l’âme a d’elle-même. D’une part, la « représentation » qu’elle se fait d’elle-même comme « principe de son acte », connaissance abstraite et dérivée qui, rigoureusement, n’est la connaissance que de « quelque chose qui pense ». D’autre part, il y a la connaissance d’un « fait unique », qui porte sur ce que chaque âme est en tant qu’âme individuelle et qui consiste dans le fait qu’elle sait que c’est « elle-même » qui réalise l’acte et que c’est « elle » son principe.

53 La position que Gardeil veut défendre par le biais de cet argument est, elle-aussi, similaire à la théorie olivienne, mais il l’attribue à Thomas d’Aquin et s’appuie, en partie, sur le texte dans lequel ce dernier admet l’existence d’une auto-connaissance habituelle de l’âme par son essence  [61]. Il soutient également que la déclaration thomasienne selon laquelle l’âme de l’homme est, comme la matière première, intelligible en puissance ne peut pas être comprise dans un sens littéral car, à cause de son immatérialité, elle doit posséder une intelligibilité foncière  [62]. Gardeil estime ainsi que l’âme humaine possède, en vertu de son immatérialité et de son intelligibilité foncière, la capacité de se connaître de façon expérimentale et directe et pas uniquement par le biais des images et des actes qu’elle émet. Cette auto-connaissance « expérimentale » est achevée par la saisie que l’âme réalise de ses propres actes intentionnels, mais sa condition ultime de possibilité est la connaissance habituelle que l’âme a d’elle-même par son essence  [63]. Ainsi que le fait remarquer Camille de Belloy, cette connaissance habituelle ne signifierait pas uniquement, selon Thomas, l’idée que l’âme est « principe ontologique et source essentielle des actes d’intellection à travers lesquels elle se connaîtra d’une connaissance actuelle et réflexe », mais bien plus, qu’il y a une véritable présence de l’âme à elle-même qui est « radicalement une présence de l’ordre intelligible »  [64]. En définitive, pour Ambroise Gardeil, l’âme humaine est effectivement capable de se saisir directement par son essence de façon actuelle, tout en étant contrainte de réaliser des actes intentionnels afin de rendre actuelle son intelligibilité foncière et toujours présente habituellement en elle-même. On peut objecter que, selon Olivi, il ne semble pas que l’âme humaine ait besoin de réaliser des actes intentionnels afin d’actualiser une saisie foncière, mais potentielle, d’elle-même. Cependant, ce qu’il faut retenir ici est le fait que, selon le franciscain, l’âme possède, d’un côté, une connaissance expérimentale d’elle-même par elle-même et, d’un autre côté, une connaissance d’elle-même par ses actes. Quoique la connaissance expérimentale soit condition de possibilité de la connaissance qui se réalise par le biais des actes intentionnels, la seconde sert de complément à la première qui n’est pas suffisamment déterminée. Pour sa part, Gardeil pense que l’âme humaine possède nécessairement une connaissance directe d’elle-même, qui réclame pourtant, pour être actualisée, l’accomplissement d’actes intentionnels qui lui fournissent une sorte de « complément d’intelligibilité »  [65]. Bref, pour les deux auteurs, l’âme humaine possède une intelligibilité propre qui peut être saisie directement. Cependant, l’un et l’autre reconnaissent que cette connaissance foncière est indéterminée et nécessite, de ce fait, un complément qui repose sur les actes intentionnels de l’âme.

V. Implications

54 Toutes ces comparaisons concernant Olivi, Thomas d’Aquin et quelques commentateurs de ce dernier permettent de rendre visible une difficulté d’ordre exégétique. En effet, le fait qu’un détracteur de l’Aquinate lui oppose les mêmes arguments que ceux que ses commentateurs emploient afin de résoudre ses difficultés internes devrait nous pousser à nous interroger sur la légitimité du procédé de ces derniers. Si la lecture des textes thomasiens à propos de la connaissance de soi soulève des difficultés philosophiques complexes, il est tout à fait légitime de tenter de proposer une solution par le biais d’arguments qui ne sont pas explicites dans les textes en question. Néanmoins, lorsqu’on a la possibilité de savoir qu’un auteur relativement contemporain de Thomas oppose à ses thèses des arguments qui font ressortir les problèmes internes que ces thèses semblent impliquer, il s’avère pour le moins problématique d’employer ces mêmes arguments, ou des arguments similaires, pour résoudre lesdits problèmes internes.

55 Tout le débat réside, en fin de compte, dans le problème suivant : la connaissance habituelle que l’âme aurait d’elle-même par son essence, est-elle suffisante pour expliquer la conscience actuelle que chacun a de soi-même, telle qu’elle est décrite par Olivi ou par un thomiste comme Gardeil ? La réponse a une telle question dépend de notre façon d’interpréter cette connaissance habituelle : soit elle consiste en la pure « présence » de l’âme à elle-même, présence qui n’impliquerait pas un contenu authentiquement cognitif ou intelligible ; soit elle consiste en une véritable connaissance renfermant un contenu cognitif ou intelligible disponible habituellement et actualisable par des actes intentionnels. Si la première lecture est correcte, alors il s’avère extrêmement difficile d’expliquer le « fait psychologique » en question, car on ne voit pas très bien comment la pure saisie des actes intentionnels pourrait engendrer les propositions certaines « je suis » ou « c’est moi qui pense ». Cette lecture est fortement suggérée par l’évolution des écrits thomasiens, mais aussi par sa théorie psychologique et gnoséologique. En revanche, si c’est la seconde lecture qui est correcte, alors nous rapprochons trop la théorie thomasienne de celle d’Olivi. Cette situation est problématique parce que nous savons aujourd’hui que le franciscain n’a pas seulement proposé sa propre théorie avec le propos ferme de réfuter celle de Thomas, mais aussi qu’il la connaissait très bien.

56 Nous ne voudrions pas adopter une position tranchée à propos de la question de la connaissance de soi selon Thomas, mais seulement consigner sa grande complexité lorsqu’on se donne pour tâche d’être fidèle à l’évolution de ses écrits. Rien n’empêche, en fait, que Thomas ait changé d’avis après avoir rédigé le texte du De veritate dans lequel il se réfère à la connaissance habituelle de soi. Rien n’empêche non plus que ses derniers écrits soient effectivement habités d’apories internes insolubles. Nous pouvons affirmer en sa faveur que sa théorie possède, peut-être, une richesse cachée qu’on n’a toujours pas réussi à identifier. Quoi qu’il en soit, le fait de savoir qu’un détracteur a vu ce problème et lui a opposé des arguments et des thèses qu’un thomiste est tenté de lui attribuer comme propres ne devrait pas nous laisser indifférents. Par conséquent, les auteurs appartenant à la tradition thomiste qui veulent s’adonner à la tâche de mieux comprendre la pensée de l’Aquinate sur ce problème difficile, sont invités à introduire un nouveau degré de complexité à leur travail exégétique. Dans cette tâche, il se peut toujours que des interprétations semblables à celles de Gardeil et de Canals soient, en fin de compte, correctes ou, du moins, parfaitement cohérentes à l’intérieur de la pensée thomasienne sous sa forme la plus mûre et définitive, cependant une telle tâche est sûrement rendue plus difficile et exigeante par la présence d’un texte comme celui d’Olivi.

