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Article de revue

Éléments de synthèse des travaux du congrès : du point de vue de la connaissance, de l'« universitarisation » des soins et de la recherche

Pages 129 à 133

Notes

  • [1]
    Pour la présentation de laquelle on emprunte le vocabulaire de Ricœur (dans son ouvrage Temps et récit).
  • [2]
    Cette autonomie infirmière ne peut s’asseoir sur le principe des aspects relationnels du soin infirmier qui le distinguerait du soin médical impersonnel selon un discours classique dans le milieu. En effet, rappelle M. Poisson, le médecin est tout autant en relation avec ses patients que l’infirmière. On peut d’ailleurs élargir ce point de vue en montrant que les infirmières, même ajoutées aux médecins, n’ont pas l’apanage du relationnel : le sociologue durkheimien Maurice Halbwachs évoquait déjà, en 1913 (La classe ouvrière et les niveaux de vie), l’ensemble des profession relationnelles dont la matière est humaine : les soignants, mais aussi les enseignants, les responsables de services, les commerçants, etc.
  • [3]
    Le mouvement des chercheurs la montré pour d’autres disciplines.
  • [4]
    A regarder de près l’ensemble des thèses soutenues en médecine générale (on l’a fait pour une année de référence, 2004, au CHU de Nantes), on constate d’ailleurs que seulement un tiers des thèses correspondent à une RIC médicale très spécialisée et que la moitié, à peu près, des thèses sont construites sur des objets de recherche très transversaux et assez proches de ce que des infirmières pourraient faire (certaines thèses de médecine posant des questions de type sciences humaines et sociales) …
  • [5]
    Ce terme n’est qu’une proposition à valeur heuristique et méthodologique. Aucun copyright n’est déposé sur ce néologisme. C’est à la profession de s’approprier, par un brainstorming à large échelle qui ferait surgir d’autres idées et dénominations, un nom unificateur dans ses débats internes.
  • [6]
    Pour un développement de ces idées, voir notre livre Critique de la déraison évolutionniste (L’Harmattan, 2006).
  • [7]
    Tout comme les techniques d’investigation sont assez distinctes : la RIC privilégie les techniques expérimentales alors que la REA peut certes les utiliser mais travaillera surtout à l’aide d’observations, tant qualitatives (méthode ethnologique) que quantitative (comparaisons de séries comme Durkheim le faisait en matière de suicide et analyses secondaires de bases de données).
  • [8]
    On n’évoque ici que les masters recherche car tel est notre objet et celui, principal, du colloque. Pour tout ce qui relève de la « pragmatique » d’aide des médecins et de la formation alimentant les spécialisations infirmières de haute technicité accompagnant les dynamiques scientifiques biomédicales, les masters professionnels offriront le haut niveau de technicité requis. Certains titulaires de masters professionnels pourront emprunter la passerelle menant à la voie de la recherche s’ils ont acquis le goût de la connaissance dans leur parcours.

1Cette synthèse « problématisée » est organisée en trois temps :

  1. La double face de la connaissance infirmière,
  2. Les exigences de la recherche,
  3. Les perspectives en matière de concrétisations et de conditions de réalisation : La connaissance et « l’universitarisation » comme processus.

La double face de la connaissance infirmière

2Sur l’ensemble des interventions plénières et des tables rondes, on note une tension, quelquefois une contradiction, entre, d’un côté, la volonté d’ancrer le savoir infirmier dans le « faire », dans la « situation de soin », dans l’acte – et donc dans le face à face soignant – malade et, de l’autre côté, la prise de recul nécessaire au travail d’objectivation, cet indispensable travail du chercheur consistant à interpréter théoriquement des résultats de recherche ou à les cadrer dans des théories, éventuellement des « modèles » théoriques (pour utiliser un terme courant dans la profession). Ainsi, on affirme, à la fois, la nécessité de « changer pour « s’universitariser » (L. Jovic) et aller vers la recherche, construire des projets, tout en voulant rester le même, c’est-à-dire nécessairement attaché, voire rivé, à la situation de soin, à la relation directe dont M. Formarier a présenté une typologie des plus utiles. De leur côté, C. Dubois-Fresney et M.-A. Coudray ont également insisté sur l’importance de la relation d’aide, même si la dernière, a montré, dans une perspective dynamique, que le droit (en particulier les règles encadrant les professions infirmières) n’est pas figé, que l’appareil juridique est une construction sociale déterminée historiquement par les actions et les stratégies, comme toute forme d’institutionnalisation.

