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Article de revue

Le concept de compétence en regard de l'évolution du travail : Définitions et perspectives

Pages 16 à 24

Notes

  • [*]
    Conférence présentée aux Journées d’Etudes de l’ARSI en janvier 2006
  • [1]
    Dans cet article, comprendre systématiquement le terme de diagnostic au sens où l’entendent Hoc et Amalberti, c’est-à-dire « … une activité de compréhension d’une situation, pertinente à une décision d’action ». (Hoc et Amalberti, 1994, p. 179). Ainsi, le diagnostic n’est pas compris dans le sens habituellement en usage lorsqu’il s’agit de diagnostic médical.
English version

Historique de l’analyse du travail

1Longtemps, l’analyse du travail s’est centrée sur la productivité avec des outils développés par les gestionnaires pour accroître la rentabilité des entreprises. La tâche était découpée en petites unités, et chaque ouvrier prenait une place très précise dans la chaîne de production : c’est le phénomène de la taylorisation. Dans le début des années 80, on observe une tendance à la « détaylorisation » des entreprises. Selon Schwartz (1985), cette évolution est liée à des crises du travail apparues dès 1968. Des modifications profondes du rapport que l’ouvrier entretenait avec la productivité ont bouleversé les valeurs dominantes au travail. Les critères traditionnels plus ou moins opératoires se sont affaiblis : différence entre conception et exécution, entre travail manuel et intellectuel, entre sciences et production. Ainsi, le travail ne peut désormais être analysé sous l’angle de sa production effective, puisque de plus en plus souvent, le rapport entre les moyens octroyés et les résultats obtenus n’est pas direct.

2Ces changements profonds des activités de travail - tels que l’arrivée en force de l’informatique et l’automatisation des chaînes de production - ont nécessité une nouvelle organisation et ont mis en évidence les limites des outils de gestion des entreprises utilisés précédemment. Des critères tels que la distribution des salaires, la taille de l’entreprise, les branches d’activités concernées, le degré de taylorisation, le type de produits ou de tâches effectuées ne rendaient pas compte de la réalité des conditions de travail, ni de la nature des changements de celui-ci. D’autres outils statistiques ont été développés : temps de présence dans l’entreprise, temps de passage entre deux pièces à usiner, types d’outils à manier et de machines à surveiller. Ces indicateurs ne donnaient pas d’information sur les réflexions mobilisées par le travailleur durant l’activité. Ainsi, les changements de l’activité ouvrière ont rendu nécessaire un développement de l’analyse du travail sous l’angle du travailleur et non plus uniquement de sa production. Cette transformation paradigmatique présente un défi : celui de la formalisation de processus individuels et collectifs très complexes, qui ne peuvent être directement mis en mots.

3L’homme doit être mis au centre de cette réflexion sur le travail, dans sa manière de s’investir, mais aussi comment l’entreprise investit cette ressource humaine.

4Au cours de cette réforme, le terme de « qualification » glisse vers celui de « compétence ». Il ne s’agit pas uniquement d’un glissement sémantique, mais il traduit bien les nouvelles approches de l’analyse du travail. L’ouvrier devient opérateur, il construit sa compétence, et développe ses savoirs. Il est acteur de sa propre évolution, et n’est plus considéré uniquement pour une qualification précise qu’il peut faire valoir en lien avec des tâches délimitées. Pour Stroobants, « le savoir perd son statut d’objet pour gagner en attribut du sujet […] et la relation cognitive tend à se définir sur le mode de l’être (être compétent) et non plus sur celui de l’avoir (avoir un savoir, au risque de le perdre) ». (Stroobants M., citée par Aubret et al. p.33)

5En France, l’analyse psychologique du travail a pris ses racines par les contributions de nombreux auteurs (Ombredane et Faverge 1955 ; De Montmollin 1974, 1984 ; Leplat et Cuny 1984 ; Leplat et Hoc 1983).

6Les visées poursuivies en analyse du travail ont pu être de nature très diverses : gestion du personnel, ergonomie ou formation. De ce fait, cette discipline peut prendre des formes très variées.

