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Article de revue

Ordre spontané ou ordre délibéré : un retour critique sur les fondements

Pages 125 à 133

Notes

  • [1]
    Faute de place je ne ferai qu’évoquer cette tradition. L’une des caractéristiques de ces auteurs est la référence à la sympathie smithienne qui est explorée dans un autre cadre épistémologique que celui partagé par la plupart des économistes libéraux. Voir M. Renault (1999, 2004) pour des compléments.
  • [2]
    Ces qualificatifs sont ajoutés pour distinguer le libéralisme économique initial, issu par exemple des travaux de A. Smith ou de J. Stuart-Mill ; de leur version contemporaine initiée notamment par des auteurs comme F.A. Hayek ou M. Friedman dans une volonté de reconquête idéologique face à la montée d’une économie administrée soit dans sa version keynésienne soit dan sa version socialiste et « planiste ». La société du Mont Pèlerin, fondée en 1947, sera l’une des incarnations symboliques de ce combat idéologique.
  • [3]
    Une traduction française de ce texte fondé sur la 6e édition anglaise peut être consultée sur le site de la bibliothèque nationale de France, Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k822239. Les citations sont fondées sur la traduction que l’on trouve dans l’ouvrage de Josiane Boulad-Ayoub et François Blanchard, Les grandes figures du monde moderne, Québec : Les Presses de l’Université Laval ; Paris : L’Harmattan, 2001. On peut consulter l’ouvrage en ligne et notamment le chapitre consacré à B. Mandeville : http:// classiques.uqac.ca/contemporains/boulad_ajoub_josiane/grandes_figures_ monde_moderne/grandes_figures_PDF_originaux/Ch20.pdf.
  • [4]
    On peut trouver ce texte par exemple en France sur le site de l’institut Coppet : http://www.institutcoppet.org/2012/12/26/le-marche-explique-par-la-metaphore-du-crayon/ - Ce texte, publié initialement en 1958 dans The Freeman, fut republié ultérieurement (1998) avec une introduction de M. Friedman. On peut trouver cette édition avec la préface ici : http://oll.libertyfund.org/?option=com_staticxt&staticfile=show. php%3Ftitle=112&Itemid=27.
  • [5]
    Ma traduction, La préface de M. Friedman peut être trouvée ici : http://oll.libertyfund.org/?option=com_staticxt&staticfile=show. php%3Ftitle=112&Itemid=2
  • [6]
    « Pour le but de l’économiste il n’est pas nécessaire d’explorer la psychologie du processus d’apprentissage (…). » (I. Kirzner, 1973, p. 71) cité par S. Longuet (2011, p. 109).
  • [7]
    Cité par S. Longuet (2011).
  • [8]
    On peut trouver ce texte ici : http://basepub.dauphine.fr/bitstream/ handle/123456789/4670/CR282.pdf

1 Les questions de l’ordre et du désordre ont été fréquemment évoquées dans la littérature managériale (R.-A. Thiétart et B. Forgues 1995, 2006 ; R.-A. Thiétart 2000 ; D. Polley 1997 ; Ph. Anderson 1999 ; A. Veniard 2004 ; A.C. Martinet 2006 ; G. Koenig et al. 2012 etc.), l’organisation devrait en effet « affronter la dialectique permanente entre ordre et chaos » (R.-A. Thiétart et B. Forgues, 2006, p. 48). Ces analyses du jeu de l’ordre et du désordre font de nombreuses références métaphoriques à des concepts empruntés à la physique ou à la biologie, sciences créditées d’avoir initié ces approches de la complexité et offrant un « nouveau paradigme ». Cependant si l’on essaie de comprendre la généalogie de cette « dialectique de l’ordre et du désordre » on ne peut en rester à une « mode intellectuelle » qui a essentiellement marqué les années 1980-2000. L’origine de cette thématique renvoie en effet à la pensée économique et à l’émergence du libéralisme économique, Friedrich A. Hayek étant, dans les années plus récentes, l’un des auteurs emblématiques ayant mis en avant cette dialectique de l’ordre et du désordre. En effet, depuis son origine, l’économie politique se préoccupe de la question de l’ordre social. Si l’on se place dans la perspective de l’individualisme possessif (C.B. Macpherson, 2004), coextensif du libéralisme économique, les passions acquisitives qui animent les individus amènent à la guerre de tous contre tous évoquée par Thomas Hobbes. En ce sens, le désordre envahit la société, les organisations, et finit par les dissoudre. Face à cette menace permanente de dissolution de l’ordre social deux solutions sont proposées : le pouvoir, la contrainte, la coercition, d’une part. Solution qui peut s’incarner métaphoriquement dans le panoptique benthamien et pratiquement dans le « surveiller et punir » que Michel Foucault (1975) met en évidence. En ce sens la théorie moderne des incitations apparaît comme le prolongement logique de cette approche. D’autre part, la solution non coercitive, souvent privilégiée, renvoie au marché – censé divertir les passions homicides selon Th. Hobbes – et son ordre « spontané » qui apparaît très tôt comme producteur d’harmonie sociale. De façon étonnante il est postulé que ce processus de destruction créatrice – décrit avec une grande économie de moyen par la fable des abeilles de Bernard Mandeville (1714) – conduit à l’harmonie des intérêts. On reconnaît alors la fameuse « main invisible » évoquée par Adam Smith.

2 L’ordre surgirait donc du chaos, du désordre et cette métaphore nourrit l’imaginaire économique depuis l’origine. Elle s’incarne parfaitement dans l’analyse hayékienne de l’ordre spontané. Au-delà des métaphores, souvent douteuses, le passage du désordre à l’ordre demeure peu explicité et cette « spontanéité » ne peut être considérée comme satisfaisante.

