Couverture de RSI_084

Article de revue

Évolution de la singularité vers l'interdisciplinarité

Pages 16 à 28

Notes

  • [1]
    W. Hesbeen, prendre soin à l’hôpital, interéditions masson, 1997, p 24
  • [2]
    UWE FLICK,La perception quotidienne de la santé et de la maladie, ed. Lharmattan p 21.
  • [3]
    Traité de Psychologie de la santé sous la direction de Gustave-Nicolas FISCHER, éditions Dunod p 131.
  • [4]
    Th. Psiuk, la résilience un atout pour la qualité des soins in Recherche en soins infirmiers N° 82, septembre 2005, pp 12 à 21
  • [5]
    A. Marchal, Th. Psiuk, le paradigme de la discipline infirmière en France, éd. Séli Arslan 2002
  • [6]
    Lynda Juall Carpenito, plan de soins et dossier infirmier, De Boeck Université 1997, p 36.
  • [7]
    Marjory GORDON, Diagnostic infirmier, méthodes et applications, MEDSI MAC GRAW HILL 1991.
  • [8]
    Op cit, P 6
  • [9]
    P. Benner, de novice à expert, interéditions, 1995
  • [10]
    C. Aucouturier – Boissier, G. Holleaux, J. Zucman, la responsabilité juridique de l’infirmière, p44
  • [11]
    G. Fourez, des représentations aux concepts disciplinaires et à l’interdisciplinarité, in recherche en soins infirmiers, N° 66, septembre 2001, p 22
  • [12]
    « Chemin clinique, une méthode d’amélioration de la qualité » Juin 2004 diffusé en Juillet 2005 sur le site HAS
English version

1Lorsque nous demandons aux infirmières de décrire leur activité, très souvent elles énumèrent une liste de tâches. Mais, lorsque nous demandons à ces mêmes infirmières d’expliquer pourquoi elles ont choisi de réaliser ces soins à ce malade et de cette manière là, elles verbalisent le sens qui a soutenu ce choix, c’est ce qu’on appelle le raisonnement en terme d’opération mentale.

2Ce raisonnement est trop souvent implicite, personnel à chaque infirmière. Il doit évoluer vers un mode de raisonnement collectif, fondement d’un consensus professionnel.

3Le jugement clinique est une faculté indispensable dans la pratique infirmière ; il s’acquiert et se développe avec l’expérience professionnelle. Le développement des connaissances par l’expérience est un élément important pour l’évolution de la pertinence du jugement clinique. La qualité de la conclusion clinique posée par un professionnel de santé est dépendante du haut raisonnement clinique qui peut s’acquérir pendant les temps de formation mais qui, sans aucun doute, se développe avec l’expérience professionnelle.

4Le raisonnement clinique nous centre obligatoirement sur le malade et sur la personne du malade et certaines connaissances en sciences humaines sont devenues incontournables et ne se limitent pas à la simple définition de mots tels que santé et maladie. L’étude des concepts centraux sur l’être humain nous apportent un éclairage essentiel pour comprendre le sens de la démarche clinique et pour guider le processus du raisonnement clinique.

5Notre choix a donc été de poser les fondements de la conception humaniste des soins avant de développer la méthodologie du raisonnement clinique.

L’être humain en situation de maladie, le sens de la démarche clinique

6« L’homme » est un être humain très complexe qui, vu de l’extérieur, est représenté par un corps trop souvent considéré comme « objet de soins » mais si on le regarde à l’intérieur nous pouvons découvrir une dimension qui lui permettra de devenir sujet : les pensées, les désirs, les émotions. Ce n’est qu’à partir du moment où le soignant lui donne la parole, l’écoute, le comprend que cette personne peut devenir acteur de sa santé et participer aux choix des interventions de soins.

7L’homme est un donc un être humain qui pense et agit sa pensée. Il la transforme en acte en fonction des ressources personnelles issues de ses expériences passées, l’évaluation de la situation et la décision d’une réponse. Si Le professionnel de santé respecte cette liberté d’action et de détermination face à une situation, le patient pourra assumer les conséquences de ses actes, en avoir la responsabilité. Cette notion est fondamentale dans le processus thérapeutique et l’objectif, en relation d’aide, va consister, pour une bonne part, à redonner une certaine responsabilité au patient.

8Il existe une véritable dynamique de maturation chez l’être humain. Il s’agit d’un être de désirs, qui apprend et est amené à construire ses désirs. En faisant ses choix, le patient se détermine par rapport à un contexte, une situation et sa réponse est fonction de ses apprentissages, de son évaluation, et de son intention à agir de telle ou telle manière. L’attitude et le comportement du soignant deviennent alors essentiels dans la démarche clinique et le raisonnement clinique qu’il va développer dans son interaction avec les malades sera un raisonnement basé sur des hypothèses et non des certitudes, un raisonnement qui sera conséquent aux observations d’indices objectifs et non d’interprétations subjectives. Le sens des soins, quel que soit le professionnel de santé, sera le même : identifier la véritable problématique de santé en centrant le raisonnement clinique sur l’être humain en situation de maladie, en intégrant les ressources, les capacités, les compétences exprimées par chaque patient.

9Pourra-t-on encore longtemps rester dans une démarche singulière ? Les médecins centrés sur les pathologies, les infirmiers centrés sur un rôle propre qui n’en finit pas d’être redéfini et les autres professionnels de santé centrés sur un élargissement de leurs actes ? Si nous respectons tous le même sens de la démarche clinique en partant du patient, nous allons obligatoirement évoluer vers une démarche interdisciplinaire qui sera une valeur ajoutée à la qualité des soins.

10La crainte souvent exprimée par les représentants des associations infirmières est de perdre son « autonomie » professionnelle si on ne défend pas son rôle propre ; nous ne devons pas oublier que l’autonomie se construit à partir de ce qui se vit dans la vie quotidienne. Les notions de partage, d’interaction, de travail en groupe, de coopération sont très présentes dans la construction de l’autonomie. Dans le même temps le développement de l’autonomie favorise l’individualisation et le sentiment de liberté mais c’est une capacité qui ne peut se développer que dans l’interdépendance des membres d’une équipe.

11Nous verrons dans un chapitre ultérieur que l’interdisciplinarité sera plus présente dans la coordination des raisonnements cliniques et les soins coordonnés et que le rôle propre de chaque professionnel de santé prendra alors toute sa dimension à la fois dans les niveaux de jugement clinique autorisés par la législation professionnelle et l’expérience et la démarche de soins pour adapter les soins aux contextes spécifiques de chaque patient.