57 Emettons quelques précisions en faveur de la dernière affirmation. N’importe quel lecteur attentif de saint Thomas est susceptible de repérer les difficultés mentionnées. Ces difficultés semblent dériver d’un problème majeur de la pensée de Thomas, à savoir la question de rendre compatible les deux thèses suivantes : 1) l’âme humaine est la forme substantielle d’un corps ; 2) l’âme humaine est, en vertu de son immatérialité, une substance indépendante de ce corps. Comme l’a fait remarquer Bernardo Carlos Bazán en se servant de l’exemple du problème soulevé par l’union d’une âme incorruptible au corps corruptible, la compatibilité de ces deux thèses n’est pas du tout évidente. Il estime même que l’Aquinate ne résout pas cette difficulté de manière satisfaisante dans ses écrits  [66]. Or, ces problèmes se révèlent encore plus complexes lorsque l’on confronte les positions de saint Thomas à celles d’Olivi qui a dû élaborer toute une psychologie originale afin de la substituer à celle d’Aristote et de justifier ainsi le caractère spirituel de l’âme humaine. Ainsi, il s’est donné les éléments théoriques qui lui permettaient d’expliquer aisément la connaissance de soi telle qu’elle se présente à nous, ce qui est moins clair dans les écrits thomasiens. Cela ne signifie pas que la théorie olivienne soit exempte de difficultés – en fait, comme l’ont montré ses commentateurs, les difficultés de cette théorie sont très souvent insolubles  [67] –, mais indique que, sur le point qui nous intéresse ici, elle fait ressortir avec clarté une tension qui habite la noétique de saint Thomas. Pour cette raison, il ne faut pas s’étonner de rencontrer un auteur thomiste de renom qui, ayant examiné comme l’une de ses préoccupations philosophiques principales la question de la saisie de notre être personnel, ait fini par abandonner la pensée thomasienne en ce qui concerne cet aspect particulier de ses écrits  [68]. Alain de Libera, pour sa part, en suivant les analyses de Putallaz et de Martin sur la connaissance habituelle chez Thomas, et les ayant confrontées aux thèses et arguments des détracteurs de ce dernier, notamment Olivi, conclut que, bien qu’elle se révèle ambiguë et apte à donner lieu à des lectures variées, la thèse de l’Aquinate n’admet pas la possibilité que l’âme se connaisse directement et sans intermédiaire  [69]. Il soutient également que, d’après Thomas, la connaissance que l’âme a d’elle-même par son essence ne consiste pas en un véritable accès cognitif d’un objet intelligible que l’on appellerait « je »  [70].

58 Bref, du point de vue des sources disponibles, on peut affirmer deux choses. D’une part, la doctrine thomasienne reste difficilement déterminable, quoique ses présupposés psychologiques suggèrent plutôt une interprétation qui nie la possibilité pour l’âme humaine d’avoir un accès intuitif ou direct à elle-même. D’autre part, nous avons les textes oliviens qui, en réfutant la thèse de Thomas, lui opposent justement les arguments que les commentateurs thomistes contemporains emploient pour résoudre les problèmes que ce dernier suscite, de même que ces textes lui substituent une théorie fort semblable à celle qu’élaborent lesdits commentateurs. Cela est certainement un signe que l’on a touché le nerf même des débats menés au xiiie siècle au point que les mêmes arguments qui furent utilisés à ce moment-là ont réapparu huit siècles plus tard  [71]. Néanmoins, la différence est grande, car, répétons-le, Olivi avait développé toute une théorie psychologique qui n’admettait guère que l’intellect humain fasse partie de la forme substantielle d’un corps et dont les traits lui rendaient même très difficile d’éviter un dualisme  [72]. Ces présupposés psychologiques permettent également au franciscain d’élaborer une théorie de la connaissance où le rôle des espèces sensibles et intelligibles est très limité, tout en laissant une place privilégiée à l’activité spontanée de l’âme. Cette théorie qui accorde à l’âme plus d’indépendance à l’égard des espèces se prête facilement à la justification de la thèse selon laquelle l’âme peut posséder une véritable connaissance expérimentale d’elle-même. Par conséquent, il faut reconnaître que la présence de l’argument d’Olivi étudié rend plus problématiques les interprétations des écrits thomasiens qui les rapprochent trop de la doctrine que le franciscain voulait justement substituer à celle de l’Aquinate. La pertinence philosophique de ces interprétations n’est pas concluante, car ce qui est en discussion n’est rien de moins que la pertinence et cohérence philosophique de la théorie de Thomas.

59 Ajoutons que les présupposés psychologiques impliqués dans ce débat médiéval constituaient un enjeu majeur de cette période. En effet, plusieurs auteurs, surtout franciscains, se refusaient à admettre l’influence d’Aristote en ce qui concerne les questions liées à l’homme et à sa nature, car la thèse de l’âme humaine en tant que forme substantielle d’un corps semblait ne pas être compatible avec la doctrine chrétienne de l’âme individuelle et du libre arbitre  [73]. Ruedi Imbach a récemment montré que Bonaventure prenait activement part, et de façon assez virulente, à des offensives contre les « philosophes », tout en étant en bonne partie motivé par les difficultés concernant la nature de l’âme humaine, en particulier par sa capacité à saisir les idées divines et se saisir elle-même  [74]. Olivi est, lui aussi, une figure assez importante dans ce débat contre les « philosophes » et les thèmes concernant l’âme humaine sont certainement un motif important de ses critiques  [75]. Par conséquent, lorsque des commentateurs de Thomas lui prêtent des points de vue qui sont très proches d’un auteur comme Olivi, mais admettent, en revanche, les mêmes présupposés psychologiques que ceux du premier, ils devraient tout du moins se demander pourquoi le franciscain n’avait pas cru que cela était possible. Il avait apparemment de bonnes raisons en vertu des difficultés impliquées dans la thèse qui affirme que l’âme humaine est à la fois une substance et la forme substantielle d’un corps  [76]. En fin de compte, que l’on prenne ou non position, ce qu’il faut retenir est que nous sommes là face à une difficulté majeure de la philosophie de l’Aquinate qui concerne tous ceux qui aujourd’hui ont tendance à adopter ses points de vue à titre personnel. Tous les problèmes que l’Aquinate n’a pas résolus réclament aussi une solution émanant de ceux qui assument ses présupposés théoriques. Les informations fournies par l’historien sur Olivi rendent leur tâche plus exigeante.

Conclusion

60 Il convient d’émettre quelques réflexions finales. Tout d’abord, quoique saint Thomas affirme explicitement dans le De veritate que l’âme humaine peut posséder une connaissance d’elle-même par son essence, il semble qu’il avait quelques hésitations à propos d’une telle doctrine que, soit il abandonne plus tard, soit il reformule. Quelle que soit la véritable position définitive de l’Aquinate, les écrits qui parlent explicitement de cette connaissance habituelle se révèlent problématiques lorsqu’on veut établir de façon concluante quelle est sa nature.