3 Il est ainsi symptomatique que les explications ou les mécanismes éventuels permettant de penser cette dialectique ordre/désordre soient largement laissés de côté. Or, avec lucidité Adam Smith traite de cette question en renvoyant la formation de l’ordre à la question de l’émergence des normes et règles sociales. La Théorie des sentiments moraux (1759) a pour vocation de dévoiler les mécanismes de la « main invisible », d’expliciter la grammaire sociale qui sous-tend le « langage du marché ». Dans cette même logique, la tradition pragmatique initiée par John Dewey (1922, 1929) et George Herbert Mead (1934), revitalisée aujourd’hui par différents auteurs comme John Martin (2005) [1], approfondit l’explicitation des mécanismes d’élaboration de l’ordre social. En effet, la construction des règles, des normes, de l’ordre… est référée à un processus délibératif qui s’enracine dans une explicitation des « sentiments moraux ».

4 Dans cet article je reviendrai sur les origines de la conception spontanéiste, mettant en avant l’émergence de l’ordre à partir du désordre, et ses fondements intellectuels, philosophiques et métaphoriques. Je partirai d’un texte fondateur, la « Fable des abeilles » de B. Mandeville dont je rappellerai les intuitions fondamentales (1). J’illustrerai ensuite la relation entretenue par la conception spontanéiste de l’ordre avec une autre fable « Moi, le crayon » de L. Read, qui reflète la conception hayékienne de l’ordre spontané (2). Enfin, je reviendrai brièvement sur la place de l’organisation au sein d’une grille de lecture spontanéiste et j’évoquerai une autre interprétation de l’ordre ouvrant sur son caractère « délibéré » (3). D’une façon générale cet article soutient la thèse d’une forte colonisation des esprits par les thèses néo-ou ultra-libérales [2], y compris chez des auteurs ne se réclamant pas explicitement de cette idéologie. Cela renvoie également à ce qui a pu être qualifié d’« économisation » du management (M.P. Huehn, 2008).

1. Retour sur une fable

5 L’émergence de la tradition libérale dans le champ politique fait de l’ordre social une problématique centrale. Si l’on reprend la grille de lecture proposée par F. Jonas (1991), le libéralisme naissant met en avant deux problématiques : celle de l’émancipation, de l’autonomisation, d’un côté, qui conduit à penser la société et les organisations comme composées d’individus libres, rationnels et agissant dans le sens de leur propres intérêts. Celle de l’intégration, de l’autre, qui cherche à appréhender la possibilité d’un ordre social à partir d’individus cherchant à « maximiser leur utilité » pour reprendre la terminologie économique. Peu importe si la problématique est mal posée, elle va s’imposer comme une thématique majeure. La composition des passions et des intérêts menace sans arrêt la société et la coopération - pourtant nécessaire - ne va pas de soi, menacée sans cesse de se dissoudre dans le soupçon, la défiance ; l’opportunisme généralisé rendant toute coopération impossible. Cette problématique concerne toujours les théories des organisations en économie puisque la plupart des approches font de l’opportunisme une hypothèse comportementale centrale et l’objet fondamental de l’économie des organisations est de contenir cet opportunisme. Des textes célèbres illustrent ce propos de façon magistrale et mettent en scène ces problématiques. Parmi ceux-ci la Fable des abeilles (1714) [3] occupe une place centrale, notamment parce qu’elle pose les fondements de la vision libérale du monde avec une remarquable économie de moyens. La fable met en scène une « ruche prospère », cette prospérité reposant sur l’expression des passions acquisitives des individus, leur rapacité, leur avidité… et sur la concurrence acharnée qu’ils se font. Malgré ce processus continu de destruction/création tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et tout cela conduit à l’harmonie des intérêts :

6 « Des millions en effet s’appliquaient à subvenir

7 Mutuellement à leurs convoitises et à leurs vanités,

8 Tandis que d’autres millions étaient occupés

9 A détruire leur ouvrage.

10 […]C’est ainsi que, chaque partie étant pleine de vices,

11 Le tout était cependant un paradis.

12 […]C’est ce qui, comme l’harmonie en musique,

13 Faisait dans l’ensemble s’accorder les dissonances. »

14 De façon très cynique, la Fable des abeilles avance l’idée que la vertu, l’honnêteté, sont finalement proches du vice et, de ce chaos, émerge malgré tout un ordre contribuant à la grandeur du tout :

15 « Et toujours depuis lors

16 Les plus grandes canailles de toute la multitude

17 Ont contribué au bien commun. ».

18 On connaît la suite : la ruche voulant devenir vertueuse est amenée au déclin. En d’autres termes, toute tentative pour modifier le système social au nom de principes externes, la justice sociale par exemple, ne peut conduire qu’à des « effets pervers », ruinant la société et amenant à un état pire que celui que l’on voulait réformer. On retrouve alors la dialectique tant manipulée par le libéralisme économique des « effets pervers », disqualifiant par nature toute intervention « planiste » sur l’ordre naturel du marché.

19 Les propos de B. Mandeville demeurent d’une actualité étonnante, par exemple quand il prévoit les « délocalisations », ou encore l’exil des plus fortunés si jamais la société cherchait à être plus « juste » (par exemple en répartissant plus équitablement les richesses par l’impôt) :

20 « Car ce n’est pas seulement qu’ils sont partis,

21 Ceux qui chaque année dépensaient de vastes sommes,

22 Mais les multitudes qui vivaient d’eux

23 Ont été jour après jour forcées d’en faire autant.

24 Ce ne sont plus les négociants, mais les compagnies

25 Qui suppriment des manufactures entières. ».

26 Ainsi, tout interventionnisme est qualifié de « vaine utopie » et on retrouve bien là le discours anti-constructivisme développé par F.A. Hayek et les tenants d’un « ordre spontané ». La problématique centrale devient alors celle de la « régulation des passions », de leur orientation dans le sens du « bien commun » sur un plan strictement utilitariste et amoral :

