1Aujourd’hui, nombre d’entreprises cherchent à intégrer leurs clients à leur politique RSE. Ainsi, les concepts de développement durable, de consommation responsable ou encore de consommation éthique se sont largement répandus au sein de notre société ces dernières années. L’institutionnalisation du développement durable est d’ailleurs « portée en partie par les techniques marketing », qui confèrent au consommateur « un rôle attendu » (A. Béji-Bécheur et N. Özçağlar-Toulouse, 2014). Dès lors, il semble qu’une injonction à la consommation responsable se soit généralisée en France, devenant une norme sociale « qui se perçoit aisément dans les discours des consommateurs aujourd’hui. » (S. Dubuisson-Quellier, 2013). Cependant, derrière ce consensus social, le concept de consommation responsable semble recouvrir des réalités diverses et le visage du consommateur responsable demeure complexe à appréhender. Ce dernier a fait l’objet de nombreuses recherches qui peuvent selon nous être regroupées en deux champs d’investigation. Un premier champ de recherches lié au comportement du consommateur cherche à identifier les caractéristiques du consommateur responsable (P. Anderson et W.H. Cunningham, 1972 ; F.E. Webster, 1975 ; J. Roberts, 1995) et à expliquer le décalage entre son attitude et ses comportements d’achat qui ne semblent pas toujours alignés (A. François-Lecompte et P. Valette-Florence, 2006). Les freins et obstacles à l’achat responsable sont en ce sens régulièrement investigués (A. François-Lecompte, 2009 ; E. Monnot et al., 2014 ; P. Antonetti et S. Maklan, 2015). En parallèle, un second champ de recherches s’intéresse aussi au consommateur responsable, cette fois, en centrant son analyse sur la dimension identitaire de ce type de consommation. Les travaux associés à ce champ s’intéressent dès lors aux motivations et au sens donné par l’individu à sa consommation responsable (C. Gonzalez et al., 2009 ; N. Özçağlar-Toulouse, 2009). Il nous semble pertinent de lier ces deux courants de recherche, en appliquant une grille de lecture identitaire au décalage entre attitude et comportementsd’achat chez le consommateur responsable et ainsi participer d’une re-conceptualisation du « fossé » entre les attitudes et les comportements d’achats des consommateurs responsables (C. Valor et I. Carrero, 2014). En effet, de par le lien ténu entre la consommation responsable et la construction identitaire chez le consommateur responsable, le décalage observé entre son attitude et ses comportements renvoie en réalité à des questions de construction identitaire qui complexifient les réactions des individus. En mobilisant sur la théorie de l’asymétrie identitaire (A. Meister et al., 2014), notre étude cherche à compléter les travaux précédents relevant de la compréhension du consommateur responsable. Face au décalage entre la manière dont ces individus se perçoivent, à savoir responsables, et la perception qui ressort de leurs réels comportements de consommation vus par autrui, ces consommateurs font régulièrement l’expérience d’une asymétrie identitaire. Leur entourage leur renvoie une image d’eux-mêmes avec laquelle ils semblent être, a priori, en désaccord. Comment le consommateur responsable fait-il face au décalage entre son identité ressentie et la perception de son entourage ? Quelles stratégies met-il en œuvre pour faire face à un tel décalage ? Quels impacts peuvent avoir ces stratégies sur l’individu et sur son rapport à la consommation responsable ? Afin de répondre à ces questions, notre article se propose dans un premier temps de passer en revue les travaux précédents sur la question du consommateur responsable et ses contradictions. Dans un deuxième temps, nous présentons la méthodologie employée qui nous a permis de confronter 25 individus qui se définissent comme des consommateurs responsables à leurs actes réels de consommation sur différentes sphères de la consommation responsable. Puis, nous présenterons les résultats de notre étude qui nous permettront d’aller au-delà d’une vision binaire opposant culpabilisation et techniques de neutralisation pour prendre en compte un jeu identitaire plus complexe de la part du consommateur qui se dit responsable. En ce sens, nous mettrons à jour quatre grandes stratégies identitaires mises en place par ces individus afin de résoudre ou maintenir l’asymétrie identitaire à laquelle ils doivent faire face, stratégies qui vont directement impacter la vision qu’ils ont de la consommation responsable. À partir de ce constat, nous proposons pour finir, des pistes de recherche ainsi que des préconisations managériales à destination des entreprises ou des marques qui souhaiteraient cibler les consommateurs responsables.
1. Le consommateur responsable : une identité complexe
2Les individus expriment de plus en plus leurs valeurs morales dans leurs choix de consommation. Il s’agit de contribuer au bien-être social ou environnemental des autres (J.F. Engel et R.D. Blackwell, 1982). Le consommateur présente et modifie ainsi quelques facettes de son identité au travers de son comportement de consommation en affichant une consommation liée à ses valeurs. Cependant, ce phénomène ne peut être compris comme un simple enrichissement identitaire pour l’individu. Au contraire, un véritable travail identitaire doit être mis en œuvre par ce consommateur, travail identitaire complexifié pour trois raisons. Premièrement, l’identité sociale du consommateur responsable demeure encore floue, laissant l’individu face à des choix pluriels d’identification. Deuxièmement, ces consommateurs semblent connaitre un décalage récurrent entre leur attitude et leurs comportements. Enfin, faire face à ce décalage semble relever de la gestion d’asymétrie identitaire, phénomène critique dans la construction identitaire d’un individu.
1.1. Le consommateur responsable : quelle identité sociale ?
3Malgré la variété d’études empiriques menées depuis les travaux initiés par ceux de J.C. Anderson et W.H. Cunningham (1972) ou encore ceux de F.E. Webster (1975), aucun critère objectif ne semble permettre aujourd’hui d’identifier aisément un consommateur responsable (T. Han et L. Stoel, 2017). Au-delà de ce phénomène, il apparaît que l’identité du consommateur responsable apparaît complexe à définir pour trois raisons essentiellement. La première dérive de la diversité des pratiques mises en œuvre par les consommateurs lorsqu’il s’agit de consommation responsable. La seconde questionne la place de l’individu au sein de cette consommation responsable. La dernière, enfin, relève de la pluri-dimensionnalité des définitions mêmes de la consommation responsable qui complexifie les possibilités ouvertes à l’individu. Tout ceci ouvre à l’individu un espace de jeu identitaire. Nous présentons chacune de ces complexités ci-après.