3Les orateurs pensent, pour la plupart, que ce n’est pas contradictoire et qu’une profession peut, en effet évoluer sans changer fondamentalement, toute la question étant alors de savoir de quelle nature serait cette « mutation » partielle, pour utiliser un terme plus lamarckien que darwinien. L’étude de cas proposée par D. Lecordier et différents exemples donnés par M. Formarier (tout comme dans certains ateliers), semblent abonder dans ce sens et appuyer l’idée de mutation professionnelle progressive. Dans ce cadre, la meilleure manière de produire des connaissances utiles à la profession et à la recherche, consiste à tirer le savoir des nombreux cas cliniques qu’offrent les situations thérapeutiques. Cette manière de produire des connaissances est importante, légitime, incontournable : elle est nommée, par différents intervenants (et on l’appellera dans la suite de cet exposé), la « Recherche Infirmière Clinique » (RIC). Cette RIC consiste donc à conceptualiser à partir des situations de soin, des problèmes que les situations de soin engendrent, des expériences vécues par les soignants (dont on peut faire une analyse secondaire, a posteriori) ou encore en construisant des variables contextuelles permettant de mieux expliquer un phénomène (cf. la recherche de D. Lecordier). La RIC est une démarche classiquement inductive. Mais est-ce la seule base envisageable pour la construction et la consolidation des savoirs infirmiers ? Ce n’est pas certain, en particulier lorsqu’on écoute l’exposé de Y. Cohen.

4Le travail de passage de la situation « chaude », la relation entre le sujet malade et le soignant, à l’analyse froide et objective engendre du désenchantement. En effet, le travail de l’infirmière, lorsqu’il s’appuie sur une analyse psycho-sociologique du contexte du soin, relève quelquefois d’une forme d’enchantement de la relation (au sens premier du terme s’agissant du soin intelligemment mené en chansons qu’évoque l’expérience relatées par T. Psiuk) non incompatible avec une production de connaissances circonstancielles relevant du diagnostic ; ce travail d’information est déjà une forme d’objectivation, de transformation en objet de recherche de ce qui ressortit au sujet soigné. Lorsque le sujet soignant est aussi un sujet cherchant sa relation au malade (ou à l’usager du soin non nécessairement malade) n’est plus strictement une relation sujet – sujet : elle relève aussi de la relation d’objet, au moins partiellement. L’infirmière passe d’un pur face à face, plus ou moins médiatisé par des outils techniques, à un vis-à-vis chercheur soignant – système de la connaissance infirmière. Cette distinction [1] entre le soignant et le cherchant est fondamentale, même si les deux statuts se renforcent mutuellement dans la dynamique de la situation.

5La RIC, forme particulière d’induction, se produit toujours par itération entre des temps thérapeutiques et des suspensions de l’action pour les besoins de l’analyse. Cette situation dynamique à la base de la RIC et cette complémentarité de l’analyse et de l’action ont été également illustrées par l’exemple clinique en psychiatrie que D. Friard a proposé. Le cas dit « Aline » est exemplaire à un double titre. Il l’est par l’itération analyse - action, immédiatement nécessaire dans toutes les situations de soin mais beaucoup plus délicate et essentielle s’agissant de soins psychiatriques du fait de la réflexivité multiple et des effets en temps réel de toute mise en actes de constructions compréhensives. Cet exemple est, par ailleurs, exemplaire de ce que l’on peut tirer, après coup, de l’analyse approfondie d’un cas. A l’instar de Freud, qui le faisait abondamment, la valeur du diagnostic repose sur la recherche de facteurs explicatifs externes ; elle suppose aussi la connaissance fine des éléments biographiques. Mais pour bien soigner Aline, l’empathie reste nécessaire à tous les stades du processus et persiste même a posteriori, comme en témoignent certains termes, utilisés par D. Friard, tels que « horreur », « insupportable »… Bien que combinant analyse et action, bien que produisant à la fois de la connaissance et du soin, même si l’on relate une expérience passée, on reste ici dans le « chaud », dans la proximité, dans une relation qui ne pourra jamais refroidir totalement par un travail d’objectivation.