7Une des approches possibles passe par l’étude de deux notions importantes : la tâche et l’activité. Pour Leplat, (2004, p.102) « la tâche c’est le but à atteindre et les conditions dans lesquelles il doit être atteint. L’activité, c’est ce qui est mis en œuvre par le sujet pour exécuter la tâche. » Ainsi, la tâche est une prescription externe à l’opérateur, ce qui n’est pas le cas de l’activité qui rend compte de l’engagement de l’opérateur, de ses compétences, ses motivations et son système de valeurs (Leplat, 1997).

8L’articulation entre ces deux notions a été travaillée par de nombreux auteurs (Leplat et Hoc 1983 ; Leplat et Cuny 1984 ; Hoc 1980) et est au cœur des démarches en analyse du travail. En effet, la tâche permet de rendre compte des caractéristiques spécifiques à un poste de travail étudié. Au sens large de son acception, elle prend en compte les conditions extérieures qui influencent l’activité.

9La tâche prescrite est à distinguer de la tâche effective. De ce fait, l’analyse du travail par l’étude de ses aspects prescrits n’est pas satisfaisante. Tout protocole, même s’il a pour prétention de décrire la tâche à mener dans sa totalité, ne pourra prendre en compte l’entier de l’action effectuée, ni la manière dont l’opérateur aura mis en œuvre ses compétences dans l’action. En effet, le premier défi d’un protocole est la description in extenso de toutes les étapes à réaliser. Un listing détaillé le rend peu opérationnel. A l’inverse, une procédure trop synthétique devient insuffisante pour effectuer la tâche. D’autre part, les directives ne peuvent pas prendre en compte le contexte exact dans lequel s’inscrit la situation. Celle-ci est singulière, elle a ses caractéristiques et ses contraintes spécifiques.

10Dans le déroulement d’une situation, des imprévus peuvent survenir qui modifieront le cours de l’action prévue. (Theureau, 1992)

11Finalement, l’opérateur lui-même est singulier. Il a construit sa compétence d’une manière qui lui est propre, son histoire et ses expériences sont singulières. C’est pourquoi la tâche et les caractéristiques de l’opérateur sont à envisager conjointement. C’est en fonction de ses caractéristiques personnelles que l’opérateur va déployer une certaine activité pour effectuer la tâche.

12Cette activité aura deux effets :

  • Atteinte d’un certain niveau de performance lié à la tâche, évaluable grâce à des critères prédéfinis tels que les objectifs finaux.
  • Conséquences pour l’opérateur : atteinte d’un certain degré de satisfaction, acquisition de savoirs expérientiels en lien avec la tâche effectuée, fatigue liée à l’activité. (Falzon et Teiger, 2004, p.151)
Ainsi, comme le dit Davezies (1995), l’opérateur tentera de manière permanente d’assurer l’efficacité de son travail tout en « économisant » son investissement par le choix de modes opératoires appropriés.

13Cette régulation doit parfois tenir compte d’autres éléments, tels que la nécessité de surinvestir son travail pour éviter la perte d’un emploi ou pour augmenter la qualité de la performance (Teiger, 1980). Le parcours professionnel de l’opérateur influencera aussi la représentation qu’il se fait de la tâche à effectuer (Visser, Falzon, 1992). Cette représentation influencera la manière dont la tâche sera réalisée.

14Finalement, la compréhension des prescriptions peut varier selon l’opérateur. La distinction est à faire entre tâche prescrite et tâche comprise et entre prescription explicite et prescription implicite. En effet, aux procédures écrites peuvent s’ajouter des consignes implicites généralement amenées par oral (Veyrac, 1998).

L’organisation du travail entre taylorisme et compétence

15Lorsqu’une organisation du travail est taylorienne, l’opérateur doit être capable d’effectuer des opérations prescrites. Celles-ci sont déclinées en listes qui se veulent exhaustives. Cette décomposition de la tâche à effectuer échappe à tout traitement opératoire et perd son sens. Ainsi, le travailleur est réduit à l’exercice d’un savoir-faire : il ne s’agit donc plus de compétence. A contrario, quand une organisation du travail fait appel à l’initiative et à la polyvalence de l’opérateur, c’est une compétence ayant trait au savoir-agir qui sera mobilisée : faire face à l’imprévu, innover ou décider dans des situations incertaines (Le Boterf, 2002).