4Premièrement, s’il apparaît complexe d’identifier les consommateurs responsables au travers de leurs caractéristiques propres, cela ne paraît pas plus aisé en passant par leurs actes de consommation. En effet, en la matière, une pluralité de pratiques liées à la consommation responsable semble émerger, « allant des pratiques les plus labiles, consistant en des déplacements très occasionnels et limités des pratiques de consommation, jusqu’aux positions les plus critiques et militantes » (S. Dubuisson-Quellier, 2013). Ainsi, le catalogue des actions responsables en matière de consommation apparaît riche et varié par nature, comme l’explicitent A. Ndiaye et A. Carimentrand (2011) : « Elle associe sous la même bannière des pratiques très différentes, par exemple le végétarisme, l’achat d’ampoules éco-efficaces ou encore le livret d’épargne « développement durable »». La consommation responsable semble par conséquent être un concept qui revêt différentes dimensions, plus ou moins prises en compte en fonction des recherches (N. Özçağlar-Toulouse, 2009). Ainsi, la consommation responsable apparaît elle-même être est un concept pluriel, « flou » voire « fourre-tout » pour certains (N. Ndiaye et A. Carimentrand, 2011), expliquant en partie qu’elle fasse l’objet de si nombreuses recherches.
5Deuxièmement, le rôle de l’individu au sein de ce type de consommation n’est pas toujours très explicite. Ainsi, certaines conceptions de la consommation responsable semblent offrir une place centrale à l’individu qui, seul, lors d’un acte de consommation, peut agir politiquement renouant avec la notion de « consom’acteur » mise au centre du phénomène (G. Parodi, 2011), pour qui « acheter, c’est voter » (L. Waridel, 2005). Cependant, d’autres conceptions de la consommation responsable existent, conceptions qui mettent en avant cette fois-ci le rôle central du collectif au sein d’une telle consommation. Nous renouons ici avec les initiatives comme les associations de consommateurs type AMAP ou encore l’ensemble des systèmes alternatifs (N. Ndiaye et A. Carimentrand, 2011). Cette dichotomie dans la définition de la consommation responsable offre un terrain de jeu pour l’individu qui peut plus ou moins s’identifier à un tel type de consommateurs, certains pouvant même adopter une attitude de « passager clandestin » (A. Rodhain, 2013).
6Au-delà d’identifier les diverses pratiques de consommation, les recherches récentes ont tenté d’affiner la définition de la consommation responsable, notamment en proposant diverses dimensions à celle-ci. Dans cette veine, A. François-Lecompte et P. Valette-Florence (2006) proposent une définition en cinq facteurs
7« le refus d’acheter aux entreprises dont le comportement est jugé irresponsable, l’intention d’acheter des produits dont une partie du prix revient à une cause déterminée, la volonté d’aider les petits commerces et de défendre ainsi l’emploi local, la sensibilité à l’origine des produits en privilégiant dans ses achats sa région d’origine, les produits français voire européens et la volonté de réduire son volume de consommation à ce qui est réellement nécessaire »
8Tandis que D.J. Webb et al., (2008), eux, proposent un modèle en trois dimensions regroupant l’achat basé sur le comportement responsable de l’entreprise, le recyclage et le refus d’acheter certains produits en raison de leur impact environnemental. En la matière, nous retenons le cadre théorique de N. Özçağlar-Toulouse (2009), qui en se basant sur les travaux de M. Micheletti (2003), propose une définition large de la consommation responsable dépassant les conceptions de F.E. Webster (1975) ou encore de J. Roberts (1995). Ainsi, elle définit la consommation responsable comme « l’ensemble des actes volontaires situés dans la sphère de la consommation réalisés suite à la prise de conscience de conséquences jugées négatives de la consommation sur le monde extérieur » (N. Özçağlar-Toulouse, 2009). Celle-ci peut s’exprimer au travers de trois modalités d’action de la part du consommateur qui peut continuer de consommer certains produits tout en limitant les conséquences négatives liées à cette consommation (buycott), ou bien cesser certains actes de consommation jugés trop négatifs, ou encore s’exprimer en tant que consommateur afin de modifier le système (boycott). Si l’ensemble de ces recherches nous aide à mieux appréhender le concept de « consommation responsable », il n’en demeure pas moins qu’il maintient un flou quant à l’identité du consommateur responsable qui, lui, peut s’identifier en tant que tel en obéissant uniquement à l’une ou l’autre des dimensions soulevées précédemment ou bien en cumulant plusieurs d’entre elles voire l’ensemble de celles-ci. En d’autres termes, il nous semble qu’au vu de la malléabilité du concept, l’individu court le risque social de devoir faire face à des situations de dissonance. Ceci est renforcé par le fait que le consommateur responsable semble présenter régulièrement un décalage entre son attitude (identité projetée) et ses comportements réels de consommation (identité vécue et visible) faisant de lui un consommateur soumis à des contradictions, ce qui complexifie par nature la construction de son identité personnelle.
1.2. Le consommateur responsable : un acteur dissonant
9Si la consommation responsable est complexe à définir socialement, s’agissant de cette consommation en particulier, il semble qu’un autre espace de jeu s’ouvre à l’échelle de l’individu même. Ainsi, « il peut exister un décalage entre les déclarations des consommateurs (voice) et l’expression économique de leur critique (exit) » (A. Adam-Lachèze, 2012). Ce décalage a été étudié sous différents angles. Une première série de recherches s’est ainsi intéressée aux freins et obstacles empêchant l’individu de pouvoir aligner son comportement d’achat à son attitude. Dans cette veine, sans être exhaustif, nous pouvons citer les travaux de A. François-Lecompte (2009) qui mettent en avant les obstacles objectifs comme le manque d’information, le coût financier, le manque de commodités d’achat ou encore le plaisir restreint pour expliquer des comportements d’achat non responsables, ou encore ceux de P. Antonetti et S. Maklan (2015), qui étudient, cette fois, les obstacles psychologiques au travers de la perception que le consommateur se fait des caractéristiques de la situation d’achat (intérêt personnel / intérêt collectif ; cadre privé / cadre public) pour expliquer la différence entre l’attitude et le comportement d’achat.
