1L’arrêté du 31 juillet 2009 [1] fixe les conditions d’encadrement des étudiants infirmiers en stage au cours de leur formation professionnelle. Cette dernière, d’une durée de six semestres, est en effet basée sur le principe de l’alternance entre l’IFSI (Institut de Formation en Soins Infirmiers) et les terrains de stage que sont les établissements de santé. Des maîtres de stage sont chargés de faire le lien entre les IFSI et les terrains de stage, mais aussi d’organiser la présence de l’étudiant sur le terrain où il a affaire à deux types de personnels : des professionnels de proximité chargés de l’encadrer dans sa formation clinique, d’assurer ses apprentissages dans des services parfois différents vu les nouveaux modes de fonctionnement de l’hôpital, la mobilité demandée aux infirmiers pour exercer dans différents pôles ; ceci à des fins d’optimisation des ressources correspondant à une logique économique et un tuteur dont le rôle est de l’accompagner, de le suivre sur le terrain. Une activité tutorale particulièrement importante lorsque le stage n’a pas lieu dans le même service, avec les mêmes personnels soignants. La cohérence de la formation suivie est bien à ce prix. Pour ce faire, le tuteur « utilise les outils d’évaluation et notamment le portfolio afin de formaliser l’acquisition des compétences et la réalisation des actes et activités (de son stagiaire). Il organise des bilans intermédiaires au cours du stage » (Lamasse, 2010, 7) [2]. Autrement dit, le tuteur semble avoir pour principales missions d’accompagner et d’évaluer le stagiaire. D’un côté, il s’agit de lui apporter aide et soutien sur le terrain ; de l’autre, de porter un jugement sur lui avec les professionnels de proximité. Sommes-nous en présence de missions bien compatibles ? Est-il possible de les mener à bien simultanément ? Font-elles toutes deux partie des attributions d’un tuteur. Voilà quelques questions qui appellent des éléments de réponse.
Évaluer quoi ?
2L’évaluation des stages prend effectivement une forme bien particulière avec le nouveau programme de formation des étudiants infirmiers. Auparavant basée sur une seule mise en situation professionnelle (MSP) où il s’agissait d’« évaluer une action à un moment donné » (Lamasse, 2010, 9) [2], elle consiste maintenant « à vérifier que l’étudiant sait bien mobiliser l’ensemble de ses connaissances et les utiliser à bon escient (...). L’évaluation des compétences doit donc se réaliser sur le terrain, au plus proche des situations de soins » (Lamasse, 2010, 9) [2]. Le livret d’accueil et le portfolio sont les outils utilisés à cette occasion. Le premier a pour vocation d’informer sur les modalités pratiques du stage, mais aussi de préciser « les possibilités d’acquisition de l’étudiant dans un lieu de stage bien spécifique » (Lamasse, 2010, 8) [2]. D’avance, le stagiaire a ainsi la possibilité de savoir ce qui est attendu de lui en termes d’apprentissage, de compétences à mettre en œuvre dans le cadre de situations professionnelles qu’il est censé rencontrer. Le second paraît « indispensable pour l’évaluation et le suivi individuel de l’étudiant tout au long de son cursus de formation. Il est constitué de critères et d’indicateurs d’acquisitions pour chacune des compétences à acquérir » (Lamasse, 2010, 8) [2]. Rempli par l’étudiant et contrôlé par les professionnels de proximité, le portfolio permet d’apprécier la progression du stagiaire mais aussi de voir où se situent, pour lui, les priorités d’apprentissage voire les points faibles qu’il s’agit de travailler. En tout cas, il constitue bien un outil d’évaluation même si la validation du stage est maintenant confiée à un jury indépendant. Telle est la nouvelle donne en matière de formation des étudiants infirmiers, notamment lorsqu’il est question d’apprécier leurs acquisitions à la faveur des stages réalisés dans les établissements de santé. Procédures d’évaluation dans lesquelles les tuteurs sont bien sûr impliqués. Il faut maintenant voir s’ils sont bien dans leur rôle ici ? Si le fait de porter un jugement sur autrui est en général considéré comme normal pour des tuteurs ? Si une telle tâche fait bien partie de leurs attributions ? Ce que nous allons examiner maintenant.
Qu’est-ce qu’un tuteur ?