Historique de la notion de compétence

16Selon Foulquié (cité par Aubret et al., 1993, pp.29-30) le mot compétence vient du terme latin « competens », participe présent de « competer » : aller (petere), avec (cum), ce qui signifie : convenir, être adapté à …

« Dès le Moyen-Âge, cette notion est employée au singulier et accolée au verbe avoir pour légitimer et reconnaître le pouvoir et l’autorité d’une structure notamment juridique à agir : ‘elle a compétence pour…’. »
(Chaboissier et Letourneau, 2002, p.27)
Dès la fin du XVIIème siècle, la compétence désigne par extension, selon le Robert, « … une connaissance approfondie, reconnue, qui confère le droit de juger ou de décider en certaines manières. » (Foulquié, op. cit. p. 19)

La compétence individuelle : définitions

17De nombreux auteurs s’accordent pour dire qu’il manque une définition forte de cette notion (Le Boterf, 2002) (Gilbert, Parlier, 1992). En effet, utilisée dans une grande diversité d’acceptions, elle ne peut devenir un concept clair tant elle est polysémique. Ainsi, elle pourrait devenir un « mot-valise », vidé de tout sens.

18Cette notion de compétence est largement utilisée dans différents champs des sciences humaines : psychologie, sociologie, ergonomie ou pédagogie.

19Nous vous proposons ici quelques définitions complémentaires.

20La première s’intéresse aux ressources du sujet dans l’élaboration de la compétence :

  • La compétence, c’est…. « L’ensemble des ressources que nous mobilisons pour agir. [La compétence est] la capacité d’un sujet de mobiliser tout ou une partie de ses ressources cognitives et affectives pour faire face à une famille de situations complexes. Cela laisse entière la question de la conceptualisation précise de ces ressources, des relations qu’il faut établir entre elles et de la nature du « savoir mobiliser ». Penser en terme de compétence, c’est penser la synergie, l’orchestration de ressources cognitives et affectives diverses pour affronter un ensemble de situations présentant des analogies de structures ». (Perrenoud, 1996, pp.15-16)
Les deux définitions ci-dessous évoquent l’articulation entre compétence et action :
  • Pour Malglaive (cité par Aubret et al., 1993, p.30), la compétence est « … un savoir en usage désignant une totalité complexe et mouvante mais structurée, opératoire, c’est-à-dire ajustée à l’action et ses différentes occurrences ».
Wittorski (1998, p.60) introduit la notion de reconnaissance sociale de la compétence :
  • « Finalisée, la compétence est produite par un individu ou un collectif dans une situation donnée et elle est nommée/reconnue socialement. Elle correspond à la mobilisation dans l’action d’un certain nombre de savoirs combinés de façon spécifique en fonction du cadre de perception que se construit l’acteur de la situation. »

Mais qu’est-ce que l’action ?

21Rappelons ici que l’action est « située » : elle est insérée dans un contexte particulier, sans cesse mouvant. L’action se présente comme « une totalité dynamique. » Elle prend place dans un continuum de temps, elle n’est pas isolée : les actions se succèdent les unes aux autres. Le séquençage d’une activité en succession d’actions nécessite de passer par une étape d’analyse.

22Une action ne peut être analysée pour elle-même : pour la comprendre, il est nécessaire de faire référence aux phénomènes cognitifs qui l’ont engendrée. Pensée et action sont prises en compte conjointement, même pour les activités qui semblent les plus répétitives. Ainsi, l’action est indissociable de l’opérateur : elle est une « création continue de l’opérateur », dans le sens où celui-ci mobilise sa pensée, développe ses intérêts, poursuit des buts. (Pinsky, 1987)

23De manière plus large, voici une définition centrée sur un changement d’attitude sociale des sujets humains par rapport au travail et à son organisation :