61 En second lieu, même si Thomas parle à plusieurs reprises d’une sorte de connaissance de nature expérimentale que l’âme a de son existence (percipit se esse), il demeure incontestable qu’elle l’accomplit par l’intermédiaire de ses actes et de ses objets intentionnels. Par conséquent, rien n’oblige à la considérer comme étant une connaissance intuitive qui actualiserait une autre connaissance intuitive de nature habituelle que l’âme aurait d’elle-même. Il ne convient pas de se servir uniquement des textes qui reconnaissent une perception que l’âme a de son existence pour attribuer à Thomas cette thèse, car c’est justement ce qui est en discussion. À vrai dire, à partir des textes mentionnés, la seule chose qui peut, sans le moindre doute, être considérée comme l’objet direct de l’âme est l’objet de l’acte intentionnel qu’elle réalise. Dans ce cas, la « perception » qu’elle est censée avoir de son existence serait, en fin de compte, une sorte d’inférence immédiate imposée par le fait que tout acte doit avoir un suppôt. L’argument d’Olivi de l’Impugnatio étudié en détail dans la section II prend ainsi toute sa force : on ne peut pas expliquer la connaissance que l’âme a d’elle-même à partir d’une inférence de ce genre, car elle supposerait que, dès le début, l’âme savait que les actes en question sont ses actes. Mais, dans une telle hypothèse, il faudrait accepter que l’âme possède une saisie directe d’elle-même avant d’effectuer une telle inférence, ce qui réfute l’idée que l’âme ne peut avoir qu’un accès indirect à elle-même. Tout naturellement, avant d’employer légitimement un argument similaire visant à attribuer à Thomas la thèse selon laquelle la perception que l’âme a de son existence est une actualisation de la connaissance immédiate, mais potentielle, qu’elle aurait nécessairement d’elle-même, il convient de comprendre pourquoi Olivi l’a pourtant utilisé contre lui, d’autant plus que, comme il a été indiqué, nous savons à présent qu’il avait bien compris sa théorie. Quoi qu’il en soit, la force de l’argument olivien réside dans le fait qu’il n’est pas facile de nier que nous avons une connaissance indubitable du fait que c’est nous qui existons et réalisons des actes intentionnels. Cette vérité d’ordre phénoménologique exige une explication adéquate  [77].

62 Finalement, il faut dire que, malgré tout, rien n’empêche d’interpréter les écrits de saint Thomas en accordant un sens fort aux déclarations qui parlent de la connaissance habituelle et de la « perception » indubitable que l’âme a de son existence, comme l’ont fait des auteurs thomistes tels que Canals ou Gardeil. Cependant, il ne faut pas oublier que ce genre d’interprétation ne s’adapte pas très facilement aux présupposés théoriques thomasiens d’ordre psychologique et gnoséologique. Il ne faut pas oublier non plus que ce genre d’interprétations est très similaire à la théorie de la connaissance de soi élaborée par Olivi, qui n’a pourtant pas cru qu’elle était compatible avec les présupposés théoriques mentionnés.


Mots-clés éditeurs : thomisme, Thomas d’Aquin, histoire de la philosophie, Olivi, théories de l’âme humaine, connaissance de soi