6La relation d’aide, le don (mots revenant souvent chez les orateurs du congrès et cela coïncide avec les motivations que rappelle C. Dubois-Fresney), étant structurellement inscrits dans le soin infirmier – même si la technicité normalise ou standardise la relation via les protocoles – la RIC ne débouche sur des connaissances transversales que par la dynamique de l’itération (à condition qu’elle soit mémorisée) et par l’analyse secondaire d’expériences trop rarement écrites, le plus souvent constitutives d’une mémoire collective orale. Ces deux sources de la RIC restent toujours chaudes ou tièdes à la base, car colportant toujours la chaleur du face à face. Ce n’est que par la fixation écrite, que l’on passe au vis-à-vis et que, par l’institutionnalisation sur des supports externes à la relation (même si certaines informations et techniques d’investigation, telles que les entretiens, passent par de la relation), de la connaissance se produit réellement comme une lave qui durcit en refroidissant. Mais cette concrétisation des savoirs-faire en connaissances scientifiques exige aussi une totalisation, un travail de synthèse surplombant les particularités locales. C’est pourquoi, il convient de généraliser.

7Dans un contexte, dûment rappelé par G. Jobert, de besoins croissants de santé – croissance tendancielle sur laquelle il conviendrait de s’interroger alors que l’espérance de vie augmente parallèlement, alors que l’hygiène s’améliore dans l’ensemble, tout comme les pratiques ordinaires a effets prophylactiques de plus en plus diffusées dans la conscience sociale – est-ce seulement « au plus près du corps des malades » et « du point de vue du travail » que l’on peut et doit produire des connaissances ? Certes, cette première base est nécessaire à la recherche infirmière, on l’a dit ; mais elle ne saurait être la seule, à la fois pour des raisons logiques et sociologiques.

8Trois intervenants du congrès permettent de comprendre pourquoi l’autre face de la connaissance infirmière est tout aussi cruciale que la première (que la RIC). Comme l’a montré F. Acker, les soins sont segmentés, alors que M. Poisson insiste sur la dépendance infirmière dans le cadre d’un champ cloisonné. Si les temporalités des uns et des autres ne coïncident pas (F. Acker) et si l’identité professionnelle divisée ne peut constituer la base, le socle constructif d’une discipline autonome (M. Poisson) [2], c’est que le milieu est morcelé selon les logiques de la division du travail médical. Un corpus de connaissances cohérent peut-il surgir du morcellement ? La RIC est protéiforme car déterminée, dans ses contenus, par ces spécialisations ; c’est pourquoi la recherche infirmière exige des facteurs d’unité transversaux aux champs cliniques de plus en plus nombreux et spécifiques qui particularisent toujours plus la pratique. Ce n’est donc pas sur la base d’une telle pratique éclatée qu’une théorie surplombante, qu’une recherche fondamentale garante d’unité d’un macro-champ de connaissances, peut se constituer. Au contraire, souligne C. Debout, « la théorie doit [aussi] guider la pratique ». En effet [3], la recherche appliquée ne peut conserver son efficacité sans un arrière-plan fondamental unifiant des savoirs toujours plus composites et « pointus » [4]. Mais quelle théorie et comment peut-elle se construire à côté de la RIC ?