  • Pour Zarifian, (1999, p.70) « la compétence est la prise d’initiative et de responsabilité de l’individu sur des situations professionnelles auxquelles il est confronté. »
Cette notion de prise d’initiative fait reculer celle de la prescription pour lui substituer celle de l’autonomie du travailleur. Il y a engagement personnel du sujet qui prend en charge la situation, et se prend lui-même en charge face à l’activité à mener. « Une prise d’initiative est une action qui modifie l’existant, qui introduit du nouveau, qui commence quelque chose, qui crée. » (Zarafian, 1999, p.71)

24Toujours en lien avec les situations professionnelles, Zarifian (1999, p.74) propose aussi une autre approche de la compétence.

  • « La compétence est une intelligence pratique des situations qui s’appuie sur des connaissances acquises et les transforment, avec d’autant plus de force que la diversité des situations augmente. »

L’intelligence pratique

25La notion d’intelligence pratique évoque l’orientation vers l’action. Elle comporte une dimension cognitive et une dimension compréhensive. La dimension cognitive fait appel aux savoirs qui doivent être mobilisés dans la situation. Cette mobilisation doit se faire à bon escient : il s’agit de choisir quelles sont les connaissances utiles dans cette situation. Cela nécessite une compréhension de la situation, d’où la dimension compréhensive de cette intelligence. Cette dimension se développe particulièrement dans les situations d’interactions sociales, lorsque le sujet doit « décoder » les comportements de l’autre, dans le but d’ajuster son propre comportement afin d’obtenir le succès dans son activité. La réussite dans l’activité est un des enjeux de celle-ci. Les situations sont porteuses d’enjeux qui nécessitent d’être compris : le sujet doit être capable de replacer la situation dans son contexte plus large pour saisir les enjeux qui la sous-tendent.

Les connaissances acquises

26Le sujet doit toujours s’interroger sur la validité et l’éventuelle incomplétude des savoirs qu’il mobilise dans l’action. L’incertitude des acquis possédés permet la remise en question et l’ouverture à des apprentissages nouveaux, posture essentielle pour maintenir la compétence et ne pas la transformer en routine.

Compétence collective

27

« La compétence est la faculté à mobiliser des réseaux d’acteurs autour des mêmes situations, à partager des enjeux, à assumer des domaines de coresponsabilité. »
(Zarifian, 1999, p.77)

28Quand une situation complexe dépasse les compétences d’un travailleur, celui-ci doit être capable de faire appel à des compétences qu’il ne possède pas. Pour ce faire, il doit pouvoir bénéficier d’une organisation du travail facilitant l’accès à un réseau de travailleurs, ce qui est le cas dans les organisations qui travaillent dans la conduite de projets et favorisent les organisations de travail transverse.

29Les différents partenaires sollicités se mobiliseront dans une action commune s’ils partagent les mêmes enjeux et sont évalués par leur hiérarchie sur ces enjeux. Le partage d’enjeux n’a rien d’évident, car il peut renvoyer à des oppositions d’intérêts. Par exemple, dans une entreprise, la rentabilisation du capital devrait être un enjeu pour tous. En fait, selon le niveau d’emploi et le montant des salaires, un antagonisme peut se créer dans les différentes couches de la hiérarchie. L’ouvrier ne partagera pas les mêmes intérêts que le patron notamment sur le plan salarial, il n’aura pas les mêmes préoccupations que son patron concernant la rentabilisation du capital de l’entreprise.

30En sollicitant ses collègues, le travailleur aura un contact avec de nouvelles sources de connaissances, d’expertises et d’expériences. Plus la société dans laquelle il est inséré fait appel à des connaissances poussées dans le domaine scientifique ou technologique, plus l’individu pourra développer ses compétences. Ainsi, la compétence individuelle est fortement articulée à celle du collectif.

31La compétence collective d’une équipe de travail est supérieure à la somme des compétences individuelles qui la compose. En effet, le groupe favorise les interactions sociales et les effets de synergie des compétences de chacun.