Date de mise en ligne : 06/10/2016

https://doi.org/10.3917/rspt.1002.0209

Notes

  • [1]
    Voir Therese Scarpelli Cory, Aquinas on Human Self-Knowledge, New York, Cambridge University Press, 2014 ; Camille de Belloy, Dieu comme soi-même. Connaissance de soi et connaissance de Dieu selon Thomas d’Aquin : l’herméneutique d’Ambroise Gardeil, Paris, J. Vrin (coll. « Bibliothèque Thomiste » 63), 2014 ; María del Rosario Neuman, Metafísica de la inteligibilidad y de la autoconciencia en Tomás de Aquino, Pamplona, Eunsa (coll. « Pensamiento medieval y renacentista » 148), 2014 ; Richard Lambert, Self-Knowledge in Thomas Aquinas. The Angelic Doctor in the Soul’s Knowledge of Itself, Bloomington, Author House, 2007 ; François-Xavier Putallaz, Le Sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, Paris, J. Vrin (coll. « Études de philosophie médiévale » 61), 1991. On consultera aussi Alain de Libera, Archéologie du sujet III. L’acte de penser I : La double révolution, Paris, J. Vrin (coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie »), 2014, p. 515-577, où l’auteur s’occupe de ce sujet en le situant dans son contexte polémique et en en révélant les enjeux et les difficultés.
  • [2]
    Pour la biographie de ce franciscain né en 1247 environ et mort probablement en 1298, qui a étudié à Paris mais qui n’a jamais obtenu la maîtrise, voir David Burr, L’Histoire de Pierre Olivi, franciscain persécuté, traduit et préfacé par
    François-Xavier Putallaz, Fribourg-Paris, Éditions Universitaires de Fribourg – Éd. du Cerf (coll. « Vestigia » 22), 1997, p. 1-20 (pour les informations données ici).
  • [3]
    Voir Sylvain Piron, « Petrus Johannis Olivi. Impugnatio quorundam articulorum Arnaldi Galliardi, articulus 19. Présentation », dans Catherine König-Pralong, Olivier Ribordy, Tiziana Suárez-Nani (éds.), Pierre de Jean Olivi, philosophe et théologien, Berlin-New York, De Gruyter, 2010, p. 451-453.
  • [4]
    Juhana Toivanen, Animal Consciousness : Peter Olivi on Cognitive Functions of the Sensitive Soul, Jyväskylä, University of Jyväskylä (thèse doctorale), 2009, p. 324-332 ; J. Toivanen, « Perceptual Self-Awareness in Seneca, Augustine, and Olivi », Journal of the History of Philosophy 51-3 (2013), p. 355-382 ; Susan Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge : The Phenomenology, Metaphysics, and Epistemology of Mind’s Reflexivity », dans Robert Pasnau (éd.), Oxford Studies in Medieval Philosophy. Volume I, New York, Oxford University Press, 2013, p. 136-172 ; Olivier Boulnois, Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot (xiiie-xive siècles), Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1997, p. 153-173 ; Sylvain Piron, « L’expérience subjective chez Pierre de Jean Olivi », dans Olivier Boulnois (éd.), Généalogies du sujet. De saint Anselme à Malebranche », Paris, J. Vrin, 2007, p. 43-54 (surtout 50-53) ; Alain de Libera, « Sujet », dans Barbara Cassin (éd.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Robert-Le Seuil, 2004, p. 1239-1242 ; Dominic Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge : A Reassessment », Franciscan Studies 72 (2014), p. 173-224 ; Christopher J. Martin, « Self-Knowledge and Cognitive Ascent : Thomas Aquinas and Peter Olivi on the KK-THESIS », dans Henrik Lagerlund (éd.), Forming the Mind. Essays on the Internal Senses and the Mind/Body Probleme from Avicenna to the Medical Enlightenment, Dordrecht, Springer (coll. « Studies in the History of Philosophy of Mind » 5), 2007, p. 93-108 ; François-Xavier Putallaz, La Connaissance de soi au xiiie siècle. De Mathieu d’Aquasparta à Thierry de Freiberg, Paris, J. Vrin (coll. « Études de philosophie médiévale » 67), 1991, p. 85-133.
  • [5]
    Nous disons connaissance « actuelle » par opposition à connaissance « potentielle » ou « habituelle ».
  • [6]
    Tout au long du présent travail, nous utiliserons le terme « intentionnel » dans l’acception suivante : « une propriété des actes psychiques par laquelle ils sont dirigés ou référés à quelque chose d’autre que l’esprit ». Voir Dominik Perler, Théories de l’intentionnalité au Moyen Âge, préface par Ruedi Imbach et Cyrille Michon, Paris, J. Vrin (coll. « Conférences Pierre Abélard » 1), 2003, p. 7-17. Cette définition est certainement très large, car, au sens strict, l’intentionnalité désigne un mode d’être de la chose connue et, secondairement, une propriété de l’acte cognitif. Néanmoins, nous l’avons préférée par le fait que, dans le présent travail, nous nous référons à plusieurs reprises aux actes cognitifs comme « intentionnels » afin de souligner le fait qu’ils se réfèrent à quelque chose qui n’est pas l’âme.
  • [7]
    En réalité, Thomas dit tout cela de l’intellect possible, mais pour répondre à la question de savoir si l’âme intellective de l’homme peut se connaître par son essence. Donc, ces affirmations suggèrent que ce qui est vrai pour l’intellect possible l’est aussi pour l’âme.
  • [8]
    Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae (désormais, Summa theol.), Ia, q. 87, a. 1, resp. Voir infra notre section IV.
  • [9]
    Par exemple, Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate (désormais, Q. disp. de veritate), q. 10, a. 8, ad. 4 éd. Léonine, t. XXII, 2, p. 323, l. 346-351) : « Ad quartum dicendum quod, quamvis anima materiae coniungatur ut forma eius, non tamen materiae subditur ut materialis reddatur ; ac per hoc non sit intelligibilis in actu, sed in potentia tantum per abstractionem a materia ». On peut voir aussi Summa theol., Ia, q. 89, a. 2, resp.
  • [10]
    Voir Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit, p. 321-322). Pour cette classification, voir T. Scarpelli Cory, Aquinas on Human Self-Knowledge, op. cit., p. 8-9.
  • [11]
    Thomas d’Aquin, Summa theol, Ia, q. 87, a. 1, resp. : « Sed quia connaturale est intellectui nostro, secundum statum praesentis vitae, quod ad materialia et sensibilia respiciat, sicut supra dictum est ; consequens est ut sic seipsum intelligat intellectus noster, secundum quod fit actu per species a sensibilibus abstractas per lumen intellectus agentis, quod est actus ipsorum intelligibilium, et eis mediantibus intellectus possibilis. Non ergo per essentiam suam, sed per actum suum se cognoscit intellectus noster. »
  • [12]
    Voir Bernardo Carlos Bazán, « A Body for the Human Soul », dans Luis Xavier López-Farjeat et Jörg Alejandro Tellkamp (éds.), Philosophical Psychology in Arabic Thought and the Latin Aristotelism of the 13th Century, Paris, J. Vrin (coll. « Sic et non »), p. 243-277.
  • [13]
    Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit., p. 321, l. 234-241) : « Sed quantum ad habitualem cognitionem sic dico quod anima per essentiam suam se videt, id est, ex hoc ipso quod essentia sua est sibi praesens, est potens exire in actum cognitionis sui ipsius ; sicut aliquis ex hoc quod habet habitum alicuius scientiae, ex ipsa praesentia habitus est potens percipere illa quae subsunt illi habitui ». J’utilise la traduction proposée par Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 27.
  • [14]
    Voir infra notre section IV.
  • [15]
    Voir Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit., p. 321, l. 232-234) ; Q. disp. de veritate, q. 10, a. 12, ad. 7 (éd. cit., p. 342, l. 245-247) ; Summa contra gentiles (désormais, Contra Gentiles), III, c. 87 ; Summa theol., Ia, q. 76, 1, resp ; Summa theol., Ia, q. 87, 1, resp.
  • [16]