12Mais revenons à l’être humain pour essayer de le comprendre un peu plus, car vivre une maladie est sans doute un évènement de vie marquant pour chaque personne. En effet, les expériences de la vie constituent une somme de savoirs et la façon personnelle que chacun a de traverser tel ou tel évènement. Lorsqu’un patient parle d’un évènement de vie, il parle de lui, de ce qui l’a amené à s’intéresser à cet évènement, et pourquoi ce dernier a fait résonance en lui. L’expérience va être la façon dont il appréhende son évènement de vie. Walter Hesbeen définit la maladie comme une expérience singulière dans l’histoire de vie d’une personne :

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« La maladie, quelle qu’elle soit, ne sera pas vécue de la même façon par chacun car elle s’inscrit dans une situation de vie unique animée par un désir de vivre, lui aussi unique. C’est que la maladie a beau être objectivée dans le corps que l’on a, elle ne touche en fin de compte, que le corps que l’on est » [1]

14A chaque situation nouvelle, à chaque événement l’être humain change et s’adapte. L’adaptation prend des formes multiples, elle est intra organique avec la régénération des tissus, la guérison des maladies, mais elle existe également dans l’ajustement psychologique, cognitif et social de la personne aux évènements qu’elle rencontre.

15Ce mouvement perpétuel augmente encore la difficulté pour le développement de la connaissance de l’homme ; Les recherches médicales associées aux recherches en sciences humaines nous en dévoilent aujourd’hui toute la complexité mais il est encore très difficile d’en saisir tous les aspects.

16Quel est donc le vécu et les réactions de Monsieur D 42 ans qui fait un infarctus ?, ou de Mme H 38 ans atteinte d’une sclérose en plaque ? ou de Mme F. 50 ans qui souffre d’une maladie maniaco - dépressive ?

17Pour ces trois personnes la maladie va s’exprimer par des signes, des symptômes identifiables par le médecin et les professionnels de santé comme étant les caractéristiques de la pathologie. Au delà des manifestations décrites dans les manuels scientifiques de médecine, la symptomatologie va s’exprimer avec une intensité différente en fonction de la personne ; Chaque malade va réagir au traitement avec sa propre sensibilité ; la survenue des complications liées aux pathologies et aux effets secondaires des traitements est également spécifique à chaque personne.

18Les connaissances scientifiques développées autour des maladies listent des signes cliniques standardisés et les complications potentielles prévalantes. Cependant, la complexité de l’être humain inhérent à sa singularité sur les plans anatomiques, physiologiques, psychologiques, environnementaux est à l’origine de zones d’incertitudes. Les recherches actuelles font appel aux sciences humaines pour essayer de comprendre l’origine des maladies, les différences dans leur évolution en fonction des capacités adaptatives des personnes. Le courant de la psychologie de la santé prend de plus en plus d’ampleur dans les recherches médicales. Cette nouvelle science nous oriente vers la personne en état de maladie, en clarifiant les facteurs qui vont influencer sa stratégie d’ajustement à sa situation.

19Nous devons donc prendre conscience que la maladie est un dysfonctionnement non seulement somatique mais également avec une dimension vécue essentielle pour en comprendre toutes les conséquences sur l’être humain ; le « ressenti » du malade est conséquent aux croyances et aux conceptions individuelles qu’il a de sa maladie. Chaque personne se construit une image de son mal et de l’expérience qu’il vit. Les théories subjectives de la maladie ont ainsi été décrites par de nombreux auteurs. Le concept « perception de la maladie » [2] décrit : « la façon dont les individus pensent à la maladie ou la perçoivent. Ce processus peut se référer soit à la manière dont un individu en bonne santé pense à des maladies particulières (prototypes de maladie) soit à la manière dont un individu atteint d’une maladie lui donne sens ».

20Les dimensions comprises dans cette représentation de la maladie sont :

  • La nature des symptômes et l’étiquette employée,
  • Ce que la personne soignée croit être la ou les causes probables,
  • Ce que le patient croit être la durée probable de la maladie,
  • Ce que la personne soignée croit quant à la possibilité de guérison et de contrôle,
  • Les effets probables de la maladie.

21Ce concept de représentations subjectives de la maladie, amènent les professionnels de santé à prendre conscience de « l’écart entre la théorie de la maladie du médecin (ou de l’infirmière) et celle du malade ». Les comportements en rapport avec la maladie que nous observons sont donc conséquents à la perception qu’a le malade de sa maladie ; il peut s’agir de comportements négatifs tels que retard dans la demande d’aide, non-observance au traitement, non-participation aux programmes de réadaptation.

22Une étude montre « qu’il est non seulement possible de modifier les perceptions qu’ont les patients de la durée, des conséquences et de la possibilité de guérison de leur maladie cardiaque, mais également que ces modifications débouchent sur une amélioration du comportement, comme, par exemple, un retour plus rapide au travail » [3].

23La considération de l’être humain dans sa maladie nous donne une dimension complémentaire très importante car cette maladie s’inscrit dans l’histoire personnelle de la personne en prenant un sens particulier pour chaque patient. Ces nouveaux paramètres permettent d’aborder l’analyse globale d’une situation clinique de façon plus pertinente et renforce la place de la relation pour tous les professionnels de la santé.

24La relation est bien le fondement de la pratique car l’infirmière doit créer un climat de confiance lors de chaque interaction avec le malade qui favorisera un échange authentique de qualité. Le patient ne peut confier son histoire de vie et ses représentations mentales que dans une relation positive où il ne sent ni le jugement de valeur, ni l’ironie mais une acceptation inconditionnelle de ce qu’il est et de ce qu’il vit. Cette attitude positive sur l’observation des comportements du malade et sur l’écoute de ses explications est l’expression d’une conception humaniste de la personne soignée.

25Nous allons nous arrêter dans le chapitre suivant sur cette relation en développant les principales caractéristiques que nous avons empruntées aux fondateurs de la relation d’aide tels que Carl Rogers et Abraham Maslow.

La relation d’aide counseling, fondement de la démarche clinique

26Carl Rogers et Abraham Maslow, sont en effet les deux grands noms du courant humaniste. C’est en 1939 que Carl Rogers publie son premier livre, the clinical treatment of the problem child, ouvrage qui contient les bases de sa démarche.

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« la relation d’aide est une relation permissive, structurée de manière précise, qui permet au client d’acquérir une compréhension de lui-même à un degré qui le rende capable de progresser à la lumière de sa nouvelle orientation. Cette hypothèse a un corollaire naturel : toutes les techniques utilisées doivent avoir pour but de développer cette relation libre et permissive, cette compréhension de soi dans l’entretien d’aide, et cette orientation vers la libre initiative de l’action. »

28Quant à Abraham Maslow, Il ne peut concevoir que l’homme soit étudié à partir de ses comportements anormaux tels que la névrose, la psychose et l’ensemble des états pathologiques ; cela revient pour lui à la théorie de l’anormalité. Maslow va donc partir de l’observation de l’être humain et développe en 1954 une théorie relative à l’existence d’une hiérarchie dans les besoins qui prend en compte la conscience, l’éthique, l’individualité et les valeurs spirituelles. Pour lui, c’est l’insatisfaction du besoin qui entraîne la souffrance et l’émotion est un indicateur précieux de satisfaction ou de non satisfaction du besoin.