27 « Les passions ne sont ni bonnes ou mauvaises,

28 le bien et le mal sont relatifs, l’important est d’orienter ces forces, ressorts de nos comportements, pour le mieux-être de tous. » Les fondements sont donc clairs. Auparavant, Thomas Hobbes dans le Léviathan avait également posé cette hypothèse comportementale fondamentale d’une « guerre de chacun contre chacun ». L’hypothèse d’opportunisme - que l’on retrouve dans la théorie de l’agence, ou la théorie des incitations - n’est qu’un avatar de cette conception. Une telle hypothèse étant posée, il faut « tenir en respect » les individus et leurs passions pour éviter que le désordre ne l’emporte et que l’ordre ne se dissolve dans le chaos. Sans faire d’anachronisme on peut remarquer que ces visions, comme beaucoup d’autres par la suite, reposent sur des préconceptions, dont le support empirique est inexistant ou trivial. Ce qui est excusable au XVIIIe siècle l’est beaucoup moins ultérieurement. L’on peut d’ailleurs se demander si la floraison de métaphores scientifiques (ou pseudo-scientifiques) qui ont émaillé le développement de ces conceptions spontanéistes de l’ordre n’a pas pour rôle de pallier l’absence initiale de tout appui empirique. Pour terminer ce bref raccourci historique, il est nécessaire de dire un mot sur quelques développements ultérieurs. En effet, comme le souligne F.A. Hayek dans Droit, Législation et Liberté, la tradition de l’ordre spontané - qui remonte selon lui à B. Mandeville et D. Hume - distingue, à côté des phénomènes « naturels » et des phénomènes relevant d’un dessein, d’une décision délibérée, une troisième catégorie de phénomène « […] qui furent plus tard décrits par Adam Ferguson comme « résultant de l’action de l’homme mais non de son dessein » » (F.A. Hayek, 1995, p. 23). Friedrich Hayek réfère ainsi à A. Ferguson et A. Smith, les philosophes moralistes écossais, la conception « moderne » de l’ordre spontané. On retrouve alors la fameuse métaphore de la « Main invisible » qui apparaît initialement dans la Théorie des sentiments moraux (1759) de Adam Smith. L’évolution de l’analyse de A. Smith est également signifiante dans la mesure où il cherche dans un premier temps à expliciter les mécanismes sous-jacents de cette « main invisible » pour ensuite les dissoudre dans une métaphore physique : celle de la gravitation, ouvrant la voie au renoncement ultérieur à chercher les origines de l’« ordre » dans des choix ou des actions pour les reporter dans l’action de « forces » ou dans les structures cognitives mêmes des individus.

2. L’ordre « spontané » : une question de fable ?

29 Des questions élémentaires se posent immédiatement lorsqu’on évoque la notion d’ordre spontané. La principale est celle de sa nature : de quel ordre s’agit-il et qu’est-ce que cette spontanéité ? Sur la première question F.A. Hayek a le mérite d’offrir une définition dans Droit, Législation et Liberté : « Par ordre nous désignerons toujours un état de choses dans lequel une multiplicité d’éléments de nature différente sont en un tel rapport les uns aux autres que nous puissions apprendre, en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles de l’ensemble, à former des pronostics corrects concernant le reste ; ou au moins des pronostics ayant une bonne chance de s’avérer corrects » (F.A. Hayek, 1995, p. 24). Rapporté plus spécifiquement au champ social, cet « ordre » renvoie notamment à la capacité de « prévoir les actions des autres ». Cela implique donc des régularités comportementales permettant un « ajustement des intentions et des prévisions quant au comportement d’autrui » ce qui matérialise la « forme en laquelle l’ordre se manifeste dans la vie sociale » [Ibid.]. Ensuite il reste à expliciter le caractère « spontané » de l’ordre ainsi défini. Ici F.A. Hayek évoque deux conceptions de l’origine de l’ordre :

30

  • l’ordre envisagé comme un « arrangement » serait d’abord dû à des « forces extérieures au système ou (« exogènes ») » [Ibid.]. Cela renvoie à une création délibérée et autoritaire. L’ordre comme « arrangement » est d’emblée connoté péjorativement sans qu’aucun argument réellement fondé soit présenté. Cette conception de l’ordre, produit d’un dessein, serait en effet due à un mode de pensée « anthropomorphique », de plus elle serait par nature suspecte pour « les amis de la liberté » enfin, en allant encore plus loin, cette conception serait surtout en faveur chez les « partisans de l’autoritarisme ». Nous sommes loin de toute prétention scientifique et clairement dans un registre idéologique (A. Leroux 1997 ; M.P. Huehn, 2008). Quel est alors le statut de l’entreprise dans une telle vision puisqu’il est difficile de soutenir qu’une entreprise n’est pas une création répondant à un dessein, sans parler de son caractère « autoritaire » ? Il est vrai que le courant autrichien, au même titre que le courant néo-classique qu’il critique, ne précise jamais vraiment de quoi il parle quand il évoque l’entreprise.
  • l’ordre spontané, quant à lui, renvoie « à un équilibre réalisé de l’intérieur, ou équilibre endogène » [ibid. p. 43]. Comme le dit F.A. Hayek « un ordre spontané de cette nature possède […] des propriétés différentes de celles d’un ordre fabriqué ». On apprend également une autre caractéristique de cet ordre spontané (Kosmos) : il est « mûri par le temps » ce qui renvoie donc à une perspective évolutionniste. Ici encore l’analyse des termes est signifiante : on voit soudain apparaître accolé au terme « spontané » le terme « équilibre », un ordre serait donc un équilibre ? Peut-on alors assimiler régularité comportementale et équilibre ?

31 Ces deux formes d’ordre qui coexistent véhiculent donc des valeurs et des connotations différentes. On peut également noter le caractère très général et très flou des considérations avancées. Par exemple le caractère « exogène » ou « endogène » des « forces » amenant un ordre spontané ou construit ne renvoie à aucune définition de la « frontière » du système considéré. Par rapport à quel critère décide-t-on de l’endogénéité ou de l’exogénéité de telle ou telle « force » ? Au-delà de ces problèmes de cohérence interne rien n’est dit sur la nature de cette « spontanéité » : concrètement comment cela fonctionne-t-il ?