32Pour y parvenir, les personnes constituant le groupe doivent partager un référentiel commun, un langage professionnel qui leur permet de se comprendre aisément. La coopération porte sur les mêmes enjeux. Ainsi, pour qu’il y ait une compétence collective, chaque membre du groupe doit posséder un référentiel individuel qui n’est pas une bribe du référentiel commun, mais qui est composé de l’entier de celui-ci. L’addition des référentiels individuels forme le référentiel commun qui est une synergie des différents points de vue. Cette synergie produit un nouveau référentiel plus complexe et en perpétuelle évolution. L’élaboration commune se construit en fonction de l’expérience de l’équipe, de sa confrontation au réel et de ses recherches collectives. Le référentiel commun est articulé aux situations, il est donc transitoire. Il doit évoluer en fonction des objets de travail pour garder sa pertinence.

33Pour se comprendre, l’équipe se dote non seulement d’une image opérative commune qui va bien au-delà de la compatibilité cognitive (référentiel commun), mais aussi d’un langage opératif commun. Ce langage comporte des codes spécifiques en relation avec les pratiques de l’équipe (Le Boterf, 1994). Par exemple, une étude menée notamment dans une salle de réveil d’un grand centre hospitalier universitaire, a mis en évidence que le langage utilisé par l’équipe soignante était très fortement codifié ce qui le rendait peu accessible aux non initiés. (Lanza, 2004)

34Certains auteurs se sont penchés sur la coopération des travailleurs dans l’action. Filliettaz (2002) a développé un modèle mettant en évidence la dimension interactionnelle de la coopération dans l’action : c’est le modèle de la pragmatique psychosociale. Cette approche se centre notamment sur la dimension langagière de l’interaction et sur la représentation de l’activité partagée ou non par les acteurs.

35Il est très difficile de décrypter comment une compétence collective peut se développer. Un point essentiel à respecter est la constitution d’un collectif de qualité, sa préservation et son bon fonctionnement. Il faut une certaine complémentarité pour que le groupe soit efficace. Paradoxalement, plus la compétence collective est forte, plus les compétences individuelles deviennent indispensables.

36Il faut donc préserver la compétence de l’individu tout en gérant le renouvellement des compétences au sein du groupe. C’est au prix de cet équilibre délicat que se maintient la compétence collective. Cette compétence collective circule dans des réseaux de travail formels et informels qui dépassent largement une équipe de travail constituée. Zarifian donne l’exemple d’une entreprise de télécommunications qui a dû se réorganiser de manière profonde. Dans cette entreprise, les travailleurs ont dû faire face à une destruction d’une grande partie des réseaux formels et informels de travail, ce qui a impliqué une diminution de la qualité des prestations et du rendement de l’entreprise avant que ces réseaux ne se recréent.

37Cet exemple illustre bien le nouveau type de relations instaurées entre l’individu et le collectif dans les organisations du travail. Cette articulation se développe de plus en plus. Ainsi, les dimensions communicationnelles et subjectives de la coopération supplantent désormais les interdépendances mécaniques telles qu’on les observe dans les chaînes de production. (Zarifian, 1999) Les entreprises souhaitent des collaborateurs compétents capables de travailler en réseau, et non des employés ayant une qualification limitée à leur activité usuelle.

Le modèle de contrôle cognitif en situation dynamique

38Nous avons vu précédemment que la notion de représentation joue un rôle important dans l’émergence de la compétence. Au niveau collectif, une représentation partagée est constitutive d’un référentiel commun à une équipe. Sur le plan individuel, la représentation qu’un travailleur a de l’activité qu’il doit mener le guidera dans son action. C’est la notion de « représentation praxéologique » développée par Filliettaz (2002,2003).

39Pour approfondir la notion de représentation en lien avec l’action, d’autres modèles existent en analyse du travail. L’un d’eux est particulièrement intéressant pour ce qui concerne l’action dans un processus dynamique, car il introduit de manière centrale le déroulement du temps durant l’action. Issu de la psychologie cognitive, ce modèle a été construit par Amalberti et Hoc (Amalberti et Hoc, 1994) qui se sont inspirés de l’échelle double de décision selon Rasmussen (1986).