Les exigences de la recherche en soins : à côté de la RIC et de la médecine

9Tout comme le corps à corps ou le face à face n’est pas la base principale de la connaissance médicale, les pathologies étant plutôt inscrites dans les corps au même titre qu’un programme général se décline de manière particulière dans chaque « terminal », la recherche infirmière doit aussi sortir du biologique pour analyser les conditions d’existence des problèmes que rencontrent les soignants en situation et leurs causes profondes. Par ailleurs, elle ne peut exister de manière quelque peu autonome sans des modèles et des théories distincts de ceux qu’utilise la médecine, c’est-à-dire des modèles et des théories (mais aussi des protocoles) des sciences de la nature et de la vie, en particulier de la biologie. D’où et comment, hors la RIC souvent particularisante, peuvent surgir de tels modèles théoriques nécessaires à une recherche en matière de santé mais qui ne serait pas de type médical ? Les exposés donnent quelques pistes mais il faut aussi extrapoler un peu pour mieux tracer des perspectives, voire des scénari(os) de prospective. Répondre à cette question suppose de se demander, au préalable, ce qui, hors de « la situation » (définie si clairement par M. Formarier en partant de Lagache), peut se révéler utile non pas directement aux soins infirmiers définis pas leur dépendance et leur ultra-spécialisation pour la plupart d’entre eux, mais à la recherche pour que l’enseignement et les soins infirmiers évoluent dans le sens d’un progrès humain ? Quels contenus pour cette théorie devant, sur le mode hypothético-déductif plus conforme aux sciences humaines que le pur inductif, guider la pratique ? Au-delà de la nécessaire rupture épistémologique (C. Debout) de toute discipline scientifique, quels contenus spécifiques peuvent constituer ladite discipline ?

10Pour simplifier l’exposé, on peut nommer provisoirement cette seconde voie pour la connaissance infirmière, comme le proposait J.F. d’Ivernois mais, dans sa perspective, plutôt pour baptiser la RIC. On peut proposer le terme « anthroposunie » [5] pour désigner le champ de connaissances fondamentales devant nécessairement exister pour que la recherche appliquée, la RIC, prenne un sens autonome à terme. Si l’on accepte provisoirement ce nom de champ, on peut dire que l’anthroposunie est transversale aux spécialisations de la RIC que l’histoire, tant de la médecine que des hôpitaux, déterminant les spécialités de la profession infirmière et des autres professions para-médicales, a fait surgir. Quels domaines, en transversalisant les spécialités bio-médicales et infirmières, permettraient de lui donner une unité et un autre type de cadrage théorique que les théorisations a posteriori et par induction de la RIC ? Les grandes lignes de cette Recherche en Anthroposunie (REA), du moins au stade actuel de sa constitution préalable, sont déjà en germe dans certains exposés du congrès. En effet, M.A. Coudray, M. Formarier et D. Lecordier ont évoqué les besoins, la qualité de la vie, la mort ou le rapport à la mort. De telles notions sont déjà des « modèles théoriques » circulant dans la profession mais sont à enrichir par de nouvelles recherches et à réactualiser en permanence pour constituer une REA.

11La connaissance des besoins, de la qualité de la vie, de la mort ne sont pas toujours (voire rarement) accessibles à partir des « situations » et donc de la RIC. C’est un travail de totalisation plus synthétique qu’analytique qui convient pour la produire. D. Lecordier évoque aussi le rapport au corps, à l’alimentation ; l’investigation dans ces domaines appartient à la REA. Ces questionnements ne relèvent pas du biologique et donc de la médecine. Chez l’humain, la culture supplante la nature. Le rapport au corps, à la mort, à l’alimentation et même aux fonctions physiologiques de base (évacuation des déchets, etc.) sont éminemment symbolisés chez l’humain ; la biologie n’est donc que très peu utile pour les comprendre dans la perspective infirmière de la REA. Les êtres humains modèlent leur corps depuis trois millions d’années. Alors que les lois darwiniennes de l’évolution déterminent les mutations génétiques des espèces animales et végétales, c’est l’histoire culturelle et sociale qui constitue et transforme l’humain. Le symbolique structure tous les faits sociohumains, contrairement aux phénomènes biologiques et l’humain produit sa nature externe et interne, à la différence des autres espèces [6]. La REA n’est pas directement accessible à partir des situations de soin ; elle suppose une construction hypothético-déductive. La compétence « anthroposunique », à côté des compétences en susceptibles de constituer, au moins en partie (la liste n’est qu’indicative et doit être complétée), les fondamentaux de la REA :

