Couverture de RSI_122

Article de revue

Amy et Jake. Care, réflexivité, négativité

Pages 97 à 101

1 La vidéo est saisissante. Martine Aubry semble hésiter, puis, face aux caméras, elle finit par se lancer. Ça y est, c’est dit. Le regrette-t-elle déjà ? Après un rapide débriefing, elle n’utilisera plus jamais ce mot, le care. Est-il trop ésotérique ? Peut-être. Prête-t-il à confusion avec les printemps du Maghreb ? Peut-être aussi. Un anglicisme de plus, qui insupporte les classes populaires ? Sans doute. Mais ce n’est pas tout. Le débriefing négatif des conseillers de Martine Aubry fustige la déprise de ce concept avec le monde social. Pour qu’un concept fonctionne, il doit « parler » aux électeurs, autrement dit montrer qu’il prend en compte leur contexte ordinaire de vie. C’est là que le bât blesse. En comparaison, le concept de « fracture sociale » de Jacques Chirac constituait une belle trouvaille, qui sût rassembler les Français autour d’un constat négatif, devenu problème - avant, il est vrai, de rester en état au fil du temps. Rien à voir avec le care qui, au « « Concours Lépine du concept de gouvernance » » (« mixité, durabilité, donnant-donnant », etc.), apparaîtra comme un ratage notable sur lequel il paraîtrait plutôt injuste de s’acharner s’il n’exprimait une vérité mutique propre à notre époque. Je veux en venir à l’hypothèse suivante : dans la sphère du langage dit de « gouvernance » (ce succédané de la « politique »), le concept de care se décline au moyen d’un petit lot de mots-clés - soin, empathie, attention - qui semblent tout à fait incapables de saisir la négativité du monde social.

2Je prendrai deux exemples qui me semblent révélateurs de ce qu’il convient de reconnaître comme un problème.

Care et réflexivité

3Dans son livre « La mort à côté » (1), l’anthropologue Yannis Papadaniel s’est livré à une anthropologie particulièrement surprenante des personnes accompagnant les patients en fin de vie. Ses analyses très étayées mènent à la conclusion que ces bénévoles, qui donnent sans compter de leur temps et de leurs forces, ne sont pas les êtres dévoués que l’on imagine au premier abord. Leur abnégation et leur désintéressement moral apparaissent comme des discours de façade, qui occultent des stratégies plus profondes et en partie refoulées. Nous trouvons, en vrac, lâchées comme des aveux au gré des entretiens avec l’anthropologue : la possibilité d’une projection métaphysique dans la mort de la personne mourante, la tentative, toujours contrariée, de compréhension de sa propre finitude et, surtout, une consolation psychique possible à leur propre condition de mort en devenir. La traque irrésolue d’un regard et de sa vérité rare, juste avant qu’il ne s’éteigne, devient vampirisation de l’énergie du mourant. Se chercher soi-même près de la personne que l’on accompagne dans ces derniers instants n’est pas très acceptable. Tant d’égoïsme peut surprendre, mais à moitié seulement, car le lecteur comprend aisément l’évidence, au final, de ces propos non-conformes et, surtout, la fausseté d’un programme d’accompagnement se limitant à une injonction éthique que chacun transgresse de façon fréquente et régulière. La force de l’enquête de Yannis Papadaniel est de montrer comment la possibilité d’une projection métaphysique se trouve toujours circonscrite dans un cadre désespérément humain. La négativité de ces travaux tient à leur capacité à restituer la vigueur non-conforme d’une quête par-delà une prescription éthique - accompagner - qui finit par faire écran à l’expérience véritable des accompagnants : « s’accompagner ».