29Le mot « counseling » a d’abord été utilisé par Rogers qui le définit comme une relation dans laquelle une personne tente d’aider une autre à comprendre et à résoudre des problèmes auxquels elle doit faire face. Les professionnels de santé qui utilise ce courant de pensée croient en la dignité et en la valeur de l’individu, dans la reconnaissance de sa liberté à déterminer ses propres valeurs et objectifs et dans son droit à poursuivre son style de vie. Souvent il n’en a pas conscience et ignore son potentiel de développement, aussi le counseling vise-t-il à l’aider à développer sa singularité et à accentuer son individualité. Plusieurs articles sur le counseling font référence à la responsabilité de la personne vis-à-vis d’elle-même, d’autrui et de son environnement.

30Nous retrouvons là les caractéristiques développées au premier chapitre sur l’être humain et notre conviction sur une relation d’aide counseling se confirme : la relation soignant/soigné, fondement du raisonnement clinique, est un médiateur qui va faciliter la clarification de la « demande » du patient et l’émergence du potentiel d’évolution et de changement. Les techniques utilisées par le professionnel de santé dans son interaction respectent la personne du patient qui n’est pas jugé et qui pourra établir ses propres choix.

31En France, le counseling a été introduit en 1928 sous la forme du Conseil d’orientation professionnelle. En 1961, l’Association Française des Centres de Consultation Conjugale va le développer auprès des couples (conseil conjugal). L’histoire mondiale du counseling sera traversée par de multiples approches : cognitivo-comportementale, existentielle, psychanalytique, émotionnelle, systémique, à tel point que le counseling donnera lieu à l’émergence de plusieurs courants théoriques, cliniques et pratiques. Dans les années 1987, l’Organisation Mondiale de la Santé va choisir et recommander le counseling comme la méthodologie d’aide, de soutien et de prévention la plus appropriée au niveau mondial pour faire face aux innombrables menaces individuelles, communautaires et collectives engendrées par l’épidémie de l’infection par le VIH.

32Ce courant de pensée sur la relation d’aide n’est pas encore suffisamment introduit dans les études médicales et paramédicales. La confusion avec la psychothérapie est encore présente et est souvent à l’origine d’une difficulté d’application dans les unités de soins de nombreuses formations sur la relation d’aide. Le counseling s’exerce dans l’ici et le maintenant de la réalité sociale, et ce dans tous les domaines de la vie personnelle, professionnelle et collective. La psychothérapie tend à s’exercer à l’abri des environnements sociaux, en des lieux protégés, et privilégie souvent la consultation individuelle. Le counseling s’applique à toutes les dimensions bio-psycho-sociologiques de la personne ; la psychothérapie tend à s’appliquer exclusivement au psychisme ou à l’être de la personne.

33La démarche clinique infirmière prend donc toute sa dimension si elle est fondée sur une relation d’aide counseling. L’écoute va être primordiale car cette relation implique pour le soignant une sensibilité et une attention à autrui. Le malade est alors surpris d’être entendu dans des expériences de vie souvent vectrices de jugements ou d’opinions hâtives. Les chercheurs développent 3 niveaux d’écoute :

34Le premier niveau concerne ce qui est dit dans la relation. Cependant, si on reste à ce niveau, la relation ne se développera pas beaucoup et le soignant reste en position « d’écouter une histoire ».

35Le second niveau, défini par certains auteurs comme une « attention flottante », concerne non seulement ce qui est dit mais aussi ce qu’il y a « au-delà des mots ». Le professionnel est bien sûr attentif aux mots mais aussi aux aspects non-verbaux (expression du visage, gestes, mouvement des yeux…) et para-linguistiques (volume, ton, rapidité…) utilisés par le patient.

36Au-delà de ces deux niveaux d’écoute, le counselor doit aussi être attentif à ses pensées, ses émotions, ses sensations corporelles. En effet, elles peuvent lui servir d’indicateurs sur ce qui se passe dans la relation et le soignant peut les utiliser en quelque sorte comme « une caisse de résonance » du développement de la relation.

37L’écoute est la compétence de base dans la démarche clinique, mais écouter n’est pas un processus de soins et ne suffit pas pour accompagner l’adaptation et le changement ; le professionnel de santé va également développer la capacité à reformuler les contenus d’un entretien, les sentiments et les émotions exprimées. Pour acquérir cette compétence, les attitudes fondamentales à développer sont : l’acceptation, le non jugement, la compréhension empathique, la congruence. Certaines techniques peuvent également être utilisées à condition d’être introduites au moment adéquat car leur effet peut être négatif si le soignant ne perçoit pas la fragilité psychologique du patient ; nous pouvons citer les techniques les plus utilisées : les questions ouvertes, la reformulation, la clarification, la focalisation, les silences, le reflet, l’accompagnement dans la prise de décisions.

38Cette première approche de la relation d’aide counseling nous confirme dans la nécessité, pour l’infirmière et les autres professionnels de santé, de connaître les caractéristiques de l’être humain avant d’être dans un contexte de relation aidante, car on touche alors à un monde intérieur complexe et riche. Dans une démarche clinique, l’interaction est inévitable et comment prétendre aider l’autre si un certain savoir n’est pas présent pour soutenir les actions. Les connaissances en sciences médicales sont indispensables pour tous les professionnels de santé et demandent à être actualisées mais les connaissances en sciences humaines sont devenues incontournables pour ces mêmes professionnels de santé afin d’agir avec compétence lors des interactions avec le patient. Les recherches nous concernent tous, comme par exemple la résilience qui est un concept récent en France mais très séduisant car un des attributs est l’identification et le développement des compétences.

39Dans un article récent [4], nous avons présenté la résilience comme un atout supplémentaire pour la qualité des soins car ce concept nous éclaire sur les deux phases principales quand une personne vit un évènement avec un certain traumatisme : la confrontation et le rebondissement. L’accompagnement du soignant est alors adapté en fonction du vécu du patient dans ces deux phases.

40Cet exemple nous montre que le développement des connaissances scientifiques sur l’être humain est primordial pour affiner l’harmonisation des attitudes et des techniques utilisées dans la relation d’aide counseling. Cependant, le patient a une place primordiale dans le savoir et le soignant va l’aider à construire « sa » solution. En exposant sa situation, la façon dont il voit le monde et le poids des évènements qui le concernent, le patient nous livre son savoir intime sur son monde intérieur : le soignant doit être à l’écoute de ce savoir. C’est en conjuguant toutes ses compétences cognitives au savoir du patient que le professionnel de santé en général et les infirmières en particulier vont développer leur compétence dans l’action ; l’expérience devient un facteur essentiel dans la compétence à agir avec compétence. C’est une des raisons pour lesquelles la conjugaison des raisonnements cliniques multiprofessionnels (par exemple toutes les infirmières prenant en charge un patient) et multidisciplinaires (plusieurs personnes de disciplines différentes autour du même patient) sera un atout important pour la pertinence des jugements cliniques.