32 Une autre « fable » me semble révélatrice de la conception libérale de l’ordre spontané : Moi, le crayon, un texte écrit par Léonard Read en 1958 [4]. Dans cette « fable » l’auteur prend le point de vue d’un crayon et décrit toute la « complexité » qui a permis son existence. Le début de la fable est symptomatique :

33 « Moi, le crayon, aussi simple que je paraisse, je mérite votre émerveillement et votre respect, une affirmation que je vais essayer de prouver. En fait, si vous pouvez me comprendre — non, c’est trop demander à quelqu’un — si vous pouvez prendre conscience du caractère miraculeux que je symbolise, vous pourrez sauver la liberté que l’humanité est si malheureusement en train de perdre. ».

34 Dans ce texte, l’ordre spontané s’apparente au registre du « merveilleux » et on ne peut le comprendre, un individu ne pouvant appréhender toute cette complexité. L’enjeu est de taille en effet : si on peut comprendre cet ordre on peut agir, le modifier, voire le « construire »… et donc sortir du registre du miracle, du merveilleux, ou du « spontané ».

35 Par ailleurs, à ces considérations « factuelles » s’ajoutent immédiatement (comme chez F.A. Hayek) des connotations morales : la liberté est menacée, nous sommes en train de la perdre.

36 Mais de quelle liberté s’agit-il ? À quel âge d’or de la liberté se réfère-t-on ? Cependant ce n’est qu’un début. En effet la simplicité de ce crayon de bois n’est qu’apparente :

37 « Simple ? Et pourtant, pas une seule personne à la surface de cette terre ne sait comment me fabriquer. ».

38 Nous sommes bien alors dans la « théorie des phénomènes complexes » et la plus grande partie du texte est dévolue à « prouver » cette complexité merveilleuse. Le texte part ainsi d’un cèdre poussant en Californie :

39 « Réfléchissez maintenant avec attention à toutes les scies, à tous les camions, à toutes les cordes et aux innombrables autres équipements utilisés pour obtenir et transporter les rondins de cèdre vers les voies de chemin de fer. Pensez à toutes les personnes et aux compétences innombrables qui ont participé à leur fabrication : l’extraction du minerai, la fabrication de l’acier et sa transformation en scies, haches et moteurs ; la culture du chanvre et toutes les étapes aboutissant à une corde grosse et lourde ; les campements d’exploitation du bois avec leurs lits et leurs mess, la culture et la cuisine de toute la nourriture. Tiens, un nombre incalculable de milliers de gens ont joué un rôle dans chaque tasse de café que boivent les bûcherons ! ».

40 Chaque opération est ainsi référée à une généalogie complexe pour faire percevoir cette « merveilleuse complexité », remontant parfois très loin dans le passé : « N’oubliez pas les ancêtres actuels et lointains qui ont aidé à transporter soixante voitures de lames d’un côté à l’autre du pays ».

41 La thématique principale du texte, celle de l’ignorance fondamentale des individus, renvoie aux travaux de Hayek sur l’utilisation de l’information dans la société et la coordination de la « connaissance dispersée » par l’intermédiaire du système des prix. Comme le déclare M. Friedman à propos de ce texte : « Je ne connais aucun autre texte qui illustre de façon si succincte, si persuasive, si convaincante, le sens à la fois de la main invisible d’Adam Smith -la possibilité d’une coopération sans coercition- et de l’accent mis par Friedrich Hayek sur l’importance de la connaissance dispersée et le rôle du système des prix pour communiquer l’information (qui incitera les individus à accomplir les actions souhaitables sans que quiconque ait à leur dire quoi faire) »[5].

42 Le texte de Leonard Read met cela en scène de façon plus poétique :

43 « Personne ne sait

44 Quelqu’un veut-il remettre en doute mon affirmation selon laquelle pas une seule personne au monde ne saurait comment me fabriquer ?

45 … /…

46 En fait, des millions d’êtres humains participent à ma création, et aucun d’entre eux n’en connaît plus que quelques autres. » Le point important de cet « ordre merveilleux » est qu’il n’y a nulle part de Deus ex machina, d’esprit constructiviste :

47 « Pas d’esprit organisateur

48 Il y a quelque chose d’encore plus étonnant : c’est l’absence d’un esprit supérieur, de quelqu’un qui dicte ou dirige énergiquement les innombrables actions qui conduisent à mon existence. On ne peut pas trouver trace d’une telle personne. À la place, nous trouvons le travail de la Main Invisible. C’est le mystère auquel je me référais plus tôt. »

49 Le registre du merveilleux, voire du divin, est encore mobilisé de façon significative plus loin :

50 « Moi, le crayon, je suis une combinaison de miracles : un arbre, du zinc, du cuivre, du graphite, etc. Mais, à ces miracles qui existent dans la Nature, s’ajoute un miracle encore plus extraordinaire : la configuration des énergies créatrices humaines — des millions de tout petits savoir-faire se réunissant naturellement et spontanément en réponse à la nécessité et au désir humains et en l’absence de tout esprit organisateur ! Comme seul Dieu peut créer un arbre, j’insiste pour dire que seul Dieu pourrait me créer. L’homme ne peut pas plus diriger ces millions de savoir-faire pour me donner vie qu’il ne peut assembler les molécules pour faire un arbre. »

51 De façon très claire il apparaît que l’ordre spontané tenant du « miracle », du « divin » on ne peut le comprendre (faut-il même essayer ?) et il renvoie au registre de la croyance et de la foi : « Car si l’on se rend compte que ces savoir-faire s’organiseront naturellement, oui, automatiquement en modèles créateurs et productifs permettant de répondre aux nécessités et aux désirs humains — c’est-à-dire en l’absence de gouvernement ou de tout autre esprit organisateur coercitif — alors on possède un ingrédient absolument essentiel de la liberté : une foi dans les gens libres. La liberté est impossible sans cette foi. »