4Si l’on pousse plus loin cette analyse, il faut admettre que le pouvoir d’auto-illusion et de travestissement de l’institution est sans limite. Voilà des femmes et des hommes qui viennent en toute impunité chercher leur salut personnel dans un cadre prévu pour le soin des autres et le don de soi. « Souci des autres, responsabilité… » En repensant à ces mots, on songera à « l’éthique du care » (2), cette « réponse concrète au besoin des autres », et surtout à la facilité avec laquelle cette préconisation est contournée dans les cas décrits et analysés par Yannis Papadaniel, la vulnérabilité - thème central des théoriciennes du care - des mourants masquant en réalité celle des accompagnants. L’autorité de ces derniers serait une usurpation ou, tout au moins, une diversion axée sur une façon de vivre l’envers égoïste du souci des autres.

5Je ne mentionnerai pas cette enquête si je n’avais pas vérifié cette inversion relative des rôles « aidant »/« vulnérable » dans mes propres travaux issus de la sphère de l’action sociale. Qui est réellement vulnérable ? Et comment un conflit de classes sociales prend forme sur cette distribution tacite des rôles ? Par extension, quelles mises en scènes sont déployées pour accoucher de ces stratégies implicites, portées par des pensées et des lignes d’actions non-conformes (le plus souvent égocentrées), qui sont pourtant le lot commun de la prise en charge de la souffrance humaine ? Autant de questions auxquelles le care ne peut répondre, ce qui justifierait le sentiment de déprise auquel mène ce concept, et, par là, son abandon par les conseillers de Martine Aubry -si tant est que ce problème de gouvernance constitue réellement un problème.

6Pour prolonger mon propos, je reviendrais sur l’exemple de Joy (3), une adolescente rencontrée dans le cadre d’une enquête de recherche-action menée dans un des internats d’une institution de placement familial. J’étais en charge d’une expertise dite « qualitative » sur l’institution dans le cadre de la refonte de la loi sur l’action sociale de 2002. Au début de mon enquête, je m’étais étonné de ce que la communication ne fonctionnait jamais entre Joy et les éducateurs. Cette adolescente, âgée de 17 ans, ne cessait d’hurler et d’insulter les adultes référents. Elle pouvait aussi leur jeter des projectiles - tout ce qui lui tombait sous la main. Joy se battait aussi avec les autres adolescents, de façon très violente. Quand elle ne se battait pas, elle fumait des cigarettes -beaucoup de cigarettes ; seul l’acte de fumer semblait la calmer, ce qui fait qu’elle était toujours en recherche de tabac. Enfin, elle avait une tendance très forte à fuguer et était souvent en errance. Ce que je savais d’elle, c’était ce que les responsables de l’institution m’en avaient dit. Elle avait été retirée de sa famille sur décision judiciaire ; son père l’avait violée pendant des années, lui administrant aussi des drogues - des acides de type LSD - dans le cadre d’une dérive sectaire dont il était le meneur. La nuit, Joy faisait des cauchemars éprouvants. Elle m’en avait raconté quelques-uns, souvent le même : une femme africaine effrayante qui se penche sur son lit, la nuit, en clair-obscur. Puis j’avais appris que cette apparition n’était autre que son propre père, qui se déguisait de la sorte pour terroriser sa fille.

7La vie de Joy m’apparaissait comme un cauchemar éveillé doublé d’un insupportable scandale, qui me donnait envie de stopper nette mon expertise pour tenter de l’aider d’une façon ou d’une autre. J’éprouvais pour elle une « pitié » sans limite, au sens où Rousseau entend ce mot : « répugnance innée à voir souffrir son prochain ». Sauf que Joy ne l’entendait pas de cette oreille. Mes tentatives pour l’écouter et tenter de la réconforter se soldèrent toutes par des fiascos. Elle ne tenait pas en place, abrégeait nos conversations au bout d’un bref instant, me menaçait quelquefois, fuyait à peu près toujours au gré de techniques variées qu’au demeurant elle ne maîtrisait pas. Face à Joy, les éducateurs n’étaient guère moins désemparés. Ils n’en pouvaient plus. C’est ce qu’ils me répétaient à longueur de temps. Tous les projets d’insertion professionnelle la concernant avaient échoué. Aux yeux de tous les éducateurs, Joy apparaissait comme une sorte de « cause perdue », justifiée cependant par son parcours traumatique. Dans ces conditions, prendre soin de cette très jeune femme relevait de la gageure.

