Notes
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[1]
Des entretiens semi-directifs accompagnés de questionnaires ont été menés avec les représentants allemands et français des entités suivantes : Europipe, Danone, Bahlsen, Rhône-Poulenc, Aventis, Bayer, Michelin, Alcatel, Schneider, Usinor, Arcelor (Dilligen Hutte Tyllin), Hoechst, Jugenheirich, Unilever, Nestlé (M. Morin, 2002). Ils ont fait l’objet d’une communication à l’IEP de Paris (M. Morin, 2004). Les extraits du verbatim qui émaillent cet article (consultables dans le rapport de base, M. Morin, 2002) sont écrits en italique, et chaque fois suivis du nom du groupe dont il s’agit. Plusieurs commentaires, par ailleurs tirés de l’analyse des procès-verbaux des réunions plénières des CEE de notre échantillon, et de plusieurs grands forums européens entre CEE, sont également utilisés. Les entretiens ont eu lieu en 2001 et 2002. Les dates des commentaires des salariés ne sont précisées que lorsqu’ils sont tirés de l’analyse des procès-verbaux de réunions officielles.
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[2]
Dans la mesure où il s’agit d’une menace sur les intérêts d’au moins 1000 salariés dans au moins deux États membres différents, le seuil de déclenchement d’une information obligatoire est d’abord déjà placé très haut par les directives et, depuis la promulgation de celle de 1994, la CES considère la diminution de ce seuil comme une revendication majeure (cf. Infra). En l’absence par ailleurs de mesures contraignantes encadrant la transposition stricte de règles non sujettes à interprétations dans les accords internes des groupes, ledit seuil peut ne pas y être chiffré, et plus généralement les conditions de l’alerte non précisées. Nous avons en ce sens découvert des textes transposés comprenant des formules étonnamment vagues comme « pourcentages significatifs » pour désigner, sans autre précision, la proportion de licenciés devant être dépassée pour déclencher l’information (Accord CEE Schneider, cf. M. Morin, 2002). La rédaction suivante est juridiquement l’une des plus étonnantes : « Chaque fois que cela est possible (c’est nous qui soulignons), la direction générale du Groupe s’efforcera d’informer à l’avance les représentants syndicaux du Comité de pilotage lorsqu’il envisage des mesures susceptibles d’affecter de façon significative, le volume de main-d’œuvre ou les conditions de travail dans un ou plusieurs pays » (article 18, Transposition Danone de la directive de 2009).
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[3]
Les salariés français seront officiellement informés par voie de presse, un jour après la prise de décision, du transfert en Écosse d’une partie de leur appareil de production (V. Deloince & P. Sohlberg, 1993). Les estimations ex post indiquent que les salariés écossais ont accepté des salaires d’environ 20 % moins élevés, en moyenne, à ceux réclamés par les salariés français ainsi que des avantages secondaires moindres, et une organisation du travail plus intensive (V. Deloince & P. Sohlberg, 1993). Du côté français, la plupart des salariés du site seront, compte tenu de l’absence d’un véritable plan social, mis au chômage et pris en charge par le système national de l’ANPE et des ASSEDIC (organismes fusionnés sous la dénomination Pôle Emploi depuis le 19 décembre 2008).
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[4]
On peut citer rapidement, la liste n’étant pas exhaustive, divers avantages qui ont tous été validés par des travaux réalisés dans le cadre de l’économie politique institutionnelle ou dans un champ pluridisciplinaire revendiquant des approches gestionnaires, politiques, sociales… (R.B. Freeeman & J. Medoff, 1987 ; D. Picard, 1991 ; R. Bourque & Ch. Thuderoz, 2002 ; G. Caire, 2005 ; F. Biétry, 2007). La négociation canalise les tensions sociales dans une discussion pacifique en les détournant d’une expression éventuellement plus violente et plus à même d’engendrer d’importants surcoûts pour l’entreprise et l’économie ; l’expression de revendications ordonnées ouvre aux directions des possibilités de management des conflits, une meilleure prévision des tensions à venir permettant une planification plus efficace ; les compromis et augmentations salariales obtenus génèrent plusieurs avantages économiques (diminution des taux de turn-over, attraction des salariés les plus productifs, effets directs sur la productivité) ; les délégués syndicaux négocient des outils collectifs, comme les grilles salariales indiciaires internes, qui permettent une standardisation des contrats et diminuent les coûts d’organisation des firmes…
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[5]
L’Assemblée nationale française rappellera par exemple en 1982 lors du vote des lois Auroux qu’il « … il n’y a pas de négociation de bonne foi, si l’une des parties recourt à des manœuvres subalternes, en vue de tromper l’adversaire ou de réaliser seulement des buts périphériques… », (D. Picard, 1991, p. 187).
1 Le bon fonctionnement des Comités d’Entreprise Européens existants (désormais CEE dans ce texte), et la multiplication de leur nombre au sein de l’Union Européenne (désormais UE), constituent aujourd’hui un enjeu majeur du développement de l’Europe sociale. C’est-à-dire, parallèlement à l’élaboration d’un droit social homogène sur l’ensemble du territoire de l’UE, un enjeu de développement pour des procédures de négociation sociale et collective équilibrées, équitables et efficientes se référant à des règles de rang européen entre les directions d’entreprise et les syndicats représentant les salariés. Les dispositifs organisationnels des CEE peuvent en effet permettre aux salariés des groupes européens et de leurs diverses entités de s’approprier une information économique et sociale qui les concerne directement et qui, ayant trait notamment aux stratégies de restructuration industrielle et de délocalisation compétitive de celles-ci, leur permet d’exercer leur droit d’avis. Mais ces dispositifs sont également dans la pratique, avec l’appui de la Confédération Européenne des Syndicats (CES) qui parallèlement négocie les grands textes avec la principale organisation européenne d’employeurs (BusinessEurope) et la Commission, en charge de négocier plus ou moins formellement certains accords. L’hypothèse ici faite est que la directive de 2009 portant sur le statut, le fonctionnement et le développement de ces CEE (JOUE, 2009), transposée en droit français en 2011 (JORF, 2011), participe, à la faveur de la crise économique et institutionnelle qui traverse l’UE (J.-P. Fitoussi, 2002 ; A. Orléan, 2011 ; B. Coriat & alii, 2011), de l’adoption d’un compromis social a minima. Qu’elle entérine, sans véritablement offrir de solutions aux dysfonctionnements constatés dans l’application de la directive de 1994 (JOUE, 1994) qu’elle remplace, et à travers ce que la version régulationniste du programme institutionnel en économie nomme un compromis institutionnalisé (R. Delorme, 1995 ; R. Boyer, 2004), le faible développement de l’Europe sociale relativement à celui de l’Europe économique.
2 Nous avons cherché dans ce texte à explorer les raisons pour lesquelles, au vu du discours positif à cet égard de la Commission européenne, du Parlement européen et des Conseils des ministres soutenant a priori le développement des CEE et plus largement celui des négociations sociales et collectives au sein de l’UE ; au vu de la décision des associations européennes patronales de participer à la réouverture des négociations sur les CEE en 2008, alors qu’elles s’y opposaient depuis le milieu des années 1990 malgré les pressions régulières de la CES et les avis du Parlement européen relayés par la Commission, on peut constater un écart entre le dire et le faire. Ou encore, l’existence d’une divergence entre la volonté officiellement affichée de soutenir le développement du dialogue social et la réalité des réformes entreprises. La méthode employée pour ce faire s’appuie, d’une part sur l’analyse des textes officiels, sur celle de la littérature à la fois professionnelle et académique désormais conséquente qui éclaire la genèse des décisions et des positionnements stratégiques des principaux acteurs, mais aussi sur des observations découlant d’une étude de terrain.
3 La Commission, qui a pris acte depuis la fin des années 1990 de ce que ces comités se développaient de façon insuffisante sur le territoire européen et du fait que ceux qui étaient en place remplissaient insuffisamment leur rôle d’information des salariés, a en effet commandité au début des années 2000 plusieurs audits qui, couvrant des échantillons donnés de CEE sur le territoire de l’UE, ont chacun fait remonter les opinions de représentants élus de ces derniers appartenant au moins à deux nationalités. Les extraits de verbatim qui émaillent ce texte sont extraits d’un de ces audits, mené par nos soins (M. Morin, 2002, 2004), auprès de représentants allemands et français d’un échantillon de grands groupes. Ce verbatim repose sur des séries d’entretiens semi-directifs avec les élus de ces comités et sur une analyse, depuis leur création, des procès-verbaux des réunions et grands forums organisés par ces CEE [1]. Lesdits extraits serviront à montrer comment, sur le terrain, plusieurs formes de ce que nous appelons des asymétries informationnelles ont (et vont continuer au vu de la faible portée des règles introduites par la directive de 2009), contredit la capacité des CEE à instituer à ce niveau des procédures de négociation suffisamment équilibrées, transparentes et respectant un certain nombre de règles communes.