    Pierre d’Olivi, Impugnatio quorundam articulorum Arnaldi Galliardi (désormais Impugnatio), a. 19, éd. Sylvain Piron, dans C. König-Pralong, O. Ribordy, T. Suárez-Nani (éds.), Pierre de Jean Olivi, philosophe et théologien, op. cit., p. 455 : « Secundo ostendit hoc reflexionis potestas sine qua non potest homo esse in usu liberi arbitrii. Si enim mens nostra non potest aliquid intelligere nisi per intermedia fantasmata ad que inscipienda convertitur, ergo nunquam potest immediate reflectere et convertere se super se ; aut si hoc potest, ergo immediate aspiciet seipsam tamquam obiectum suum intimum et immediatum. »
  • [17]
    Ibid., p. 456 : « Constat enim omni menti catholice quod intellectus non est ex se essentialiter limitatus ad sensibilia et imaginabilia, quia tunc sine mutatione sue speciei numquam posset perduci ad visionem substantiarum separatarum. Constat etiam quod obiectum intellectus transcendit corporalia et sensibilia. »
  • [18]
    Tout naturellement, cette théorie adopte la thèse de l’hylémorphisme universel selon laquelle tout être créé est composé de matière et de forme. Pour une belle synthèse de la théorie psychologique et gnoséologique olivienne, exposée avec ses mérites et faiblesses, voir Juhana Toivanen, Perception and the Internanl Sense. Peter of John Olivi on the Cognitive Functions of the Sensitive Soul, Leiden, Brill (coll. « Investigating Medieval Philosophy » 5), 2013, p. 25-70 (pour la question de la matière spirituelle et ses conséquences théoriques, voir p. 29-30, 54-60). Afin d’approfondir la question de la relation entre la théorie olivienne de la connaissance de soi et sa théorie gnoséologique générale de la colligantia potentiarum dans son lien étroit avec sa théorie de l’âme, voir François-Xavier Putallaz, La Connaissance de soi au xiiie siècle, op. cit., p. 98-109.
  • [19]
    Pierre d’Olivi, Impugnatio, a. 19, p. 457 : « (1) Septimo hoc ostendit certitudo infallibilis sui esse. Scit enim homo se esse et vivere sic infallibiliter quod de hoc dubitare non potest. (2) Si autem homo non sciret se esse et vivere nisi per fantasmata, posset inde non immerito dubitatio suboriri, cum illa non possint hoc representare directe et uniformiter, sed valde indirecte et difformiter, nec possint hoc per se et primo, sed solum per multiplicem collationem et ratiocinationem. (3) Unde et auctores huius positionis dicunt quod nos devenimus in cognitionem nostre mentis et nostre potentie intellective per actus eius, et in cognitionem actuum per cognitionem obiectorum. Coniicimus enim ratiocinando quod actus illi quibus obiecta cognoscimus manant ab aliqua potentia et substantia et sunt in aliquo subiecto, et sic per hunc modum deprehendimus nos habere aliquam potentiam a qua manant. (4) Si quis autem bene inspexerit istum modum, reperiet quod non solum potest in eo contingere aliqua dubietas, sed etiam quod nunquam per hanc viam possumus esse certi nos esse et nos vivere et intelligere. Licet enim certi simus quod illi actus manant ab aliqua potentia et sunt in aliquo subiecto, unde per hoc sciemus quod illud subiectum sumus nos et quod illa potentia est nostra ? » J’ajoute dans le texte la numérotation que j’utilise pour diviser ma traduction.
  • [20]
    Par exemple, Toivanen lui consacre un exposé systématique, tout en proposant une traduction anglaise de ce texte et en le mettant en relation avec d’autres textes parallèles. Voir Juhana Toivanen, Animal Consciousness, op. cit., p. 324-332 (surtout p. 328-331). Sur le sujet en général de la connaissance de soi chez Olivi, mais accompagné d’une analyse des textes de l’Impugnatio, on lira S. Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge », op. cit., 2013, p. 136-172. Olivier Boulnois consacre lui aussi quelques pages à l’exposition d’une synthèse de la doctrine développée dans l’article, tout en dédiant quelques lignes à l’argument en question, mais sans lui accorder de commentaire approfondi. Cependant, l’exposé d’O. Boulnois se rapproche du nôtre car il oppose la théorie olivienne à celles d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Voir Olivier Boulnois, Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot (xiiie-xive siècles), Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1997, p. 153-173, (surtout p. 167-173 et 169 pour l’argument). Sylvain Piron, pour sa part, accorde quelques pages à ce thème en se servant principalement de certains textes parallèles dans lesquels Olivi parle de l’expérience en question, c’est-à-dire de l’expérience d’être soi-même qui pense et agit. Il se réfère pourtant à cette idée afin de souligner les caractéristiques de la théorie olivienne du sujet, un peu dans la ligne d’Alain de Libera qui a affirmé à propos de l’article d’Olivi qu’il est la première formulation du sujet moderne, tout en insistant sur l’idée de la certitude de l’expérience de soi. Voir Sylvain Piron, « L’expérience subjective chez Pierre de Jean Olivi », dans Olivier Boulnois (éd.), Généalogies du sujet. De saint Anselme à Malebranche », Paris, J. Vrin, 2007, p. 43-54 (surtout 50-53) ; A. de Libera, « Sujet », dans Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 1239-1242.
  • [21]
    Cette affirmation de la connaissance de soi comme une certitude parfaite est une claire influence augustinienne. Voir S. Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge », op. cit., p. 163.
  • [22]
    Dans le présent travail, nous ne discuterons pas la vérité de cette prémisse.
  • [23]
    Nous traduisons ici l’adverbe « difformiter » par « de façon irrégulière » et non par « de façon difforme » parce qu’il est opposé à l’adverbe « uniformiter ». Une telle traduction est parfaitement légitime, car cet adverbe – de même que l’adjectif qui en est à l’origine – était fréquemment employé au Moyen Âge latin dans les discussions de « physique » en opposition à « uniformiter » pour désigner l’intermittence d’un acte. Voir Franck A. C. Mantello, Arthur G. Riggs (éds.), Medieval Latin. An Introduction and Bibliographical Guide, Washington, The Catholic University of America Press, 1996, p. 359. Nous ne l’avons cependant pas traduit par « de façon intermittente » car cette expression ne met l’accent que sur la discontinuité, ce qui serait inapproprié pour le contexte.
  • [24]
    O. Boulnois, Être et représentation, op. cit., p. 168.
  • [25]
    La formule per se primo fait partie des concepts suscités, principalement, par la réception des Seconds Analytiques d’Aristote dans l’Occident latin. Olivi n’a pas laissé de commentaire sur ce texte, mais il l’a certes intégré dans sa formation. Pour la notion de prédication per se prima au xiiie siècle on verra, Amos Corbini, La teoria della scienza nel xiii secolo. I commenti agli Analitici secondi, Firenza, SISMEL-Edizioni del Galluzzo (coll. « Testi e studi per il Corpus Philosophorum Medii Aevi » 20), 2006, p. 97-132.
  • [26]
    Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 173-224.
  • [27]
    Sylvain Piron, « Les œuvres perdues d’Olivi : essai de reconstitution », Archivum Franciscanum Historicum 91/2-4 (1998), p. 357-394.
  • [28]