8De mon côté, je ne voyais pas tout à fait les choses de la même façon. Rapidement, Joy m’est apparue d’une façon tout à fait troublante, quoique pour un motif qui ne fut pas immédiatement décelable. Au bout de quelques heures à l’observer, essayant vainement de mener avec elle des entretiens, j’ai identifié la source de mon trouble : ses cris étaient empreints d’une intonation blanche, presque absente. Le qualificatif juste m’a été soufflé par une orthophoniste : « désaffecté ». Lorsque ce mot fut prononcé, il me ramena presque aussitôt, de façon confuse mais vive, à ma propre histoire et, plus exactement au travail de thèse que j’avais consacré à ma famille quelques cinq ans plus tôt, soit l’analyse anthropologique des conversations familiales marquées par l’irruption de la maladie de ma mère. Je cherchais alors à mettre à jour les techniques et les stratagèmes adoptés par mes proches pour parer à la maladie : l’éluder, l’affronter en se risquant à la maladresse, utiliser les mots techniques de la posologie. C’est ce qui ne cessait de troubler : la voix de Joy me ramenait à la voix de ma mère, malade, et qui, je m’en rendais compte à présent, m’avait parlé avec cette même intonation « désaffectée » lors d’une crise d’asthénie. Je me revis clairement, notant sur mon carnet de notes les conversations familiales afin de les analyser alors que ma mère était visiblement très affaiblie au milieu de nous. Autour d’elle, ses proches ne la comprenaient plus et ne savaient comment agir. Qu’étais-je en train de faire réellement au moment où je prenais mes notes ? Voilà la question qui me hantait et que réveilla la voix désaffectée de Joy, cette adolescente si explicitement en souffrance, mais qui me renvoyait d’une façon un peu honteuse (car sa souffrance était à mes yeux bien supérieure à la mienne) à ma propre souffrance. De façon éclatante et douloureuse, je compris que ma thèse m’avait servi de technique pour occulter la prégnance de la maladie sur moi en la mettant à distance. Cette prétendue objectivation de l’observation n’avait été qu’une « diversion », une façon de ne pas intégrer à mon analyse ma propre souffrance face aux situations familiales.