10En parallèle, une autre série de recherches s’intéresse quant à elle à la gestion psychologique de ce décalage chez l’individu, série de recherches qui nous intéresse plus particulièrement ici. Dans cette veine, A. Rodhain (2013), dans la lignée des travaux initiés par A. Chatzidakis et al., (2007), a cherché à comprendre la manière dont les consommateurs responsables rationnalisent leurs comportements dissonants au travers de la technique de la neutralisation. Ancrée dans la théorie de la dissonance mise en avant par L. Festinger (1957) qui pose qu’un individu qui se comporte de façon incohérente par rapport à son attitude va venir modifier son attitude afin de rétablir une congruence, la théorie de la neutralisation formulée par G. Sykes et D. Matza (1957), elle, pose que l’individu pour éviter le sentiment de culpabilité lié à ses comportements dissonants va se trouver des « excuses » pour expliquer la dissonance et ainsi justifier la situation a posteriori. En d’autres termes, le consommateur qui se dit responsable mais qui n’agit pas en conséquence, lorsqu’il est mis face à ses incohérences, vaautomatiquement modifier son attitude et expliquer pourquoi il n’est pas un consommateur responsable. L’étude d’A. Rodhain (2013) permet ainsi d’identifier différentes familles d’excuses permettant aux consommateurs responsables de « neutraliser » la dissonance, techniques plus ou moins aisées à mettre en avant en fonction du niveau d’engagement de l’individu dans la consommation alternative.
11Comme le démontrent les études que nous venons de citer, le cadre théorique de la dissonance offre une approche riche pour comprendre la manière dont les consommateurs responsables semblent gérer le décalage entre leur attitude et leurs comportements d’achat. Cependant, il nous semble qu’il omet une partie du problème. En effet, il apparaît que la consommation responsable ne semble pas être qu’une simple attitude d’achat. Au contraire, l’ensemble des travaux mis en avant par N. Özçağlar-Toulouse (2005, 2009) semble démontrer le lien fort entre la consommation responsable chez les individus et leur construction identitaire. Ainsi, « la consommation responsable renvoie à des considérations identitaires très riches » (N. Özçağlar-Toulouse, 2009) dans la mesure où elle permet, entre autre, à l’individu de se percevoir comme une « individualité autonome, capable de s’autodéterminer, de construire une vie par soi-même, de décider de son comportement ainsi que d’exercer une certaine maîtrise sur soi et sur son environnement » (E. Marc, 2005 cité par N. Özçağlar-Toulouse, 2009). La consommation responsable est porteuse de sens pour l’individu qui doit faire face dans le cas de la consommation responsable au « métier de consommateur » (A. Rodhain, 2013), tant pour la construction de son identité personnelle que pour celle de son identité sociale dans la mesure où la consommation responsable équivaut pour l’individu à « la valorisation de soi par l’appartenance du consommateur à une minorité anticonformiste en avance sur le reste de la société, procédant d’une démarche porteuse d’innovation » (N. Özçağlar-Toulouse, 2009). Dès lors, il semble que la dissonance considérée ici ne puisse être uniquement observée sous l’angle d’un comportement isolé sans signification réelle pour l’individu. Au contraire, ce phénomène se doit d’être étudié à l’aune de la construction identitaire de l’individu. Renoncer à une attitude équivaut ici à une réécriture identitaire que l’individu peut plus ou moins souhaiter, sans compter que dans le cas de la consommation responsable, l’attitude en question est valorisée socialement. Le coût identitaire est donc important. Pour cette raison, les travaux liés au concept d’asymétrie identitaire (A. Meister et al., 2014) nous semblent pertinents à mobiliser dans ce contexte. Nous développons ce cadre d’analyse par la suite.
1.3. Dissonance ou asymétrie identitaire ?
12Suite aux travaux pionniers de L. Festinger (1957) sur la dissonance, de nombreuses écoles de pensée se sont intéressées aux réactions des individus confrontés à ce genre de situation. En la matière, plusieurs théories peuvent être confrontées. Les tenants de la congruence identitaire mettent en avant le malaise ressenti par tout individu devant faire face à une situation de dissonance et la propension de celui-ci, en conséquence, à vouloir résoudre cet état dissonant. Peuvent être inclus dans ce groupe, la théorie de la neutralisation précédemment citée (G. Sykes et D. Matza, 1957) ou encore la théorie de la vérification de soi (W.B. Swann et al., 1992), qui pose que l’individu doit absolument faire correspondre l’image qu’il a de lui avec l’image que les autres ont de lui. Pour autant, une autre école de pensée vient contrebalancer ce point de vue. Ainsi, tout un pan de la psychologie sociale, suite aux travaux du sociologue E. Goffman (1959), s’est intéressé à la manière dont les individus peuvent jouer de certaines situations pour projeter une image d’eux-mêmes pourtant en désaccord avec ce qu’ils sont en réalité. Nous retrouvons ici l’ensemble des travaux liés à la gestion des impressions (B. Schlenker, 1980). Cette école de pensée pose que l’individu accorde plus d’importance à l’image qu’il renvoie à la société, plus qu’à ce qu’il est réellement. En d’autres termes, si une identité est fortement valorisée socialement, l’individu peut trouver intérêt à projeter l’image de cette identité même si celle-ci ne le définit pas réellement, s’accommandant alors de la dissonance à laquelle il est confronté. Dans le cadre de la consommation responsable, réelle norme sociale valorisée positivement, on ne peut ignorer l’apport de ces écoles de pensée pour comprendre les réactions de l’individu face au décalage entre l’attitude positive qu’il affiche et ses réels comportements d’achat.
13De récents travaux menés par A. Meister et al. (2014) ont tenté de proposer un cadre d’analyse qui englobe les travaux à première vue divergents que nous venons de décrire, nous autorisant, par là même à venir enrichir l’analyse du comportement du consommateur responsable. Selon ces auteurs, l’individu, lorsqu’il est confronté à une situation de dissonance relevant de son identité, va en réalité venir maintenir ou résoudre cet état dissonant suite à une analyse cognitive de la situation. Afin de mieux comprendre la situation en elle-même, ils introduisent la notion « d’asymétrie identitaire interne » qui se produit lorsqu’un individu estime que son entourage ne le perçoit pas de la manière dont lui-même se perçoit. En se basant sur le cadre d’analyse de R.S. Lazarus et S. Folkman (1984) sur le coping, A. Meister et al. (2014) estiment que l’individu, avant de choisir de résoudre ou de maintenir l’état dissonant, ici l’asymétrie, va procéder à une appréciation en trois points de la situation. Premier point, l’individu va analyser l’importance de l’asymétrie qui correspond au degré auquel l’individu estime que le facteur d’asymétrie peut impacter son bien-être ou son futur, aussi bien positivement que négativement. Deuxième élément, l’individu analyse la mutabilité, à savoir sa faculté à agir sur la source de l’asymétrie et la modifier. Enfin, il va étudier la valence, à savoir qu’il va chercher à détecter si cette asymétrie identitaire va impacter positivement ou négativement son bien-être futur. En conclusion, ces recherches récentes nous permettent de dépasser le cadre théorique de la dissonance pour embrasser une vision élargie où l’individu peut, au vu de certaines caractéristiques, trouver intérêt ou non à maintenir une asymétrieidentitaire. Adapté au cas de la consommation responsable, ce cadre d’analyse vient compléter et complexifier l’étude des stratégies identitaires mises en œuvre par les individus face au décalage entre leurs attitudes et leurs comportements d’achat.