    Pierre d’Olivi, Quaestiones in secundum librum sententiarum (désormais, Summa II), éd. Bernardus Jansen, Quaracchi, 1926, q. 76, p. 147 : « Secundus modus se sciendi est per ratiocinationem per quam investigat genera et differentias quae per primum modum non novit. Ista autem ratiocinatio nequaquam incipit a speciebus imaginariis, nisi cum est falsa et bestialis, ita quod potius est imaginaria aestimatio quam intellectualis ratiocinatio. Incipit ergo primo ab iis quae per primum modum sciendi tanquam prima et infallibilia ac indubitabilia principia de se novit et tenet, puta, quod ipsa est res viva et principium et subiectum omnium actuum praedictorum. » On voit bien que le problème d’Olivi avec les images n’est pas qu’elles ne jouent aucun rôle, mais qu’elles ne sauraient pas être le premier fondement. En revanche, ce deuxième mode « rationnel » s’identifie, selon Olivi, au processus aristotélicien décrit, ce que l’on peut vérifier à la suite du paragraphe cité, où l’auteur explique pourquoi ce processus est tout de même nécessaire dans la connaissance de soi : « Quia tamen ad hoc recte et perspicaciter arguendum oportet se scire defectivam naturam corporum et corporalium et sublimem naturam praedictorum actuum animae ac deinde comparare sublimes perfectiones praedictorum actuum ad defectivam naturam corporalium : ideo oportet animam prius investigasse naturam corporum et praedictorum actuum. Et quia ad sciendas naturas corporum sunt nobis necessarii actus exteriorum sensuum et imagines, tanquam nuntii exteriora intellectui nuntiantes et praesentantes : ideo pro tanto sensus et imaginatio sunt necessarii ad hunc secundum modum sciendi quid est anima. » Pour un traitement plus approfondi de ces deux modes de connaissance de soi on lira F.-X. Putallaz, La Connaissance de soi au xiiie siècle, op. cit., p. 93-122 ; S. Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge », op. cit., p. 137-150 ; D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit, p. 173-224.
  • [29]
    Voir S. Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge », op. cit., p. 140-143.
  • [30]
    Sur cette thèse olivienne : que l’on ne sait rien avec certitude si l’on n’est pas conscient de ce savoir, voir Christopher J. Martin, « Self-Knowledge and Cognitive Ascent : Thomas Aquinas and Peter Olivi on the KK-THESIS », dans Henrik Lagerlund (éd.), Forming the Mind. Essays on the Internal Senses and the Mind/Body Probleme from Avicenna to the Medical Enlightenment Dordrecht, Springer (coll. « Studies in the History of Philosophy of Mind » 5), 2007, p. 93-108.
  • [31]
    Pierre d’Olivi, Impugnatio, a. 19, p. 457 : « Octavo ostendit hoc certitudo qua sumus certi de supposito omnis actus scientialis. Nullus enim est certus scientialiter de aliquo nisi sciat se scire illud, hoc est nisi sciat quod ipse est ille quod hoc scit. Et hec certitudo de supposito currit universaliter in omni apprehensione actuum nostrorum. Nunquam enim apprehendo actus meos, actus scilicet videndi et loquendi et sic de aliis, nisi per hoc quod apprehendo me videre, audire, cogitare et sic de aliis. Et in hac apprehensione videtur naturali ordine preire apprehensio ipsius suppositi. Unde et quando volumus hoc aliis annunciare, premittimus ipsum suppositum dicentes : ego hoc cogito vel ego hoc video, et sic de aliis. Et certe naturali ordine prius apprehenditur subiectum quam predicatum ei attributum in quantum tale. Actus autem nostri non apprehenduntur a nobis nisi tamquam predicata vel nobis attributa ; quando etiam nos apprehendimus nostros actus quoddam interno sensu et quasi experimentaliter distinguimus inter substantiam a qua manant et in qua existunt et inter ipsos actus ; unde et sensibiliter percipimus quod ipsi manant et dependent ab ea, non ipsa ab eis et quod ipsa est quoddam fixum et in se manens, ipsi vero actus in quodam continuo fieri. Hec autem stare non possunt si non possumus cognoscere suppositum nostrorum actuum nisi per intermedia fantasmata et per intermedias ratiocinationes ex apprehensione nostrorum actuum deductas. » Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 192-193.
  • [32]
    32. Pierre d’Olivi, Impugnatio, a. 19, p. 458 : « quando etiam nos apprehendimus nostros actus quoddam interno sensu et quasi experimentaliter distinguimus inter substantiam a qua manant et in qua existunt et inter ipsos actus […] ».
  • [33]
    Pierre d’Olivi, Summa II, q. 76, p. 146.
  • [34]
    Whitehouse a récemment très bien marqué la différence entre Olivi et Thomas sur ce point et montre que le premier s’attaque à la conception que l’Aquinate a de l’auto-connaissance que l’âme a de son existence, la seule qui se prêterait à être considérée comme « expérimentale ». Pour Olivi, cette auto-connaissance s’effectue avant toutes les autres et, pour Thomas, elle serait le résultat indirect de la connaissance des actes de l’âme. Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 193-195.
  • [35]
    Rappelons, par ailleurs, qu’Olivi est en train de réfuter une théorie assez généralisée à l’époque et, par conséquent, qu’il n’y a rien d’étonnant au fait que son argumentation se permette d’insister sur un détail correspondant à la nature même de l’activité consciente. En effet, il est probablement en train d’essayer de faire remarquer un élément de la discussion qui était, selon lui, négligé à l’époque, d’où les « erreurs ». D’autre part, il n’est pas inutile de rappeler que ce procédé est propre à Olivi, qui a souvent recours à la « preuve expérimentale ». Voir S. Piron, L’Expérience subjective, op. cit., p. 3-4.
  • [36]
    36. Pierre d’Olivi, Summa II, q. 76, p. 146 : « Primus est per modum sensus experimentalis et quasi tactualis. Et hoc modo indubitabiliter sentit se esse et vivere et cogitare et velle et videre et audire et se movere corpus et sic de aliis actibus suis quorum scit et sentit se esse principium et subiectum. Et hoc in tantum quod nullum obiectum nullumque actum potest actualiter scire vel considerare, quin semper ibi sciat et sentiat se esse suppositum illius actus quo scit et considerat illa. Unde et semper in suo cogitatu format vim huius propositionis, scilicet, “ego scio vel opinior hoc vel ego dubito de hoc”. Hanc autem scientiam sui habet anima per immediatam conversionem sui intellectualis aspectus super se et super suos actus […] ».
  • [37]
    Comme il a été montré récemment, étant donné que, d’après Olivi, la connaissance expérimentale de soi porte sur un contenu intelligible, elle engendre une connaissance minimale qui peut même être exprimée par des propositions. Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 185-190 (surtout p. 190).
  • [38]
    Pierre d’Olivi, Impugnatio, a. 19, p. 460-461 : « Sciendum igitur quod sicut aliter apprehendimus res per sensum, tactus et gustus, aliter per visum quamvis utrique immediate apprehendat sua obiecta ; et in ipsomet visu aliter apprehendimus res per oculum lippum vel per medium fumosum et grossum, aliter per serenum ; sic aliter apprehendit se intellectus angelicus vel beatorum, aliter noster. Noster enim apprehendit se et substantiam mentis nostre quasi per modum tactus, aut quasi per modum visus valde lippi et caliginosi, et hinc est quod sicut tactus intime sentit sibi adesse suum obiectum, non tamen discernit visibiles proprietates eius, sic et nos certissime et intime scimus nos esse quamvis non discernamus clare et visibiliter nostras intellectuales proprietates et si aliquas earum cognoscimus in generali et indeterminate, et subobscure ad modum visus lippi hoc facimus. »
  • [39]
    Voir supra notre section II.
  • [40]
    Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit., p. 321-322, l. 234-246) : « Sed quantum ad habitualem cognitionem sic dico quod anima per essentiam suam se videt, id est, ex hoc ipso quod essentia sua est sibi praesens, est potens exire in actum cognitionis sui ipsius ; sicut aliquis ex hoc quod habet habitum alicuius scientiae, ex ipsa praesentia habitus est potens percipere illa quae subsunt illi habitui. Ad hoc autem quod percipiat anima se esse et quid in se ipsa agatur attendat, non requiritur aliquis habitus, sed ad hoc sufficit sola essentia animae quae menti est praesens : ex ea enim actus progrediuntur in quibus actualiter ipsa percipitur. »
  • [41]
    Voir Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 8, resp. (éd. cit., p. 321, l. 232-234) ; Q. disp. de veritate, q. 10, a. 12, ad. 7 (éd. cit., p. 342, 245-247) ; Contra Gentiles, III, c. 87 ; Summa theol., Ia , q. 76, 1, resp. ; Summa theol., Ia, q. 87, 1, resp.