52 Nous sommes loin de toute démarche scientifique, anthropologique voire philosophique mais dans le champ de la foi ou de la croyance. Cela signifie aussi que la vérité révélée de la main invisible ne peut être contestée par des arguments rationalistes. Étant dans le cadre d’un évangélisme marchand, seule une autre foi ou d’autres croyances pourraient s’y confronter. On peut également se demander de quoi l’on parle réellement. En effet ce système merveilleux, ce marché mythifié, n’a aucune contrepartie empirique, aucun fondement anthropologique, il apparaît comme une pure conception de l’esprit comme pouvait l’être le paradis pour la religion catholique, un lieu idéal peuplé d’entités éthérées, détaché de toute contingence. Évidemment, que le graphite ait pu être extrait sous la contrainte par des enfants sous-payés, voire par des esclaves ; que les prix aient pu être fixés par des monopoles, que les forêts de cèdres aient pu être rasées pour produire le fût du crayon… tout cela fait sans doute partie des « voies impénétrables » de la main invisible nous conduisant sans que nous le sachions vers un état d’harmonie.

53 Comme toute fable, il y a une morale qui matérialise parfaitement la dialectique de l’ordre et du désordre :

54 « La leçon que je veux enseigner est la suivante : laissez libres toutes les énergies créatrices. Organisez juste la société pour qu’elle agisse en harmonie avec cette leçon. Que l’appareil légal de la société élimine tous les obstacles du mieux qu’il le peut. Permettez à tous ces savoirs créateurs de se répandre librement. Ayez foi dans les hommes et les femmes libres qui répondent à la main invisible. Cette foi sera fortifiée. Moi, le crayon, aussi simple que je sois, offre le miracle de ma création comme témoignage de cette foi pratique, pratique comme le soleil, la pluie, un cèdre ou la bonne terre. »

55 Seules la liberté, la non-intervention, l’élimination des obstacles légaux peuvent générer la créativité et autoriser ces savoirs créateurs à se répandre… Nous sommes renvoyés à la Genèse et au registre religieux : « Et Dieu les bénit, et Il leur dit : Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre, et assujettissez-la (…) » (Genèse 1-28). Comme l’homme créé par Dieu, nous avons été mis au Paradis (le marché libre) et il faut le garder : « Le Seigneur Dieu prit donc l’homme, et le mit dans le paradis de délices, afin qu’il le cultivât et qu’il le gardât » (Genèse 1-15). Tout cela il faut bien se garder de le comprendre : « Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. Car au même temps que vous en mangerez, vous mourrez très certainement » Genèse 2-17).

56 On pourrait en sourire, mais une telle logique, de façon paradoxale, se trouve également parée des atours de la scientificité. Je ne ferai pas ici de critique approfondie du réseau d’analogies et de métaphores empruntées cette fois au registre scientifique mais je voudrais malgré tout en donner quelques illustrations symptomatiques. En effet, même si l’on quitte le registre des affabulations, on demeure dans un monde désincarné qui n’est plus de l’ordre du Divin mais de l’ordre d’une scientificité revendiquée, qui serait tout aussi incontestable.

57 La littérature gravitant autour de cette notion d’ordre spontané est peuplée de termes scientifiques empruntés à des théories essentiellement issues du monde de la physique (et dans une moindre mesure de la biologie) : complexité, autogenèse, autopoïese, auto-organisation, structures dissipatives, entropie, néguentropie, ordre par le bruit, systèmes non linéaires… Toutes ces références font jouer, de façon souvent douteuse, un rôle de caution à des théories scientifiques, par exemple à la thermodynamique. Ce réseau de métaphores est largement mobilisé par les auteurs ayant cherché à importer ces approches dans le champ du management. Par exemple R.-A. Thiétart et B. Forgues affirment que « La complexité et l’imprédictabilité de ces phénomènes physiques sont de même nature que celles que l’on peut observer dans les organisations. En effet, les organisations sont aussi des systèmes dynamiques régis par des relations non linéaires » (2006, p. 51). La thématique de l’ignorance déjà évoquée est également mobilisée chez des auteurs qui se font les chantres de la complexité, comme Edgar Morin dont les écrits sont significatifs de ce syncrétisme douteux qui s’articule à la question de l’ordre : « Le problème de la complexité n’est pas celui de la complétude, mais celui de l’incomplétude de la connaissance » (1984, p. 80). Immédiatement cette affirmation, qu’on pourrait considérer comme un truisme, se voir offrir l’onction d’une référence scientifique : en effet l’incomplétude se voit reliée à l’incertitude - sans que ce lien soit réellement argumenté - et celle-ci reliée à son tour au grand théorème de Gödel : « La logique elle-même a été atteinte par la complexité lorsque la preuve logique a été frappée d’incertitude dans les systèmes formalisés complexes ; ce sont les conséquences du grand théorème d’indécidabilité de Gödel » (ibid. p. 81). Comme la fable du crayon était significative de la conception libérale de l’ordre spontané, un ouvrage issu d’un colloque qui s’était tenu en 1984 est représentatif du syncrétisme à l’œuvre autour de la « complexité » et de son avatar principal : l’ordre spontané. Un très grand nombre d’articles de ce livre - intitulé « science et pratique de la complexité » - fait en effet référence à F.A. Hayek (et à ses prédécesseurs comme C. Menger), chacun traçant des généalogies mêlant philosophes de G.B.Vico à D. Hume, scientifiques de A. Humbolt à I. Prigogine, pseudo-scientifiques comme A. Bogdanov ou J. Smuts, sociologues et économistes comme F.A. Hayek, K. Boulding ou A. Touraine. Un texte de M. Zeleny résume d’ailleurs parfaitement le propos quand il affirme que : « La complexité du monde social ainsi que de ses organisations et institutions se caractérise par un degré élevé de spontanéité, de fluidité et d’auto-organisation. Les êtres sociaux, par leurs interactions, construisent des schémas sociaux et créent des ensembles d’arrangements institutionnels (règles de conduite). La production de ces ordres sociaux n’est pas un processus entièrement rationnel et prémédité de schéma social, même si des initiatives de génie social interfèrent souvent de manière préméditée avec les processus sous-jacents d’auto-organisation et d’autoproduction sociale (autopoïese) » (M. Zeleny 1984, p. 357). On reconnaît les thèses hayékiennes de la formation des règles et de l’évolution culturelle. Le registre de l’émergence, des effets émergents, est alors mobilisé pour décrire, de façon purement métaphorique, « le désordre créateur », l’innovation, la destruction créatrice etc.

58 Pour conclure sur ces « affabulations » il est frappant de constater que dans cet ouvrage de 1984, qui réunit les grands noms de la « science de la complexité », il n’est pas question d’homme ni d’humain. Cela se comprend dans des textes issus de physiciens ou de biologistes, mais le fait est frappant lorsqu’on lit les textes d’économistes, de sociologues, d’épistémologues… Le discours demeure toujours au niveau d’orientations méthodologiques ou épistémologiques, il affirme sans jamais (ou presque) donner d’exemple concret de l’existence de ces « ordres spontanés ». Nous sommes dans un monde désincarné et on peut se demander si – au-delà du discours souvent prétentieux – on ne demeure pas au niveau de « moi le crayon », du merveilleux et du religieux, auquel on doit reconnaître le mérite de la simplicité. Il est vrai que l’on rappelle à l’envi qu’on ne peut pas connaître ni comprendre la complexité. Sans tomber dans un fonctionnalisme extrême on peut s’interroger sur les finalités poursuivies, surtout dans le monde désincarné qu’on nous présente. En effet, si l’on ne peut rien prédire, si l’on ne peut comprendre, que peut-on faire ? Entre la foi et des mécanismes physiques complexes, le point commun est l’impossibilité d’agir et la nécessaire obéissance à des lois qui nous dépassent.

59 Le sens du terme « délibéré » me semble révélateur : en effet dans la tradition « spontanéiste » évoquée par F.A. Hayek et qu’on retrouve en management, le terme délibéré renvoie avant tout à « volontaire », « planifié », i.e. à une construction rationnelle issue d’une ingénierie sociale. Or, dans le langage courant « délibéré » revêt aussi un autre sens et matérialise ce qui ressort d’un dialogue, d’un débat, d’une « délibération ». En droit le « délibéré » marque le débat collégial entre les juges pour rendre une décision. Nous sommes donc dans le champ humain et social dont l’un des faits principaux (et ce n’est plus une affabulation) est le langage, la conversation, le débat… Si l’on en revient à la généalogie des idées, c’est ce que Adam Smith met en scène dans la « Théorie des sentiments moraux » quand il mobilise la sympathie pour expliquer la genèse d’un ordre social. Cette tradition d’une construction « délibérative » d’un ordre se retrouve dans le pragmatisme américain et la tradition institutionnaliste en économie. L’économiste J.R. Commons (1934, 1950) faisait ainsi de la « méthode de la common law de faire de la common law » un prototype des mécanismes sociaux d’élaborations d’ordre. Ce faisant, l’ordre perd son caractère mystérieux au sens où il apparaît comme le produit d’un processus social de résolution de « situations problématiques ». Il est ainsi curieux que des références similaires - A. Smith et la « Théorie des sentiments moraux » - débouchent sur des conceptions radicalement différentes. On voit également que les métaphores scientifiques amènent inévitablement à l’évacuation de la question morale - qui était au cœur du propos initial de A. Smith - tout comme l’avait fait la « Fable des abeilles ». Le désordre étant largement référé à l’imprévisible et au hasard, on pourrait également faire un parallèle avec l’évacuation de la morale et du « jugement » qui a marqué le traitement mathématique de l’incertain depuis les Bernoulli. L’économisation de la pensée n’est donc pas neutre. Un problème fondamental se pose alors : si le désordre est « créateur » et si l’« ordre » renvoie à l’autoritarisme et au planisme quelle est la place de l’organisation et de l’entreprise dans ce paysage ?

3. La place de l’organisation

60 Le primat de la liberté, l’anti-constructivisme, semblent peu compatibles avec un ordre construit dans lequel la liberté individuelle est mise entre parenthèses, certains assimilant l’entreprise à un « ordre féodal » bien loin du marché libre.

61 D’une façon générale la firme demeure largement impensée dans la tradition spontanéiste qui privilégie la figure héroïque de l’entrepreneur doté d’une « vigilance entrepreneuriale » comme chez I. Kirzner (1973). Comme le souligne S. Longuet (2011, p. 107) : « Le producteur a la capacité d’organiser une équipe de production à partir d’un ensemble « de facteurs de production non coordonnés » (I. Kirzner, 1973, p. 43). Mais la firme doit être comprise comme une « entité complexe » (I. Kirzner, 1973, p. 52) dont la logique de fonctionnement ne doit pas être confondue avec le comportement de l’entrepreneur ». La complexité évoquée par I. Kirzner tient à la structure même de la firme - qui ne se limite pas à la planification opérée par l’entrepreneur - et aux interactions avec les autres acteurs (actionnaires, salariés, managers…) qui sont eux aussi dotés de capacités entrepreneuriales. Une fois de plus, l’appel à la « complexité » tient lieu de support empirique à une conception singulièrement squelettique de ce qu’est une entreprise. I. Kirzner rejette de plus tout appel à la psychologie du processus d’apprentissage [6], alors qu’il tient une place centrale dans l’appréhension de la « spontanéité » chez A. Smith, mais également chez F.A. Hayek. Cependant concernant l’importance des structures cognitives chez ce dernier, S. Longuet pose le problème dans des termes similaires à ceux que j’ai développés plus haut concernant l’ordre spontané : « Tout d’abord, la recherche en reste à un stade métaphorique associant d’une manière sans doute suggestive et stimulante mais encore vague les fonctions cognitives et certaines fonctions de traitement de l’information et de production de connaissances au sein de la firme. Ensuite, la question de l’articulation entre l’approche cognitive et la question des règles et des ordres n’est pas développée » (S. Longuet 2011, p. 110). Certains auteurs dans cette tradition essaient également de combiner la firme comme ordre « délibéré » avec des « ordres spontanés internes », puisqu’au final une firme devrait subir les même problèmes liés à la dispersion de la connaissance que toutes les autres formes sociales. Tout cela apparaît bien confus et encore une fois on ne peut qu’être frappé par l’absence de toute contrepartie empirique : de quoi parle-t-on ? Au-delà des figures héroïques ou métaphoriques la firme est dénuée de toute épaisseur humaine et sociale au même titre que le marché, réduit par exemple chez I. Kirzner à un « processus ». L’analogie est même poussée plus loin par certains puisqu’on le sait, chez F.A. Hayek, les menaces que fait planer le « planisme » sur l’ordre spontané, la dérive de l’ordre vers l’autoritarisme, devraient être combattues par une « constitution de la liberté ». Ce serait la même chose pour la firme : pour sélectionner les comportements les plus efficients et éviter toute dérive il faudrait également une « constitution de la firme » empêchant de telles dérives. Une constitution de la firme bien conçue (par qui ? Comment ?) détourne « les membres du groupe de la quête de rentes improductives et dirige leur énergie vers la quête de rentes productives » (R.N.Langlois, 1997, p. 66) [7]. La spécificité de la firme n’est donc pas pensée et l’entrepreneur et la firme semblent n’exister que dans un univers de discours largement autocentré et autoréférent.

62 Si l’on prend un autre courant de pensée, l’institutionnalisme (en particulier la variante développée par J.R. Commons), nous avons un point de vue très différent. Récemment B.E. Kaufman (2003) a tenté de remettre en forme les analyses de J.R. Commons. Je voudrais en donner un bref aperçu qui permet d’évoquer un sens moins connoté de « délibéré » que j’ai rappelé plus haut. Pour simplifier, on peut considérer que J.R. Commons observe d’abord que les individus sont confrontés à trois défis pour surmonter la rareté et ses effets : la résolution des conflits, la prise en compte de l’interdépendance et la création d’un ordre civique (B.E. Kaufman 2003, p. 2). L’action collective, et ses formes organisées, apparaissent comme des moyens de faire face à la rareté et à ses conséquences. La souveraineté (le pouvoir) constitue également un point important de l’analyse de J.R. Commons puisque la souveraineté, qui s’exerce à différents niveaux, permet, au moins partiellement, de prendre en compte l’ordre, la dépendance et le conflit. La souveraineté opère par l’intermédiaire de règles d’action (working rules) qui, elles aussi, sont de nature diverse selon le niveau auquel on se situe. Comme le souligne B.E. Kaufman, ces règles d’action sous-tendent ce que O. Williamson appelle des structures de gouvernance. Ainsi : « In addition to maintaining order and resolving conflicts, the sovereign power must also use working rules to foster cooperation in production and exchange and to resolve the numerous problems created by the pursuit of self-interest in an interdependant world. These functions do not arise automatically from a Smithian system of “natural liberty” but have to be induced by appropriate incentives created by the visible hand of sovereignty and enforced by various sanctions including the threats of physical violence » (B.E. Kaufman 2003, p. 3). Cet aspect de pouvoir, intrinsèque à l’action collective, est peu présent dans l’approche autrichienne, sans doute parce que la « main visible » est alors substituée à la « main invisible ». Chez J.R. Commons l’action collective implique un certain degré de souveraineté et crée et met en œuvre ses propres règles d’action. Il existe ainsi une « hiérarchie de gouvernements » : « (…) such as business firms, labor organizations, churches and families » (J.R. Commons 1950, p. 74). Tout cela implique donc qu’au lieu d’individus isolés et d’îlots d’ordre délibéré au sein d’un univers d’ordre spontané, nous avons de multiples hiérarchies qui régulent le comportement individuel et le rendent susceptible d’anticipation (ce qui renvoie à la définition hayékienne de l’ordre).

63 La conception de J.R. Commons d’un comportement individuel marqué par un « concernement » pour les autres, similaire à l’analyse de G.H. Mead « other regarding behavior », n’est pas neutre et renvoie à l’importance et au rôle des normes sociales dans la détermination du comportement, à l’aspect institutionnel des organisations. Comme le souligne B.E. Kaufman (2003, p. 10) : « Norms, in effect, helps create “self-enforcing” contracts. This conclusion is the fundamental point argued in Commons’s book “Industrial goodwill” (1919)-that creating mutual feelings of reciprocity and fair treatment (“goodwill”) allow organisations to escape inefficient prisonner dilemma outcomes, and is now routinely cited in modern day management texts as a basic principle for effective organizational performance ». L’on sait que O. Williamson met en avant les incitations « fortes » du marché, ce qui avantagerait ce type de structure de gouvernance. Cette proposition apparaît incomplète dans la perspective de J.R. Commons. En effet, les organisations fournissent également des incitations fortes, simplement elles font appel à d’autres émotions ou sentiments. J.R. Commons évoque l’esprit de corps ou d’équipe : « Team spirit not only subordinates individual self-interest to the good of the group but also arouses (motivates) people to high levels of performance-quite possibly to a higher level than can the prospect of pecuniary self-gain » (B.E. Kaufman 2003, p. 10). Évidemment une telle conception n’épuise pas le sujet, mais elle a vocation à illustrer une différence radicale et irréconciliable de point de vue. Dans l’approche de J.R. Commons nous ne sommes pas dans une conception éthérée de l’ordre, du marché, de l’organisation… qui apparaissent comme le produit de mécanismes de résolution de problèmes dans le cadre de l’action collective. J.R. Commons revendiquait ainsi la référence une « sélection artificielle » plutôt que la logique de « sélection naturelle » largement revendiquée par la tradition hayékienne.

Conclusion

64 Cet article n’a pas la prétention d’avoir épuisé la thématique de l’ordre spontané et du « désordre créateur » manipulé par les économistes et j’ai, au final, très peu évoqué la firme ou l’entreprise. Cependant les discours qui traitent de cette question de l’ordre spontané et des thématiques et métaphores auxquelles elle s’articule, se retrouvent largement dans une certaine littérature managériale. Celle-ci se réfère très souvent à des métaphores physicalistes pour justifier des thèses finalement peu convaincantes et souvent proches du truisme. La « mise en parallèle » apparaît ainsi souvent comme un dispositif de justification de proximités mal établies ou peu fondées. À titre d’exemple on peut citer le texte suivant (R.-A. Thiétart 2000, p. 7) [8] : « Dans l’état des équilibres complexes, plusieurs situations peuvent se produire. Tout d’abord, le système peut adopter un équilibre stable. C’est le cas de l’attracteur point. Ensuite, le système peut avoir un équilibre périodique (attracteur périodique). Le système revient régulièrement à des états rencontrés précédemment. Le système peut également adopter un équilibre dit complexe dans lequel des formes d’ordre vont apparaître loin des équilibres stables précédents, à la frontière du chaos. Enfin, le système peut révéler un comportement erratique. D’une part, ce dernier peut prendre la forme d’un bruit déterministe (déterministe, car les lois sous-jacentes sont de nature déterministe). D’autre part, le comportement peut être contenu à l’intérieur d’une enveloppe d’aspect étrange : l’attracteur étrange, selon la terminologie du mathématicien D. Ruelle (1991). Nous sommes alors dans le chaos déterministe ».

65 Qui est aussitôt mis en parallèle avec les considérations suivantes :

66 « Dans les organisations, également, des forces contraires s’opposent. Certaines forces poussent le système vers l’ordre et la stabilité. Il s’agit, par exemple, de la planification, du contrôle, des structures. D’autres peuvent créer de l’instabilité et du désordre, comme l’innovation, l’initiative individuelle et toutes les formes d’expérimentation. Le jeu de ces forces aura tendance à pousser ce système dynamique non linéaire que sont les organisations vers le domaine des équilibres complexes ». Je pourrais multiplier les exemples dans ce texte et dans bien d’autres. Certes les métaphores et analogies peuvent avoir une vertu heuristique et constituent un moyen de produire de la connaissance, mais elles peuvent aussi n’avoir pour rôle que de servir de justification à une idéologie et à un ordre établi, même sans le vouloir. En ce sens la dialectique de l’ordre et du désordre, le spontanéisme, la « complexité », ne seraient que des avatars pseudo-scientifiques du néo-libéralisme, d’une « économisation » des modes de pensée. Certains aspects de ce que j’ai avancé pourraient prêter à rire, malheureusement comme le soulignait J. Dewey la conséquence de cela c’est que « (…) dans le monde des difficultés concrètes, là où on a le plus besoin de l’aide d’une méthode intelligente pour élaborer des programmes d’expérimentation que l’intelligence est la plus absente » (J. Dewey 2003, p. 160) ainsi « en déplaçant le questionnement des situations concrètes vers des problèmes de définitions et de déductions conceptuelles, on produit un dispositif de justification intellectuelle de l’ordre établi (…) » [ibid. p. 158].

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Mots-clés éditeurs : sentiments moraux, ordredélibéré, Mandeville, Hayek, métaphores, ordre spontané

Date de mise en ligne : 11/02/2014

https://doi.org/10.3917/rsg.263.0125

Notes

  • [1]
    Faute de place je ne ferai qu’évoquer cette tradition. L’une des caractéristiques de ces auteurs est la référence à la sympathie smithienne qui est explorée dans un autre cadre épistémologique que celui partagé par la plupart des économistes libéraux. Voir M. Renault (1999, 2004) pour des compléments.
  • [2]
    Ces qualificatifs sont ajoutés pour distinguer le libéralisme économique initial, issu par exemple des travaux de A. Smith ou de J. Stuart-Mill ; de leur version contemporaine initiée notamment par des auteurs comme F.A. Hayek ou M. Friedman dans une volonté de reconquête idéologique face à la montée d’une économie administrée soit dans sa version keynésienne soit dan sa version socialiste et « planiste ». La société du Mont Pèlerin, fondée en 1947, sera l’une des incarnations symboliques de ce combat idéologique.
  • [3]
    Une traduction française de ce texte fondé sur la 6e édition anglaise peut être consultée sur le site de la bibliothèque nationale de France, Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k822239. Les citations sont fondées sur la traduction que l’on trouve dans l’ouvrage de Josiane Boulad-Ayoub et François Blanchard, Les grandes figures du monde moderne, Québec : Les Presses de l’Université Laval ; Paris : L’Harmattan, 2001. On peut consulter l’ouvrage en ligne et notamment le chapitre consacré à B. Mandeville : http:// classiques.uqac.ca/contemporains/boulad_ajoub_josiane/grandes_figures_ monde_moderne/grandes_figures_PDF_originaux/Ch20.pdf.
  • [4]
    On peut trouver ce texte par exemple en France sur le site de l’institut Coppet : http://www.institutcoppet.org/2012/12/26/le-marche-explique-par-la-metaphore-du-crayon/ - Ce texte, publié initialement en 1958 dans The Freeman, fut republié ultérieurement (1998) avec une introduction de M. Friedman. On peut trouver cette édition avec la préface ici : http://oll.libertyfund.org/?option=com_staticxt&staticfile=show. php%3Ftitle=112&Itemid=27.
  • [5]
    Ma traduction, La préface de M. Friedman peut être trouvée ici : http://oll.libertyfund.org/?option=com_staticxt&staticfile=show. php%3Ftitle=112&Itemid=2
  • [6]
    « Pour le but de l’économiste il n’est pas nécessaire d’explorer la psychologie du processus d’apprentissage (…). » (I. Kirzner, 1973, p. 71) cité par S. Longuet (2011, p. 109).
  • [7]
    Cité par S. Longuet (2011).
  • [8]
    On peut trouver ce texte ici : http://basepub.dauphine.fr/bitstream/ handle/123456789/4670/CR282.pdf

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