40Il met en évidence le processus de diagnostic [1] et de prise de décision que les acteurs suivent dans les situations dynamiques complexes. Centré sur les fonctions cognitives du sujet, il peut s’appliquer à des opérateurs de professions très diverses, ce qui fait sa richesse. Par exemple, Amalberti et Valot (1990) ont repris les trois niveaux de connaissances énoncés par Rasmussen pour étudier le comportement de pilotes de chasse dans l’action. Macquet (2000) s’est appuyé sur le modèle d’Amalberti et Hoc pour mettre en évidence la construction de décisions dans l’action des joueurs durant des matchs de volleyball.

41Ce modèle est aussi très pertinent pour obtenir des clés de compréhension de la manière dont le soignant gère la complexité dans l’action, notamment quand il est confronté à des situations d’évolution très rapide.

42Le modèle de contrôle cognitif de l’activité se penche sur l’individu et non sur le collectif. Pourtant, il permet de comprendre comment des connaissances partagées par différents professionnels sont utilisées dans l’action singulière.

43Amalberti et Hoc postulent que durant l’action, l’opérateur se construit ou évoque une représentation de la situation, que les auteurs nomment « représentation occurrente », ou « représentation opérationnelle ». Face à un obstacle dans la réalisation de son action, l’opérateur va mobiliser des savoirs spécifiques à la situation pour nourrir cette représentation, qui sert de « chef d’orchestre » à l’activité, en permettant la formulation d’un diagnostic et une prise de décision qui conduira à des actions futures.

44Pour expliquer ce modèle et son intérêt dans l’étude de la compétence des soignants, nous proposons de l’examiner par le biais de l’exemple d’une infirmière en activité dans une salle de réveil d’un grand centre hospitalier.

45Le modèle cognitif de l’activité se décline en trois niveaux :

46Le premier niveau est celui des habiletés. Ce premier niveau, symbolisé par une succession de petits cercles sur le continuum de temps, correspond à l’exécution de procédures. Les cercles sont des successions d’action menées par le travailleur. A ce stade, l’opérateur détecte des données utiles pour obtenir un meilleur niveau de compréhension de la situation. Des diagnostics instantanés émergent, liés au contrôle immédiat de la situation.

47L’opérateur enclenche des processus automatiques qui aident à l’action (les routines). Dans la mesure du possible, le sujet assure un contrôle basé sur ces routines tant que celui-ci est suffisant pour les objectifs qu’il s’est fixé. Quand ce n’est plus le cas, il activera d’autres capacités d’abstraction, en réservant le plus haut niveau de celles-ci uniquement si cela est nécessaire à la performance. Cela signifie que le sujet mobilisera à ce moment-là le deuxième niveau de contrôle cognitif, voire le troisième.

Illustration

48Dans son travail en salle de réveil, une partie de l’activité de l’infirmière consiste en des routines acquises durant son expérience sur le terrain, enseignées par des expertes aux novices débutant dans la pratique des soins aigus, et formalisées par des protocoles existant dans les salles de réveil. Par exemple, l’évaluation du niveau d’anesthésie présenté par le patient suite à une intervention chirurgicale en rachi-anesthésie est une procédure systématiquement appliquée par l’infirmière dans cette situation, qui permet un recueil de données sur l’état du patient et son évolution, et que l’on peut retrouver formalisée dans des protocoles.

49Le deuxième niveau du modèle cognitif de l’activité est celui de la représentation opérationnelle, nommée aussi représentation occurrente. Elle est schématisée sous forme de trois ovales. Cette représentation émerge des actions entreprises sous forme d’informations tirées de l’activité. Ce « chef d’orchestre » de l’activité est secondé par des processus automatiques et par des connaissances générales, qui assurent une construction de la représentation, afin que cette dernière ne soit pas uniquement assujettie aux observations effectuées par l’opérateur, elles-mêmes étant filtrées par une interprétation de ce dernier.