41Ces deux premiers chapitres sur l’être humain malade et sur la relation soignant soigné renforcent notre opinion sur la pratique infirmière : elle ne peut pas se limiter à la simple exécution d’actes car il y a obligatoirement une réflexion pour adapter le soin au malade, pour anticiper les problèmes prévalents prioritaires, pour identifier les compétences du malade et pour décider les soins à réaliser. L’exercice professionnel entre bien dans le champ du raisonnement clinique explicite pour que les interventions de soins aient un sens pour le malade et pour le soignant. Cependant il ne faut pas limiter le raisonnement clinique de l’infirmière aux diagnostics infirmiers car c’est à ce moment là ignorer les multiples décisions prises par les infirmières dans leur activité quotidienne et qui se situent dans le domaine des problèmes traités en collaboration : la pathologie et les complications liées à la pathologie et aux traitements.

La démarche clinique et la démarche de soins

42Dans une prise en charge globale des problèmes de santé, le soignant prend en charge aussi bien la pathologie que les réactions à la pathologie.

43Quel est le ressenti du malade dans la situation qu’il est en train de vivre ? Comment vit-il sa maladie ?, son hospitalisation ? La séparation avec sa famille ? Au-delà de la pathologie, ce vécu est essentiel et peut d’ailleurs influencer très fortement l’évolution, l’apparition de complications. La qualité de prise en charge globale des problèmes de santé d’une personne est conditionnée par la pertinence d’une démarche clinique suivie d’une démarche de soins.

Proposition des définitions

44Depuis plusieurs années, nous conduisons une recherche action à l’occasion des formations supervisions dans les unités de soins dans les différents établissements de santé. La démarche clinique est le concept central de nos formations et nous sommes donc aujourd’hui en mesure de clarifier la démarche clinique et la démarche de soins. Nous proposons une définition de la démarche clinique et de la démarche de soins en les intégrant dans une complémentarité et une circularité.

45La démarche clinique est le processus d’identification de l’ensemble des problèmes de santé réels et potentiels d’une personne mais également des capacités, en considérant que pour la personne âgée il convient de relativiser les problèmes avec le vieillissement physiologique.

46La philosophie des soins qui sous tend cette démarche clinique est une conception humaniste des soins qui prend en considération l’expression personnalisée des maladies et les réactions comportementales de la personne à sa maladie, à son placement, à son hospitalisation…

47La démarche de soins est un processus d’adaptation du soin à la personne. Elle est à la fois l’adaptation d’un soin aussi bien prescrit par le médecin que prescrit par l’infirmière et la stratégie globale des soins pour une personne.

48L’approche complexe de la situation clinique d’une personne nous amène à étudier l’interaction entre maladie, complications et réactions humaines physiologiques et psychologiques. La démarche de soins est la résultante d’une démarche clinique pertinente comme dans l’exemple de madame G :

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« Mme G est présente à la résidence depuis 1 mois ; elle est venue du CHD après 3 semaines d’hospitalisation suite à un AVC ischémique occipital droit avec séquelles au niveau du champ de vision (hémianopsie gauche). Madame G présente une HTA et une démence vasculaire ; présente également une cataracte bilatérale. Actuellement, pas de déficit moteur et sensitif des membres gauches et pas d’incontinence urinaire (sent le besoin d’uriner) ».

50Suite à la démarche clinique, l’équipe a réalisé une démarche du soin « aide à la toilette » en décidant d’une stratégie d’adaptation de la toilette à partir des attributs personnalisés identifiés dans chacun des problèmes de santé. Suite au consensus d’équipe, une aide soignante a rédigé le protocole de soins personnalisé afin d’assurer la cohérence et la continuité de la prise en soins les jours suivants par les autres personnes de l’équipe.

Tableau 1
Tableau 1
Cible Données Actions Oedèmes des - Présents depuis 7 jours Observer l’évolution membres inférieurs - Jambes rouges, enflées (chevilles) des oedèmes douloureuses au toucher Aide à la marche si besoin - Pas de fièvre Assise sur une chaise - Traitement antihypertenseur changé pendant la toilette Douleur épaule droite - Se plaint pendant la toilette lors du lever Commencer par le du bras droit bras droit lors de l’habillage Liée à l’arthrose ? (selon madame G) Capacité partielle Ne se souvient pas des faits récents mais Evaluer l’évolution de la mémoire - se souvient des faits anciens des risques et de ses problèmes de santé (eczéma, oedème des membres inférieurs) Mobiliser ses potentialités - Par moment est consciente de ses pertes dans la relation de mémoire - Ne sait pas toujours où se trouve les toilettes Proposer participation au dans la résidence mais demande groupe de parole Altération de - Alternance de vision nette et de vision Guidance si besoin la perception visuelle très trouble (aujourd’hui dit ne voir que des silhouettes) Evaluer les risques Risque de perturbation - Exprime une souffrance morale de l’estime de soi pour sa perte de vision : « pense qu’on ne la croit pas » Capacité partielle - Se souvient des gestes Rédiger un protocole de pour se laver pour se laver : gestion efficace soins d’hygiène personnalisé - oublie la partie du corps avec objectif prioritaire qu’elle vient de laver centré sur l’estime de soi Protocole de soins personnalisé - marche seule jusqu’au cabinet de toilette (guider) - aide au déshabillage : terminer par le bras droit - assise sur une chaise - se lave les dents : préparer brosse et dentifrice - préparer gant de toilette et savon - se lave le visage, le haut du corps et la toilette génitale - aide pour le dos et les fesses - aide pour l’habillage : commencer par le bras droit - aide pour la coiffure - aide pour mettre chaussettes et chaussures - lui donner un mouchoir propre relation avec madame G : objectif : éviter la perturbation de l’estime de soi parler des faits anciens féliciter lorsque madame G évoque ses souvenirs éviter de lui rappeler les oublis des faits récents lui laisser exprimer spontanément ses demandes relatives aux problèmes de santé (car s’en souvient) bain : préfère le bain à la douche 1 fois par semaine (lundi) épilation : préfère crème (pas la pince)

51Si nous prenons en référence la définition proposée pour la démarche de soins, le processus de cette démarche est à la fois linéaire, c’est-à-dire en fonction des caractéristiques d’un problème le soignant propose un ensemble d’actions, comme par exemple « Observer l’évolution des oedèmes, aide à la marche si besoin, assise sur une chaise pendant la toilette » mais ce processus est aussi systémique comme l’exemple d’aide à l’estime de soi qui est intégrée pendant l’aide à la toilette et qui sera mise en œuvre avant de proposer à madame G la participation au groupe de parole. Dans la situation de madame G, les soignants ont également réalisé la démarche du soin « aide à la toilette » en harmonisant les invariants de qualité du protocole « toilette » centrés sur les notions d’hygiène, de pudeur… avec les attributs personnalisés recueillis pendant le processus de la démarche clinique : « assise sur une chaise pour les oedèmes, la guidance conditionnée par les troubles de la mémoire, la relation centrée sur le renforcement de l’estime de soi… ».

52L’analyse du cas de madame G nous montre bien que la compétence des soignants dans le raisonnement clinique va conditionner la pertinence dans la décision des interventions de soins et que seule une démarche clinique performante oriente une décision de soins personnalisés ; à l’intérieur de ces choix le professionnel de santé pourra ensuite mobiliser toutes ses compétences pour agir avec compétence.