2. Méthodologie : une expérimentation qualitative
14Afin d’investiguer les pistes de recherches que nous venons de mettre à jour au sein de notre revue de littérature, nous avons mis en place un protocole de recherche basé sur une expérimentation au travers d’entretiens qualitatifs individuels. Pour ce faire, nous avons interrogé 25 individus, résidant tous en zone urbaine, zone dans laquelle les individus semblent encore plus fortement sensibilisés au concept de consommation responsable (S. Dubuisson-Quellier, 2013). Au-delà de cette seule variable, nous avons tenu à recruter des individus aux caractéristiques socio-économiques variées, comme en témoigne le tableau suivant qui synthétise les caractéristiques de notre échantillon. Ainsi, nous avons veillé à avoir une diversité d’âge, l’âge des répondants allant de 20 à 83 ans. 12 individus vivent en couple et 11 ont au moins un enfant. Enfin, la diversité en termes de genre est respectée aussi avec un échantillon qui rassemble 11 femmes et 14 hommes.
Caractéristiques de l’échantillon retenu
Nombre d’entretiens | 25 individus |
Durée des entretiens | De 48 à 72 minutes |
Sexe | 14 hommes ; 11 femmes |
Âge moyen | 40 ans (de 20 à 83 ans) |
Situation maritale | 12 individus en couple et 13 célibataires ou divorcés |
Nombre d’enfants | 14 sans enfants, 1 individu avec 1 enfant, 6 individus avec 2 enfants et 4 individus ont plus de 2 enfants |
Caractéristiques de l’échantillon retenu
15Afin de pouvoir détecter les stratégies identitaires individuelles, nous avons mis en place un guide d’entretien à même de générer chez notre interlocuteur le sentiment d’être confronté à une asymétrie identitaire interne. Pour ce faire, nous avons établi un guide d’entretien en deux temps. Dans un premier temps, le répondant est invité de façon très libre à partager avec nous sa vision du développement durable et son rapport à la consommation responsable. Si le répondant montre une attitude positive en faveur de cette dernière, il est alors invité à détailler les comportements de consommation qu’il met en œuvre et qui répondent selon lui à des actes responsables. Il est intéressant de constater que l’ensemble des individus interrogés, présente à ce stade de l’entretien une attitude clairement favorable vis-à-vis de la consommation responsable, se présentant tous comme de réels consommateurs responsables. Parmi les pratiques de consommation responsable régulièrement mises en avant par les sondés, le recyclage, l’alimentation biologique et les pratiques de préservation des ressources sont régulièrement cités. Passée cette première étape de l’entretien, étape pendant laquelle le sondé se présente comme « consommateur responsable », nous mettons en œuvre la seconde partie de l’entretien. Au cours de cette partie, l’entretien apparaît plus guidé par le chercheur. Ainsi, nous passons en revue les différentes dimensions de la consommation responsable et interrogeons les répondants sur les comportements de consommation qu’ils mettent en œuvre pour chacune de ces dimensions. Afin d’obtenir le catalogue de comportements le plus large possible, nous nous sommes situés dans la définition de la consommation responsable offerte par N. Özçağlar-Toulouse (2009) en l’opérationnalisant au travers des dimensions de A. François-Lecompte (2009) et D.J. Webb etal. (2008). Les dimensions retenues sont donc les suivantes :
- le boycott
- le commerce équitable
- la consommation dans les petits commerces et les commerces de proximité
- la prise en compte des origines des produits
- la réduction du volume de consommation
- le recyclage et les modes de consommation respectueux de l’environnement
17Il est essentiel de garder à l’esprit qu’à aucun moment le chercheur n’a émis de jugement ou n’a établi que la personne interrogée était ou n’était pas un consommateur responsable. Pour autant, dans chacun des entretiens, la seconde partie a entraîné un malaise dans la mesure elle a semblé laisser penser au sondé que le chercheur face à lui ne le considérait pas comme un consommateur responsable du fait de son incapacité à citer des comportements responsables pour chacune des dimensions évoquées. En cela, les sondés ont donc bien fait face à une asymétrie identitaire interne, à savoir la sensation que l’entourage ne les perçoit pas de la manière dont eux-mêmes se perçoivent. La durée des entretiens était d’une heure environ en moyenne. Chaque entretien correspond à une dizaine de pages retranscrites. Pour pouvoir travailler sur les données nous avons établi des fiches de synthèse comme le recommandent M.B. Miles et A.M. Huberman (2003). Ces fiches restituent, « les informations essentielles et les contributions à l’objet de recherche ainsi que les dimensions contextuelles, les conséquences immédiates et les interrogations ». Les entretiens ont donné lieu à une analyse de contenu. Pour ce faire, nous avons mis en place un processus d’analyse interactif, collectif et intersubjectif mené par deux chercheurs (S. Deetz, 1996) afin d’affiner le plus possible l’analyse qualitative. Tout ceci nous a permis d’identifier quatre stratégies identitaires distinctes au sein de l’échantillon.
3. Résultats : quatre stratégies identitaires distinctes
18L’analyse textuelle des entretiens nous a permis de mettre à jour deux axes d’analyse nous permettant de distinguer au total quatre stratégies identitaires distinctes illustrées au sein du tableau suivant.