4 Ce texte est constitué de cinq parties. Après une présentation du dispositif organisationnel des CEE, la seconde est consacrée à l’analyse d’un certain nombre de facteurs expliquant que, en préalable à des opérations de restructuration industrielle et de délocalisation compétitive relativement importantes, les membres élus de ces CEE ne bénéficient pas d’une information suffisante et claire pour réellement pouvoir élaborer leurs contre-stratégies. Lesdites asymétries informationnelles s’analysent comme autant de phénomènes de répartition inégale des informations économiques et sociales utiles à la concertation et au dialogue social (filtrage de l’information, construction d’opacités, instrumentalisation des traitements, distribution de connaissances à contretemps…), qui en quelque sorte perturbent l’émission par les acteurs salariés d’avis autorisés et l’élaboration de contrepropositions permettant aux négociations de s’enclencher. L’affaire Hoover sera en particulier analysée comme constituant une sorte de prototype de la manière avec laquelle certaines tactiques d’instrumentalisation de la circulation de l’information peuvent, afin de faciliter des opérations de restructuration et de délocalisation compétitive sur le territoire de l’UE, être organisées. Sur un plan plus théorique, une troisième partie se référera à la littérature sur les négociations efficientes pour montrer que les asymétries d’information constituent des facteurs, ex ante, de déséquilibre des négociations tendant de facto à déboucher sur des résultats instables et non durables.
5 La quatrième partie observe que l’absence de mesures réellement contraignantes de la directive de 2009, obligeant les groupes européens à se doter de CEE et à leur fournir une information claire sur leurs stratégies, l’insuffisance des règles contrariant la reproduction des déficits informationnels, interdisent, comme l’attestent également les travaux de plusieurs chercheurs français et européens (S. Laulum, 2009), l’obtention de compromis sociaux suffisamment équilibrés pour se reproduire dans la durée. La cinquième partie explore la généalogie du processus décisionnel qui mène à la directive de 2009. Le concept de compromis institutionnalisé (R. Delorme, 1995 ; R. Boyer, 2004) permet notamment d’éclairer l’attitude paradoxale de la Commission qui, en acceptant de négocier une directive a minima, ne peut ignorer qu’elle freine en même temps la constitution de l’Europe sociale. Et que par suite, elle entérine le développement d’un certain nombre de freins à la convergence sociale et politique des États membres, elle-même éminemment nécessaire à une réelle convergence économique allant dans le sens de l’achèvement de l’UE.
1. Les CEE conçus comme un terrain d’expérimentation des négociations de terrain et une des clefs du dialogue social européen
6 Les CEE font partie des organisations qui sont désignées par les chercheurs et les praticiens de la négociation, au plan européen, comme participant au développement d’un dialogue social communautaire (« Le dialogue social européen désigne l’ensemble des formes d’association des partenaires sociaux aux procédures de décision en droit communautaire. Il vise la consultation, la concertation, la négociation collective et toutes les rencontres et autres pratiques associant les partenaires sociaux », M. Schmitt, 2005, p. 2). Dans des proportions qui dépendent notamment de l’importance numérique des entreprises et des établissements des groupes concernés sur le territoire de l’UE, certains CEE peuvent compter jusqu’à une cinquantaine de membres élus. Pour assurer leurs rôles de consultation et de concertation, souvent sur la base de l’expérience antérieure qu’ils ont des comités de groupe, ils s’efforcent d’organiser une sorte de maillage des flux d’information montants, descendants et transversaux entre la direction centrale du groupe, les centres décisionnels européens de ce dernier présents dans chaque État membre, et les salariés de leurs diverses entités, voire ceux de groupes différents. À l’instar d’un certain nombre de législations nationales sur les comités d’entreprise, la vocation initiale des CEE n’est pas, selon le texte de référence, d’entrer avec lesdits centres décisionnels dans des relations de négociation qui, au sens propre du terme, formalisent entre les partenaires sociaux des engagements contractuels réciproques. Plusieurs raisons, en fonction de leur contexte de développement, font toutefois qu’avec l’approbation de la CES la négociation se pratique concrètement depuis plusieurs années dans un grand nombre de CEE (« On peut considérer aujourd’hui que le CEE a une mission de négociation… », Europipe).
7 Si la CES constitue en effet une représentation des salariés européens active, qui sur le plan de la discussion d’un certain nombre de grands textes communautaires et d’accords collectifs bénéficie d’une pleine reconnaissance par la Commission de son statut de partenaire social régulier, le constat souvent partagé est qu’elle manque des moyens nécessaires pour peser davantage sur les négociations européennes de terrain. Les syndicats aujourd’hui de 28 nations sont très différents par leurs cultures, doctrines et conceptions de la négociation, et n’adhèrent pas systématiquement à la CES. À une tendance générale à l’affaiblissement du syndicalisme européen s’ajoutent les problèmes de langues et de distances géographiques, la faiblesse relative des budgets disponibles, de sorte que la capacité de la CES à fédérer efficacement les syndicats et salariés européens est objectivement freinée. V. Delteil (2006) considère qu’une difficulté première, qui enraye la capacité de la CES à peser de tout son poids dans le rapport de forces avec les représentations patronales, et dans les négociations avec la Commission européenne, est la difficulté de base à produire entre négociateurs syndicaux des points de vue communs. T. Schulten met, lui, principalement l’accent sur l’affaiblissement, plus en amont, des syndicats de base au sein des divers États membres (« Les avis sont unanimes pour considérer que depuis les années 1980, la majorité des syndicats européens ont considérablement perdu de leur pouvoir et de leur influence », T. Schulten, 2006, p. 83). De fait, manquant de représentations suffisantes sur le terrain, la CES considère les CEE comme des outils qui, au-delà des missions d’avis-concertation, peuvent s’approprier certaines fonctions de négociation et ont un rôle à jouer dans le développement des synergies nécessaires à l’expansion du syndicalisme européen. Plusieurs élus de notre échantillon, considérant des CEE structurés au plan de l’UE comme une opportunité pour la construction de l’Europe sociale, revendiquent d’ailleurs d’ores et déjà une extension de leurs droits d’intervention (« Nous avons besoin d’un élargissement de nos prérogatives, par exemple d’un droit de veto dans le processus décisionnel… qui passerait par la création d’un organe de contrôle international indépendant du siège de la société », Europipe).
8 Une des revendications majeures des élus des CEE est, dans cet esprit, la réalisation sur le territoire de l’UE d’un maillage informationnel transversal plus conséquent, générant des coopérations entre salariés européens et les aidant à enrayer les externalités négatives qu’ils subissent lors de restructurations et d’opérations de délocalisation compétitive plus ou moins importantes et rapides. Ces derniers n’ayant souvent pas suffisamment de latitude pour s’organiser efficacement et structurer des négociations débouchant sur des compromis dans lesquels chacun a pu s’exprimer, voire à défaut participer à l’élaboration des plans sociaux. Dans le cas par exemple des réunions plénières du CEE d’Aventis, qui à la fin des années 1990 ont précédé l’annonce de nouveaux licenciements via la vente par le groupe de son activité CropScience à Bayer, la première revendication du représentant britannique, reprise par les autres délégations nationales, a été de rencontrer ses homologues syndicaux du groupe acheteur afin d’essayer d’élaborer une contre-stratégie commune (« … ce que nous voulons, au Royaume-Uni, c’est rencontrer les autres représentants du personnel des autres entreprises dans les autres pays… Nous n’avons absolument aucun contact avec Bayer… », Aventis, 2001).
9 Plusieurs phénomènes et facteurs limitent l’efficience des CEE en termes d’information des salariés européens. Ainsi d’abord du faible taux de création de CEE relativement à la population d’entreprises théoriquement concernées. Mais aussi des nombreuses formes de ce que l’on peut appeler des tactiques de construction d’asymétries informationnelles.