Quelles compétences pour agir avec compétence ?

53Nous avons choisi le concept de compétence développé par Guy Le Boterf car il a développé deux attributs principaux transférables au raisonnement clinique : avoir des compétences et agir avec compétence. La première dimension est celle des ressources disponibles tels que les connaissances, les savoirs faire, les capacités cognitives, les compétences comportementales. Toutes ces ressources personnelles seront mobilisées dans l’action. La deuxième dimension est celle de l’action et des résultats qu’elle produit, c’est-à-dire les pratiques professionnelles et leur performance. La troisième dimension est la prise de recul par rapport aux deux dimensions précédentes, c’est la réflexivité. Cette dynamique mise en œuvre par un professionnel s’appelle du professionnalisme.

Tableau 2
Tableau 2
Ressources disponibles Action et résultats Réflexivité Ressources personnelles Les pratiques professionnelles Écriture et leurs résultats : - Connaissances cliniques : Le raisonnement clinique est lié Macrocible et Synthèse sciences médicales aux exigences des situations clinique initiale et sciences humaines (urgences, court séjour, long séjour) Transmissions ciblées et aux impératifs de performance. quotidiennes - Opérations mentales Synthèses intermédiaires et métacognition - Raisonnement clinique - raisonnement hypothético déductif Transmissions orales rationnel et raisonnement par anticipation et Réunions cliniques - Raisonnement clinique - le jugement clinique L’auto évaluation selon irrationnel (émotions) la méthode de l’audit clinique - « Les savoirs y faire » tirés de l’expérience Ressources environnementales : - le modèle clinique tri focal - Spécialistes et experts en raisonnement clinique : formateurs, personnes formées - livres sur la démarche clinique - Plans de soins types en fonction des groupes homogènes de séjour

54Si nous reprenons la définition « la démarche clinique est le processus d’identification de l’ensemble des problèmes de santé réels et potentiels d’une personne mais également des capacités, en considérant que pour la personne âgée il convient de relativiser les problèmes avec le vieillissement physiologique », nous pouvons transférer les attributs du concept compétence de Guy Le Boterf au processus d’identification car il nécessite d’avoir des compétences pour agir avec compétence.

55Si nous reprenons la définition « La démarche de soins est un processus d’adaptation du soin à la personne. Elle est à la fois l’adaptation d’un soin aussi bien prescrit par le médecin que prescrit par l’infirmière et la stratégie globale des soins pour une personne. », nous pouvons également transférer les attributs du concept compétence de Guy Le Boterf au processus d’adaptation car il nécessite d’avoir des compétences pour agir avec compétence.

56Il serait sans doute très intéressant d’analyser individuellement chacun des éléments proposés dans le premier tableau mais nous allons centrer notre réflexion sur le raisonnement clinique car ce thème intègre l’ensemble des points décrits dans les ressources personnelles et environnementales. La compétence du soignant dans l’action va se situer dans la mobilisation adéquate et harmonisée des différentes ressources, ce qui se développera progressivement avec l’expérience.

La pertinence du raisonnement clinique

57La démarche clinique part des informations recueillies sur le patient avant l’interaction et pendant l’interaction. L’observation, l’écoute conjuguées aux réflexes de questionnement entraînent l’infirmière dans un raisonnement clinique qui a pour objectif de clarifier les problèmes de santé présents et potentiels. La pertinence du raisonnement clinique est conditionnée par les connaissances cliniques acquises par l’infirmière pendant les formations mais également par l’expérience. Cependant, les savoirs en sciences médicales et en sciences humaines ne sont pas suffisants pour orienter un haut raisonnement clinique ; c’est l’utilisation d’une méthode de raisonnement qui conduit le professionnel de santé vers une méthode de recherche qui l’oblige à dépasser la simple observation de faits.

Tableau 3
Tableau 3
Ressources disponibles Action et résultats Réflexivité Ressources personnelles Les pratiques professionnelles Écriture et leurs résultats : - Connaissances des protocoles Actions et indicateurs de soins, des protocoles observables centrés sur thérapeutiques Analyse systémique des situations le patient (résultats) - Aptitudes gestuelles Lien entre démarche clinique Transmissions orales (novice à expert) et démarche de soins et réunions cliniques - capacités cognitives - ressources émotionnelles - écoute (3 niveaux) - aptitudes physiques Harmoniser les invariants de qualité L’auto évaluation selon et sensorielles d’un soin avec les attributs la méthode de l’audit clinique personnalisés (problèmes de santé, capacités, habitudes de vie, désirs…) Ressources environnementales : - recommandations « de la Haute Autorité de Santé » - procédures écrites - chemins cliniques - compétence des collègues ou d’autres métiers

58Par exemple, l’observation d’indices tels que « enfant pleure » n’est pas considérée comme un problème dans la démarche clinique mais comme l’indice d’un problème et le soignant chemine à partir d’hypothèses : douleur ? difficulté d’adaptation à l’hospitalisation ? faim ? tristesse ?… l’infirmation ou la confirmation des hypothèses sera faite à partir d’un recueil de données cliniques complémentaire dans lequel l’écoute du patient et de sa famille tient une place essentielle. Arrêtons-nous sur un autre exemple souvent entendu lors des réunions transmissions orales : « Madame M… a une perte d’appétit depuis deux jours » ; spontanément les soignants proposent une action : collation ou lui proposer un plat selon ses désirs ; l’intention est humaniste mais le soin ne peut être adapté à la problèmatique réelle sans un réflexe de questionnement et sans une démarche de raisonnement clinique : pourquoi cette perte d’appétit ? Plusieurs hypothèses seront formulées en fonction de l’analyse de situation de madame M : sentiment de solitude ? constipation ? signe d’une pathologie ? effet secondaire d’un traitement ? là encore le recueil de données cliniques complémentaires conduit par une personne ou par l’observation temporelle d’une équipe pendant plusieurs jours va orienter le raisonnement clinique vers l’infirmation de plusieurs hypothèses et la confirmation d’une hypothèse. La conclusion clinique se situera soit dans le domaine de la pathologie, soit dans le domaine des complications liées à une pathologie ou aux effets secondaires des traitements soit dans le domaine des réactions humaines physiques ou psychologiques.

59Nous abordons là le raisonnement clinique rationnel basé sur un réflexe de questionnement et une méthode hypothético déductive. Le soignant qui développe également ses compétences dans le raisonnement irrationnel basé sur l’écoute et la compréhension empathique tel que nous l’avons présenté au chapitre précédent évolue vers une performance dans la démarche clinique.

60Dans leur exercice quotidien auprès des patients, les soignants perçoivent en permanence des indices, des signes, des symptômes qui, dans le contexte maladie/personne prennent un sens soit avec la pathologie, soit avec les complications potentielles, soit avec une réaction humaine physiologique ou psychologique, comme l’illustre le cas suivant :

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« Monsieur Y, âgé de 85 ans, placé en long séjour présente ce matin les signes et les symptômes suivants :
  • encombrement avec sécrétions abondantes
  • toux importante, inefficace
  • tachypnée : 25/minute
  • dyspnée : sifflement
  • Hyperthermie : 39°
  • difficultés à se mouvoir
  • n’a plus le goût de lire
  • n’a pas bien dormi cette nuit
  • dit être fatigué ».