3Le terme « tuteur » vient du latin tueri qui signifie « prendre soin de ... », « s’occuper de ... », « veiller à ... ». L’étymologie donne ainsi à voir un rôle qui consiste à protéger les autres, à manifester de la bienveillance à l’égard de ceux qui ont besoin d’être aidés. Aspect que l’on retrouve chez Paul (2009, 33) [3] dans le « don de sollicitude » qui consiste à « prendre soin d’autrui ». D’ailleurs, n’est-ce pas ce qui anime la personne qui s’engage dans la profession d’infirmière ? C’est bien ce que laisse entendre Petitat (1994, 234) [4] : « Nous retrouvons chez l’infirmière laïque l’idée de don, don qui plonge ses racines dans la fonction traditionnelle de la femme et de la mère ». Il y aurait donc chez certains des prédispositions allant en ce sens, un penchant naturel qui les fait s’intéresser aux autres, notamment à ceux qui vivent des situations difficiles. Caractéristiques en général dénommées « idiosyncrasiques » que l’on retrouve dans la notion de « rôle admis » présentée par Sarbin, 1976, [5]. Cet auteur voit, dans les tuteurs, des personnes exerçant un tel rôle non pas sur la base d’habiletés ou compétences acquises par le biais de formations, mais au contraire au regard de qualités qui leur sont propres. Lui aussi prend l’exemple des mères qui adoptent des comportements protecteurs vis-à-vis de leurs enfants. Pour indispensable qu’elle soit, cette dimension relationnelle ne semble cependant pas suffisante dans le cadre d’une mission tutorale. Alors que faut-il en plus ?
4Pour préparer les étudiants infirmiers à l’exercice de leur future profession, il paraît logique qu’ils soient supervisés par des personnels expérimentés comme l’exprime Petiot (2010, 7) [6] : « Le soignant est aussi choisi en fonction de l’expertise qu’il possède, en effet les tuteurs novices avec peu d’expertise dans un service ne sont pas alors sollicités pour encadrer les étudiants ». En la circonstance, la composante « expertise » s’impose également. Elle est sous-entendue dans la notion d’« interaction de tutelle », chère au psychologue russe Vygotski, 1985, [7] que Berzin (2009, 3) [8] définit ainsi : « Processus d’assistance de sujets plus expérimentés à l’égard de sujets moins expérimentés, susceptibles d’enrichir les acquisitions de ces derniers ». Une asymétrie en termes de connaissances et de compétences est donc tout naturellement indispensable, toutefois il convient de distinguer un tuteur d’un expert. Ce dernier semble intervenir différemment si l’on se fie aux observations faites par Winnykamen (1996, 18) [9] : « S’avisant de la moindre compétence du partenaire dans une tâche qu’il doit mener à bien, il (l’expert) prend en charge la planification des actions, et leur exécution, en laissant au novice un rôle mineur ». Nous ne sommes effectivement plus dans la relation d’aide, il y a plutôt substitution au sens où l’expert a tendance à réaliser l’activité à la place de la personne mise en situation d’apprentissage qui, dans le cadre de pratiques tutorales, a le statut de « tutoré ». Un dévoiement regrettable que nous avons observé dans le cadre du tutorat scolaire (Baudrit, 1999) [10], mais qu’il n’est pas impossible de rencontrer dans le domaine de la santé. Que les tuteurs soient recrutés en fonction de leur expertise pour former professionnellement d’autres personnes, quoi de plus normal ? Par contre, il y a lieu de s’inquiéter lorsque ceux-ci se comportent comme des experts vis-à-vis de leurs tutorés.
5La relation tutorale paraît ainsi faire appel à deux dimensions qui, réunies, donnent forme à ce que Moust, 1993, [11] nomme la « congruence cognitive ». Une union d’ailleurs peu évidente s’agissant de deux dimensions quasi opposées. La première, dite « congruence sociale », marque une certaine proximité entre le tuteur et son tutoré, d’où l’attention portée par le premier envers le second. La deuxième, l’« expertise », révèle au contraire une distance entre l’un et l’autre puisqu’elle est, au moins au départ, seulement du côté du tuteur. Pour cet auteur, il y a là les conditions qui permettent au tuteur d’être sensible aux problèmes rencontrés par son tutoré, d’être à son écoute pour, finalement, pouvoir lui venir en aide. Tel est, selon nous, le profil du tuteur idéal dans le domaine scolaire et très certainement ailleurs. Il est à trouver dans l’alchimie suivante : « L’association de compétences académiques (l’expertise) et de qualités personnelles (la congruence sociale). Ce savant mélange dote la personne d’une qualité très appréciée : la congruence cognitive » (Baudrit, 2000, 51) [12]. Alors que dire du tutorat destiné aux étudiants en soins infirmiers lorsque ceux-ci font leurs stages dans des établissements de santé ?