  • [42]
    Alain de Libera a précisément suggéré de distinguer dans le vocabulaire thomasien entre percipere et intelligere, à propos d’un texte sur la connaissance que l’âme intellectuelle a d’elle-même et dans lequel l’on reconnaît la formule « percipere se intelligere » (Summa theol, q. 87, a. 1, resp.). Voir A. de Libera, Archéologie du sujet III, op. cit., p. 515. Voir aussi F.-X. Putallaz, Le Sens de la réflexion, op. cit., p. 109-113, qui examine les textes thomasiens où cette idée est présente. Quant à Whitehouse, il soutient que le terme « percipere » est utilisé dans ce genre de texte par Thomas afin de distinguer cette connaissance que l’âme a de son existence du savoir (scire), car ce dernier impliquerait l’existence d’une connaissance claire de l’objet. Voir D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 195.
  • [43]
    Voir Richard Lambert, « Habitual Knowledge of the Soul in Thomas Aquinas », The Modern Schoolman 60 (1982), p. 1-19.
  • [44]
    Par exemple, T. Scarpelli Cory, Aquinas on Human Self-Knowledge, op. cit., p. 57.
  • [45]
    En effet, dans la Somme de théologie, saint Thomas parle d’une « présence » de l’âme à elle-même, mais cette présence n’est pas reconnue explicitement comme une « connaissance ». Cela se prête donc à être lu comme une modification ou comme une précision de sa propre thèse. Voir Summa theol., Ia, q. 87, a. 1, resp. : « Nam ad primam cognitionem [connaissance de son intelliger individuel] de mente habendam, sufficit ipsa mentis praesentia, quae est principium actus ex quo mens percipit seipsam. Et ideo dicitur se cognoscere per suam praesentiam. »
  • [46]
    Neuman a par exemple proposé qu’il y ait deux manières d’être « intelligible en puissance » et tire des conclusions qui vont dans le même sens que celles exprimées ici. Voir M. R. Neuman, Metafísica de la inteligibilidad, op. cit., p. 164 ; M. R. Neuman, « Inteligibilidad en potencia, potencialidad intelectual e inteligibilidad intrínseca : tres niveles analógicos de perfección en Tomás de Aquino », Pensamiento 71-267 (2015), p. 543-564. Gardeil a soutenu des thèses semblables afin de justifier l’intelligibilité intrinsèque de l’âme humaine. Voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 77-80. D’autres auteurs qui posent le problème sont, par exemple, F.-X. Putallaz, Le Sens de la réflexion, op. cit., p. 71-92 et R. Lambert, Self-Knowledge in Thomas Aquinas, op. cit., p. 183-207. Pour un exposé récent de cette idée dans son contexte historique,
    voir Sander W. de Boer, The Science of the Soul. The Commentary Tradition on Aristotle’s De Anima, c. 1260-c. 1360, Louvain, Leuven University Press (coll. « Ancient and Medieval Philosophy » 46), 2013, p. 48-58.
  • [47]
    Normalement, les commentateurs qui s’occupent de cette difficulté n’arrivent pas à expliquer l’idée thomasienne de l’intelligibilité purement potentielle de l’âme humaine et soutiennent qu’elle ne peut pas avoir un sens littéral. Une exception remarquable est Richard Lambert, qui essaie de justifier cette thèse sans remettre en cause l’immatérialité de l’âme. Voir R. Lambert, Self-Knowledge in Thomas Aquinas, op. cit., p. 183-205 (surtout 196-205). De Boer, pour sa part, a montré qu’à cette époque la question d’établir le statut de l’âme humaine comme objet d’une science était, pour les auteurs qui croyaient que son intelligibilité est potentielle, problématique. En effet, comment pourrait-elle constituer l’objet d’une science si toute science porte sur ce qui est actuel ? Voir S. de Boer, The Science of the Soul, op. cit, p. 48-58.
  • [48]
    En effet, après avoir soutenu que, selon Thomas, l’homme peut saisir son être personnel, il finit, dans un ouvrage consacré à l’histoire de l’intellect agent depuis Aristote, par critiquer la thèse de Thomas selon laquelle la connaissance que l’âme a d’elle-même par son essence est seulement habituelle, et ne peut donc pas saisir son être personnel. Selon Sellés, en effet, cette thèse aurait pourtant été soutenue par Dietrich de Freiberg, selon lequel cet acte d’auto-connaissance serait de plus réalisé de manière permanente par l’intellect agent. Voir Juan Fernando Sellés, Los hábitos intelectuales según Tomás de Aquino, Pamplona, Eunsa (coll. « Pensamiento medieval y renacentista » 97), 2008, p. 497-517 ; J. F, Sellés, El intelecto agente y los filósofos. Venturas y desventuras del supremo hallazgo aristotélico sobre el hombre. I. Siglos IV a.C.-XV, Pamplona, Eunsa (coll. « Pensamiento medieval y renacentista » 129), 2012, p. 268-275 ; 285-294.
  • [49]
    Cr. M. R. Neuman, Metafísica de la inteligibilidad y de la autoconciencia en Tomás de Aquino, op. cit., p. 106 où on lit « être forme intelligible subsistante n’est rien d’autre que cette forme, en vertu de son immatérialité, s’intellige elle-même par sa propre substance ».
  • [50]
    Voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., passim (surtout les trois premiers chapitres).
  • [51]
    Voir Jaume Bofill, « Para una metafísica del sentimiento. Dos modos de conocer », Convivium 1 (1956), p. 19-54. Constatons qu’il cite Gardeil dès le début (p. 22) de cette étude qui porte sur De veritate, 10, 8, de Thomas. Concernant l’influence reçue de Gardeil et l’influence exercée sur Canals, voir Joaquín Maristany del Rayo, « Jaime Bofill. Memoria y expresión », Convivium 41 (1974), p. 62-92.
  • [52]
    Thomas d’Aquin, Q. disp. de veritate, q. 10, a. 12, ad. 7 (éd. cit., p. 342, l. 242-247) : « […] sic autem non potest simul in apprehensione cadere aliquid esse totum et minus parte quia unum eorum excludit alterum. Alio modo ita quod huic apprehensioni assensus adhibeatur, et sic nullus potest cogitare se non esse cum assensu : in hoc enim ipso quod cogitat aliquid, percipit se esse. » Dans cette conférence, Canals utilise ce texte comme un exemple car il est conscient de l’existence d’autres textes parallèles qui affirment la même idée.
  • [53]
    Francisco Canals, « Criticismo Trascendental », Anuario Filosófico 43/3 (2010), p. 482-485. L’auteur se montre particulièrement clair dans ces lignes : « Por entender lo que es la naturaleza pensante no sabemos de nada de tal naturaleza que exista. Lo que sucede es que sabemos que no habrá ningún sujeto que esté en acto de pensar que no se perciba pensado y, por tanto, no se perciba existente. Aquí tenemos un hallazgo tremendo : podemos afirmar universalmente que todo sujeto que está en acto de pensamiento sabe con certeza inmediata, experimental, íntima, que existe. Porque, si no, no percibiría su actualidad, su operación intelectual en acto. In hoc quod cogitat aliquid, percipit se esse » (p. 484). L’auteur estime que la connaissance expérimentale actuelle décrite ici repose sur la connaissance habituelle que l’âme a d’elle-même de par son essence, comme on le voit dans la suite de ce passage.
  • [54]
    Alain de Libera a, lui-aussi, comparé la position de Kant et de Thomas sur ce point, quoiqu’il n’assigne pas au second la thèse qui lui est attribuée par le philosophe espagnol. Voir Alain de Libera, Archéologie du sujet III, op. cit., p. 565-566.
  • [55]
    F. Canals, « Criticismo Trascendental », art. cit., p. 496 : « Por tanto, la experiencia íntima del yo, que explica la posibilidad de unificar los objetos en la conciencia cognoscente, no es, diríamos, todavía o por sí misma, el que yo me piense. ¡Es lo que hace que yo me pueda pensar! Y es lo que ordinariamente llevará de modo inmediato a pensarme, porque la originaria experiencia del yo y la enunciación connatural innegable e indudable de que yo existo son dimensiones inseparables, pero que no son lo mismo ». Nous retrouvons des affirmations similaires dans d’autres ouvrages du même auteur. Voir F. Canals, La esencia del conocimiento, Barcelona, PPU, 1987, p. 461-476 ; Para una fundamentación de la metafísica, Barcelona, Publicaciones Cristiandad, 1968, p. 15, 161.