62Devant l’ensemble de la symptomatologie, l’infirmière en collaboration avec l’aide-soignante :

  • pense à une hypothèse de pneumopathie et elle en avertit rapidement le médecin.
  • valide le dégagement inefficace des voies respiratoires et agit rapidement sur les manifestations,
  • valide le risque d’intolérance à l’activité et demande à l’aide soignante de voir le niveau d’aide que Monsieur Y souhaite.
  • pense au risque d’escarre devant la maigreur de Monsieur Y, dans sa situation de diminution de l’activité et d’alitement et elle recherche les facteurs favorisants complémentaires afin de donner une prescription de soins personnalisés.

63Dans cet exemple la fatigue est considérée comme facteur favorisant de l’intolérance à l’activité et va sans doute disparaître avec l’amélioration ou la disparition de la pathologie.

64Dans d’autres situations, l’infirmière analyse avec précision les caractéristiques de la fatigue afin d’apprendre au malade à la gérer dans son activité quotidienne (exemple des malades cancéreux, sous chimiothérapie par exemple).

65Marchal et Psiuk ont proposé le modèle clinique tri focal [5] centré sur les 3 domaines cliniques afin d’orienter le raisonnement clinique vers l’ensemble des hypothèses de problèmes. Ce modèle nous donne également une structure commune à l’ensemble des professionnels de santé à l’intérieur de laquelle il sera possible de raisonner soit dans une démarche singulière, soit dans une démarche interdisciplinaire tout en respectant les niveaux de jugement clinique autorisés par la législation professionnelle pour chacun des statuts.

Le modèle clinique tri focal

66Une personne peut présenter des problèmes de santé soit réels, soit potentiels. Ces problèmes de santé sont le plus souvent dans les domaines biologique, psychologique mais sont également en lien avec les domaines social et culturel. Dans les problèmes de santé réels, nous distinguons les problèmes médicaux et les réactions humaines physiques et psychologiques, liées à la maladie, au traitement, au contexte intrinsèque et au contexte extrinsèque, à la croissance et au développement. Dans les problèmes de santé potentiels, nous pouvons regrouper les risques liés à la pathologie et aux traitements et ceux liés au contexte intrinsèque, au contexte extrinsèque et à la croissance et au développement.

67Prenons l’exemple d’une personne âgée souffrant d’une gastro-entérite et appliquons le modèle clinique tri focal pour visualiser l’ensemble des hypothèses de problèmes réels et potentiels prévalentes qui vont orienter le recueil de données cliniques :

  • symptomatologie de la pathologie : diarrhée, vomissements, douleurs abdominales, hyperthermie
  • complications potentielles liées à la pathologie : risque de déshydratation, risque de dénutrition
  • risques de réactions humaines physiologiques : risque d’érythème fessier
  • risque de réactions humaines psychologiques : risque de peur, risque de sentiment de honte
  • réaction humaine physiologique : fatigue
  • réaction humaine psychologique : anxiété

68Lors du premier contact avec une personne présentant la symptomatologie décrite ci-dessus, le médecin pose le diagnostic de gastro-entérite. L’infirmière en collaboration avec l’aide soignante applique les traitements prescrits et évalue les caractéristiques personnalisées de chaque signe et symptôme :

  • Diarrhée : nombre, consistance, odeur…
  • Douleurs abdominales : type, intensité, localisation exacte, permanente ou à quel moment
  • Hyperthermie : évolution de la fièvre, signes cliniques associés : sueurs…

69L’intensité de la symptomatologie oriente la prescription médicale et les informations cliniques recueillies par les infirmières et les aides soignantes sont des indicateurs essentiels de l’efficacité des traitements. Cette collaboration à la surveillance clinique est inscrite dans la législation professionnelle, ce qui donne toute la légitimité au raisonnement clinique des infirmières qui doit être explicite aussi bien oralement que dans l’écriture dans le dossier du patient.

70L’anticipation des risques doit devenir un réflexe dans la démarche clinique ; le soignant ne doit pas attendre l’apparition des signes de déshydratation et ne doit pas également se contenter de faire boire. Nous avons vu précédemment que la pertinence d’une démarche de soin était conditionnée par la pertinence d’une démarche clinique et dans l’exemple de la personne âgée présentant une gastro-entérite le soignant anticipe le risque de déshydratation et recueille des données cliniques : y a-t-il des signes de déshydratation ? Quelles sont les habitudes d’hydratation de cette personne ? Quelle est l’intensité de la symptomatologie de la pathologie : fièvre ? vomissements ? … toutes ces informations vont orienter le choix des interventions et l’infirmière pourra faire une véritable prescription personnalisée qui sera beaucoup plus précise que la simple action « faire boire ». Les données recueillies dans la démarche clinique deviennent le référentiel pour évaluer l’efficacité des interventions.

71L’analyse globale de l’intensité des signes de la pathologie intégrée dans l’analyse globale du contexte de la personne (âge, antécédents…) orientent le réflexe d’anticipation sur les conséquences physiques et psychologiques. Le risque d’érythème fessier est pris en charge par les soignants après avoir recueilli les données cliniques personnalisées sur l’état de la peau, l’intensité des signes de la pathologie, les facteurs renforçants tels que l’âge, la fatigue… Le réflexe clinique doit encore une fois être présent afin de ne pas limiter les interventions au simple « massage effleurage » devant un risque perçu mais sans analyse des données cliniques personnalisées.

72La conception humaniste des soins que nous avons évoquée dans le premier chapitre alerte le soignant sur le vécu du patient dans sa situation problématique de santé. Que peut ressentir une personne âgée qui présente toute la symptomatologie décrite sur la gastro-entérite ? Les hypothèses le plus souvent proposées par les soignants que nous avons en formation sont « sentiment de honte », ou « peur de mourir » ; ce ne sont que des hypothèses car chaque personne réagit personnellement à un évènement. L’écoute sera primordiale pour percevoir les indices des réactions comportementales des patients. La relation d’aide counseling que nous avons présentée au deuxième chapitre prend alors tout son sens.

73Les personnes n’expriment pas toujours spontanément les réactions psychologiques ; cependant elles sont présentes comme le précise Carpenito :

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« La maladie, le traumatisme, l’hospitalisation, les examens diagnostiques et les traitements peuvent susciter diverses réactions chez le client. Selon la situation, la personnalité du client et d’autres facteurs encore, ces réactions peuvent prendre des formes aussi diverses que peur, anxiété, colère, perte d’espoir… ».[6]

75Les réactions humaines psychologiques sont difficiles à valider car elles sont subjectives s’exprimant par des symptômes ressentis par la personne. La conclusion clinique ne pourra être qu’une « hypothèse la plus probante » devant des indicateurs répétitifs, comme le précise Marjory Gordon [7]

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« Pour connaître l’état subjectif (humeurs) ou la perception de soi des clients, il est essentiel qu’ils puissent fournir des descriptions verbales. Les données subjectives confirment la clinicienne dans son diagnostic et elles en augmentent la fiabilité et la validité… on ne peut pas observer des sentiments subjectifs ; on ne peut qu’évaluer la réaction du client à ces sentiments »

77Il faut associer le témoignage verbal et les données recueillies par l’observation pour avoir l’assurance de pouvoir inférer l’hypothèse la plus probante. Nous comprenons l’importance pour le soignant de développer les trois niveaux d’écoute présentés dans le deuxième chapitre.