50La représentation opérationnelle permet la compréhension de la situation, c’est à dire qu’elle permet l’activité de diagnostic. En effet, selon Hoc et Amalberti, (1994, p.179) l’activité de diagnostic est principalement une « activité de compréhension de la situation », qui rend possible une classification de cette situation dans le but d’initialiser une action pertinente. Elle est à différentier de la notion de diagnostic, au sens où l’on entend usuellement « diagnostic médical ».

Fig. 1

« Parallélisme des activités de diagnostic et de prise de décision en situation dynamique » Hoc, J.-M. et Amalberti, R., Analyse des activités cognitives en situation dynamique : d’un cadre théorique à une méthode. In Le Travail Humain, t.62, no 2, 1999, p.101

Fig. 1

« Parallélisme des activités de diagnostic et de prise de décision en situation dynamique » Hoc, J.-M. et Amalberti, R., Analyse des activités cognitives en situation dynamique : d’un cadre théorique à une méthode. In Le Travail Humain, t.62, no 2, 1999, p.101

Illustration

51Durant les contrôles systématiques de l’état du patient, l’activité de diagnostic est centrale puisqu’elle permet à l’infirmière de prendre un certain nombre de décisions : ainsi, elle devra par exemple évaluer si le patient est stable, ou si des modifications dans son état de santé nécessitent de faire appel au médecin répondant. Comprendre une situation implique donc la construction ou l’évocation de représentations, qui favorisent l’accès direct aux connaissances procédurales, que l’opérateur pourra mobiliser. Cette facilité de mobilisation des connaissances permet de respecter les contraintes de temps inhérentes aux processus rapides.

52Un des enjeux majeurs de la pratique infirmière en salle de réveil est la gestion du temps. En effet, cette pratique s’inscrit dans de multiples contraintes : contraintes de la situation elle-même, souvent rapidement évolutive, puisque l’état d’un patient peut potentiellement se dégrader très vite ; contraintes inhérentes au système, où de nombreuses injonctions externes à la situation doivent être prises en compte par l’infirmière. Parmi celles-ci, on peut noter la gestion des places disponibles dans la salle de réveil, qui nécessite de ne pas garder plus longtemps que nécessaire un patient, afin d’être toujours prêt à accueillir les futurs arrivants en provenance du bloc opératoire.

53Le troisième niveau comprend les connaissances générales que l’opérateur possède dans sa mémoire à long terme et qu’il exploite selon le processus et l’action effectuée. Le travailleur sollicite ce troisième niveau lorsqu’il doit faire face à des incompréhensions dans son activité. La mobilisation des connaissances entraîne une révision de la représentation occurrente, permettant de construire une nouvelle représentation. Elle permet aussi une interprétation des données menant à un diagnostic élaboré, une définition des buts et la construction de plans d’action.

Illustration

54C’est la mise en lien de l’ensemble des données recueillies articulées à des connaissances médicales et infirmières ainsi qu’à des savoirs d’expérience qui permet l’interprétation des données d’un patient au moment des contrôles systématiques post-opératoires. Par exemple, quand un patient en salle de réveil présente soudainement des signes d’hypoxémie, l’infirmière devra analyser l’ensemble des paramètres de la situation pour en évaluer sa gravité. Cette analyse passe notamment par la mobilisation de connaissances spécifiques à la phase aiguë des soins post-opératoires, connaissances en partie partagées entre médecins et infirmières. Ces connaissances partagées transparaissent dans le langage codifié utilisé par les soignants lors de la transmission médecin-infirmière.

55Il s’agit le plus souvent de connaissances bio-médicales, par exemple les normes de la saturation en oxygène du sang artériel, utiles à mobiliser dans la situation de l’hypoxémie. Des connaissances spécifiques sur le type de chirurgie pratiquée et ses répercussions sur la fonction respiratoire peuvent être pertinentes.

56D’autres connaissances, notamment celles des complications post-opératoires possibles ou des facteurs aggravant un trouble respiratoire, peuvent s’avérer précieuses pour comprendre l’ensemble de la situation. Enfin, les savoirs d’expérience, dont la capacité à mobiliser d’autres situations similaires vécues peuvent servir de repère dans la gestion des choix à effectuer, des diagnostics à poser, des décisions à prendre. Ces savoirs d’expérience, souvent fortement articulés au contexte, peuvent être des « balises » de l’activité, partagées entre médecins et infirmières.