L’évaluation : un problème ?
6Une personne à la fois proche d’une autre, prête à la soutenir ou à l’aider et, pour ce faire, détentrice de connaissances et de compétences non encore présentes chez la seconde ; telle nous semble être l’idée que l’on peut se faire actuellement d’un tuteur. À l’évidence, ce dernier paraît être dégagé de toute mission d’évaluation, il n’est pas là pour porter un jugement sur son tutoré mais, au contraire, il a la charge de lui faire surmonter les difficultés rencontrées, de l’amener à progresser dans le domaine où il évolue. Par exemple, les stages suivis par les étudiants infirmiers font maintenant l’objet d’« un recentrage sur la clinique, notamment par le biais des études réflexives à partir de situations de soins » (Lamasse, 2010, 5) [2]. Faire en sorte que le stagiaire fasse état de capacités réflexives, « qu’il sache mobiliser ses ressources pour transférer ses connaissances en fonction des situations » (Lamasse, 2010, 5) [2] ; voilà ce qui est entre autres recherché à l’occasion des stages. Pour ce faire, la technique du questionnement semble appropriée. Mise en œuvre par le tuteur, elle devrait permettre au stagiaire de mieux analyser ses futures pratiques professionnelles pour, à terme, « disposer d’une autonomie de décision et d’action en fonction d’un contexte donné » (Lamesse, 2010, 4) [2]. Mais un tel questionnement a valeur de « critique-constructive et non de critique-jugement » (De Ketele, 2007, 5) [13]. Le tuteur est dans son rôle pédagogique quand, par ses questions, il stimule la réflexion de son tutoré pour éviter qu’il agisse de façon mécanique, qu’il réalise des actes purement répétitifs. De la même manière, il l’aide à transférer les connaissances acquises à l’IFSI aux réalités du terrain, à relier les cours à la pratique. D’ailleurs, Lamasse, 2010, [2] se demande si en France les tuteurs sont bien préparés à cet exercice, conscients de l’intérêt de ce genre de démarche : « Comment demander à un étudiant de s’interroger sur ses pratiques si au quotidien il constate que les professionnels ne se remettent pas eux-mêmes en cause ? » (Lamasse, 2010, 28) [2]. Un problème que l’on retrouve, entre autres, en République Démocratique du Congo où l’administration qui supervise la formation des personnels infirmiers préconise une approche constructiviste des apprentissages, des liens théorie/pratique, le développement d’une démarche réflexive chez les stagiaires (Tambwe Kabamba et al., 2005) [14]. En fait, sur le terrain les tuteurs font ce qu’ils peuvent étant livrés à eux-mêmes et non préparés aux méthodes d’accompagnement correspondant à ces instructions. Toujours est-il que ces techniques de questionnement, quelle que soit leur teneur, sont bien à dissocier de toute entreprise d’évaluation. Elles n’ont pas pour vocation de porter un jugement sur les étudiants mais, au contraire, ont pour but de les aider dans leurs apprentissages. Et l’on voit mal comment il pourrait en être autrement. Être à la fois juge et partie, avoir simultanément à évaluer et à épauler quelqu’un, est-ce bien possible ? Une position antinomique que nous avons rencontrée dans le domaine de la formation initiale des enseignants où il est parfois demandé aux tuteurs d’évaluer les étudiants à la fin du stage (Baudrit, 2011) [15]. Une telle démarche est bien de nature à mettre à mal la relation d’aide, la confiance réciproque qui a pu s’installer au fil du temps entre les différents acteurs. Ce d’autant qu’une qualité comme l’empathie semble très prisée lorsqu’il est question de pratiques tutorales.
7Voilà bien une aptitude qui se situe aux antipodes de l’optique évaluative vu qu’il s’agit d’essayer « de comprendre le vécu de quelqu’un d’autre (…), de capter les significations personnelles des paroles de l’autre » (Vial et Caparros-Mencacci, 2007, 250) [16]. Il y a là tout l’opposé d’un regard d’expert porté sur autrui sachant que le principal est ailleurs, dans ce que la personne aidée ressent ou perçoit, dans l’appréhension des difficultés qu’elle éprouve, des efforts qu’elle déploie. Une attitude qui devrait amener les tuteurs à se mettre à la place de leurs tutorés en évitant, comme le signalent ces auteurs, toute relation fusionnelle s’agissant surtout d’opérer « une sorte de dédoublement qui permet d’établir une distanciation de manière à accueillir l’autre » (Vial et Caparros-Mencacci, 2007,250) [16]. Une posture trop complexe ? Impossible à adopter ? Peut-être pas si, avant de se mettre à la place de l’autre, la personne a été à la place de l’autre. Les tuteurs « passés par là » sont dans ce cas (Baudrit, 2002) [17]. Ils ont été tutorés avant d’être tuteurs et, de la sorte, confrontés à des problèmes que leurs actuels tutorés peuvent à leur tour rencontrer. Ne sont-ils pas bien placés pour les aider à les surmonter ? À leur venir en aide à cette occasion ? Mais ce n’est pas tout. La position de tutoré permet de côtoyer et de voir un tuteur en action, de se faire une idée du rôle qui est le sien, d’apprécier son soutien, voire sa disponibilité. N’est-ce pas incitatif ? Fait pour rendre la pareille ? À l’instar de ces étudiants inscrits en première année d’études de Médecine à l’Université de Bordeaux 2 que l’on voit d’abord, à la faveur d’un programme tutoral, profiter de l’aide fournie par d’autres plus avancés dans le cursus et qui, quelques années après, sont volontaires pour faire de même à l’intention de pairs débutants (Quinton, 1997) [18]. Nous l’avons déjà dit, les professions de santé sont dans leurs fondements fortement imprégnées par la culture du don. Don de soi, dévouement, énergie et temps consacrés aux autres ; tout ceci fait que « les soignants deviennent des sujets faciles à soumettre à des actes auxquels ils adhèrent de par leurs valeurs altruistes » (Petiot, 2010, 17) [6]. Dit autrement, l’investissement tutoral semble aller de soi chez ces personnels au regard de la relation soignant/soigné qu’ils font reposer, comme le dit Bourgeon (2007, 4) [19], sur le « socle de la donation ». D’où la référence à Mauss (2003/1923-1924) [20] en matière de « don/contre-don ». En l’occurrence, ce qui est reçu (le don) correspondrait à la position de tutoré, ce qui est rendu (le contre-don) aurait partie liée avec celle de tuteur. Une relation de réciprocité bien ancrée dans le système de valeurs propre à une profession qu’un infirmier exprime en ces termes lorsqu’il évoque son rôle de tuteur auprès des étudiants : « C’est primordial, je dirais même c’est une démarche altruiste, quelque part si on encadre un étudiant correctement, on lui inculque des valeurs qu’il va reproduire, on a à un moment donné un retour sur investissement, c’est le don/contre-don, donner c’est recevoir aussi, tu réfléchis en tant que tuteur à ce que tu vas donner à l’étudiant et ce que l’étudiant lui en contrepartie donnera au patient, c’est cela être tuteur pour moi, cela va bien au-delà des savoir-faire, enfin moi c’est comme cela que je transmets à l’étudiant et au patient. L’étudiant t’apporte aussi beaucoup, il faut savoir aussi y être attentif, ce n’est pas que dans un sens » (Petiot, 2011, 94) [21]. L’on retrouve bien ici le donné et le reçu qui se font mutuellement écho dans un contexte où la notion d’« hospitalité » fait que « nimbé de gratuité, le don s’oppose à la relation marchande et véhicule un champ sémantique axé sur la grâce, la gratitude et la reconnaissance » (Bourgeon, 2007, 7) [19]. Tel semble être ce qui anime les acteurs concernés par la formation des personnels infirmiers à un moment où, pourtant, une nouvelle donne mérite d’être prise en considération.
Le choc de deux logiques et ses conséquences …
8En effet, comme le souligne Petiot (2010, 6) [6], « l’hôpital va glisser peu à peu vers une culture d’entreprise. Il devient une institution qui répond à une logique de rentabilité ». Quid du « don/contre-don » dans un tel contexte ? Que deviennent les relations soignant/soigné, tuteur/tutoré quand, finalement, deux conceptions antinomiques cohabitent au sein des établissements de santé ? D’un côté, une culture basée sur des valeurs humanistes ; de l’autre, une logique économique où profit et rentabilité sont privilégiés ; voilà qui est de nature à déstabiliser, voire à dissuader lorsqu’il s’agit de participer à la formation des étudiants infirmiers. D’où cette question très actuelle posée par l’auteure : « Pourquoi les professionnels de soins s’engagent-ils dans le tutorat des étudiants alors que le contexte hospitalier les place dans un paradoxe où la logique économique s’oppose à leur logique humaniste ? » (Petiot, 2010, 11) [6]. Une position a priori inconfortable « parce qu’ils ne peuvent exercer le tutorat selon les valeurs auxquelles ils adhèrent (…). Il est important de comprendre pourquoi cette dissonance peut être générée » (Petiot, 2010, 18-19) [6]. Pourquoi cette dissonance peut être générée mais, aussi et surtout, comment les acteurs la vivent-ils et qu’est-ce qui les fait ne pas se désengager en tant que tuteur ? Ne pas renoncer à jouer ce rôle ? L’hypothèse formulée à ce niveau est précisément qu’ils « réduisent leur dissonance par le biais de l’engagement auprès des étudiants » (Petiot, 2010, 21) [6]. La mission tutorale pourrait ainsi se présenter comme une opportunité, l’occasion de ne pas perdre, de faire perdurer les valeurs humanistes en voie de disparition dans le contexte hospitalier.
9L’étude réalisée par Petiot, 2010, [6] part donc de ces interrogations et de ce postulat. Des entretiens menés auprès d’une population hétérogène, en termes d’expérience professionnelle, d’exercice dans différents services de soins, d’années de pratiques tutorales, permettent à l’auteure d’aller dans le sens de cette hypothèse. Voici ce qu’elle dit en conclusion à ce sujet : « Ils (les tuteurs) parlent pour certains de mission, comme si cela répondait d’emblée à un contrat moral. Les soignants semblent vouloir nourrir un rôle social au sein d’une institution qui, paradoxalement, ne les reconnaît pas dans cette mission et ne la formalise pas » (Petiot, 2010, 41-42) [6]. Acte purement gratuit que celui de s’engager dans ce genre de mission ? Apparemment oui, mais il est loin d’être anodin : « L’acte de tutorer qui conduit à l’autonomie de l’étudiant, les valeurs qui sont véhiculées par le biais des soignants et qui ne se limitent pas qu’aux savoirs pratiques mais à des savoir-être, font que celui-ci revêt un caractère singulier pour les professionnels de santé » (Petiot, 2010, 42) [6]. Ce caractère singulier est avant tout à trouver dans le fait qu’ils se veulent « passeurs » de valeurs (…) convaincus qu’ils forment leurs pairs dans une logique humaniste qui s’oppose à la logique économique » (Petiot, 2010, 42) [6]. Telle semble être la stratégie mise en œuvre par ces personnels, à titre collectif, afin que les valeurs humanistes restent présentes à l’intérieur de l’hôpital mais aussi, à titre personnel, pour réduire un état de dissonance à même de les fragiliser dans l’exercice de leur profession. Cela dit, il convient de limiter ces observations à la population enquêtée dont les professionnels soignants non-tuteurs ne font pas partie, tout comme ceux qui souhaitent ne plus l’être. Toujours est-il que ceux qui le sont paraissent animés par une volonté bien réelle, un engagement basé sur le volontariat pour faire que la relation médicale évite les deux maux qui, pour Bourgeon (2007, 14) [19], la guette actuellement, à savoir « la marchandisation du champ thérapeutique et l’objectivation scientifique. Le don constitue donc un enjeu majeur pour les acteurs paramédicaux car ils peuvent, sur cette base, bâtir une relation thérapeutique efficace ».
Le sens des autres : une disposition à sauvegarder ?
10Plus largement, c’est le « sens des autres » qui est interrogé par ce genre d’étude, c’est-à-dire « l’ensemble des rapports symbolisés, institués ou vécus entre les uns et les autres à l’intérieur d’une collectivité que cet ensemble permet d’identifier comme telle » (Augé, 1994, 10) [22]. Le caractère social de ce sens-là transparaît dans cette définition au niveau de deux aspects. D’abord, au plan interindividuel s’agissant des relations que les personnes entretiennent entre elles, des formes qu’elles leur donnent explicitement ou implicitement. Ensuite, dans la notion de collectivité considérée comme un ensemble de personnes regroupées, naturellement ou artificiellement, au regard d’intérêts ou de buts communs. Deux aspects intimement liés dans la mesure où la collectivité se structure à partir des relations interindividuelles, tout comme ces dernières sont à situer dans l’espace constitué par la première. Il y a donc lieu de voir dans le « sens des autres », ce « sens que les hommes peuvent donner à leurs relations réciproques » (Augé, 1994, 186) [22], ceci dans le contexte collectif où les mêmes hommes évoluent et interagissent. D’une société à l’autre, d’une culture à l’autre, ce sens varie donc immanquablement mais « il n’y a pas de sociétés qui n’aient, de manière plus ou moins stricte, défini une série de rapports « normaux » (institués ou symbolisés) entre générations, entre aînés et cadets, entre hommes et femmes, entre alliés, entre lignages, entre classes d’âge, entre hommes libres et captifs, indigènes ou étrangers, etc. » (Augé, 1994, 10) [22].
11Cela dit, le même auteur parle bien de « crise du sens » au sein des sociétés modernes, crise qu’il attribue à la substitution « des médias aux médiations » (Augé, 1994, 186) [22]. De la sorte, les personnes sont plus ou moins amenées à délaisser ce qui donne corps à leur existence, à savoir les liens de réciprocité ou les relations interindividuelles. Pourquoi ? Parce que les médias ont tendance à les distancier les unes des autres, à mettre à mal la dimension présentielle seule garantie du lien direct avec autrui. Certains auteurs s’interrogent d’ailleurs sur le bien-fondé du tutorat à distance se référant, en la matière, à Holmberg, 2003, [23] qui « insiste beaucoup sur l’importance des facteurs socio-affectifs dans l’apprentissage en plaçant le sentiment d’empathie au centre de la relation pédagogique ainsi que sur le rôle déterminant joué par le tuteur dans l’émergence d’un climat relationnel favorable à l’apprentissage » (Depover et Quintin, 2011, 25) [24]. Que deviennent effectivement l’empathie et le climat relationnel en pareilles circonstances ? Que dire du « don/contre-don » quand les acteurs sont éloignés les uns et les autres ? Voilà une nouvelle dérive possible qui, associée à la logique économique, pourrait encore plus contrarier la transmission des valeurs humanistes auxquelles les personnes enquêtées par Petiot, 2010, [6] semblent attachées. Et l’on ne voit pas comment la crise du « sens des autres » pourrait épargner l’hôpital à l’heure où l’ensemble des sociétés modernes semble touché par ce mouvement. Une raison de plus pour accroître l’état de dissonance vécu par nombre de professionnels de santé ? Il y a bien lieu de le penser. Alors que peut bien devenir le rôle de tuteur dans de telles conditions ? Certainement plus difficile à exercer, est-il voué à disparaître dans quelque temps ? Trouvera-t-on encore des volontaires pour aider les étudiants infirmiers dans leurs apprentissages ? Si le « sens des autres » n’est plus là, le fait de s’occuper d’autrui n’a plus lieu d’être. Voilà des perspectives peu encourageantes qui, toujours selon Augé, 1994, [22] n’interdisent pas d’envisager des procédures de constitution ou, plus exactement, de reconstitution. Alors comment réhabiliter le « sens des autres » à l’heure où celui-ci paraît faire de plus en plus défaut ?