Maintien de l’asymétrie Les individus s’identifient au consommateur responsable en début d’entretien et refusent l’identité de consommateur non-responsable en fin d’entretien | Résolution de l’asymétrie Les individus s’identifient au consommateur responsable en début d’entretien et adoptent l’identité de consommateur non-responsable en fin d’entretien | |
Consommation responsable définie à l’échelle de l’individu | L’identité défendue (Catégorisation sociale) | L’identité fautive (Culpabilisation) |
L’individu conserve son identité de consommateur responsable en rompant avec les individus plus responsables que lui qu’ils caricaturent et rejettent. | L’individu adopte l’identité du consommateur non-responsable et culpabilise | |
Consommation responsable définie à l’échelle du collectif | L’identité réfutée (Dénégation) | L’identité empêchée (Neutralisation) |
L’individu remet en cause l’existence de l’identité de consommateur responsable afin d’éviter d’endosser l’identité de consommateur non-responsable | L’individu adopte l’identité du consommateur non-responsable mais explique cela par l’existence d’obstacles extérieurs l’empêchant d’adopter des comportements responsables |
19Le premier axe d’analyse se base sur les travaux de A. Meister etal. (2014), et permet de distinguer les individus qui maintiennent l’asymétrie identitaire tout au long de l’entretien, de ceux qui la résolvent au fur et à mesure de l’échange. En d’autres termes, les premiers refusent de s’identifier à un consommateur non-responsable tandis que les seconds semblent épouser cette identité au fur et à mesure, alors même qu’ils s’étaient présentés comme des consommateurs responsables en début d’entretien. Au-delà de ce premier axe dégagé, l’analyse des entretiens nous a permis d’identifier un autre déterminant des stratégies identitaires, à savoir la définition donnée par les individus à cette pratique et plus précisément la place plus ou moins centrale du rôle de l’individu au sein de cette consommation. Ainsi, certains définissent une consommation responsable où le rôle de l’agent est exacerbé : « C’est ce qui s’est passé avec les vêtements […] les gens travaillaient dans des conditions déplorables, mourraient et travaillaient avec des produits toxiques. Il n’y avait pas de syndicat, il n’y a rien, simplement des individus qui ont boycotté » (individu 3). D’autres, au contraire, mettent en avant la nécessité du collectif de consommateurs dans ce type de consommation : « Tout seul, on ne peut pas protéger l’environnement tout seul, il faut qu’on soit un groupe, une cohésion » (individu 12). Nous présentons tour à tour chacune de ces stratégies identitaires par la suite.
3.1. L’identité défendue
20Confronté à l’asymétrie identitaire, un premier groupe d’individus semble mettre en œuvre une stratégie identitaire visant à défendre leur identification initiale. Bien qu’ils perçoivent au fil de l’entretien que leur interlocuteur puisse émettre des doutes quant à leur réelle identité de consommateur responsable, ces individus choisissent, pour autant, de ne pas se séparer de leur identité de consommateur responsable. En cela, ils maintiennent l’asymétrie identitaire tout au long de l’entretien. Ces individus font partie des plus âgés de notre échantillon et sont aussi ceux qui estiment que l’individu a un fort pouvoir d’action au sein de ce type de consommation. Afin de défendre leur identité de consommateur responsable, ils tentent de délégitimer tout consommateur qui afficherait plus de comportements de consommation responsables qu’eux. Un jeu classique de catégorisation sociale (H. Tajfel et J.C. Turner, 1979, 1986) se met en place ici, où l’individu tente de survaloriser son groupe d’appartenance (ici le consommateur moyennement responsable) en comparaison à un autre groupe social, qu’il dévalorise par conséquence (ici le consommateur totalement engagé dans la consommation responsable). Ainsi, l’individu 3 évoque une partie de sa famille qui adopte fortement les comportements de consommation responsable, tout en prenant ses distances avec cette partie de sa famille – « Après, j’ai une partie de ma famille qui habite dans un, enfin, de la famille de ma copine qui habite dans un village écologique, ils ont construit leur maison eux-mêmes. Ils produisent leur propre agriculture. » – tout en la disqualifiant socialement : « Ils sont un peu en dehors de la société. C’est dur de lâcher sa vie pour retourner vivre 500 ans en arrière. ». Un autre exemple probant de cette stratégie apparaît dans le discours de la personne la plus âgée que nous ayons interrogée (individu 7). Elle en vient à considérer que les consommateurs agissant de façon responsable constituent un groupe social comparable à une secte :
21« Moi, je ne suis pas une intégriste. Moi je ne suis pas une ayatollah du recyclage Je ne me réveille pas tous les matins en disant : Mais quand je peux, je le fais. […] Naturalia, ça m’arrive mais pas beaucoup non plus. Il y a un truc qui m’agace aussi : le côté, comment on appelle ça… J’ai sûrement tort. Je trouve ça presque religieux. Les gens qui ne peuvent manger que [bio]… […] Je ne sais pas, il y a un truc qui ne me plaît pas. Je ne saurais pas vous dire et je connais des gens qui ne fréquentent que ça et c’est une espèce de secte. Voilà, secte. ».
22Il est intéressant de constater à quel point cette distance sociale est prise au fur et à mesure de l’énonciation, l’individu construisant sa stratégie de défense identitaire face à l’asymétrie afin de maintenir celle-ci et ainsi conserver à ses propres yeux l’identité de consommateur responsable, peu importe ce que peut penser son interlocuteur. Pour ce faire, ils se coupent d’une partie de la société, qui dans les faits, s’ils souhaitaient réellement aller plus loin dans leurs comportements de consommation responsable devraient être leurs modèles.
3.2. L’identité réfutée
23Un second groupe d’individus semble mettre en œuvre une stratégie identitaire qui leur permet d’échapper à l’identité de consommateurs non responsables ou de consommateurs insuffisamment responsables. En cela, ils maintiennent l’asymétrie identitaire en refusant d’adopter le point de vue de leur interlocuteur sur eux-mêmes. Pour cela, ils réfutent l’existence même du concept de consommateur responsable au fur et à mesure de leur discours.
24Si responsabilité il y a, elle ne peut en rien reposer sur le consommateur à l’échelle individuelle. Le discours de l’individu 12 illustre cette stratégie. « Après, ce serait, moi, à mon échelle, je ne pense pas pouvoir grand-chose. Je pense que ça devrait être une prise de conscience au niveau des élites surtout. […] Je pense que c’est une histoire de lobby, à mon avis. ». Dans la même veine, l’individu 2 fait glisser la responsabilité du consommateur vers le politique : « c’est au niveau municipal si on peut, quand on est actif par exemple comme adjoint dans la municipalité, etc. on peut donner, pousser, donner des idées pour que ça se fasse. ». Il est intéressant de constater que ces individus qui s’identifiaient au consommateur responsable en début d’entretien, affichant clairement une attitude positive en faveur de ce type de consommation, illustrant cette attitude au travers de certains comportements d’achats responsables, en viennent au fur et à mesure, lorsqu’ils sont confrontés à la perception que l’entourage ne les perçoit pas comme ils se définissent eux-mêmes, à renier l’existence même de cette identité.