78Dans une situation maladie et en fonction du contexte physique, psychologique et social de la personne certaines réactions humaines sont présentes d’emblée.

79Dans le cas de cette personne âgée présentant une gastro-entérite, la fatigue et l’anxiété sont réelles dans toutes les situations. Les professionnels de santé doivent y penser d’emblée en recueillant les manifestions personnalisées afin d’ajuster leur relation d’aide dans l’ici et maintenant.

80Le modèle clinique tri focal nous permet une approche systémique des problèmes de santé d’une personne. L’infirmière participe très fort à l’analyse de la situation des personnes, non seulement à l’accueil mais également pendant toute la durée de la prise en soins ; dans la majorité des secteurs de soins sa présence 24h sur 24 l’oblige à une évaluation globale des problèmes de santé même si elle fait appel aux spécialistes lorsqu’ils sont présents (médecins, kinésithérapeutes, diététiciennes…). Comme le précise Carpenito [8] :

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« Les infirmières se distinguent surtout des autres disciplines de la santé par la polyvalence de leur champ de connaissances. Les autres disciplines possèdent un centre d’intérêt plus limité que les soins infirmiers. Il est certain que la diététicienne est de toute évidence plus qualifiée que l’infirmière dans le domaine de la nutrition…, mais chaque infirmière possède des connaissances suffisantes pour faire face à la plupart des situations cliniques. Lorsque les connaissances de l’infirmière se révèlent insuffisantes pour une situation donnée, celle-ci consulte les spécialistes. »

Les niveaux de jugement clinique

82Dans la démarche clinique, les jugements, c’est-à-dire les conclusions cliniques, sont posés aux différentes étapes du raisonnement.

83Dans le premier domaine clinique qui est la symptomatologie de la pathologie, nous avons défini quatre niveaux de jugement clinique pour les infirmières :

  • Les hypothèses de maladie,
  • Les caractéristiques précises des signes et des symptômes de la pathologie,
  • Les prescriptions médicales,
  • L’urgence.

84Une infirmière qui développe ses compétences par l’expérience est capable de formuler mentalement une hypothèse de diagnostic médical devant l’observation des signes cliniques et de recueillir les signes complémentaires pertinents. Une infirmière débutante est également capable d’anticiper, devant certains signes observés, des hypothèses simples de diagnostic médical, telles que suspicion de phlébite ou suspicion d’infection urinaire.

85Lorsque le médecin n’a pas encore validé la pathologie, l’infirmière collabore à la recherche diagnostique en décrivant précisément ce qu’elle observe avec l’examen physique autorisé en France, c’est à dire en utilisant la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et en mobilisant ses connaissances cliniques. La description doit être précise afin d’orienter la continuité des observations par les collègues et d’orienter le raisonnement diagnostique du médecin et le choix thérapeutique. Lorsque le diagnostic est posé et que la prescription médicale est donnée, l’infirmière évalue l’évolution des signes cliniques en montrant l’évolution positive ou l’exacerbation des symptômes.

86Benner [9] développe les compétences acquises par les infirmières devenues expertes :

  • détecter et déterminer les changements significatifs de l’état du malade,
  • fournir un signal d’alarme précoce : anticiper une crise et une détérioration de l’état du malade avant que des signes explicites ne confirment le diagnostic.

87Une infirmière débutante doit également avoir la capacité d’observation des signes et des symptômes de la pathologie avec la connaissance du vocabulaire clinique précis lorsque le médecin a posé le diagnostic. La connaissance de ce vocabulaire et surtout la compréhension de ce que cela signifie représentent la condition indispensable pour faire une observation précise.

88La prescription médicale est réservée au corps médical ; cependant, dans la pratique quotidienne l’infirmière rencontre de multiples situations où elle prend des initiatives devant des risques élevés de complications avant d’interpeller le plus rapidement possible le médecin ; la pertinence des informations oriente souvent le changement de prescription.

89L’infirmière française n’est pas qu’une exécutante de la prescription médicale ; elle raisonne avant la prescription pour l’orienter et elle continue à raisonner avant de l’appliquer. Son jugement commence dès qu’elle perçoit qu’une prescription est erronée :

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« il peut arriver à un médecin ou à un interne de se tromper. L’infirmière n’a pas, en principe, compétence pour corriger la prescription écrite par le médecin ou par l’interne, mais, si elle constate une erreur manifeste, elle doit la signaler au médecin afin qu’il la corrige. Si le médecin confirme sa prescription, il appartient à l’infirmière de l’exécuter. Il n’y a qu’un cas dans lequel l’infirmière ne doit pas exécuter la prescription erronée c’est celui dans lequel, par expérience, par connaissance, elle est absolument certaine que la prescription aura des conséquences dramatiques pour le patient : il est alors de son devoir de s’abstenir, sinon il y aurait non-assistance à personne en danger ».[10]

91Lorsqu’elle applique une prescription médicale, l’infirmière doit en connaître l’objectif pour le patient afin d’évaluer les indices d’efficacité ou de repérer les signes d’inefficacité ou d’intolérance. Cette connaissance guide le raisonnement clinique ainsi que les prises de décisions.

92Le raisonnement clinique oriente également l’infirmière vers l’identification de l’urgence de la situation et le choix des interventions adaptées : « ne pas être en non-assistance à personne en danger » et appeler le médecin le plus rapidement possible en lui transmettant les informations objectives pertinentes.

93Dans le deuxième domaine clinique, l’infirmière collabore avec le médecin à la prévention des complications liées à la pathologie et aux effets secondaires des médicaments. Le médecin prescrit des actions de préventions que l’infirmière applique avec la même collaboration que celle décrite précédemment, c’est à dire en évaluant régulièrement si les premiers indices appelés « signal d’alarme précoce » sont présents ou en faisant le lien avec ce risque si le malade l’interpelle devant l’existence de signe.

94Lorsque le risque de complication est présent parce que le malade a « telle » pathologie qui a été diagnostiquée, le médecin ne prescrit pas toujours des actions de prévention et l’infirmière collabore en anticipant le risque, ce qui oriente ses prises de décisions. La collaboration existe à la fois pour les risques standards liés à une pathologie ou une intervention et pour les risques élevés liés à la présence complémentaire de facteurs renforçants.