  • [56]
    Il convient d’avertir que, selon Olivi, cette connaissance préalable n’est pas considérée comme une « connaissance habituelle », pour des raisons qui ne seront pas exposées ici. Ce qu’il faut retenir ici est le fait que la connaissance actuelle de l’âme par ses actes présuppose une connaissance directe. Pour toutes ces idées, on lira D. Whitehouse, « Peter Olivi on Human Self-Knowledge », art. cit., p. 192-223.
  • [57]
    Cette thèse s’avère une interprétation de la doctrine thomasienne de l’intellect agent. Sur ce point spécifique, voir F. Canals, « El “lumen intellectus agentis” en la ontología del conocimiento de santo Tomás », Convivium, 1 (1956), 100-136. Pour un exposé de la thèse de Canals et d’autres auteurs espagnols sur l’intellect agent et sa capacité de saisir l’« acte d’être personnel », on verra J. F. Sellés, « El intelecto agente como acto de ser personal », Logos. Anales del Seminario de Metafísica 45 (2012), p. 35-63.
  • [58]
    Ambroise Gardeil, La Structure de l’âme et l’expérience mystique, t. II, Paris, Gabalda, 1927, p. 94-95. Voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 23-25. Comme le fait remarquer Camille de Belloy, l’intention de Gardeil s’inscrit dans un projet théologique plus vaste, celui de justifier la possibilité d’une expérience mystique (p. 19-20 ; 210-216).
  • [59]
    C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 23-25, 47-50, 59-61.
  • [60]
    A. Gardeil, La Structure de l’âme et l’expérience mystique, op. cit., p. 115. Pour un commentaire de cet argument de Gardeil dans les contextes différents où il est offert, voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 19, 47-70, 70-72 ; 104-105 ; 124-125. Cet ouvrage sera cité à chaque fois que nous parlerons de la thèse de Gardeil.
  • [61]
    C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 25-40 ; 77-86.
  • [62]
    Ibid., p. 77-78 ; 87-121.
  • [63]
    Ibid, p. 23-63.
  • [64]
    Ibid., p. 50. Il convient de signaler ici qu’Alain de Libera, qui confronte les thèses de Martin et de Putallaz et propose ses propres analyses des textes en question, ne semble pas être du même avis. Voir A. de Libera, Archéologie du sujet III, op. cit., p. 563-570.
  • [65]
    C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 103-121.
  • [66]
    C. A. Bazán, « A Body for the Human Soul », op. cit., p. 243-277. Cet auteur avait déjà problématisé cette thèse en montrant son évolution à l’intérieur de l’œuvre de saint Thomas. Voir B. C. Bazán, « The human Soul : Form and Substance ? Thomas Aquinas’ Critique of eclectic Aristotelianism », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge 64 (1997), 95-126. Pour une discussion de la thèse de Bazán, voir Nicolás Olivares Bogeskov, « Necesidad y posibilidad del alma humana como sustancia según Tomás de Aquino », Brasiliensis 4/2 (2013), p. 119-146.
  • [67]
    Toivanen, par exemple, pose ces difficultés systématiquement et montre comment les textes disponibles du franciscain n’offrent pas de véritable solution, d’autant plus qu’il juge qu’ils renferment parfois de véritables incohérences. Voir J. Toivanen, Perception and the Internal Senses, op. cit., passim. Sur ces difficultés au niveau de la théorie de la connaissance olivienne, voir D. Perler, Théories de l’intentionnalité au Moyen Âge, op. cit., p. 71-75.
  • [68]
    J. F. Sellés, El intelecto agente y los filósofos, op. cit., p. 28, où il range Thomas parmi les auteurs d’importance secondaire en ce qui concerne sa doctrine de l’intellect agent. Entre autres raisons, parce que l’Aquinate ne reconnaîtrait pas à l’intellect agent la capacité de réaliser une connaissance de l’être personnel de l’âme.
  • [69]
    A. de Libera, Archéologie du sujet III, op. cit., p. 522-577. Il déclare à la page 569 : « L’âme thomasienne, autrement dit l’âme d’Aristote, n’a pas d’accès direct ou immédiat à elle-même ».
  • [70]
    Ibid., p. 566 : « Il n’y a pas d’habitus de je. Est-ce un défaut ou une qualité de la théorie ? La CPH [connaissance propre habituelle de l’âme] n’est pas un habitus cognitif de soi. C’est l’expression d’un fait inamissible : l’essence de l’âme lui est à tout moment présente ».
  • [71]
    Il convient de mentionner le fait que des arguments similaires avaient été utilisés par Jean de Saint-Thomas au xviie siècle et qu’ils ont fortement influencé un auteur comme Ambroise Gardeil. Voir C. de Belloy, Dieu comme soi-même, op. cit., p. 103-126.
  • [72]
    J. Toivanen, Perception and the Internal Senses, op. cit., 209-222.
  • [73]
    Voir : S. Piron, « Olivi et les averroïstes », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 53/1-2 (2006), p. 251-309 ; S. W. de Boer, The Science of the Soul., op. cit., p. 25-43 ; J. Toivanen, Perception and the Internal Senses, op. cit., p. 25-42 ; Richard C. Dales, The Problem of the Rational Soul in the Thirteenth Century, Leiden-New York-Köln, Brill (coll. « Brill’s studies in intellectual history » 65), 1995.
  • [74]
    Ruedi Imbach, « Non dilligas meretricem et dimittas sponsam tuam. Aspects philosophiques des Conférences sur les six jours de la création de Bonaventure », Rev. Sc. ph. th. 97/2 (2013), p. 367-396.
  • [75]
    Par exemple, dans un texte probablement adressé à ses élèves, Olivi élabore une critique contre l’autorité des philosophes et, en particulier, contre l’attitude trop soumise de ceux qui suivent des autorités telles qu’Aristote. Parmi les faiblesses de la philosophie, il donne pour exemple celle qui se vérifie par les erreurs à propos de la nature rationnelle et humaine et de la nature de l’âme et on peut supposer qu’il se réfère à des thèses comme celles qui ont été mentionnées. Voir Pierre d’Olivi, De perlegendis Philosophorum libris, éd. Delorme, dans Antonianum 16 (1941), 19, p. 34 : « De natura vero rationali seu humana quam modicum sciverunt quantum ad animarum principium et initium verum et quantum ad veritatem et numerum suarum potentiarum ! Perlegenti libros eorum et errores circa hoc varios satis patet quam modicum inde sunt perscrutati ». Pour un commentaire de ce texte, voir Tiziana Suárez-Nani, La sagesse chrétienne comme instance critique en philosophie : une introduction à la lecture du <De perlegendis philosophoru libris>, dans C. König-Pralong, O. Ribordy, T. Suárez-Nani (éds.), Pierre de Jean Olivi. Philosophe et théologien, op. cit., p. 410-429.
  • [76]
    Voir S. Piron, « Olivi et les averroïstes », art. cit., p. 263-270, où il montre qu’Olivi a probablement compris cette difficulté par l’enseignement de Guillaume de Baglione, maître régent franciscain à Paris entre 1266 et 1267.
  • [77]
    77. Therese Scarpelli Cory a récemment soutenu que l’âme humaine peut se saisir « intuitivement », mais jamais sans l’intermédiaire des actes et des objets intentionnels. Sa thèse repose sur une définition large du mot « intuition » qui lui permet de soutenir l’idée suivante : tout acte intentionnel de l’âme lui permet de se saisir directement car, en même temps qu’elle saisit son objet, elle se saisit dans la réalisation de cet acte. Nous ne pouvons pas évaluer ici l’interprétation de Scarpelli Cory, mais il est légitime de se demander si une telle connaissance intuitive de l’âme par elle-même est susceptible d’expliquer le fait psychologique en question. Voir T. Scarpelli Cory, Aquinas on Human Self-Knowledge, op. cit., p. 69-115.

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