9Je peux dire aujourd’hui que j’ai pu faire des analyses que je n’aurais pas faites sans cette rencontre avec Joy. Elles ont considérablement modifié mon approche et ma pratique de l’observation en anthropologie. Un effet immédiat a été de douter méthodologiquement de mon appareil théorique en cherchant à le déconstruire aussi souvent que cela s’imposait. Ma rencontre avec Joy résistait en effet à toute théorie analytique qui aurait par trop lissé cette anomalie et, surtout, ce qu’elle me « disait » de ma propre histoire et, par extension, sur les effets de ce retour réflexif sur la possibilité d’une expertise à l’endroit de Joy. Comme les accompagnants observés par Papadaniel, je me suis servi de la souffrance de Joy pour ré-expérimenter une partie occultée de ma vie de fils et de chercheur et remettre un fragment de mon passé en lumière. En sciences humaines, une telle réflexivité est à la fois précieuse et non conforme parce que la souffrance des autres ne devrait pas mener à la nôtre par suite de ce que Devereux entend par « trouble psycho-affectif » (4). Pourtant, en même temps, se produit une régénérescence de notre appareil sensoriel, mnésique et cognitif ; toute expérience intérieure est animée par ces situations où les sens sont mobilisés de façon inédite ; ici une intonation de voix qui rend possible une initiation à la théorie ou, plutôt, à la vigilance à exercer vis-à-vis des théories, des modèles, des concepts, des stéréotypes et des préjugés personnels, comme autant d’écrans qui nous séparent d’une expérience réelle. Les accompagnants des mourants ne cherchent sans doute pas autre chose qu’une telle initiation pour eux-mêmes (enlever les écrans de conformité entre eux et les mourants), de façon à approcher le plus précisément possible l’expérience de mort. Partant de là, une question apparaît : pourquoi des praticiens du soin, dans l’action sociale ou médicale, seraient-ils exonérés de cette expérience initiatrice de la souffrance des autres ? Pour avoir souvent parlé avec des praticiens du soin, c’est à ce stade que le care pose problème. Présenté, entre autres, comme une aide pour prendre soin des autres en institution, il oblige à une attitude de conformité qui consiste à trouver ce qui est important dans le soin à prodiguer à l’autre. Ici, par rapport à Joy, il me faudrait par exemple porter attention à ses propos, tenter de les écouter, de les recevoir afin d’identifier les formes d’aides que je pourrais lui dispenser. Pour un praticien du soin ou pour un chercheur (ou pour quiconque se trouve face à une personne en souffrance), le problème apparaît dès lors que cette injonction éthique oblige a priori à une attitude de conformité, empêchant de déconstruire sa posture pour inventer in situ des procédures d’analyse et de réflexivité. Si l’on admet que le « care » n’est pas qu’une éthique personnelle, mais aussi un projet heuristique (une façon d’« introduire dans la cité les questions cruciales de nos multiples dépendances »), le problème se corse singulièrement. Reprenons le projet associé au care : mener une « aventure de la personnalité (…) en examinant des situations morales (et) en essayant de dégager ce qui est important : être « aimant et attentif » de façon à vivre pleinement la vie morale contre les « hasards terrifiants et (les) mystères effrayants » (2, p.25). Mais ces situations de terreur et d’effroi - les cauchemars et les hurlements de Joy, nos projections face à la mort des autres - sont-elles à esquiver au profit de ce qui serait important (mon écoute, ma responsabilité, etc.) ? Ne sont-elles pas au contraire bonnes à penser et à questionner dès lors que je décide de m’écouter moi-même et de me déresponsabiliser - justement - de la situation ? Contre l’hypothèse que nous serions tous vulnérables, il faudrait se demander pourquoi et comment nous sommes au contraire tous enclins à quitter ces rivages de conformité théorico-morale pour nous retrouver nous-mêmes dans la souffrance des autres, déstabilisés mais sans écran, disponibles de façon inédite pour analyser cette souffrance et agir sur elle.

Care et négativité

10Si l’on admet que le retour sur soi de l’individu confronté à la souffrance peut le ramener à une non-conformité, il s’agit de comprendre comment, au-delà la question de la réflexivité, le care lisse cette négativité consubstantielle à la vie ordinaire. Poser cette question suppose de revenir aux fondements épistémologiques du care. Toute proposition éthique ou politique tient en effet à la façon de produire les connaissances qui la fondent, autrement dit à sa capacité à transcrire une version plausible du réel en vertu d’un modèle donné. Une généalogie de la morale du care devrait pouvoir recouper ce type de préoccupations, d’autant plus qu’un récit fondateur (5), emprunté à la psychologie du développement moral des années 1980 aux Etats-Unis, fixe de façon explicite les questions épistémologiques que je soulève ici et qu’illustrent les deux exemples rappelés précédemment.

11Voici ce récit :

12

« Heinz vit dans un pays étranger avec sa femme malade. Le pharmacien dispose d’un médicament qui peut la sauver, sinon elle va mourir. Heinz n’a pas l’argent nécessaire pour acheter le médicament et le pharmacien refuse de lui en faire cadeau. Heinz doit-il voler le médicament ? Jake, un garçon de onze ans, ne doute pas que Heinz doit voler le médicament. S’il se fait prendre, ajoute-t-il, le juge comprendra et devrait imposer la sentence la plus légère. La réponse d’Amy, une petite fille du même âge est différente : « et bien je ne le pense pas, dit-elle, il y a peut-être d’autres moyens de s’en sortir sans avoir à voler le médicament : il pourrait emprunter de l’argent par exemple. Mais il ne devrait vraiment pas voler et sa femme ne devrait pas mourir non plus ». Amy fait remarquer que si Heinz va en prison pour ce vol, sa femme sera tout autant démunie si elle retombe malade par la suite. Elle suggère qu’ils devraient en parler tous les deux et trouver les moyens de réunir les fonds nécessaires ou de convaincre le pharmacien ».