25Cette stratégie semble cependant plus aisée à mettre en œuvre pour ces individus dans la mesure où, dès le début, ils ont défini la consommation responsable comme une pratique où le collectif joue un rôle primordial. Il est pour autant à noter que cette stratégie identitaire semble avoir des impacts lourds de conséquences à l’échelle de la consommation responsable. En effet, celle-ci est totalement remise en cause.
3.3. L’identité fautive
26Une troisième stratégie identitaire consiste cette fois à résoudre l’asymétrie identitaire. Ces individus, lorsqu’ils sont confrontés à la sensation que l’autre ne les perçoit pas comme des consommateurs responsables, préfèrent rejoindre la perception d’autrui et ainsi résoudre l’asymétrie identitaire. Ces individus reconnaissent donc au fur et à mesure de l’entretien qu’ils ne sont pas réellement des consommateurs responsables réconciliant ainsi les perceptions en présence. Cependant, cette reconnaissance n’est pas neutre pour l’individu dans la mesure où elle entraîne chez lui un sentiment de culpabilité comme le démontre l’individu 11 : « mais c’est très égoïste de ma part de ne pas faire le tri ».
27Le coût est ici élevé pour l’individu et son identité personnelle, qui, souhaitant diminuer la pression issue de l’asymétrie identitaire en présence, doit en retour faire face à la culpabilité. Ceci explique en partie que très peu d’individus au sein de notre échantillon semblent épouser une telle stratégie. Il est de plus intéressant de constater que celle-ci semble être le fait de jeunes consommateurs plus particulièrement, et qu’elle se présente parmi les répondants qui accordent un rôle central à l’individu dans la consommation responsable. Ici, le comportement spécifique de cette classe de jeunes consommateurs pourrait rejoindre les conclusions d’A. Bontour (2015) qui met en avant une estime de soi moindre pour les consommateurs de cette catégorie d’âge affectant directement leurs rapports à la consommation.
3.4. L’identité empêchée
28Enfin, un dernier groupe d’individus semble lui-aussi vouloir résoudre l’asymétrie identitaire en adoptant l’identité qu’ils pensent être portée par leur interlocuteur et ainsi remettre en cause leur identification première à la figure du consommateur responsable.
29Cependant, afin d’éviter la culpabilité, ils mettent en place des techniques liées à la neutralisation, explicitant ainsi que leur identité de consommateur responsable est en réalité une identité empêchée, sans pour autant remettre en cause l’existence et la pertinence du consommateur responsable. Classiquement, et dans la lignée des travaux précédents sur la question, trois grandes familles d’excuses semblent émerger. La première est liée aux obstacles informationnels : « Puisque j’ai encore du mal à savoir qu’est-ce qui va dans la poubelle jaune, qu’est-ce qui va dans la poubelle verte ? » (individu 17). La seconde est liée aux coûts financiers : « ça a un coût assez élevé. Je prends un exemple : les ampoules à LED qui ont révolutionné le marché du luminaire il y a quelque temps. Ces ampoules, leur prix à l’achat est quatre à cinq fois plus cher qu’une ampoule normale. » (individu 20).
30Enfin, la dernière famille est liée aux obstacles matériels et pratiques : « si j’avais une maison, j’aurais mon jardin, mon potager. Voilà ! Comme on le faisait dans le temps » (individu 19). Il est intéressant de constater que cette stratégie identitaire semble facilitée lorsque l’individu estime dès le début que la consommation responsable est avant tout un phénomène qui doit s’exprimer au niveau collectif.
Discussion et conclusion
31Nos travaux enrichissent la littérature existante sur la compréhension du consommateur responsable. Considérant que les consommateurs responsables doivent régulièrement faire face au décalage entre leurs attitudes et leurs comportements d’achat au sein de la société, nos résultats nous permettent de mettre en lumière quatre stratégies identitaires distinctes face à ce phénomène. Chacune de ces stratégies semble avoir des conséquences sur l’individu lui-même, possiblement sur ses relations aux autres consommateurs responsables, voire, enfin, sur son rapport à la consommation responsable plus globalement. Au-delà de ces éléments, nous souhaitons souligner ce qui nous semble constituer les apports majeurs de notre recherche. Premièrement, si nous retrouvons la culpabilisation et les techniques de neutralisation déjà identifiées dans d’autres recherches (A. Chatzidakis et al., 2007 ; A. Rodhain, 2013), il semble tout d’abord que ces techniques viennent servir la résolution de l’asymétrie identitaire et d’autre part, il semble que d’autres stratégies émergent en parallèle. Ces stratégies identitaires semblent illustrer le fait que le consommateur responsable mis face à ses incohérences ne modifie pas toujours son attitude vis-à-vis de la consommation responsable, comme semblait le mettre en avant la littérature jusqu’alors. Dans cette veine, certains individus renforcent même leur position lorsqu’ils sont mis dans cette situation. D’autres, dans une situation similaire, semblent, au contraire, remettre en cause la consommation responsable par elle-même. Deuxièmement, il apparaît que la consommation responsable soit un concept subjectif pour les individus et que ceux-ci ont tendance à la définir soit comme une conduite où le pouvoir de l’agent est fort, soit comme une conduite essentiellement collective. Si cette pluralité de définitions a déjà été mise en exergue par d’autres travaux de recherches, nos résultats tendent cependant à démontrer le caractère déterminant du choix de cette définition par l’individu dans la mise en place de stratégies identitaires. Enfin, nos résultats participent à une reconceptualisation du « gap »entre les attitudes positives du consommateur responsable et ses comportements réels de consommation, re-conceptualisation appelée par certains travaux qui remettent en cause la pure rationalité du consommateur responsable. A contrario, la consommation responsable semble avant tout un acte qui doit être compris comme un acte social (C. Valor et I. Carrero, 2014) qui met en jeu des émotions (E. Ulusoy, 2016). En ce sens, si les théories de l’identité ont déjà été utilisées dans le cadre d’une compréhension affinée du consommateur responsable (N. Özçaglar-Toulouse, 2005, 2009), de telles théories n’ont jamais été appliquées au décalage entre l’attitude et les comportements de consommation de ces consommateurs, question pourtant centrale dans la littérature. Il nous semble que le concept d’asymétrie identitaire que nous avons mobilisé ici nous permet d’embrasser cette nouvelle vision du consommateur responsable en appliquant une grille de lecture élargie au décalage entre attitudes et comportements. Au-delà de ces apports, notre étude présente bien évidemment des limites qui ouvrent possiblement autant de voies de recherches. Premièrement, nous avons considéré ces individus en statique, là où certains travaux semblent mettre en œuvre des recherches dynamiques qui semblent fructueuses (A. Rodhain, 2013, C. Valor et I. Carrero, 2014). Dans cette perspective, il serait pertinent d’approfondir les investigations pour mieux comprendre la manière dont les individus font face à de multiples asymétries identitaires dans le temps en mettant en œuvre des recherches dynamiques. De même, il serait intéressant d’étudier dans quelle mesure l’individu modifie sa stratégie identitaire en fonction de la personne qui semble confronter ses attitudes et ses comportements de consommation : la réaction de l’individu est-elle la même si la personne en face est un vendeur inconnu ou bien un commerçant avec qui il a déjà de bonnes relations ? En l’état, notre recherche n’a pas fait varier cette caractéristique. Or, si l’on se réfère à la théorie de l’asymétrie identitaire et à l’évaluation cognitive menée par l’individu, la menace identitaire semble devoir varier en fonction de la personne susceptible de déclencher la situation d’asymétrie identitaire. Une telle piste de recherche pourrait dès lors être elle aussi fructueuse. Enfin, une dernière piste de recherche intéressante pourrait être d’investiguer, à la suite des recommandations de I. Zaiem (2005), le rôle de la culture de l’individu dans la gestion de ces processus identitaires. Pour autant, et malgré les limites de notre recherche, il nous semble que nous pouvons dégager plusieurs implications managériales à l’endroit d’entreprises soucieuses de faire participer leurs clients et prospects à leur politique RSE. Première recommandation, il nous semble que de nombreux travaux ont jusque-là incité les praticiens à se concentrer sur les obstacles supposés inhiber le consommateur responsable dans ses actes réels de consommation (A. Rodhain, 2013). Si nous ne nions pas cette problématique, nos résultats semblent cependant démontrer qu’une telle politique puisse au final ne répondre qu’aux attentes d’un seul type de clients responsables, ceux qui affichent une « identité empêchée ». Pour les autres, il n’est pas certain qu’une telle politique se révèle fructueuse. De même, une autre technique de vente régulièrement mise en avant repose sur la théorie de l’escalade dans l’engagement qui prône qu’un individu ayant déjà fait un premier pas coûteux dans une direction aura une très forte tendance à continuer naturellement dans cette direction (R.V. Joule et J.-L. Beauvois, 2002). Il apparaît que s’agissant de la consommation responsable, cette théorie soit plus complexe à mettre en œuvre. En d’autres termes, le fait qu’un individu consomme une alimentation biologique et fasse du recyclage ne l’amènera pas forcément à devenir l’un de vos clients au sein d’une offre RSE. Que conseiller alors ? Pour les personnels en contact avec ce type de clients, il nous semble que plusieurs précautions soient à prendre lors d’un contact de vente. Ainsi, si nous ne remettons pas en cause le sempiternel impératif « Connais ton client ! », il nous semble que dans le cas d’un consommateur responsable, mieux vaut ne pas se tromper. Nos travaux illustrent à quel point le moment de la connaissance client peut se transformer en situation critiquesi le consommateur pense ressentir une asymétrie identitaire. En effet, n’oublions pas que certaines stratégies identitaires amènent l’individu à renier la possibilité même d’une consommation responsable et ce, malgré une attitude initiale favorable vis-à-vis de ce phénomène. Dès lors, initier un catalogue de pratiques réelles avec le client pour mieux le connaître peut-être dangereux. Au contraire, il nous semble que « connaître son client » invite plutôt ici à laisser le consommateur responsable s’exprimer sur sa propre vision de la consommation responsable, afin notamment de détecter si celle-ci relève selon lui plus d’une logique individuelle ou collective. De même, lorsque l’individu explicite ses comportements de consommation responsable, il semble que son interlocuteur ne doive jamais pointer de possibles manques dans cette consommation. Faire d’un consommateur responsable le client de sa politique RSE s’avère donc complexe et relève plus particulièrement d’une connaissance affinée de l’individu afin de mettre en œuvre les meilleures pratiques en termes de vente et d’adhésion. Une autre piste managériale intéressante selon nous pour éviter de tomber dans cet écueil, serait de rejoindre les préconisations de L. Elgaaïed-Gambier etal. (2016) et d’impliquer le consommateur dans la conception du produit ou du service responsable considéré.
Bibliographie
- Adam-Lachèze Aurélie « Consommation responsable », in Vivien Blanchet et Aurélie Carimentrand, Dictionnaire du commerce équitable, Éditions Quæ, Coll. Hors collection, 2012, p. 74-78.
- Anderson Thomas, Cunningham William. “The Socially Conscious Consumer”, Journal of Marketing, 1972, vol. 36, n° 3, p. 23-31.
- Antonetti Paolo, Maklan Stan. “How categorisation shapes the attitude-behaviour gap in responsible consumption”, International Journal of Market Research, 2015, vol. 57, n° 1, p. 51-72.
- Bardin Laurence. L’analyse de contenu, Paris : PUF, 1977.
- Béji-Bécheur Amina, Özçağlar-Toulouse Nil. « Institutionnalisation du développement durable et émergence d’un marketing durable »,Recherche et Applications en Marketing, 2014, vol. 29, n° 3, p. 3-9.
- Bontour Anne. « L’estime de soi : un facteur individuel pour mieux penser sa relation client ? » La Revue des Sciences de Gestion, 2015, vol. 5, n° 275-276, p. 75-83.
- Chatzidakis Andreas, Hibbert Sally, Smith Andrew. « Why People don’t take their Concerns about Fair Trade to the Supermarket : The Role of Neutralisation”, Journal of Business Ethics, 2007, vol. 74, n° 1, p. 89-100.
- Deetz Stanley. “The positioning of the researcher in organization culture studies : De-hatching Literary Theory”, Journal of Management Inquiry, 1996, vol. 5, n° 4, p. 387-391.
- Dubuisson-Quellier Sophie. « La consommation engagée », Les Presses de Sciences Po., Coll. Contester, 2009, n° 5, 143 p.
- Dubuisson-Quellier Sophie. « Pluralité des figures de la consommation responsable », Après-demain, 2013, vol. 25, n° 1, p. 31-32.
- Elgaaïed-Gambier Leila, Hamdi-Kidar Linda, Schill Marie. « Les déterminants du rôle actif du consommateur dans l’adoption de pratiques écologiques novatrices : apports du concept de leader user », La Revue des Sciences de Gestion, 2016, vol. 2, n° 278-279, p. 21-29.
- Engel James F., Blackwell Roger D. Consumer Behavior, Dryden Press, 1982.
- Festinger Leon. A theory of cognitive dissonance, Stanford University Press, 1957, California.
- François-Lecompte Agnès. « La consommation socialement responsable : oui mais…, » Reflets et perspectives de la vie économique, 2009, vol. 4, (Tome XLVIII), p. 89-98.
- François-Lecompte Agnès, Roberts James. « Developing a measure of socially responsible consumption in France”,Marketing Management Journal, 2006, vol. 16, n° 2, p. 50-66.
- François-Lecompte Agnès, Valette-Florence Pierre. « Mieux connaître le consommateur socialement responsable », Décisions Marketing, 2006, vol. 41, p. 67-79.
- Goffman Erving. The presentation of self in everyday life,Doubleday Anchor Books, 1959, New York.
- Gonzalez Christine, Korchia Michael., Menuet Laetitia, Urbain Caroline. « Comment les consommateurs socialement responsables se représentent-ils la consommation ? Une approche par les associations libres », Recherche et Applications en Marketing,2009, vol. 24, n° 3, p. 25-41.
- Han Tae, Stoel Leslie. “Explaining Socially Responsible Consumer Behavior : A Meta-Analytic Review of Theory of Planned Behavior”, Journal of International Consumer Marketing, 2017, vol. 29, n° 2, p. 91-103.
- Joule Robert-Vincent, Beauvois Jean-Léon. Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, 2002, Presses Universitaires de Grenoble.
- Lazarus Richard S., Folkman Susan. Stress, appraisal, and coping, Springer ; 1984, New York.
- Marc Edmond, Psychologie de l’identité : soi et le groupe, Paris : Dunod, 2005.
- Meister Alyson, Jehn Karen A., Thatcher Sherry M.B. “Feeling misidentified : the consequences of internal identity asymmetries for individuals at work”, Academy of Management Review, 2014, vol. 39, n° 4, p. 488-512.
- Micheletti Michele. Political virtue and shopping : individuals, consumerism, and collective action, Palgrave Macmillan, 2003, New York.
- Miles B. Matthew, Huberman A. Michael. Analyse des données qualitatives, 2003, 2e édition, Bruxelles : De Boeck Université.
- Monnot Élisa, Reniou Fanny, Rouquet Aurélien. « Le tri des déchets ménagers : une caractérisation des logistiques déployées par les consommateurs », Recherche et Applications en Marketing,2014, vol. 29, n° 3, p. 74-98.
- Ndiaye Abdourahmane, Carimentrand Aurélie. De la “consommation responsable” à la “consommation alternative”, Colloque du Réseau International de l’Animation organisé par l’IEPSA, 26-28 octobre 2011, Saragosse, Espagne.
- Özçağlar-Toulouse Nil. Apport du concept d’identité à la compréhension du comportement du consommateur responsable : une application à la consommation des produits issus du commerce équitable, Thèse de doctorat, 2005, Université de Lille 2.
- Özçağlar-Toulouse Nil. « Quel sens les consommateurs responsables donnent-ils à la consommation ? Une approche par les récits de vie », Recherche et Applications en Marketing, 2009, vol. 24, n° 3, p. 3-23.
- Parodi Gabriela. Acheter pour s’engager : la figure du consom’acteur du commerce équitable, Thèse de doctorat en Sociologie, 2011, Université de Nantes.
- Roberts James. “Profiling levels of socially responsible consumer behaviour : a cluster analytic approach and its implications for marketing”, Journal of Marketing, Coll. Theory and Practice, 1995, vol. 3, n° 4, p. 97-117.
- Rodhain Angélique. « J’aimerais bien, mais j’peux point… : exploration des écarts entre attitude et comportement en consommation alternative », Management & Avenir, 2013, vol. 61, n° 3, p. 50-69.
- Schlenker Barry. Impression Management : The Self Concept, Social Identity and Interpersonal Relation, 1980, Cole Publishing.
- Swann William B., Stein-Seroussi Alan, Giesler Brian R. “Why people self-verify”, Journal of Personality and Social Psychology, 1992, vol. 62, p. 392-401.
- Sykes Gresham, Matza David. “Techniques of neutralization : a theory of delinquency”, American Sociological Review, 1957, vol. 22, n° 6, p. 664-670.
- Tajfel Henri, Turner John. “An integrative theory of intergroup conflict”, in S. Worchel and W. Austin (Eds), The social psychology of intergroup relations, 1979, (p. 33-48), Pacific Grove, CA/ Brooks/Cole.
- Tajfel Henri, Turner John, “The social identity theory of intergroup behavior”, in S. Worchel and W. Austin (Eds), Psychology of intergroup relations, 1986, (p. 7-24), Chicago : Nelson-Hall.
- Ulusoy Ebru. “Experiential Responsible Consumption”, Journal of Business Research, 2016, vol. 69, p. 284-297.
- Valor Carmen, Carrero Isabel. (2014), “Viewing Responsible Consumption as a Personal Project”, Psychology and Marketing, 2014, vol. 31, p. 1110-1121.
- Waridel Laure ; Acheter, c’est voter, Écosociété, 2005, Montréal.
- Webb Deborah. J., Mohr Lois. A., Harris Katherine E. “A re-examination of socially responsible consumption and its measurement”,Journal of Business Research, 2008, vol. 61, n° 2, p. 91-98.
- Webster Frederick E. “Determining the characteristics of socially responsible consumer”, Journal of Consumer Research, 1975, vol. 2, n° 3, p. 188-196.
- Zaiem Imed. « Le comportement écologique du consommateur : Modélisation des relations et déterminants », La Revue des Sciences de Gestion, 2005, vol. 4, n° 214-215, p. 75-88.
Mots-clés éditeurs : identité, asymétrie identitaire, Consommation responsable, consommateur
Date de mise en ligne : 17/08/2018
https://doi.org/10.3917/rsg.289.0031