57La formulation d’un diagnostic lié à une action ne nécessite pas forcément la mobilisation des trois niveaux de l’échelle décrits ci-dessus. Un opérateur expérimenté peut élaborer un diagnostic sans construction ou évocation d’une représentation. L’expertise de l’opérateur peut néanmoins masquer à un observateur l’utilisation de connaissances profondes, qui ne sont pas d’emblée apparentes bien qu’existantes et mobilisées. Boshuizen et Schmidt (1992), évoqués par Hoc et Amalberti (1994), relèvent par exemple que les connaissances biomédicales sont moins apparentes dans les protocoles des experts que dans ceux des débutants, mais restent cependant sous-jacentes. Ce phénomène a aussi été mentionné par le Boterf (1997) ou Stroobants (1998). Les savoirs maîtrisés par les experts les rendent peu visibles pour l’observateur car ils sont incorporés, alors que les novices les mentionnent de manière beaucoup plus explicite, le processus d’appropriation n’étant pas encore achevé.

Conclusion

58Le modèle de Hoc et Amalberti, issu de la psychologie cognitive, met clairement l’accent sur l’individu et ses interfaces avec la situation. En ce sens, il traite clairement du concept de compétence par le biais de la cognition individuelle. Nous avons vu précédemment dans les définitions de la compétence que celle-ci émerge de l’action située.

59Le modèle de contrôle cognitif en situation dynamique, axé sur l’optimalité de l’activité, est pertinent dans les contextes où les contraintes temporelles sont très fortes pour le travailleur.

60C’est le cas notamment du domaine des soins aigus. En effet, le soignant doit faire face à des situations de soins rapidement évolutives, il doit trouver des raccourcis dans son activité pour la mener à bien tout en respectant les injonctions du réel.

61La limite d’un tel modèle est la centration sur l’individu et ses processus cognitifs plutôt que sur le collectif alors que le travail soignant s’effectue souvent en équipe. Néanmoins, la dimension du groupe peut être abordée par le biais du troisième niveau de ce modèle. Ce niveau fait appel aux connaissances générales du travailleur. Ces connaissances peuvent être de nature expérientielle, mais elles peuvent aussi concerner des connaissances générales partagées par une équipe. Parmi celles-ci, il y a les savoirs théoriques de type académique (sciences bio-médicales par exemple). Il y a aussi des savoirs procéduraux non intégrés dans des routines et partagés par les travailleurs exerçant le même type d’activité.

62L’intérêt actuel porté sur le travailleur et sur sa compétence montre bien la transformation paradigmatique dans l’organisation du travail, dont les approches ergonomiques se font l’écho.

Bibliographie

Bibliographie

  • Amalberti, R. ; Hoc J-M. (1994). Diagnostic et prise de décision dans les situations dynamiques. Psychologie française. Paris : Société française de psychologie, 39 (2) 177-192.
  • Amalberti, R. ; Valot Cl. (1990). Champ de validité, pour une population de pilotes, de l’expertise de l’un d’entre eux. Le Travail Humain. 53 (4) 313-328.
  • Aubret, J. ; Gilbert, P. ; Pigeyre, F. (1993) Savoir et pouvoir : les compétences en question. Paris : PUF.
  • Boshuizen, H.P.A ; Schmidt, H.G. (1992). On the role of biomedical knowledge in clinical reasoning by experts, intermediates and novices. Cognitive Science. 16, 153-184.
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Notes

  • [*]
    Conférence présentée aux Journées d’Etudes de l’ARSI en janvier 2006
  • [1]
    Dans cet article, comprendre systématiquement le terme de diagnostic au sens où l’entendent Hoc et Amalberti, c’est-à-dire « … une activité de compréhension d’une situation, pertinente à une décision d’action ». (Hoc et Amalberti, 1994, p. 179). Ainsi, le diagnostic n’est pas compris dans le sens habituellement en usage lorsqu’il s’agit de diagnostic médical.
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