13Pour les exégètes françaises du care - Sandra Laugier, Pascale Molinier, Patricia Paperman - la proposition empreinte de bon sens d’Amy, « illustre respectivement les perspectives de la justice et de l’éthique du care ». A contrario, elles situent l’argument de Jake en fonction du système théorique de Kolhberg, lequel inscrit « le raisonnement logico-déductif au sommet de l’échelle de maturité intellectuelle et morale » (2). A les en croire, Jake percevrait « d’emblée la structure cognitive interne du dilemme », soit « la priorité logique de la vie sur la propriété ». De son côté, Amy situe le débat « au niveau du refus de répondre aux besoins d’autrui ». Cette opposition entre la logique déductive impersonnelle de Jake et la proposition d’une « narration de rapports humains » d’Amy devient fondatrice de l’éthique du care, qui privilégie évidemment le point de vue de la petite fille. Pour autant, cette opposition me semble poser problème en présupposant les capacités logiques de Jake au détriment de l’expérience qu’il a progressivement constituée. Si Amy reconstitue une trame interactive humaine, Jake fait-il autre chose en proposant à Heinz de voler le médicament ? Le caractère fondateur du récit nous prive de facto de tout accès à des contextes, mais un minimum d’imagination (puisque le lecteur n’a pas d’autre issue pour contextualiser les situations de Jake et Amy) pourrait nous projeter dans une situation marquée par la pauvreté de la condition du migrant primo-arrivant. Sur ce point, Alfred Schütz montre bien (5) comment l’arrivée de l’étranger dans une ville lui apparaît comme un labyrinthe au sein duquel il perd en général tout sens de l’orientation et, d’une façon générale, ressent l’hostilité urbaine. Dès lors, au vu de ces conditions socio-économiques aussi rudes qu’inédites, Jake ne peut-il pas emmagasiner, de façon particulièrement réactive, une expérience personnelle (agrégée à celles que d’autres lui ont apportée), afin d’envisager des situations réelles, plutôt qu’une trame logique et abstraite ? Ne peut-il pas évaluer, à la mesure de son vécu, la clémence du juge ? Au final, je pense que nous sommes en présence de deux récits, l’un négatif et non-conforme à la loi et à la morale, l’autre positif et conforme, et qu’il apparaît difficile d’imputer un dispositif logique au premier autrement qu’en imposant a posteriori ce paradigme. Au-delà de ce tour de force, un enjeu apparaît cependant si l’on admet l’effet de lissage de cette attribution logique. Elle va permettre d’exclure l’expérience négative de Jake, autrement dit sa confrontation à d’autres classes et à la négativité qui en résulte, lui permettant ainsi de bâtir son raisonnement non-conforme. Ne garder que la ligne d’action d’Amy comme modèle revient à refuser de questionner la dureté d’une vie ordinaire qui n’est toujours donnée que dans des marqueurs de classes intégrant l’accès de chacun aux richesses et aux statuts sociaux.