  • la parentalité et ce qui l’accompagne : l’enfant, la famille, tant en situation d’enfantement que comme contexte familial de l’usager du soin ;
  • les normes, les interdits et les valeurs tant en matière de santé que plus globalement, de même que le rapports à la norme et les capacités de transgression (enjeux éducatifs, par exemple en pédiatrie ou pour les diabétiques) ;
  • le corps, le rapport au corps, le vieillissement, la « cosmétique » en tant qu’esthétique du corps (et tous les symboles qui les accompagnent) ;
  • les comportements et modes de vie pathogènes (sédentarité excessive, alimentation non équilibrée, etc.) ;
  • les facteurs et acteurs de la qualité de la vie à tous les âges de la personne et dans différentes circonstances (tels les situations de normalité faisant déjà beaucoup varier les conditions de vie, mais aussi en matière de handicap partiel ou d’invalidité, etc.) ;
  • les faits socio-sanitaires ou les problèmes sanitaires transversaux (ce que la médecine nomme épidémiologie) et qui relèvent bien souvent des « socio-pathologies » (toxicologie, alcoolisme, stress, dépressions, suicides, maladies professionnelles, etc.) ;
  • les cadres de vie et environnements à risques sanitaires (pollution, radioactivité, alimentation porteuse de résidus toxiques, etc.) ;
  • toutes les formes de vulnérabilité sociale ;
  • les aspects socio-humains de l’hôpital…
Cessons cet inventaire, nécessairement incomplet, dont l’objectif est de montrer les objets de recherche transversaux importants pour les soignants mais étrangers au champ bio-médical. Nous n’avons pas évoqué dans cette liste les objets de recherche des disciplines (principalement sociologie, anthropologie, psychologie) constitutives des savoirs infirmiers et enseignées en IFSI : par exemple, les travaux sur l’anxiété, les classes sociales, la parenté, etc.) disciplines obéissant à leur propre dynamique. L’important, pour préciser et compléter cette liste, est de relever ce qui transversalise les compétences des soignants appartenant à des services hospitaliers aussi différents que, par exemple, la gériatrie, l’ORL, les urgences, la chirurgie, la cancérologie, la pédiatrie, etc. Ce sont les nouveaux concepts, surgissant à mesure que les recherches se réaliseront, qui jetteront des ponts non seulement entre disciplines mais aussi entre secteurs du soin, permettant ainsi d’enrichir également l’appareil conceptuel utile à la RIC. A cet égard, le modèle des STAPS que J.-P. Escriva a fort clairement présenté, apparaît comme un contre-modèle pour la recherche infirmière. Si seulement 1 % des thèses de STAPS associent au moins deux disciplines constitutives de ce champ, c’est que le morcellement des objets de recherche, toujours plus « pointus » à mesure que ces objets sont définis par les besoins industriels, interdit une interdisciplinarité qui aurait pourtant dû enrichir le regard en matière d’activités physiques et de sports. Les dynamiques de domination, notamment par les modèles de la biologie et les neurosciences, ont ici joué dans un sens contraire à une connaissance vraiment transversale. C’est pourquoi il convient de considérer la constitution d’un domaine autonome de recherche infirmière comme un processus semé d’embûches.

La connaissance et « l’universitarisation » comme processus

12Le chemin pour construire une autonomie dans la RIC et dans la REA est semé d’embûches. L’histoire et l’analyse comparatives présentées par Y. Cohen, Y. Bourgueil et J.F. d’Ivernois montrent qu’un champ de connaissances ne se constitue jamais, dans l’histoire des sciences, sans conflits. Ces conflits renvoient aussi bien à des luttes de concurrence très darwiniennes et territoriales qu’à des divergences en matière d’orientations culturelles et d’intérêts sociaux. Un des modèles possibles est celui du Québec ou des États-Unis évoqués tant par Y. Cohen que par C. Debout : des docteurs en sciences sociohumaines (donc titulaires de titres qui existent déjà) travaillent à la connaissance infirmière grâce à des bourses ou à des allocations spécifiques. F. X. Schweyer a souligné l’importance de la prise de parole des infirmières. Elles le feront d’autant plus et mieux qu’elles deviendront docteurs, en trouvant les alliés évoqués par F. Acker, principalement en sciences socio-humaines, dynamique d’ores et déjà en cours à observer le nombre de doctorants (et les quelques docteurs) issus de la profession infirmière ou de sa périphérie immédiate. Les alliés de la RIC et de la REA ne sont pas, à l’évidence tout à fait les mêmes [7]. Mais les deux réseaux sont également nécessaires et il est probable que la véritable autonomie se trouve(ra) en absorbant pour partie mais aussi en renvoyant dos-à-dos les savoirs biomédicaux et ceux des sciences sociohumaines déjà établies (à l’instar d’une élévation dans une cheminée par double appui sur les parois).

13Les partenaires de la RIC ressemblent beaucoup à ceux de la recherche biomédicale (équipementiers, industrie pharmaceutique, etc.). Pour la REA, le partenariat est plus complexe car le contre-exemple des STAPS nous montre la difficulté à mettre en œuvre des recherches fondamentales pourtant nécessaires aux recherches appliquées, ce qui est vrai pour toutes les disciplines scientifiques. Mais qui peut dépasser les intérêts immédiats pour promouvoir un intérêt collectif à long terme, en matière de prévention surtout, hors de l’État et des grandes Collectivités territoriales comme les régions ou l’Europe ? Il faudra inscrire dans la mémoire collective de la profession que si les financements de recherche destinés aux performances des athlètes ont supplanté les recherches en matière de bien-être des populations (dans le contre-modèles des STAPS), c’est que les intérêts immédiats que privilégie l’industrie ont supplanté les objectifs à long terme de santé publique et la prévention. C’est dans le service public de santé que le noyau dur de la Recherche infirmière conservera son essence et peut-être son âme (ce qui n’interdit pas la collaboration avec des cliniques privées ou des travaux avec des IDE libérales, notamment en matière de diagnostic infirmier ou d’expérimentation).

14La page blanche de la recherche est à écrire par les membres de la profession soucieux de se lancer dans cette aventure collective et dans la bataille pour créer un rapport de forces favorable à la véritable construction d’une discipline autonome. Cela passe par des actions très concrètes telles que les demandes d’informations et de financements en matière de Masters recherche ouverts à la RIC et à la REA en vue de réaliser des thèses de doctorats dans ces deux voies. Mais cette page ne pourra être écrite sans des soutiens « hors champ », par des acteurs qui peuvent offrir les conditions de possibilité de la recherche. Il faudra sans doute d’autres congrès comme celui-ci pour avancer dans cette écriture. Le temps est d’autant plus nécessaire que la science est une machine à sédimenter : elle est impossible sans la mise en mémoire des strates successives de connaissances produites. Ce cumul forme la mémoire collective scientifique dont certains sociologues durkheimiens de la vieille école (comme Bouglé) disaient qu’elle favorise et transforme la socialisation, en versant toujours plus de connaissances dans le domaine public, et constitue une des composantes du progrès de l’Homme. Les conditions de sédimentation d’une discipline sont nombreuses. En voici quelque-unes :

  1. Contrairement à l’artiste, qui, certes, peut s’opposer à des formes esthétiques le précédant mais ne les intègre pas nécessairement dans son propos, le scientifique est obligé de tenir compte des connaissances antérieures à ses recherches. Les bilans et « revues de littérature » seront favorisés par le financement dynamique de fonds d’archives, de revues et d’éditions constituant les supports mémoriels de la discipline.
  2. Susciter des réseaux de chercheurs en RIC et en REA sur le modèle des GDR du CNRS en retrouvant les docteurs ex-infirmiers de différentes disciplines acceptant de former ces réseaux auxquels les étudiants devront être intégrés dès le master recherche [8]. Ces réseaux sont la base et le vivier de constitution des futurs laboratoires de recherche.
  3. Susciter les vocations à la recherche des jeunes IDE en École de Cadres, voire dès la fin de leur formation en IFSI, en montrant que les masters recherche et professionnels accueillent déjà d’anciennes infirmières en vue de la préparation de doctorats en sciences sociohumaines principalement. Intégrer ces docteurs issus de la profession dans les équipes de formateurs en IFSI et en École de cadres sur le modèle de l’enseignant-chercheur universitaire partageant son temps entre enseignement et recherche alimentant l’un(e) avec l’autre. Créer des postes équivalant aux Maîtres de Conférences en IFSI et EC.
  4. Des bourses et allocations de recherche (régionales, nationales, européennes) sont à multiplier, pour financer des thèses d’abord dans le cadre des laboratoires existant déjà en sciences sociohumaines, puis dans les futurs laboratoires qui se créeront via les réseaux évoqués au point précédent.
  5. Enfin et surtout, en attendant la conversion du statut de formateur en IFSI en celui d’enseignant-chercheur, la formation continue doit permettre aux cadres enseignants ou aux cadres en soins de dégager du temps de formation pour suivre des masters puis réaliser des doctorats (congés, statuts hybrides, etc.). Les associations et les syndicats ont un rôle essentiel à jouer en la matière, pour faire pression sur les instances et les institutions, pour obtenir des moyens concrets pour la recherche. Cela a été dit plusieurs fois durant le congrès : ce n’est pas l’infirmière de base en service qui pourra faire de la recherche (même si elle peut participer à des protocoles de RIC ou de REA). En revanche, il appartient aux appareils de soins de prévoir et de programmer le passage de l’IDE de base devenue cadre à l’étudiante en Master recherche. Tel est le premier pas individuel et collectif à accomplir pour avancer vers la recherche infirmière.