2. Les déficits de régulation de la directive européenne de 1994 sur les CEE
2.1. La relative faiblesse d’implantation des CEE dans l’UE
10 En 2008, sur les 2264 entreprises concernées qui, selon la directive de 1994, doivent compter 1000 travailleurs ou plus et au moins 150 employés dans deux États membres ou plus de l’UE, 828 (soit 36 %) ont mis en place un CEE (CES, 2008). Il existe certes un certain nombre de sociétés dans lesquelles des constats de carence découlent de l’absence de suffisamment de salariés désireux d’assumer des responsabilités de représentation, ce qui peut être (CES, 2008) lié à la répétition d’importantes restructurations qui, durant ces dernières années, ont plus ou moins déstructuré les collectifs de salariés existants et réduit le nombre de candidats. 64 % des salariés théoriquement concernés étant toutefois couverts par les CEE existants, on observe que ce sont essentiellement les très grandes sociétés qui les ont mis en place (soit 61 % des multinationales employant chacune plus de 10000 travailleurs). C’est-à-dire des sociétés qui ont une probabilité nettement plus importante que d’autres, de par leur taille et leur implantation dans un grand nombre de pays membres de l’UE, d’avoir des syndicats qui se réfèrent à des cultures de contestation, se sont montrés plus ou moins fortement revendicatifs et ont milité activement pour la création d’un CEE. La CES (CES, 2008) et plusieurs chercheurs européens (V. Delteil, 2006) observent ce faisant, que les sociétés de plus petite taille se caractérisent souvent par des taux de pénétration syndicale faibles et par des directions plus ou moins ouvertement hostiles à l’idée d’associer les travailleurs aux prises de décision. Une première grande forme de construction d’asymétries informationnelles repose en ce sens sur des stratégies entrepreneuriales s’opposant à la création de CEE (« Une première stratégie consisterait en l’adoption de comportements d’évitement à l’égard du dialogue social transnational », V. Delteil & P. Dieuaide, 2010). Dans les firmes pourvues de CEE, plusieurs autres types de tactiques de construction d’asymétries informationnelles sont observables. Elles tendent toutes généralement à brouiller et fausser les perceptions que les acteurs salariés ont globalement de certaines stratégies managériales en cours ou à venir, et des décisions qui les accompagnent ou vont les accompagner. L’information économique et sociale, que l’on peut qualifier d’utile à une négociation ouverte et transparente, qui va permettre à chacun d’apprécier clairement les arguments des autres, d’appréhender leurs stratégies à venir et par suite de construire les siennes en identifiant toutes les données et perspectives des jeux de concertation et de négociation qui peuvent ou non devenir possibles, possède plusieurs caractéristiques mises en évidence par la littérature correspondante (cf. Infra). L’une d’elles est centrale. Elle permet de juger de la qualité et de l’efficience d’une négociation. Il s’agit de voir si, à l’issue des jeux de négociation qui doivent en particulier avoir été organisés et encadrés par certaines règles, les négociateurs sont ou non et plus ou moins dans ce que la théorie des jeux et plusieurs consultants spécialisés dans l’enseignement des techniques de négociation nomment des attitudes de regrets (D. Picard, 1991 ; R. Bourque & Ch. Thuderoz, 2002 ; L. Bellenger, 2004, cf. Infra). Il ne s’agit pas là du simple sentiment d’avoir plus ou moins perdu dans le jeu de négociation, mais de la conscience en profondeur d’avoir été manipulé à travers des tactiques parallèles incitant, ex ante, à ne pas faire valoir toute la gamme possible des justifications, arguments, intentions et forces. Plusieurs sous-conditions vont permettre d’obtenir ce résultat et par exemple, par analogie avec le concept d’intelligence économique, le fait qu’une information, pour être qualifiée d’utile à une négociation, doive parvenir, au bon moment, au bon négociateur.
11 À l’occasion de divers forums et réunions plénières, ou lors de nos entretiens, plusieurs élus confirment plus généralement les observations de V. Delteil & P. Dieuaide (2010) concernant l’existence de tactiques qui, actant la mise en place des CEE, cherchent plus ou moins implicitement à y instrumentaliser la circulation d’informations pour en neutraliser l’usage critique (« on ne veut pas avoir de trop de remous au plan social », Danone). Les stratégies des groupes peuvent en outre, dans certaines situations, tirer avantage d’échanges sélectifs d’informations en cherchant à utiliser les CEE à d’autres fins. Ainsi de l’utilisation indirecte des CEE comme de dispositifs de veilles informelles des climats sociaux à une échelle internationale, ou comme des moyens de s’attirer la bienveillance des salariés voire aussi de la Commission européenne (« … la direction de l’entreprise qui affiche à l’extérieur sa fierté de disposer d’une assemblée européenne, donne cependant l’impression, lors des entretiens au sein de la Commission paritaire, de vouloir limiter sa portée à un simple échange contrôlé d’informations », 9e Forum européen du Groupe Bayer (2000).
2.2. Les asymétries informationnelles comme facteur permissif des stratégies de délocalisation compétitive et facteur déstructurant des négociations
2.2.1. Les différents traitements de l’information et tactiques donnant lieu à des asymétries
12 Une première manière d’affaiblir l’utilité pour les salariés des groupes européens de l’information portée à leur connaissance consiste à distribuer, au détriment d’informations proprement sociales ayant directement trait à l’évolution des salaires et des rémunérations, l’emploi, la carrière… , une information de type plus économique qui porte sur les chiffres d’affaires, les marchés, l’évolution des opportunités stratégiques via de nouveaux substituts technologiques… L’accumulation de chiffres sur les systèmes de prix et de marchés, présentés à travers un langage voire une codification managériale plus ou moins complexe, est alors souvent vécue par les élus des CEE comme une tactique de brouillage de l’information utile permettant d’éviter que ne soient posées, dans les réunions plénières, des questions portant plus directement sur les restructurations envisagées et les stratégies sociales des firmes (« … La politique sociale est pratiquement complètement absente », Schneider). La complexité des présentations est citée comme favorisant les dissonances cognitives (« on te balance des chiffres, c’est la grande messe quoi », Michelin).
13 Particulièrement lorsque les élus doivent, à leur tour, partager l’information codée qu’ils détiennent avec l’ensemble des salariés de leur groupe (« Cela leur passe à trois mille au-dessus de la tête », Usinor-Arcelor).
14 La seconde tactique ne relève pas à proprement parler d’une instrumentalisation de la nature ou de la forme de l’information potentiellement utile aux salariés et aux négociations, mais d’un jeu sur la temporalité de sa diffusion. Dans ce cas, l’information peut être claire et pertinente, mais elle perd de son utilité en étant distribuée à contretemps. Une fraction très importante de notre échantillon franco-allemand (75 %) a indiqué que, lors des séances plénières ordinaires, l’information fournie était très souvent obsolète ou quasiment. Soit que les événements décrits aient déjà eu lieu, soit que leur déroulement soit suffisamment avancé pour que les salariés n’aient plus, ou quasiment, de latitude de réaction leur permettant d’élaborer des contre-stratégies réalistes. Dans certains cas extrêmes, une partie de l’unité de production peut avoir déjà été délocalisée durant le week-end dans un autre pays membre (« Les membres du CEE sont informés généralement en même temps que la presse, souvent après, c’est du bla-bla… », Danone ; « Dans la plupart des cas, la direction annonce ses décisions lorsqu’elles sont déjà prises… », 8e forum Bayer, Intervenant Espagnol, 2000). Une troisième tactique essaie, non pas d’agir sur la forme ou la temporalité de l’information, mais d’influencer plus ou moins directement et formellement les comportements d’utilisation de l’information par les élus des salariés. Notre audit en révèle trois formes. La première s’appuie sur une disposition réglementaire de la directive de 1994 qui permet aux directions – les élus des salariés ayant dans certaines réunions à connaître des informations pouvant relever de stratégies économiques et commerciales que les firmes ne veulent pas divulguer à la concurrence – de faire valoir une clause de confidentialité. Plusieurs élus rapportent que, s’il est naturellement légitime que la firme établisse une césure entre des informations pouvant ou non être diffusées publiquement, le management leur rappelle souvent leur devoir de discrétion alors qu’ils ne savent plus très bien comment, lorsqu’une restructuration ou une délocalisation est par exemple imminente, faire le tri entre les informations à rendre ou non publiques au risque d’être eux-mêmes pénalement mis en cause. D’où le paradoxe d’une certaine rétention d’information à ce niveau (« On est dans une zone d’indécision où personne ne peut rien dire… les salariés eux ne sont pas dans une situation très facile, je dirais même qu’ils sont dans une situation on ne peut plus anxiogène », Président du CEE, Séance plénière, septembre 2001).
15 La seconde forme de tactique pariant sur certains comportements de rétention d’information utile par les élus des CEE s’appuie sur le fonctionnement de leurs comités restreints. En fonction en effet du nombre important de nationalités européennes qui y sont généralement représentées, et de nombreux facteurs rendant l’organisation de ces derniers complexe (distances géographiques, barrières de langue…), des structures composées de quelques salariés sont élues pour constituer des bureaux permanents plus légers assurant les liaisons et plusieurs tâches de coordination courante. Nos entretiens indiquent qu’avec le temps, les directions tendent à s’adresser en priorité à ces comités (« C’est une structure dont la direction voudrait bien faire un interlocuteur privilégié », Michelin), et que ces derniers développent des stratégies retenant certaines informations qui suscitent les critiques à la fois des autres élus des CEE non intégrés dans ces comités, et des salariés mandants qui plus généralement perçoivent ces comportements comme générant ce que l’économie nomme des risques d’aléas moraux (« Les autres élus sont un peu déconnectés du système… », Danone ; « … ce sont de véritables boîtes noires… tout se traite entre une dizaine de personnes, et çà c’est un peu gênant », Usinor/Arcelor). Une troisième forme de tactique visant à influencer l’utilisation de l’information par certains élus des salariés consiste plus simplement, pour certains groupes, à mettre plus ou moins implicitement en concurrence, relativement aux restructurations et délocalisations, les salariés de leurs différentes entités et implantations. Plusieurs observations confirment par exemple des tentatives d’influence visant les élus salariés des maisons-mères, ou ceux de certaines entités puissantes du groupe.