14Je ne cherche pas ici à décrédibiliser l’importance du care comme -initialement- mode de revendication et de désaliénation des femmes dans une époque donnée, mais à montrer son peu de pertinence comme modèle analytique par son incapacité à restituer les ambivalences de la négativité comme expérience in situ de la vie ordinaire. Sur ce point, la dimension politique du care est indissociable - mais malheureusement régulièrement dissociée - de ses fondements épistémologiques. Or, le problème est que le care, imposé par le haut comme un plaquage théorique, lisse ce que Wittgenstein nommait « le sol raboteux de l’ordinaire » (2) - phrase que Sandra Laugier, spécialiste du philosophe, invoque curieusement pour justifier le care comme modèle de compréhension du monde et comme acte politique. Pourtant, plus que les autres, les personnes confrontées à la souffrance de leurs contemporains savent que l’ordinaire est composé d’anomalies, de dysfonctionnements communicationnels, de perturbations (6). C’est pourquoi le care, compris comme « souci politique » pour les vulnérables, ne fait finalement que reposer des conflits de classes et de genres en leur retirant leur charge de négativité. On voit au passage ce qui pouvait intéresser les spécialistes de la gouvernance : parler de la souffrance (concept vendeur) sans la négativité (concept peu vendeur, parce qu’entaché de pessimisme). Ce n’est pas pour rien que certains socialistes se sont positionnés sur ce créneau conceptuel. Eux qui ont acté depuis le début des années 80 leur refus et leur incapacité à changer la société trouvent dans le care un concept ad hoc. De façon plus large, cette rupture du care avec le modèle marxiste est plus ambivalente qu’il n’y paraît : elle ne le rejette pas ; elle se contente de le reformuler en substituant à la force critique du conflit de classes une paix préfabriquée par la seule injonction éthique - autrement dit en recouvrant la négativité. Pour moi qui suis anthropologue et, à ce titre, confronté à l’ordinaire de la souffrance humaine, en tant que proposition heuristique les care studies sont inconséquentes. Je pense par ailleurs qu’elles ne le sont pas moins pour une infirmière qui se trouve sommée de prendre soin d’un malade sans que la méthodologie (ou le management) du care ne l’autorise à analyser « tout ce qui lui semble à la fois riche de sens et parfaitement opposé à la perspective de prendre soin ». Le care est un problème spécifique, à cette époque, par l’incapacité à laquelle il nous assigne de saisir le non-conforme pour le faire fructifier et pour le partager, en bref, pour le faire exister. Il nous empêche de quitter cette solitude mutique qui caractérise le désir de savoir, et qui est aujourd’hui le quotidien de l’infirmière ou du chercheur.

15Que reste-t-il pour développer une approche théorique qui intègrerait le non conforme ? Peut-être ce que je nommerai « un humanisme négatif » et qui rejoint l’ambition d’une anthropologie de l’ordinaire ; autrement dit la circonscription précise de ce qui échappe aux habitudes institutionnelles et personnelles de conformité afin de mettre à jour la négativité du monde social. Une description précise de l’enquête - seule définition possible de la science - mène spontanément à cela. C’est tout ce qu’il nous reste, rien de plus, mais rien de moins.

Conflits d’intérêts

16L’auteur ne déclare aucun conflit d’intérêts.

Bibliographie

  • Références

    • 1
      Papadaniel Y. La mort à côté. Toulouse : Anacharsis ; 2013. 199 p. (Les ethnographiques).
    • 2
      Molinier P, Laugier S, Paperman P. Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité. Paris : Payot ; 2009. 298 p. (Petite Bibliothèque Payot).
    • 3
      Chauvier E. Anthropologie de l’ordinaire. Une conversion du regard. Toulouse : Anacharsis ; 2011. 168 p. (Essais).
    • 4
      Devereux G. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris : Flammarion, 2012. 474 p. (Champs essais).
    • 5
      Gilligan Carol, Une si grande différence. Paris : Flammarion ; 1986.
    • 6
      Shütz A. L’étranger. Paris : Allia ; 2003. 80 p.
    • 7
      Garfinkel H. Recherches en ethnométhodologie. Paris : PUF ; 2007. 473 p. (Quadrige Grands textes).
  • Bibliographie additionnelle

    • Adorno TW. Minima moralia : Réflexions sur la vie mutilée. Paris : Payot ; 2003. 368 p. (Petite bibliothèque Payot).

Mots-clés éditeurs : care, concept, anthropologie, recherche qualitative

Mise en ligne 15/10/2015

https://doi.org/10.3917/rsi.122.0097

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions