Introduction
1Dans le champ des soins infirmiers, la prise en compte des attitudes des patients et des professionnels est particulièrement importante pour l’amélioration continue de la qualité des soins. Les attitudes de ces acteurs vis-à-vis de la maladie, vis-à-vis de leurs pratiques respectives et vis-à-vis de leurs contextes de vie sont en effet souvent décisives de la mise en œuvre appropriée et réussie d’un soin. Pour qu’elles soient réellement suivies d’effet, les propositions d’amélioration des pratiques doivent donc en tenir compte. La question de savoir comment on peut mettre en évidence des profils d’attitudes distincts à l’égard d’une question spécifique est donc particulièrement importante pour ce champ.
2Les techniques – qualitatives ou quantitatives – permettant de repérer, d’identifier, d’appréhender, de classer ou de mesurer ces attitudes sont nombreuses. La méthodologie Q, élaborée par Stephenson (1935) est l’une d’entre elles. Il s’agit d’un ensemble de techniques de recueil et d’analyse des données, qualitatives et quantitatives, qui présente quelques propriétés intéressantes pour la recherche exploratoire en soins infirmiers. Elle permet en effet d’étudier la subjectivité des individus et de repérer des profils de point de vue similaires. En faisant trier des items les uns par rapport aux autres, puis en analysant ces tris au moyen d’une analyse factorielle, le chercheur peut ainsi distinguer les différentes manières dont les sujets classent des idées de manière relative. La méthodologie Q permet donc d’appréhender les attitudes exprimées à l’égard d’un ensemble d’idées et non pas seulement les attitudes exprimées à l’égard d’énoncés isolés.
3Plusieurs études ont utilisé cette méthode pour améliorer notre compréhension du vécu subjectif de la maladie et des soins : la méthodologie Q a, par exemple, été employée pour identifier les modèles de perception de la naissance par césarienne (Park, Yeoum, & Choi, 2005), pour explorer les différentes formes d’expérience subjective de l’espoir chez des malades chroniques (Kim, Kim, Schwartz-Barcott, & Zucker, 2006) ou pour distinguer les différentes manières dont les personnes âgées acceptent leur propre vieillissement (Chang et al., 2008). Du côté des soins, elle a permis d’explorer les différentes perspectives existant à l’égard de l’utilisation de résultats de recherche (McCaughan, Thompson, Cullum, Sheldon, & Thompson, 2002), d’identifier les différents points de vue des enseignants en soins infirmiers à l’égard de la collaboration entre différents sites de formation (Akhtar-Danesh, Brown, Rideout, Brown, & Gaspar, 2007) ou de mettre au jour les croyances des aides-infirmières en ce qui concerne l’alimentation des patients (Pelletier, 2005). L’ensemble de ces études permet une approche plus différenciée des pratiques de soins et donc des propositions d’améliorations de ces pratiques plus adéquates.
4La littérature francophone décrivant cette méthode reste toutefois encore très limitée. Gauzente (2005) la présente de manière détaillée, mais dans le champ de la gestion des ressources humaines. Afin de faciliter l’utilisation de la méthodologie Q par les chercheurs en soins infirmiers, nous nous proposons donc de décrire cette méthode et d’en donner un exemple d’application.
5Cet article est composé de trois parties. La première présentera la procédure de recueil de données (la technique du Q-sort proprement dite). La deuxième partie décrira brièvement la méthode d’analyse quantitative des données (l’analyse factorielle Q, qui s’inscrit dans la filiation des travaux de Spearman sur l’analyse factorielle). Enfin, la troisième partie présentera un exemple de mise en œuvre dans le domaine de la recherche sur les pratiques des infirmières et infirmiers en psychiatrie de la personne âgée.
La technique du Q-sort
6La technique du Q-sort consiste pour l’essentiel à faire classer un ensemble d’items (le Q-sample ou le Q-set, l’échantillon Q) à des sujets (le P-set, l’échantillon P) dans une distribution forcée des réponses. Cette distribution s’approche sommairement de la distribution normale (une courbe de Gauss), comme dans la figure 1. Les classes extrêmes – destinées aux items avec lesquelles les sujets sont le plus en accord et le plus en désaccord – sont petites. Au contraire, les classes centrales destinées à accueillir les éléments considérés comme les plus neutres, sont plus grandes. La distribution forcée a l’avantage d’éviter les répartitions marquées par le type de votants, extrémistes ou modérés (Abernot, 1982). Le chercheur peut faire varier le nombre de réponses par classe en fonction de la nature des items à trier. Selon les études, le nombre d’items varie de 20 à 100.
Schéma de la distribution forcée des réponses
Schéma de la distribution forcée des réponses
7L’échantillon d’énoncés, l’échantillon Q, peut être d’origines diverses (énoncés, images, odeurs, etc.). Il peut être construit sur une base théorique ou comme un échantillon représentatif des idées à étudier (que les promoteurs de la méthodologie Q appellent un concourse). En méthodologie Q, le concourse est l’univers des significations partagées entre individus à propos d’un thème, mais dont le sens dépend de l’interprétation individuelle (Stephenson, 1978).
8Dans un dispositif de recherche, le choix des sujets dépend bien sûr des questions de recherche. En général, dans un dispositif visant à étudier différents points de vue, l’accent sera mis sur un échantillonnage raisonné représentant les points de vue les plus divers possible (McKeown & Thomas, 1988). Orientée sur la mise au jour de la structure des opinions et non pas sur la distribution de ces opinions dans une population d’individus, la méthodologie Q ne nécessite pas de larges échantillons de sujets : la diversité des points de vue peut être révélée sur la base d’un petit groupe de personnes (usuellement trois à quatre personnes par profils attendus), l’important étant de sélectionner des sujets aptes à fournir les différents points de vue escomptés (Stainton Rogers, 1995 ; Watts & Stenner, 2005). Un point de vue tout à fait saillant sur un thème peut très bien émerger du tri réalisé par un participant unique : un tenant des thèses créationnistes et un tenant de la théorie de l’évolution suffisent à obtenir deux profils d’idées parfaitement distincts sur la question des origines de l’être humain.
9Pour ce qui concerne la passation, les modalités concrètes de classement sont variables : certains auteurs proposent de faire classer des cartes (le Q-deck) sur lesquelles sont écrits les différents énoncés dans des piles (tas), selon la distribution prévue, d’autres de faire inscrire un code correspondant à l’item présenté directement dans les cases d’une feuille de réponse (qui peut être présentée comme sur la figure 1 par exemple).
10Dans le cas du recours aux cartes, une procédure de classement itératif peut être utilisée (Brown, 1980 ; McKeown & Thomas, 1988). On demande au sujet de classer progressivement les cartes dans les piles, en commençant par les séparer en trois piles (accord, neutre ou incertain, désaccord), puis de diviser successivement ces piles par comparaison avec les cartes déjà placées dans le même groupe, jusqu’à obtenir le bon nombre de cartes dans chaque classe de la distribution. Selon les cas, le sujet peut être amené à classer plusieurs fois le même ensemble de cartes, mais selon des points de vue différents (par exemple une fois selon son propre point de vue et une fois dans l’idéal). Des solutions informatiques sont aujourd’hui disponibles pour cette étape de la passation (comme FlashQ (Hackert & Braehler, 2006) ou WebQsort (Schmolck, 1999). Elles n’offrent toutefois pas la même souplesse que la manipulation physique de cartes.
11Van Tubergen et Ollins (1979) ont noté que les résultats obtenus par auto-administration sont équivalents à ceux obtenus par hétéro-administration. Ces résultats ont été confirmés plus récemment par comparaison d’une hétéro-administration en face-à-face et d’une auto-administration par ordinateur (Reber, Kaufman, & Cropp, 2000). Notre expérience nous fait toutefois préférer une hétéro-administration, qui permet de prendre note des commentaires exprimés par le participant au fur et à mesure de la lecture des énoncés et de leur tri. Le tri des énoncés peut être assorti ou non d’un entretien additionnel. Ce dernier permet aux sujets d’exposer les raisons de leurs choix, en particulier pour ce qui concerne les items placés dans les classes extrêmes. Il facilite l’interprétation des profils constitués lors de l’analyse (Watts & Stenner, 2005). Bien qu’élaborée à l’origine dans une perspective de recherche, la technique du Q-sort rencontre également un certain succès comme technique de formation (de Peretti, Boniface & Legrand, 1998) ou comme support d’évaluation clinique (Pederson et al., 1990 ; Pierrehumbert, Mühlemann, Antonietti, Sieye, & Halfon, 1995 ; Rogers, 1954). Pour Watts et Stenner (2005), certains de ces derniers usages ont toutefois semé la confusion en laissant croire que le but de la méthodologie Q est quantitatif (la mesure psychométrique) alors qu’il est strictement qualitatif (il s’agit d’une gestalt procedure visant à faire émerger une configuration thématique).
Analyse factorielle Q
12Les données obtenues par le Q-sort sont analysées au moyen d’une analyse factorielle. Plusieurs solutions logicielles permettent de réaliser l’analyse factorielle Q, comme PCQ for Windows (Stricklin & Almeida, 2004) ou PQMethod (Schmolck, 2006). Ce dernier est un logiciel libre fondé sur les formules proposées par Brown (1980). Il permet de choisir différentes modalités d’analyse et produits différents tableaux de synthèse. Il sera utilisé ici.
13Contrairement à l’analyse factorielle R, qui permet de révéler des facteurs communs à différentes variables (pour trouver par exemple une variable sous-jacente), l’analyse factorielle Q révèle les facteurs communs à différentes manières de « trier les variables ». Les tris présentant des points de vue similaires partageront le même facteur.
14La première étape de l’analyse est la constitution d’une matrice de corrélation des tris. Le rang de chacun des items d’un tri est comparé au rang du même item pour chacun des autres tris. La deuxième étape est l’analyse factorielle proprement dite (en général par la méthode de l’analyse en composantes principales), qui permet de réduire la matrice de corrélation initiale à une matrice contenant un nombre moins élevé de variables. Pour ce faire, une matrice des contributions factorielles est réalisée. Elle présente les saturations (corrélations) de chaque tri pour chacun des facteurs (autrement dit la variance du tri expliquée par le facteur), la valeur propre du facteur et la part de la variance totale expliquée par le facteur. Pour maximiser les saturations, une procédure de rotation peut être utilisée. Elle peut être opérée sur une base objective (par exemple varimax), théorique ou empirique (en référence aux contenus des entretiens réalisés avec les sujets à propos du tri par exemple).
15La sélection des facteurs à retenir pour l’interprétation est en général réalisée sur la base d’une valeur propre supérieure à 1.00 ou du fait qu’au moins deux tris saturent de manière significative sur le facteur.
16Au final, chaque facteur représente des tris fortement corrélés entre eux et faiblement corrélés avec les autres. Dans la méthodologie Q, l’étape suivante est la sélection des tris les plus représentatifs de chaque facteur. Ces tris peuvent être sélectionnés sur une base théorique (par exemple parce qu’ils ont été réalisés par un sujet dont on attend un type de tri très spécifique) ou à l’aide de critères quantitatifs (comme la saturation la plus importante). Une fois les tris représentatifs du facteur identifiés, la technique d’analyse Q permet de reconstituer un tri « artificiel » de synthèse pour chaque facteur retenu. Ce tri de synthèse représente le classement qu’aurait réalisé un sujet idéal présentant une saturation à 100 % sur un facteur (on trouvera une description détaillée de la méthode chez Brown (1980) et chez Van Exel et de Graaf (2005). Le score de chaque énoncé peut ensuite être comparé entre les tris synthétiques de chaque facteur pour déterminer les énoncés qui font consensus entre les facteurs et ceux qui distinguent le plus les facteurs. Finalement, les informations données par les participants au cours de la procédure de passation peuvent aider à interpréter ou à illustrer les facteurs. La figure 2 résume les principales étapes de la méthode.
Étapes de la méthode
Étapes de la méthode
Un exemple d’application : les conceptions des soignants à propos de la place des proches dans les soins en psychiatrie de l’âge avancé
17La méthode est appliquée ici dans le domaine des pratiques des soignants auprès des proches en psychiatrie de l’âge avancé. La collaboration avec les proches, et la prise en compte de la dynamique familiale sont en effet présentées aujourd’hui comme étant essentielles à la prise en soins dans la plupart des services de soins psychiatriques (Organisation Mondiale de la Santé, 2005 ; Pythoud, Bordy, & Schneebeli, 2002 ; Rièka & Gurtner, 2005 ; World Health Organisation, 2001) et en particulier en psychiatrie de l’âge avancé (Ollivet, 2000 ; World Health Organization & World Psychiatry Association, 1998 ; de Mendonca Lima, Kuhne, Bertolote, & Camus, 2003). Mais, si l’importance des proches dans le dispositif de soins est généralement reconnue, les études réalisées sur les relations entre les soignants et les proches relèvent systématiquement des difficultés d’ajustement des soignants aux besoins individuels des aidants naturels, dans quasi tous les domaines d’exercice des infirmiers (Carradice, Shankland, & Beail, 2002 ; Guberman & Maheu, 2002 ; Jeon, 2004 ; Ward-Griffin & McKeever, 2000). Une meilleure connaissance des représentations que les professionnels se font de leurs pratiques est donc nécessaire pour comprendre les obstacles que rencontre la prise en compte des proches dans les soins.
18La méthodologie Q permet ici de définir des profils d’attitudes, utiles pour construire des projets de développement et de formation mieux adaptés aux représentations et aux valeurs des professionnels.
Constitution de l’échantillon d’énoncés (Q-sample)
19L’échantillon Q a été constitué ici à partir d’entretiens réalisés auprès des six infirmières et infirmiers travaillant dans un service universitaire de psychiatrie de l’âge avancé, à Lausanne (Suisse). Trente-neuf énoncés ont été élaborés sur cette base. Ils sont présentés dans la figure 3. Ils portent sur les différentes dimensions de la pratique des soignants auprès des proches : conceptions de la place des proches dans le dispositif de soins, de la relation entre le patient et son entourage, de la situation vécue par les proches et de leurs propres rôles professionnels (Guberman & Maheu, 2002 ; Jeon, 2004 ; Ward-Griffin & McKeever, 2000). Les énoncés ont été constitués de manière à être équilibrés (c’est-à-dire qu’ils peuvent être mis en tension entre eux), sans pour autant qu’un énoncé ne soit strictement la formulation négative d’un autre. (par exemple : « Pour moi, les « clients » ce sont le patient et son entourage » versus « Ici, les soins sont destinés exclusivement au patient. Nous ne soignons pas les proches »).
Liste des énoncés et scores synthétiques par facteur
Liste des énoncés et scores synthétiques par facteur
Sélection des sujets (P-set)
20Quinze infirmiers et infirmières travaillant au département de psychiatrie du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV) ont été invités à participer à l’étude, sur la base du volontariat. Le collectif de sujets a été choisi de manière à refléter la diversité des points de vue présents chez les professionnels, en recourant notamment à des sujets travaillant dans différents services (hospitaliers et ambulatoires).
Procédure de passation
21Chaque énoncé a été numéroté et inscrit sur une carte. Après présentation du cadre générale de l’étude et de la manière dont les énoncés ont été constitués, il a été demandé aux sujets de séparer les cartes en trois piles approximativement égales en nombre (une pile pour les énoncés avec lesquels ils étaient le moins d’accord, une pile pour les énoncés pour lesquels leur avis était plutôt neutre et une pile pour les énoncés avec lesquels ils étaient en accord). Il leur a ensuite été demandé de retirer de chacune des piles de gauche et de droite, les deux cartes extrêmes, puis de séparer les cartes restantes en piles de 5 et de 8 cartes, selon leur accord avec l’énoncé. Le sujet devait disposer à la fin de 9 piles, composées de 2, 5, 8, 9, 8, 5 et 2 cartes, reproduisant une distribution approximativement normale (cf. figure 1). Les personnes participant à l’étude ont ensuite été invitées à noter les numéros des cartes sur une carte réponse et à écrire un commentaire sur les énoncés qu’elles ont placé dans les catégories extrêmes (-3 et +3, sur la figure 1).
Analyse
22Une analyse factorielle en composantes principales avec rotation Varimax a été effectuée. Une structure à quatre facteurs a été retenue. Chacun des facteurs a une valeur propre supérieure à 1. Cette solution rend compte de 69 % de la variance totale, ce qui est satisfaisant (cf. figure 4).
Matrice des contributions des Q-sorts aux facteurs
Matrice des contributions des Q-sorts aux facteurs
X : Q-sorts représentatifs du facteur23Les tris retenus pour représenter le facteur sont ceux dont plus de la moitié de la variance est expliquée par le facteur et qui saturent de manière significative au seuil de p<.05. Ces tris sont signalés par un « X » sur la figure 4. Ils sont mis en évidence automatiquement par le logiciel, qui réalise par ailleurs un tri de synthèse pour chacun des facteurs. Ces « tris de synthèse » sont présentés dans le tableau de la figure 3, pour chacun des facteurs I, II, II et IV. Ils représentent donc les résultats du tri qu’aurait opéré un sujet idéal, parfaitement représentatif du facteur (saturant à 100 %).
Résultats
Énoncés consensuels
24Le tableau de la figure 3 présente le rang de chacun des énoncés selon le degré de consensus (1 : le plus consensuel, 39 : le moins consensuel). Dans les tris synthétiques, les énoncés les plus consensuels sont les énoncés 8, 19, 25, 29 et 30. Les énoncés consensuels ne distinguent aucune paire de facteurs (ils sont non significatifs à p>0.05). L’énoncé 8 concernant les mesures de restriction est classé en catégorie neutre dans tous les facteurs. En revanche, dans les quatre facteurs, le soutien des proches est considéré comme important pour relayer le projet de soins (l’énoncé 25 est d’ailleurs jugé positivement par tous les sujets). Les énoncés les moins consensuels entre les facteurs sont les énoncés 14, 20 et 22. Ils forment une partie des énoncés distinctifs des facteurs présentés ci-dessous.
Énoncés distinctifs – les profils
25Le facteur I – « soins communautaires » – est défini par 4 tris, qui ont tous été opérés par des professionnels travaillant en unités ambulatoires (les tris A, C, E et F). L’énoncé le plus distinctif du facteur I est l’énoncé 36, qui stipule que la clientèle des soignants est constituée du patient et de son entourage. Il est jugé positivement dans ce facteur, négativement dans les facteurs II et IV et de manière neutre dans le facteur III. L’énoncé 34, qui considère que la prise en compte des proches fait partie des soins, est également jugé plus positivement dans ce facteur que dans les autres. Ce facteur est aussi le seul dans lequel l’énoncé 21, qui porte sur la relation personnelle entretenue entre le soignant et le proche, n’est pas jugé négativement. Par ailleurs, dans ce profil, il n’est pas considéré comme légitime d’introduire de la distance dans un couple fusionnel (énoncé 24). Autrement dit, ce qui distingue ce profil est le fait que, contrairement aux autres, les pratiques sont caractérisées ici par des relations plutôt personnelles entre les soignants, les patients et leurs proches, relations qui forment un système global. Les commentaires ajoutés sur les cartes de réponse par les sujets confirment l’orientation communautaire de ce profil. Ce profil est très proche des pratiques de santé communautaire identifiées par Guberman et Maheu (2002).
26Les trois autres facteurs sont définis par des sujets travaillant tous en milieu hospitalier.
27Le facteur II, « systémique », représenté par les tris K et O, se distingue des autres facteurs par les énoncés 24, 10 et 14. Ces énoncés sont relatifs à l’intervention sur le système relationnel du patient. Il est par exemple considéré comme normal d’intervenir dans une relation conjugale jugée comme « fusionnelle » (énoncé 24). Mais si cette intervention est légitime, elle doit néanmoins rester mesurée (énoncé 10). L’intervention est par ailleurs conçue comme un acte exercé de l’extérieur : les soignants ne considèrent pas qu’ils font partie du système relationnel du patient (énoncé 14). Dans ce profil, comme dans le facteur IV, il est considéré que certains proches abusent de la disponibilité des soignants (énoncé 22) et qu’il faut s’en protéger, soulignant encore la distance qui doit exister entre le système familial et le système professionnel. En revanche, dans ce profil, le fait de répondre à des demandes de renseignements des proches est considéré davantage comme du soin que dans les autres profils. Les commentaires des participants soulignent le caractère plutôt systémique de l’orientation des sujets.
28Le facteur III, « soins aigus formels », est représenté par 3 tris (B, L et M). Il se différencie surtout des autres facteurs par les énoncés 3, 26 et 28. Ces énoncés sont relatifs à une forte centration sur les soins aigus (énoncé 3) donnés exclusivement au patient (énoncés 26 et 28). Ce facteur représente le mieux le genre hospitalier psychiatrique, qui se distingue également de la santé communautaire par une plus grande distance avec les proches, qui doivent par exemple trouver à l’extérieur de l’aide pour résoudre leurs problèmes (énoncés 11 et 26). C’est également dans ce profil que l’on trouve le désaccord le plus important avec l’idée que la relation entre le professionnel et le proche est une relation personnelle (énoncé 21). La nécessité de prendre en compte les proches du patient est reconnue, mais uniquement comme auxiliaire de la mission de soins aigus (énoncé 15, 25). Les commentaires des sujets soulignent par ailleurs l’importance du respect des textes légaux et des règles formelles du cadre hospitalier.
29Le facteur IV, « rôle fonctionnel restreint », est défini par un seul tri (J). Il est caractérisé pour l’essentiel par les énoncés 20 et 39, qui le distinguent de tous les autres facteurs. Le premier stipule que les rôles sont bien répartis entre les différents professionnels de l’équipe multidisciplinaire – qui doit néanmoins être pondéré par le fait que l’énoncé 19, portant sur l’identification de ces rôles par les proches, présente un score neutre. L’adhésion à la division du travail est renforcée par le score important de l’énoncé 31, qui stipule que les relations avec l’extérieur de l’hôpital doivent être laissées à d’autres professionnels (essentiellement l’assistant social de l’hôpital dans la situation lausannoise). Le travail en collectif de professionnels complémentaires est donc particulièrement valorisé ici, les tâches de soutien aux proches étant du ressort de professionnels qui ne sont pas les infirmiers de l’hôpital. Le second énoncé distinctif du facteur porte sur le patient considéré comme client. Mais les scores contradictoires d’énoncés portant exclusivement sur les proches laissent penser que leur statut dans ce profil est plus complexe – ou peut être moins défini – que dans les autres profils (énoncés 10, 14, 16, 21 et 26).
30Au final, quatre facteurs ont été mis en évidence : le facteur I, « soins communautaires », le facteur II, « systémique », le facteur III, « soins aigus formels » et le facteur IV, « rôle fonctionnel restreint ».