Mots-clés éditeurs : domains, connaissance infirmière, émergence d'une discipline, recherché, conditions, niveaux, exigencies

Date de mise en ligne : 11/01/2014

https://doi.org/10.3917/rsi.093.0129

Notes

  • [1]
    Pour la présentation de laquelle on emprunte le vocabulaire de Ricœur (dans son ouvrage Temps et récit).
  • [2]
    Cette autonomie infirmière ne peut s’asseoir sur le principe des aspects relationnels du soin infirmier qui le distinguerait du soin médical impersonnel selon un discours classique dans le milieu. En effet, rappelle M. Poisson, le médecin est tout autant en relation avec ses patients que l’infirmière. On peut d’ailleurs élargir ce point de vue en montrant que les infirmières, même ajoutées aux médecins, n’ont pas l’apanage du relationnel : le sociologue durkheimien Maurice Halbwachs évoquait déjà, en 1913 (La classe ouvrière et les niveaux de vie), l’ensemble des profession relationnelles dont la matière est humaine : les soignants, mais aussi les enseignants, les responsables de services, les commerçants, etc.
  • [3]
    Le mouvement des chercheurs la montré pour d’autres disciplines.
  • [4]
    A regarder de près l’ensemble des thèses soutenues en médecine générale (on l’a fait pour une année de référence, 2004, au CHU de Nantes), on constate d’ailleurs que seulement un tiers des thèses correspondent à une RIC médicale très spécialisée et que la moitié, à peu près, des thèses sont construites sur des objets de recherche très transversaux et assez proches de ce que des infirmières pourraient faire (certaines thèses de médecine posant des questions de type sciences humaines et sociales) …
  • [5]
    Ce terme n’est qu’une proposition à valeur heuristique et méthodologique. Aucun copyright n’est déposé sur ce néologisme. C’est à la profession de s’approprier, par un brainstorming à large échelle qui ferait surgir d’autres idées et dénominations, un nom unificateur dans ses débats internes.
  • [6]
    Pour un développement de ces idées, voir notre livre Critique de la déraison évolutionniste (L’Harmattan, 2006).
  • [7]
    Tout comme les techniques d’investigation sont assez distinctes : la RIC privilégie les techniques expérimentales alors que la REA peut certes les utiliser mais travaillera surtout à l’aide d’observations, tant qualitatives (méthode ethnologique) que quantitative (comparaisons de séries comme Durkheim le faisait en matière de suicide et analyses secondaires de bases de données).
  • [8]
    On n’évoque ici que les masters recherche car tel est notre objet et celui, principal, du colloque. Pour tout ce qui relève de la « pragmatique » d’aide des médecins et de la formation alimentant les spécialisations infirmières de haute technicité accompagnant les dynamiques scientifiques biomédicales, les masters professionnels offriront le haut niveau de technicité requis. Certains titulaires de masters professionnels pourront emprunter la passerelle menant à la voie de la recherche s’ils ont acquis le goût de la connaissance dans leur parcours.

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