16 La quatrième tactique s’appuie enfin sur la formalisation floue, par les instances publiques européennes, de certaines règles et des conditions mêmes de leur application dans les directives. Ainsi notamment, dans la directive de 1994 (ce qui ne sera pas modifié dans le texte de 2009), de la définition des seuils dits d’alerte à partir desquels les directions sont théoriquement dans l’obligation d’informer les CEE. Dans ses prescriptions subsidiaires, la directive de 2009 précise en effet que « Lorsque des circonstances exceptionnelles interviennent qui affectent considérablement les intérêts des travailleurs, notamment en cas de délocalisation, de fermeture d’entreprises ou d’établissements ou de licenciements collectifs, le comité restreint ou, si celui-ci n’existe pas, le comité d’entreprise européen a le droit d’en être informé… » (JOUE, 1994). Or cette règle majeure souffre, d’une part de l’absence d’une définition sous-jacente encadrant plus strictement son interprétation, d’autre part de l’absence de mesures contraignantes rendant son application obligatoire ou y incitant fortement. Nos recherches dans le cadre de l’audit ont en particulier révélé, pour certains groupes, des écarts considérables d’interprétation juridique des règles dans les transpositions internes de la directive de 1994 [2]. À l’échelle communautaire plusieurs juristes (S. Laulum, 2009) vont plus généralement mettre l’accent sur des flous juridiques de ce type qui, laissant subsister d’importantes marges d’interprétation, permettent à certains groupes d’opérer des transpositions qui leur garantissent dans la pratique un maximum de liberté stratégique. Les salariés européens des grands groupes vont également faire de ces constats une de leurs revendications majeures qui va remonter à la Commission européenne (« … nous insistons sur les difficultés rencontrées pour définir le terme de circonstance exceptionnelle et de réunion extraordinaire », Bayer ; « l’un des points importants à nos yeux est le respect de l’article 10 qui concerne l’information en cas de licenciements massifs », Michelin).
17 Plusieurs fois cité lors de nos entretiens, le cas Hoover peut être considéré comme exemplaire de la façon avec laquelle les stratégies de distribution d’informations utiles par les directions, dans un contexte européen d’hétérogénéité des droits sociaux et du tissu conventionnel, peuvent faciliter les opérations de restructurations industrielles et de délocalisations compétitives.
2.2.2. Un exemple d’utilisation d’asymétries informationnelles dans une stratégie européenne de restructuration industrielle et de délocalisations économiques compétitives
18 Historiquement, la directive de 1994 a été adoptée après que la Commission se soit inquiétée des risques de dumping économique et social découlant, au sein de l’UE, de certaines stratégies de délocalisations compétitives comme celle mise en place par la maison-mère américaine du groupe multinational Hoover. Les faits stylisés, pratiques et théoriques résumant ce cas (V. Deloince & P. Sohlberg, 1993) sont les suivants.
19 En vue de poursuivre ses activités, le siège annonce son intention de choisir de ne conserver en Europe que l’un de ses deux sites écossais ou français. En l’absence d’un droit social européen commun aux deux pays, qui constituerait un des piliers de l’Europe sociale en rendant homogènes les règles notamment d’information des salariés dans les différentes nations de l’UE, ce sont les droits nationaux qui s’appliquent. Dans ce contexte, le comité national d’entreprise français est justiciable d’une obligation d’information préalable, mais pas le site écossais. Il n’existe par ailleurs pas de structure formelle, syndicale ou non, assurant une circulation d’informations communes, et des échanges officiels entre les salariés des deux sites. En jouant sur un type particulier de distribution asymétrique d’informations aux deux sites, la stratégie du siège va alors prendre la forme d’une sorte de processus d’enchères salariales et sociales à la baisse entre parties concurrentes. Dans un premier temps, les directions concernées sont informées de ce que leur usine, jugée performante par la maison-mère, a toutes les chances d’être choisie à la condition que ses salariés acceptent, au vu des offres d’un site concurrent, de diminuer sensiblement leurs exigences. Dans un second temps, après avoir alternativement enregistré les offres émanant des directions, et que chacune d’elle (en entamant probablement des discussions informelles bilatérales avec certains représentants de leur personnel) se soit alignée sur ce qu’elle percevait comme le moins-disant, le siège va retenir le site écossais. Outre le fait que les coûts moyens du travail relativement plus faibles en Écosse qu’en France permettent au site concerné de faire l’offre la plus intéressante, la spécificité du droit français des comités d’entreprise nationaux, qui oblige le siège à rendre préalablement publiques ses intentions, aurait en même temps contraint celui-ci à prendre le risque d’une réaction massive et hostile des salariés du site français générant ailleurs d’éventuelles tensions. Les externalités négatives vont à la fois être subies par les salariés écossais, acceptant des rémunérations et avantages secondaires plus bas et une organisation du travail moins favorable que ce à quoi ils auraient pu prétendre, et par les salariés licenciés du site français, les collectivités territoriales correspondantes au travers notamment des manques à gagner fiscaux, ainsi plus globalement que l’économie française via des allocations de chômage supplémentaires et divers autres coûts financiers directs et coûts d’opportunité [3].
20 Dans les termes de la théorie des jeux, l’absence de règles communes de rang européen, capable d’inciter fortement ou d’obliger les acteurs à révéler toute l’information utile qu’ils possèdent, constitue dans ce cas un facteur permissif institutionnel fondamental qui permet, à la maison mère, d’inciter les salariés des deux sites à jouer des stratégies dites individualistes-opportunistes. Au sens du dilemme du prisonnier, ces stratégies s’alimentent mutuellement et écartent simultanément les deux groupes de salariés des solutions collectivement avantageuses. Depuis la fin de la décennie 90, et même si depuis la formation de l’UE on n’a pas observé, comme le craignaient certains économistes, de phénomènes rapides et massifs de baisses concurrentielles des rémunérations du travail (A. Lechevallier, 2009), plusieurs chercheurs n’en relèvent pas moins une certaine multiplication de phénomènes de délocalisations d’appareils productifs motivés par des différentiels de coûts du travail, qui sont accompagnés la plupart du temps de processus de diffusion d’informations asymétriques. L’absence d’homogénéisation des droits sociaux, les divergences d’implantations syndicales selon les zones, les intérêts des États à attirer des groupes sur leurs territoires… , vont participer de concert à faire en ce sens « … de l’évolution du coût du travail le paramètre central de la concurrence internationale des sites de production » (T. Schulten, 2006, p. 84) ; et ce « … du projet de fermeture de Renault Vilvoorde aux fusions ABB-Alstom ou Péchiney-Algroupe-Alcan… où le processus d’information et de consultation s’est révélé « négligé ou inefficace »… », V. Delteil, 2006, p. 54). À l’échelle européenne, on observe plus généralement une tendance à ce que les négociations sociales et collectives, ayant pour enjeu la possibilité même de conserver son emploi, tendent à se substituer à des négociations portant sur les augmentations de salaire, de rémunérations périphériques, et à l’amélioration des conditions de travail. Certains travaux observent un recul des procédures de négociation qui « … reposent sur la négociation de concessions (concession bargaining »), l’employeur promettant en général au personnel une garantie d’emploi valable pour une période donnée en échange de l’acceptation par ledit personnel de diverses mesures d’économie au niveau des coûts du travail… », T. Schulten, 2006, p. 91).
3. L’importance des symétries d’information et de jeux de négociation loyaux pour construire l’Europe sociale et réguler l’Europe économique
21 À la suite notamment des travaux fondateurs de R.B. Freeman & J. Medoff (1987), et pour les approches institutionnalistes des effets des négociations sociales et collectives qui vont s’inscrire dans ce cadre de pensée, les acteurs de la négociation ne se réduisent pas à des homo œconomicus instrumentaux dans un monde où, à l’exclusion ou quasiment des normes et des règles, seules les modifications de prix agissent sur les comportements et produiraient certains effets mesurables selon les méthodes retenues (à travers le cadre de la théorie de l’équilibre général). Les agents syndicaux obtenant notamment dans ce monde des avantages par des pressions collectives sur les entrepreneurs, qui contraignent ces derniers à augmenter leurs prix, ou les conduisent plus ou moins directement à pratiquer des licenciements qui compensent les augmentations de charges et les pertes qu’ils subissent. Pour les économistes institutionnalistes (R.B. Freeman & J. Medoff, 1987 ; T. Coutrot 1996 ; T. Amossé & L. Wolff., 2009), pour plusieurs sociologues, gestionnaires, politologues (D. Picard, 1991 ; Ch. Thuderoz, 2000 ; R. Bourque & Ch. Thuderoz, 2002 ; V. Chambarlhac & alii, 2005 ; D. Andolfatto & D. Labbé, 2006 ; F. Biétry, 2007 ; P. Laroche, 2012), l’action syndicale (qui s’enracine dans plusieurs rationalités), produit de nombreux effets positifs qui au total et en se combinant font généralement plus que compenser certains effets négatifs [4]. En ce sens : « les éléments positifs du moyen d’expression et de réponse institutionnelle (des syndicats) compensent ou surmontent, dans la plupart des cas, les facteurs négatifs de la facette monopolistique » (R.B. Freeman & J. Medoff, 1987, p. 250). Certains travaux économétriques, menés depuis des points de vue plus ouverts mettent en particulier en évidence que, selon leur degré de centralisation et d’organisation, les syndicats servent aussi d’amortisseurs aux dérèglements de croissance et d’emploi générés par la succession des crises économiques et financières (J.-P. Fitoussi & alii, 2000).
22 Sur ces bases, et dans une optique normative, un processus de négociation doit satisfaire à plusieurs conditions pour pouvoir être qualifié d’équilibré. C’est-à-dire en particulier générer des discussions sans regrets ex post (cf. Supra), jugées suffisamment légitimes par les acteurs pour déboucher sur des compromis pouvant se révéler raisonnablement durables (J.D. Reynaud, 1982 ; R. Bourque & Ch. Thuderoz, 2002). Les conditions types d’un dialogue équilibré, défini sur un plan théorique et normatif, sont succinctement les suivantes.
23 Les revendications des uns et des autres, dans le cadre d’une confrontation organisée débouchant sur un processus prenant la forme d’une succession de propositions et de contre- propositions, doivent pouvoir clairement s’exprimer. La possibilité pour chacun des acteurs d’évaluer correctement ses capacités réelles d’influence, et réciproquement le pouvoir de la partie adverse, constituant des conditions de base permettant l’élaboration ex ante des stratégies de négociation. Les poids de chacun doivent apparaître comme suffisamment comparables pour que les joueurs, considérant simultanément que les menaces de l’autre sont crédibles, autrement dit qu’elles peuvent se concrétiser et les obliger à assumer un certain nombre de surcoûts s’ils demeurent sur leurs positions initiales, soient incités à progresser vers la découverte d’un compromis. Parallèlement à des infrastructures organisationnelles conséquentes qui permettent les discussions (locaux, ordres du jour…), et à un capital humain maîtrisant les techniques de négociation sociale et collective, des règles du jeu préalables connues et respectées de tous doivent garantir une confrontation honnête et loyale qui puisse prévenir les débordements possibles, et les tactiques parallèles cherchant à tromper l’autre. Des dispositions à concéder doivent enfin et en particulier être observées. À défaut en effet de ce que D. Picard (1991) nomme une volonté opiniâtre de parvenir à un compromis, certains protagonistes des jeux de négociation peuvent être « forcés » par les menaces qu’ils reçoivent, amenés à concéder plus qu’ils n’auraient dû ou voulu en fonction d’une évaluation objective de leurs arguments et de leurs forces, et par suite incités à contester rapidement le produit de la négociation en dénonçant la volonté de l’autre de tout prendre ou presque sans rien concéder. Dans le langage de la théorie des jeux, les stratégies dures adoptées par l’une des parties génèrent le plus souvent des stratégies également dures de la part de l’autre partie (N. Eber, 2007).
24 En l’absence d’une ou plusieurs de ces conditions, quatre tactiques principales isolées notamment par L. Bellenger (2004) peuvent être observées qui, peu ou prou, traversent les tactiques de production d’asymétries informationnelles que nous avons observées. Elles ont pour objet sous-jacent d’essayer d’annihiler les réactions de la partie adverse en brouillant sa perception et ses représentations de la réalité des forces en présence (ce qui la mène par exemple à sous-estimer ses propres forces et à surestimer celles de l’autre), en détournant son attention de la forme effective de l’engagement et des possibilités de tactiques à venir, en créant des leurres pour la tromper en l’engageant sur des fausses pistes… Ces tactiques sont dites de passages en force lorsqu’elles jouent en particulier de certaines pressions et de l’effet de surprise, de disqualification de l’autre, si divers instruments sont utilisés pour déstabiliser individuellement plusieurs acteurs, de recours à des ruses et stratagèmes qui s’efforcent de tromper l’autre, ou de création et entretien de polémiques annexes qui cherchent à détourner l’attention de l’un des protagonistes de l’objet central de la négociation (L. Bellenger, 2004). Dans l’esprit des théories normatives de la négociation équilibrée, une autre manière de mettre l’accent sur les coûts économiques et sociaux découlant de dysfonctionnements du dialogue social, facilités par la production d’asymétries informationnelles, consiste à mettre l’accent sur le concept central de confiance ou d’institution invisible de confiance dans l’acception de K.J. Arrow (1976).
25 L’institution de relations mutuelles de confiance suffisantes dans les négociations renvoie en particulier, pour D. Picard, à des principes partagés en France par la majorité des députés de l’Assemblée nationale lors du vote en 1982 des lois Auroux. Un certain degré de confiance partagée dans les négociations y est considéré comme un élément éthique clé permettant l’obtention de compromis équilibrés et par là même raisonnablement durables [5]. En termes de théorie des jeux, chacun sachant autrement dit que l’autre respectera la même règle du jeu est tenté de la respecter à son tour, et inversement. La loyauté des annonces et des échanges (R. Bourque & Ch. Thuderoz, 2002), instituée par des liens de confiance qui peuvent par exemple être d’origine culturelle, permet de négocier sans les surcoûts de la défiance, de la vérification constante de la parole de l’autre, voire de l’opposition entre stratégies dures pouvant conduire à la rupture des discussions. C’est le même raisonnement que l’on retrouve dans la théorie des jeux dite séquentielle, qui ajoute à la théorie simple des jeux l’idée selon laquelle, en se répétant dans le temps, les résultats des jeux modifient la connaissance qu’en ont les acteurs. D’où l’apparition d’une propension des joueurs à parier sur la collaboration avec l’autre quant à un objectif commun et à livrer leurs informations, à partir du moment où l’obligation mutuelle de se projeter dans la longue durée en envisageant la reproduction des accords dans le long terme les assure que les autres feront de même (« Le dilemme du prisonnier séquentiel conduit… aux questions de confiance et de loyauté des individus » (N. Eber, 2007 ; cf. aussi P. Batifoulier & alii, 2001). Le respect de règles du jeu communément admises, et la connaissance par les acteurs du fait que les autres vont respecter lesdites règles, sont aussi réputés pour l’école des conventions (P. Batifoulier & alii, 2001) déboucher sur une confiance institutionnelle mutuelle suffisante ou connaissance commune qui participera à stabiliser les négociations et à légitimer les compromis. Certaines configurations institutionnelles comme celle de l’Allemagne apparaissent en ce sens davantage structurées pour obtenir des compromis mutuellement gagnants (L. Cadin & alii, 2007).
26 Les observations qui précèdent convergent pour montrer que l’insuffisante implantation des CEE dans l’UE, la relative faiblesse de la CES confrontée à un grand nombre de traditions syndicales différentes, les asymétries informationnelles au sein des CEE existants… , tendent globalement à créer au niveau de l’UE des situations qui n’obéissent pas à ces différentes conditions. À défaut d’institutions invisibles informelles suffisantes de confiance, les négociations qui peuvent se développer au sein des groupes européens risquent d’être fortement coûteuses et d’intégrer systématiquement d’importants coûts de vérification de la parole de l’autre, de déboucher sur des compromis rapidement contestés, voire d’être en bonne probabilité amenées à se bloquer fréquemment. Certains chercheurs constatent à ce niveau que les déficits de négociation engendrent déjà, à l’échelle européenne, et plus particulièrement dans le contexte d’approfondissement de la crise économique débutant avec la crise financière des subprimes en 2007, des situations dans lesquelles l’échec des négociations de terrain dans des contextes de restructuration engendre une augmentation notable des tensions sociales (« … certaines restructurations actuelles démontrent la nécessité d’une implication active des représentants européens et nationaux des salariés sous peine de dégénérer en conflits parfois violents » (S. Laulum, 2009, p. 5). En laissant perdurer un certain nombre d’asymétries informationnelles, les groupes de dimension européenne se mettent par ailleurs en position de bénéficier individuellement des avantages liés à la liberté de restructurer et de délocaliser plus facilement, mais ils génèrent en même temps des coûts économiques et sociaux collectifs importants. Les États membres assumant en particulier les surcoûts fiscaux liés au départ des entreprises qui peuvent d’autant moins être compensés, sur un plan macroéconomique, qu’ils engendrent différentes externalités négatives d’abord financées régionalement et localement et dont les conséquences socioéconomiques sont très difficilement mesurables.
27 On peut à certains égards discuter de l’intérêt collectif des Pays membres de l’UE, qui d’un côté recherchent officiellement une plus grande convergence, de laisser se développer de l’autre des phénomènes de délocalisations compétitives dans lesquels ils deviennent aussi des parties prenantes concurrentes les unes des autres, lorsqu’il s’agit par exemple d’attirer grâce à divers aménagements financiers les groupes sur leurs territoires. Les résistances des structures publiques européennes à intégrer l’idée selon laquelle des dialogues sociaux défaillants engendrent, et vont probablement engendrer davantage de surcoûts globaux en définitive supportés par les économies des pays membres, et risquant de freiner le mouvement de convergence, constituent dès lors en elles-mêmes une question qui interpelle toute recherche intéressée aux problématiques de constitution de l’UE, et de divergences entre l’Europe sociale et politique et l’Europe économique.
4. La directive de 2009 : une réforme a minima
28 Un certain nombre de praticiens et de chercheurs partagent l’idée selon laquelle la directive de 2009 (JOUE, 2009), qui a théoriquement en charge d’améliorer celle de 1994, ne procède qu’à certaines réformes techniques à la marge qui, sans être négligeables, n’améliorent réellement ni les capacités d’action des CEE existants, ni le processus d’implantation de CEE nouveaux sur le territoire européen. Le contenu réformiste de la directive de 2009 n’est en ce sens pas à la mesure de l’observation des revendications des salariés européens relayées par la CES, parvenues à la Commission et au Parlement, et, sur un plan théorique et normatif, cette dernière n’institue pas les conditions d’un dialogue social équilibré. Suite à une reprise des négociations au plan européen, qui paraîtra début 2008 assez inattendue à la plupart des observateurs dans la mesure où BusinessEurope se refusait jusqu’alors à toute renégociation du texte (cf. Infra), un certain nombre de changements et d’aménagements officiellement proposés par la Commission et réclamés par la CES vont être acceptés par BusinessEurope. Ainsi de l’intégration dans la directive de 2009 de l’idée selon laquelle l’information économique et sociale doit être donnée « en temps utile », afin de permettre aux salariés d’élaborer des contre-stratégies et partant de satisfaire à ce que le texte de 2009 souligne comme un « besoin d’anticipation et d’accompagnement du changement » (JOUE, 2009, p. 15). Ainsi, pour éviter que les comités restreints ne pratiquent une rétention partielle de l’information, de précisions pour qu’ils informent « aussitôt » (idem, p. 17) les organisations syndicales de l’ouverture de négociations avec les CEE, et que leurs élus rendent « régulièrement » (idem, p. 17) compte aux travailleurs des divers pays de l’« intégralité » de leurs travaux (idem, p. 17). Des réflexions nouvelles sont également intégrées dans la directive selon lesquelles, lors des séances plénières ordinaires, l’information diffusée ne doit pas être trop centrée sur la technique économique et « porter sur le social » (idem, p. 36)… Deux caractéristiques capitales du nouveau texte vont toutefois faire globalement perdre leur portée à ces différentes modifications. Outre le fait que plusieurs dysfonctionnements ne sont pas mentionnés et réglés par les dispositions de ce dernier, et en particulier la nécessité de fournir une définition claire et non sujette à interprétations de la nature des événements exceptionnels (cf. Infra), ce texte ne contient, à l’instar du précédent, aucune disposition de fond qui inciterait fortement, voire rendrait obligatoires, à la fois la création des CEE et l’application stricte, au sein de ces derniers, de règles. Ce qui ramène le contenu et la portée du texte de 2009 à ce que certains économistes et juristes nomment ceux d’une « Soft Law ». En 2008, lors des discussions préalables à l’élaboration du texte final, la Commission rejettera en particulier deux propositions de la CES pour la première fois présentées officiellement par celle-ci en 1999. La première prévoyait d’inclure un amendement selon lequel « les mesures des directions centrales ne sont valables que si le processus d’information et de consultation prescrit a été observé » (CES, 2008). Elle proposait dans la foulée que des contrôles soient assurés par les États membres d’une part (qui devaient chacun mettre en place des procédures permettant d’annuler les prises de décision dites « non valables » (idem)), et par la Commission d’autre part qui aurait opposé, aux groupes contrevenants, leur inéligibilité à toute procédure de subvention communautaire. La seconde proposition visait à instituer un abaissement significatif, de 1000 à 500, du nombre de salariés au-delà duquel les groupes devaient avoir une obligation de créer des CEE.
29 Ces dispositions de fond ayant été rejetées, les modifications de règles proposées n’étant justiciables d’aucune obligation d’application, plusieurs flous juridiques perdurant, on peut alors avancer l’hypothèse selon laquelle, à travers une directive participant d’un « droit européen mou », le déficit d’information des salariés européens va probablement perdurer. V. Delteil met en particulier l’accent sur « … l’absence d’effectivité des sanctions infligées par les États membres aux entreprises ne respectant pas la directive » (V. Delteil, 2006, p. 52). Et puisque : « La nouvelle directive, adoptée le 23 avril 2009, ne contribue ni à l’expansion des CEE dans les groupes qui en sont toujours dépourvus, ni à insuffler une nouvelle dynamique pour en faire un acteur incontournable des restructurations transnationales » (S. Laulum, 2009, p. 5), il est probable (cf. également CES, 2010) que la crise économique et financière va accélérer notablement le rythme des restructurations et des délocalisations compétitives. La question se pose ce faisant globalement, la Commission étant a priori favorable au développement d’un dialogue social étoffé, des raisons qui ont conditionné la construction et l’institutionnalisation de ce compromis a minima.
5. La construction d’un compromis institutionnalisé a minima, jeux de négociation, stratégies des acteurs et champs de forces institutionnelles
30 À l’intérieur de la crise longue qui débute vraiment dans le milieu des années 1980, lorsque plusieurs signaux indiquent a priorique les trente glorieuses font partie d’une période révolue, le contexte général dans lequel la directive de 2009 est adoptée se caractérise, sur le plan conjoncturel, par les développements d’une nouvelle crise économico-financière initiée en 2007 aux USA par le catalyseur constitué par la crise des subprimes. Les faits stylisés théoriques et pratiques suivants s’inspirent de deux concepts, dont certains économistes (B. Billaudot, 1996) ont souligné les rapprochements possibles. Celui, en référence aux théories de P. Bourdieu (1980), de champ. Il peut servir à désigner les jeux d’acteurs et d’organisations, les coalitions et les oppositions plus ou moins contradictoires, qui dessinent historiquement les cheminements heurtés des prises de décision européennes. Les principaux acteurs composant le champ de forces institutionnelles dont dépendent les décisions européennes sont la CES, BusinessEurope et la Commission européenne autour de laquelle s’articulent notamment les positions des Conseils des ministres, du Parlement européen et de la Banque Centrale Européenne. Le second concept est celui de compromis institutionnalisé qui, au sens de l’école régulationniste (R. Delorme, 1995 ; R. Boyer, 2004), énonce que le contenu des compromis est fortement dépendant de la forme particulière des interactions entre les acteurs et les organisations propres à un contexte, et au mode général de régulation correspondant à une période historique donnée. Le déroulement des faits rendant compte de la genèse de cette négociation tripartite, jusqu’aux négociations préalables de 2008, peut être présenté comme suit.
31 La CES (fondée en 1973), constitue une première unité d’acteurs regroupant plusieurs confédérations organisées aux plans nationaux (85 confédérations syndicales de salariés sur 36 pays). Elle négocie directement avec la Commission et avec BusinessEurope (fondée en 1958), qui fédère plusieurs organisations rassemblant elles-mêmes de grandes entreprises mandantes (41 organisations patronales européennes plus largement présentes sur 35 pays). Si la CES dispose de financements communautaires, d’une infrastructure et d’un capital humain relativement conséquents, elle demeure, en fonction notamment de la diversité et de l’affaiblissement plus en amont des syndicats européens (cf. Supra), insuffisamment présente sur le terrain des négociations dans les entreprises de l’UE. Entre 1995 et 2009, de nombreux désaccords vont ponctuer les négociations entre la CES et BusinessEurope, sur la question du degré d’ouverture des systèmes d’informations économiques et sociales utiles aux salariés, sans que la première ait gain de cause. On peut d’abord faire l’hypothèse selon laquelle l’acceptation par la CES du compromis de la directive de 2009, qui est objectivement déséquilibré en faveur des mandants de BusinessEurope, découle de l’insuffisance des coalitions salariales que celle-ci est capable de fédérer à l’échelle de l’UE, et partant de l’insuffisance ou du manque de crédibilité des menaces de surcoûts qu’elle peut émettre à l’encontre des adhérents de BusinessEurope, voire de la Commission européenne.
32 La capacité de BusinessEurope à fédérer de grandes entreprises mandantes, même si celles-ci sont dispersées sur le territoire de l’UE et culturellement très différentes les unes des autres peut, compte tenu de l’homogénéité plus naturelle et plus spontanée des intérêts économiques et financiers de ses mandants marchands, être considérée comme plus importante que celle de la CES. En comparaison avec la dispersion des syndicats européens, les adhérents de BusinessEurope se rassemblent en effet plus spontanément autour du thème de la préservation de leur liberté de procéder à diverses opérations d’investissement et de délocalisation dans la zone Euro et à l’extérieur. Ils disposent en outre de budgets plus conséquents. Les droits de propriété desdits adhérents dans leurs entreprises, l’usage possible de sanctions se matérialisant par des réductions des rémunérations, voire des licenciements, leur confèrent le pouvoir d’infliger immédiatement sur le terrain des surcoûts aux salariés, et donnent aux menaces émises par BusinessEurope un poids que n’ont pas celles de la CES. BusinessEurope va d’ailleurs informer officiellement à plusieurs reprises la CES de ce que, si des procédures contraignantes étaient imposées par les autorités européennes quant à l’implantation et au fonctionnement des CEE, ses partenaires lors des négociations prendraient le risque de bloquer le dialogue social européen (CES, 2003). La Commission, le Parlement européen, les Conseils des ministres et la CES vont donc prendre acte, jusqu’au début 2008, du refus des associations patronales de réouvrir les discussions. La volonté de BusinessEurope de renégocier à cette date étant considérée, à la fois par la CES, la Commission et plusieurs chercheurs comme assez inattendue (« Jusqu’au début 2008, l’attitude des organisations d’employeurs à l’égard de la révision était constamment négative et critique… les employeurs européens se déclaraient résolument opposés à la consultation des partenaires sociaux sur les révisions possibles de directives existantes ou sur les modifications ou l’extension de directives sociales européennes telles qu’envisagées pour la directive CEE… , R. Jadodzinski, 2008, p. 121 ; cf. aussi CES, 2008, 2010).
33 Le MEDEF, dont les positions correspondent pour la France à celle de BusinessEurope, mettra également l’accent sur la revendication centrale de cette dernière qui consiste à refuser de soumettre l’application de textes conventionnels au contrôle et à la sanction d’un juge, qu’il soit de rang national ou légifère au plan communautaire, (« … pourquoi imaginer que l’Europe doive articuler les niveaux de négociation à l’instar de ce qui se fait en France ? Faut-il absolument, dans toute l’Union, instaurer de nouvelles garanties collectives au sens où cela est entendu en France ?… », DARES (R. Julien, représentant du Medef), 2005, p. 45).
34 D’un point de vue stratégique, si la position de BusinessEurope est cohérente avec les rationalités de ses mandants, celle de la Commission européenne est plus ambiguë dans la mesure où les restructurations et délocalisations compétitives, au sein de l’UE, entraînent des surcoûts économiques et sociaux qui, via notamment les impacts fiscaux et socio-économiques transitant par le chômage, nuisent à la convergence des pays membres. Le concept institutionnaliste et régulationniste de compromis institutionnalisé (R. Delorme, 1995 ; R. Boyer, 2004) permet d’interpréter l’hésitation des autorités européennes à rétablir les conditions d’une négociation équitable entre la CES et BusinessEurope.
35 Du point de vue institutionnaliste, la décision prise en dernier ressort par les centres décisionnels publics européens est en effet, plutôt qu’une succession de choix s’imbriquant logiquement les uns dans les autres, qui garderait un cap et poursuivrait un but constant, le résultat de la conjonction et de la combinaison dans le temps d’un ensemble de forces s’entrechoquant, et produisant un résultat original propre à un contexte et à une époque. La théorie du Capitalisme Monopoliste d’État (CME) peut, en l’occurrence, difficilement s’appliquer. Plutôt qu’investie par les grands intérêts marchands, et sous la domination des forces capitalistes dominantes qui tendraient à monopoliser ses centres décisionnels et à les utiliser à leur service, la Commission apparaît plutôt pour les théories institutionnelles comme une organisation technico-bureaucratique qui, sans méconnaître les interpénétrations des grands intérêts marchands en son sein, est devenue avec le temps partiellement autonome. En tant qu’organisation bureaucratique, elle s’est en quelque sorte techniquement rigidifiée à l’égard des forces extérieures marchandes en ayant la possibilité, constamment, de s’abriter derrière la technobureaucratie voulue et financée par les États membres de l’UE.
36 Très tôt, un certain nombre d’économistes, de sociologues, de politologues… observent en effet que la Commission européenne, en tant que mandataire administratif des États membres, tend à monopoliser concrètement des pouvoirs et une expertise technique que, ni les hauts fonctionnaires des pays membres qui servent à la préparation des décisions de politiques nationales, ni les cabinets politiques nationaux ne possèdent (« « De facto », ses pouvoirs (la Commission européenne) tendent à se substituer à ceux du conseil européen et du Conseil des ministres… », G. Lafay & D. Unal-Kesenci, 1993, p. 93).
37 Cependant que la Commission va tendre, sans en détenir vraiment la légitimité politique puisque n’étant pas issue de procédures électorales directes, mais de procédures de désignation qui l’instituent comme une forme particulière de haute fonction publique, à s’approprier un certain nombre de responsabilités régaliennes antérieurement dévolues aux États membres. Doté alors à certains égards, particulièrement en matière budgétaire et monétaire, de pouvoirs excédant le périmètre normalement dévolu à son statut administratif, le cœur du système décisionnel de l’UE va en grande partie s’organiser autour de la Commission et de la BCE qui vont, en quelque sorte, tendre à vider la périphérie des pays membres d’une partie de ses pouvoirs de décision. Le transfert s’effectuant au profit d’un centre avec lequel cette périphérie va se mettre à échanger inégalement en apportant en quelque sorte plus qu’elle ne reçoit : « … Privilégiant un mode d’intégration qui consiste surtout à contenir les prérogatives des États à l’intérieur de normes toujours plus contraignantes, elle a peu à peu vidé le siège de la souveraineté nationale sans pour autant investir celui de la souveraineté européenne. De fait, le gouvernement de l’Europe ressemble plus souvent à un gouvernement par des règles qu’à un gouvernement par des choix » (J.-P. Fitoussi, 2002, p. 7 ; cf. aussi R. Boyer & M. Dehove, 2005).
38 En tant que mécanique vouée à transformer en règles et normes techniques des impulsions émanant de la périphérie des États membres, particulièrement en matière de politique économique publique, et n’ayant pas en quelque sorte elle-même d’ossature politique, on peut donc faire l’hypothèse selon laquelle la Commission est dans l’incapacité d’avoir un rôle efficient en matière d’arbitrage des jeux européens de concertation et de négociation. Sur nombre de dossiers, dont celui du système d’information utile aux salariés européens, et plus généralement ceux qui touchent au syndicalisme européen et à la construction d’un véritable droit social homogène, son déficit de légitimité politique la pousse à ne faire qu’entériner, dans une conjoncture et pour une période données, les résultats des interactions et pressions dominantes entre les stratégies des principaux autres groupes d’acteurs. Une des failles du processus même de construction de l’UE est en ce sens que la Commission n’est pas véritablement missionnée, par les États membres, pour procéder à une réelle harmonisation juridique et sociale. Depuis la signature du traité de Maastricht, l’UE ne parvient pas à aller jusqu’au bout de sa logique de construction du fait d’une contradiction majeure. A priori, elle est désignée comme étant vouée à converger, ce qui, si le processus allait jusqu’au bout, entraînerait les structures politico-juridiques nationales à perdre l’essentiel de leurs spécificités institutionnelles et historiques en conduisant logiquement à la constitution d’un État européen (J. Sapir, 2012). Dans les faits, ayant à rendre compte à leurs électeurs, les États membres et les gouvernements hésitent à transférer davantage des prérogatives souveraines, qui leur ont été déléguées par le peuple, à des structures publiques transnationales de nature administrative. La construction de l’UE sociale et politique continue, pour cette raison, à accuser un important retard sur celle de l’UE économique. Le processus de décision finale aboutissant à la directive a minima de 2009 peut alors s’expliquer à travers les faits stylisés suivants.
39 Dès la fin 2007, anticipant les développements de la crise, les mandants de BusinessEurope prévoient que les pressions qui vont s’exercer sur leurs taux de profit vont générer de nouveaux besoins en matière d’opérations de restructurations industrielles et de délocalisations compétitives. Et qu’en fonction des licenciements engendrés, et de la production d’externalités négatives supportées par les salariés et les contribuables de plusieurs États membres, une montée des revendications sociales, des tensions voire certains mouvements sociaux dans différentes entités appartenant aux groupes européens vont se produire comme le rappelle S. Laulum (2009). L’objectif stratégique de BusinessEurope, qui est de continuer à essayer d’exonérer les opérations de restructurations industrielles et de délocalisations projetées par ses mandants de l’application de règles européennes contraignantes, pourrait techniquement continuer à se satisfaire du cadre de la directive de 1994. Mais cette dernière est en même temps (cf. Supra) et de plus en plus régulièrement fortement critiquée par les salariés, les élus des CEE, la CES et même le Parlement européen soulignant la nécessaire réouverture de négociations bloquées depuis si longtemps. Les pressions sociales, politiques et plus généralement institutionnelles qui s’exercent déjà sur BusinessEurope menacent autrement dit d’interférer avec de nouvelles vagues de licenciements et d’entraîner, sur le terrain, la formation de coalitions freinant d’autant plus probablement les stratégies de restructuration et de délocalisation qu’elles auront l’appui d’une partie des instances européennes et des instances publiques locales. C’est dans ce contexte, sa stratégie étant amenée à s’adapter aux variations du champ de forces institutionnelles, que doit se comprendre la décision inattendue de BusinessEurope de réouvrir les négociations. Dans une optique interactive de théorie des jeux et d’interactions entre stratégies différentes dont certaines fortement divergentes, même si la CES comprend à l’évidence que les concessions qu’elle va obtenir seront très faibles, qu’elle va concéder beaucoup plus qu’elle ne souhaite, et que les groupes européens vont au final conserver la liberté de délocaliser, elle sait aussi qu’en l’état des rapports de force, ses menaces sont insuffisamment crédibles et qu’elle ne peut guère espérer, sur le moment, davantage de concessions de la part des organisations patronales. Au regard de ses mandants, qui attendent depuis longtemps la réouverture du dialogue sur le statut des CEE, elle ne peut pas non plus prendre le risque politique d’une position plus tranchée qui refuserait toutes discussions ou les repousserait au risque d’une rupture. La renégociation a minima de la directive de 1994 apparaît en ce sens comme un compromis qui va s’institutionnaliser (R. Delorme, 1995 ; R. Boyer, 2004) à la faveur d’un état donné des rapports de force à l’intérieur de la crise, lequel constate la faiblesse relative de la CES, la puissance de BusinessEurope et l’impuissance politique de la Commission amenée à hypothéquer pour partie la poursuite du processus de convergence. Un autre bénéfice pour les mandants de BusinessEurope est que, compte tenu des calendriers généralement très longs du travail législatif et conventionnel européen, il est probable que la perspective d’autres révisions du statut des CEE s’est éloignée du même coup d’autant et que les discussions sur ce volet de l’harmonisation de certains droits sociaux et syndicaux vont être gelées pour plusieurs années.
Conclusion
40 On peut sans doute s’étonner de ce que la directive de 2009 sur le statut et les modes de fonctionnement des CEE, transposée en 2011 en droit français et qui constitue un enjeu majeur de développement du dialogue social et du syndicalisme européens, ne comporte pas davantage d’avancées concernant les droits à l’information des salariés. C’est que derrière ce dossier, qu’il paraîtrait de l’intérêt objectif de la Commission et des États membres de soutenir collectivement, les politiques de convergence ayant besoin pour se développer plus avant d’être soutenues par la construction d’une réelle Europe sociale, se trouve tout l’enjeu des opérations privées de restructurations industrielles et de délocalisations compétitives menées par les grands groupes au sein de l’Union européenne. L’énoncé des différentes asymétries informationnelles, qui entravent la circulation d’informations transparentes utiles aux stratégies de négociation des salariés au sein de ces groupes, a montré à quel point le caractère équilibré et équitable de la confrontation des intérêts était en cause. De façon contradictoire, les déficits dans les accords constatés sont, et vont être source de contre-productivités et d’externalités négatives subies par les salariés, mais aussi globalement par les économies d’un certain nombre de pays membres de l’UE. Ils vont créer dans l’UE davantage de ce que l’on pourrait appeler des forces centrifuges menant à sa décohésion. La constitution en la matière d’un compromis institutionnalisé (R. Delorme, 1995 ; R. Boyer, 2004) a minima confirme, à l’échelle macroéconomique et macrosociale de l’Union européenne, le retard pris par la construction d’une Europe sociale et politique sur la construction de l’Europe économique. Ainsi que l’idée selon laquelle la construction d’une UE pérenne va de plus en plus dépendre de ce que l’on pourrait appeler une course de vitesse entre les forces centrifuges, comme celles qui proviennent aussi de la poursuite de politiques de rigueur, déjà entrées dans l’UE, des zones de rendements décroissants, et des forces centripètes dont l’affaiblissement atteste de plus en plus de la fragilité de l’Union.
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Mots-clés éditeurs : Dialogue social européen, délocalisations compétitives, asymétries informationnelles, Comités d’entreprise européens
Mise en ligne 12/03/2015
https://doi.org/10.3917/rsg.269.0021Notes
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[1]
Des entretiens semi-directifs accompagnés de questionnaires ont été menés avec les représentants allemands et français des entités suivantes : Europipe, Danone, Bahlsen, Rhône-Poulenc, Aventis, Bayer, Michelin, Alcatel, Schneider, Usinor, Arcelor (Dilligen Hutte Tyllin), Hoechst, Jugenheirich, Unilever, Nestlé (M. Morin, 2002). Ils ont fait l’objet d’une communication à l’IEP de Paris (M. Morin, 2004). Les extraits du verbatim qui émaillent cet article (consultables dans le rapport de base, M. Morin, 2002) sont écrits en italique, et chaque fois suivis du nom du groupe dont il s’agit. Plusieurs commentaires, par ailleurs tirés de l’analyse des procès-verbaux des réunions plénières des CEE de notre échantillon, et de plusieurs grands forums européens entre CEE, sont également utilisés. Les entretiens ont eu lieu en 2001 et 2002. Les dates des commentaires des salariés ne sont précisées que lorsqu’ils sont tirés de l’analyse des procès-verbaux de réunions officielles.
-
[2]
Dans la mesure où il s’agit d’une menace sur les intérêts d’au moins 1000 salariés dans au moins deux États membres différents, le seuil de déclenchement d’une information obligatoire est d’abord déjà placé très haut par les directives et, depuis la promulgation de celle de 1994, la CES considère la diminution de ce seuil comme une revendication majeure (cf. Infra). En l’absence par ailleurs de mesures contraignantes encadrant la transposition stricte de règles non sujettes à interprétations dans les accords internes des groupes, ledit seuil peut ne pas y être chiffré, et plus généralement les conditions de l’alerte non précisées. Nous avons en ce sens découvert des textes transposés comprenant des formules étonnamment vagues comme « pourcentages significatifs » pour désigner, sans autre précision, la proportion de licenciés devant être dépassée pour déclencher l’information (Accord CEE Schneider, cf. M. Morin, 2002). La rédaction suivante est juridiquement l’une des plus étonnantes : « Chaque fois que cela est possible (c’est nous qui soulignons), la direction générale du Groupe s’efforcera d’informer à l’avance les représentants syndicaux du Comité de pilotage lorsqu’il envisage des mesures susceptibles d’affecter de façon significative, le volume de main-d’œuvre ou les conditions de travail dans un ou plusieurs pays » (article 18, Transposition Danone de la directive de 2009).
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[3]
Les salariés français seront officiellement informés par voie de presse, un jour après la prise de décision, du transfert en Écosse d’une partie de leur appareil de production (V. Deloince & P. Sohlberg, 1993). Les estimations ex post indiquent que les salariés écossais ont accepté des salaires d’environ 20 % moins élevés, en moyenne, à ceux réclamés par les salariés français ainsi que des avantages secondaires moindres, et une organisation du travail plus intensive (V. Deloince & P. Sohlberg, 1993). Du côté français, la plupart des salariés du site seront, compte tenu de l’absence d’un véritable plan social, mis au chômage et pris en charge par le système national de l’ANPE et des ASSEDIC (organismes fusionnés sous la dénomination Pôle Emploi depuis le 19 décembre 2008).
-
[4]
On peut citer rapidement, la liste n’étant pas exhaustive, divers avantages qui ont tous été validés par des travaux réalisés dans le cadre de l’économie politique institutionnelle ou dans un champ pluridisciplinaire revendiquant des approches gestionnaires, politiques, sociales… (R.B. Freeeman & J. Medoff, 1987 ; D. Picard, 1991 ; R. Bourque & Ch. Thuderoz, 2002 ; G. Caire, 2005 ; F. Biétry, 2007). La négociation canalise les tensions sociales dans une discussion pacifique en les détournant d’une expression éventuellement plus violente et plus à même d’engendrer d’importants surcoûts pour l’entreprise et l’économie ; l’expression de revendications ordonnées ouvre aux directions des possibilités de management des conflits, une meilleure prévision des tensions à venir permettant une planification plus efficace ; les compromis et augmentations salariales obtenus génèrent plusieurs avantages économiques (diminution des taux de turn-over, attraction des salariés les plus productifs, effets directs sur la productivité) ; les délégués syndicaux négocient des outils collectifs, comme les grilles salariales indiciaires internes, qui permettent une standardisation des contrats et diminuent les coûts d’organisation des firmes…
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[5]
L’Assemblée nationale française rappellera par exemple en 1982 lors du vote des lois Auroux qu’il « … il n’y a pas de négociation de bonne foi, si l’une des parties recourt à des manœuvres subalternes, en vue de tromper l’adversaire ou de réaliser seulement des buts périphériques… », (D. Picard, 1991, p. 187).