95Dans le troisième domaine clinique, les réactions humaines réelles s’expriment par la présence de manifestations qui permettent de poser des jugements cliniques tels que rétention urinaire, incontinence par réduction du temps d’alerte, constipation, escarre stade 1… mais également concept de soi altéré, perte d’espoir… L’infirmière doit poser ses conclusions cliniques dès qu’elle a recueilli les signes dominants, agir dans la limite des actions dont elle peut prendre l’initiative et appeler le médecin pour traiter ce problème dès qu’elle a besoin d’une prescription. Son raisonnement doit la conduire jusqu’à la question : « A quoi cela est-il lié ? à la pathologie ? au traitement ? au contexte intrinsèque ? au contexte extrinsèque ? à la croissance et au développement ? »

96La pensée linéaire est obligatoire pour développer les étapes du raisonnement clinique et les niveaux de jugement clinique mais la pensée complexe décrite par Edgar Morin nous recentre sur la globalité de la prise en soins de la personne soignée avec l’autonomie professionnelle de l’infirmière dans une interdisciplinarité.

97Le modèle clinique tri focal proposé par Marchal et Psiuk, centré sur la personne est adapté à la prise en charge globale du patient par l’ensemble des professionnels de santé. Chaque corps professionnel va cheminer dans le raisonnement clinique en fonction de sa législation, des connaissances acquises en formation et par l’expérience, mais la qualité des jugements cliniques ne pourra se développer que dans une coordination des raisonnements cliniques entre les professionnels, c’est ce que Gérard Fourez appelle « les ilôts de rationnalité interdisciplinaires » :

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« Dans le cas de la discipline des soins infirmiers, l’interdisciplinarité est, plus qu’en bien d’autres lieux, de mise. Comment en effet une infirmière pourrait-elle trouver une réponse adéquate à la question : de quoi s’agit-il lorsqu’il faut soigner tel patient ? La réponse standard de sa discipline est indispensable, mais elle ne trouvera sa portée qu’insérée dans une vision interdisciplinaire. »[11]

Les référentiels pluridisciplinaires de pratique professionnelle

99Nous construisons actuellement avec des équipes pluridisciplinaires des plans de soins types en fonction des groupes homogènes de séjours et des chemins cliniques. Ces référentiels de pratique professionnelle orientent le raisonnement clinique, les jugements cliniques et la décision des interventions de soins. Ce sont des standards de qualité qui cependant nécessitent une réflexion individualisée pour réaliser pour chaque patient une démarche clinique personnalisée et une démarche de soins pertinente.

100Selon les recommandations de la Haute autorité de santé [12], le chemin clinique est centré autour du patient ; il a pour but de décrire, pour une pathologie donnée, tous les éléments du processus de prise en charge en suivant le parcours du patient au sein de l’institution. C’est une méthode qui vise la performance de la prise en charge pluridisciplinaire des patients présentant la même pathologie ou la même situation de dépendance. Elle repose sur la description d’une prise en charge optimale et efficiente à partir des règles de bonnes pratiques en faisant appel à l’analyse des processus. Elle a pour objectifs de planifier, organiser et assurer la prise en charge des patients de façon consensuelle au sein d’une équipe.

101Nous proposons aux équipes qui ont implanté la formalisation du raisonnement clinique à partir de la gestion du Dossier Patient de construire des plans de soins types à partir du modèle tri focal pour les situations cliniques prévalentes dans les unités de soins. Ce préalable est une démarche de projet indispensable pour construire ensuite des chemins cliniques qui décrivent tous les actes de soins coordonnés.

102Le chemin clinique interdisciplinaire est l’outil de la gestion prévisionnelle des soins ; le Plan de soins type est le référentiel analytique de l’ensemble des problèmes réels et potentiels relatifs à la population correspondant au chemin clinique ; il donne le sens des interventions et des résultats escomptés notés dans le chemin clinique. Il oriente l’analyse lors de la mesure de l’écart entre la pratique réelle et le chemin clinique de référence.

Conclusion

103La démarche clinique s’appuie donc sur des connaissances cliniques mais également sur une méthode de raisonnement qui s’apprend et se pratique quotidiennement afin d’analyser les indices présents chez la personne soignée et éviter ainsi de porter trop rapidement des jugements de valeur ou d’agir uniquement sur un signe ou un symptôme sans avoir identifié le vrai problème.

104C’est pourtant le risque que l’on prend quand on applique une démarche de soins en partant d’une grille « 14 besoins fondamentaux » pour « identifier les problèmes du malade ». Un recueil de données basé sur une telle grille ne permet que de percevoir des signes, des symptômes ou des indices de satisfaction d’un besoin fondamental. Elle peut éventuellement être utilisée au début des études d’infirmières pour apprendre aux étudiants à décrire les caractéristiques des signes et des symptômes de chaque besoin en référence aux critères observables d’un besoin fondamental satisfait.

105La méthodologie de la démarche clinique, non seulement doit être enseignée dès le début des études avec un apprentissage progressif pendant les 3 années de formation mais surtout doit être utilisée par les infirmières praticiennes pour analyser les caractéristiques personnalisées des problèmes des patients.

106La formalisation du raisonnement clinique est encore une nouveauté pour les infirmières, car il est resté implicite jusque maintenant laissant souvent penser que nous n’étions que des exécutantes. Lorsque nous abordons des situations réelles avec les infirmières au cours des formations, nous sommes émerveillés devant cette richesse de connaissance des malades, des maladies, jusqu’alors non exprimée donc non connue…C’est peut être là que se situe notre identité professionnelle qui ne pourra s’affirmer que dans une démarche clinique collective où la pluridisciplinarité des compétences professionnelles est un atout essentiel pour la qualité des soins offerts aux patients et où la compétence du malade tient une place centrale.

Notes

  • [1]
    W. Hesbeen, prendre soin à l’hôpital, interéditions masson, 1997, p 24
  • [2]
    UWE FLICK,La perception quotidienne de la santé et de la maladie, ed. Lharmattan p 21.
  • [3]
    Traité de Psychologie de la santé sous la direction de Gustave-Nicolas FISCHER, éditions Dunod p 131.
  • [4]
    Th. Psiuk, la résilience un atout pour la qualité des soins in Recherche en soins infirmiers N° 82, septembre 2005, pp 12 à 21
  • [5]
    A. Marchal, Th. Psiuk, le paradigme de la discipline infirmière en France, éd. Séli Arslan 2002
  • [6]
    Lynda Juall Carpenito, plan de soins et dossier infirmier, De Boeck Université 1997, p 36.
  • [7]
    Marjory GORDON, Diagnostic infirmier, méthodes et applications, MEDSI MAC GRAW HILL 1991.
  • [8]
    Op cit, P 6
  • [9]
    P. Benner, de novice à expert, interéditions, 1995
  • [10]
    C. Aucouturier – Boissier, G. Holleaux, J. Zucman, la responsabilité juridique de l’infirmière, p44
  • [11]
    G. Fourez, des représentations aux concepts disciplinaires et à l’interdisciplinarité, in recherche en soins infirmiers, N° 66, septembre 2001, p 22
  • [12]
    « Chemin clinique, une méthode d’amélioration de la qualité » Juin 2004 diffusé en Juillet 2005 sur le site HAS
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