31La mise au jour de ces différents facteurs présente un intérêt majeur pour la réflexion sur le développement de nouvelles pratiques, aussi bien pour ce qui concerne le développement éventuel d’un référentiel de pratique transversal que pour l’introduction de nouvelles pratiques et pour la formation. D’une part, ces différents facteurs mettent en évidence le fait qu’il semble exister un profil ambulatoire très distinct des profils hospitaliers. La culture des soins existant chez les professionnels de ces deux dispositifs semble diverger sur des points fondamentaux. Par ailleurs, même dans le domaine strictement hospitalier, plusieurs profils de conceptions se côtoient.
32En résumé, quatre modèles d’attitudes semblent émerger (cf. figure 5) : le premier est orienté très fortement sur une approche collective des soins, qui prend en compte la totalité du système formé du patient, de ses proches et des professionnels de la santé.
Les quatre profils mis au jour par l’analyse
Les quatre profils mis au jour par l’analyse
33Le deuxième est également marqué par une perspective systémique, mais le système constitué du patient et des proches est pensé davantage comme un espace séparé de celui des professionnels, un espace sur lesquels les professionnels interviennent de l’extérieur. Le troisième est marqué par le strict respect du mandat formel des soins hospitaliers (les règles), qui excluent en partie la prise en compte des problèmes des proches. Le dernier modèle est caractérisé par la centration sur les rôles professionnels (les fonctions), qui attribuent à certains professionnels, dans certaines institutions, la fonction de prendre en considération les problèmes des proches.
34Comparés aux éléments issus d’études existantes, ces profils sont plus détaillés que les catégories proposées jusqu’ici dans la littérature, qui distinguent par exemple des pratiques centrées exclusivement sur le patient et des pratiques de type communautaires (Carradice, Shankland, & Beail, 2002 ; Guberman & Maheu, 2002 ; Jeon, 2004 ; Ward-Griffin & McKeever, 2000). L’introduction de nouvelles pratiques et la formation devraient tenir compte de cette diversité des représentations existant chez les professionnels. Un changement de pratiques s’insère toujours dans une culture spécifique (Konidari & Abernot, 2006). Si les proches doivent être mieux intégrés aux soins, cela doit passer par des changements dans le type d’approches relationnelles mobilisées par les soignants (qu’on trouve dans les profils I, « soins communautaires » et II « systémique »), dans la nature des mandats formels qui sont confiés aux soins hospitaliers (ce qui apparaît dans le profil III, « soins aigus formels »), dans la répartition des rôles fonctionnels (qui est caractéristique du profil IV, « rôle fonctionnel restreint ») et dans l’arrangement de ces différentes dimensions. Il semble en effet inutile, voire contre-productif, de vouloir sensibiliser des soignants apparentés aux profils II et IV à la prise en compte des proches sans faire apparaître clairement cette mission dans les règles formelles de fonctionnement institutionnels.
Conclusion
35Comme le montre l’exemple discuté ci-dessus, la méthodologie Q permet d’obtenir un aperçu intéressant des différentes manières dont les professionnels hiérarchisent leur adhésion à différents énoncés concernant leurs pratiques. Ces schémas d’attitudes peuvent être regroupés en profils, utiles pour comprendre les différents points de vue existants dans un groupe professionnel, comme ici dans le cas des infirmiers travaillant en psychiatrie.
36La méthodologie Q a été utilisée dans de nombreux domaines. Elle peut enrichir également la palette des méthodes qualitatives utilisées dans le domaine de la recherche en soins et en formation. Si elle nécessite quelques connaissances en statistiques, elle permet néanmoins de travailler avec des profils de points de vue plus raffinés que certaines méthodes traditionnellement utilisées dans ce domaine. A l’heure où les professions de la santé sont soumises à des changements continus, des procédés utiles pour construire des interventions plus différenciées sont précieux.
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Mots-clés éditeurs : méthodes de recherche, psychiatrie de l'âge avancé, Q-sort, méthodologie Q
Date de mise en ligne : 12/01/2014
https://doi.org/10.3917/rsi.095.0046