12La piste éducative a été étudiée dans cette perspective (Baudrit, 2010) [25]. Elle peut effectivement présenter quelque intérêt au cas où, demain, les prétendants à la fonction de tuteur se feraient plus rares et où une démobilisation gagnerait les acteurs. Il s’agit de ranimer des dispositions comme, par exemple, l’altruisme représentatif d’un état motivationnel dont le but est d’accroître le bien-être d’autrui (Batson, 1991) [26]. Il y a bien là matière à donner l’envie d’aider et, peut-être aussi, à voir dans les jeunes ainsi formés des tuteurs potentiels, éventuellement prêts à soutenir ou s’occuper des autres. Plusieurs investigations ont été réalisées en ce sens (Gilles & Ashman, 1996) [27] ; (Gilles & Ashman, 1996) [28] ; (Gilles, 2004) [29]. Elles consistent à comparer des groupes d’élèves lors de situations de travail à l’école élémentaire et au collège qui, pour les uns, sont préparés à l’activité collective (partage des responsabilités, écoute mutuelle, mise en commun des idées), quand les autres ne bénéficient pas d’une telle préparation. Dans l’ensemble, les fonctionnements collectifs sont plus élaborés dans le premier cas où les comportements d’entraide sont plus fréquents, les élèves plus attentifs les uns envers les autres, notamment lorsque l’un des leurs rencontre des difficultés. Ainsi, quand les jeunes apprennent à travailler ensemble, ils paraissent manifester « un sens intuitif relatif aux besoins des autres et fournissent de l’aide quand ils la jugent nécessaire » (Gillies & Ashman, 1998, 754 ; trad. pers.) [28]. De là à dire que ce sens ne les quittera plus par la suite, il y a un pas que nous ne franchirons pas, mais comment faire autrement ? Comment éveiller « ce sens des autres » différemment ? Comment faire pour que les jeunes générations se l’approprient presque à contre-courant ? C’est-à-dire dans un monde qui ne le privilégie guère. L’enjeu est d’importance. Il y va de la pérennité des valeurs humanistes au sein de nos sociétés, valeurs qui sont au fondement de l’institution hospitalière à l’intérieur de laquelle la culture d’entreprise s’impose de plus en plus aux dépens de la culture du don. Dévouement, don de soi, que l’on retrouve d’ailleurs dans la fonction tutorale vu sa parenté avec la relation soignant/soigné. Voilà comment, par exemple en éduquant aujourd’hui de la sorte, l’avenir peut être envisagé afin que l’on trouve encore demain des volontaires pour exercer des missions tutorales.
Pour conclure
13Reste que, pour l’heure, ce genre de missions auprès des étudiants infirmiers peut encore faire l’objet de quelques aménagements, être conçu au plus près de ce qui, au départ, caractérise la démarche tutorale. Plus le fait de volontaires vu les dispositions qu’elle suppose (posture empathique, bienveillance, attention envers autrui), elle est peu compatible avec des rôles comme évaluateur ou expert. Précisément parce que ces derniers ont pour caractéristique de mettre de la distance entre les acteurs, de faire que la relation prenne une dimension trop dissymétrique. Bourdoncle, Feneyrou, Hédoux, 2000, [30] parlent « d’acte hospitalier » lorsqu’ils évoquent les conditions d’accueil de stagiaires, sur le terrain, par les tuteurs chargés de les suivre et de les accompagner. La notion d’« hospitalité » est bien là en ce qu’« elle relève indubitablement du don » (Bourgeon, 2007, 8) [19]. Mais ce n’est pas tout. Les tuteurs ont pour mission de contribuer à la formation des étudiants infirmiers, de les préparer à l’exercice de leur future profession. Il faut donc voir dans l’expertise une composante supplémentaire qui suppose que l’on fasse appel à des personnels expérimentés, dont les compétences professionnelles sont avérées. Telle est la double caractéristique de la fonction tutorale déjà identifiée dans l’idée de « congruence cognitive » due à Moust, 1993, [11].
14Ce faisant, les tuteurs semblent avoir un profil bien particulier vu le caractère antinomique des deux dimensions en jeu (proximité/distance vis-à-vis des tutorés). Est-ce que ce rôle va de soi ? Est-ce qu’il est à la portée de tout un chacun ? Barnier (2001, 132) [31] ne le pense pas considérant qu’il est difficile de « trouver de bons professionnels en position d’évolutivité qui soient capables de transmettre des savoir-faire et d’accompagner le processus de construction et d’acquisition de compétences de l’apprenant. Et qui soient également ouverts à l’autre, capables d’écoute, sachant communiquer, et motivés pour accompagner l’autre ». Une raison de plus pour s’inquiéter d’une éventuelle pénurie de tuteurs dans les années à venir ? C’est bien possible. Gageons que la culture du don qui anime l’hôpital depuis ses origines soit encore suffisamment présente pour qu’il n’en soit pas ainsi, ceci afin qu’il y ait en permanence un vivier de tuteurs prêts à accompagner les étudiants en soins infirmiers dans leur cursus de formation.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : tutorat, étudiants-infirmiers, évaluation, culture du don, empathie
Mise en ligne 11/01/2014
https://doi.org/10.3917/rsi.111.0006