Notes
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Docteur en histoire, le Père Bidzogo est vicaire épiscopal et curé de la cathédrale de la Résurrection à Évry (Essonne) et auteur de l’ouvrage Eglises en Afrique et autofinancement, des tontines populaires aux tontines ecclésiales ?,Éditions l’Harmattan, Paris, 2006),
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[1]
euro = 630,728 francs (monnaie du Cameroun)
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Solidarité : Tontine : la banque à l’africaine, L’Express, 10/01/2002
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Loi n° 90/053 du 19 décembre 1990 portant sur la liberté d’association au Cameroun
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Solidarité : Tontine : la banque à l’africaine, L’Express, 10/01/2002
1 L’histoire s’écrit au présent et une grande partie de l’histoire se comprend dans une interprétation, une herméneutique contemporaine. Cette histoire des sociétés contemporaines et les interprétations qui en découlent intéressent l’historien. Le fonctionnement des tontines qui est l’objet de cette présentation, a permis de constater qu’elles participent au microcrédit entre personnes ayant décidé, ensemble, de mettre en place ce mode de circulation de capitaux entre elles. À partir du génie visé par les tontines populaires, basé sur l’épargne d’une part et sur l’investissement autoproductif d’autre part, nous suggérons d’utiliser un tel génie pour la réussite du financement de projets pastoraux et sociaux au niveau des Églises, des paroisses… en Afrique.
2 Pourquoi tontines « populaires » ? Parce qu’elles sont largement utilisées par les populations camerounaises, en particulier par les femmes camerounaises, comme mode d’épargne et d’investissement en dehors du système financier officiel ou des banques instituées. Cela nous conduit à mener une analyse sur l’entrepreneuriat, l’investissement et la visée de l’autofinancement des projets, des structures sociales variées, des entreprises…
1. Les tontines – la société des amis
3 Le mot « tontine », comme la littérature le rapporte, viendrait du nom italien « Tonti Lorenzo » (1652), banquier napolitain qui serait l’inventeur de ce système d’échange financier au sein d’un groupe de personnes. Ce mot s’inscrit bien dans cette volonté affichée de « réconcilier l‘économie et la société ».
4 Nous vivons dans un monde où l’anonymat et le traitement impersonnel des données de la finance ont une influence déterminante sur les sociétés et l’écriture de l’histoire (la dernière crise bancaire de 2008 peut être prise comme exemple parmi d’autres). Il nous semble important d’encourager des initiatives favorisant le lien social dans la gestion des biens (dont la finance) et la gestion des hommes.
5 Les tontines concourent au lien social et promeuvent des relations fondées sur la confiance, l’amitié, d’où le nom de « société des amis » (Alain HENRY et al., 1991). Le principe des tontines est simple : un groupe d’amis ou de proches décident de se réunir régulièrement pour mettre leur épargne en commun. Chacun apporte régulièrement une somme fixe. Dix personnes par exemple, donnent 300 euros (environ 190000 francs [1]). À chaque rencontre il y a autant de sommes versées que de membres dans la tontine – une seule personne reçoit l’intégralité du dépôt, soit 3000 euros (environ 1 900000 francs). Et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les adhérents aient « bouffé la tontine ». Véritables institutions de solidarité traditionnelle, les tontines sont non seulement un système d’épargne et de crédit, mais aussi de protection sociale, de lieu d’échange culturel et de réseau d’influence.
6 Au sein de cette société des amis, la gestion doit être rigoureuse car la confiance n’exclut pas la vérification ! Cette clause, que nous verrons en détail par la suite, permet de clarifier l’utilisation souvent indistincte des termes de morale et d’éthique. L’on utilise éthique pour tout, éthique de la finance, éthique bancaire, la bioéthique alors que l’ethos vise le comportement individuel du sujet, sans nécessairement tenir compte des conséquences pour les autres, contrairement au terme « morale » qui inclut, lui, la notion sociale de l’action. Cette utilisation ambiguë, sous-jacente, non dite mais réelle de nos jours, induit l’individu, le sujet, à décider de ce qui l’arrange ou au mieux de ce qu’il croit bon pour lui et à vouloir alors le « vendre » ou l’imposer comme étant la norme pour tout le monde. En revanche, la morale est sociale et invite à considérer des valeurs de base telles : l’honnêteté, l’équité, le bien commun… Il faut avouer que notre système financier et l’économie mondiale en général manquent d’une morale affirmée dans ces valeurs de base, en raison de la course au profit et au gain dans des proportions extrêmes. Le gain lui-même n’est pas à exclure, mais il devient fou lorsqu’il est poussé à l’extrême sans considérer en priorité l’Homme pour qui il est fait.
7 La tontine s’inscrit bien dans un projet collectif. L’épargne est visée afin d’investir sur des projets qui rapportent et qui mènent à l’autonomie. Plusieurs témoignages relevés sur le terrain soulignent cet aspect « d’épargne pour investir » (Alain Henry et al. 1991, page 46), un investissement autoproductif visant l’autonomie des structures sociales ou économiques : une boutique, un commerce (quincaillerie par exemple), une école, un poulailler, des garages de réparation automobile, des ateliers de menuiserie, des artisanats divers ou des achats de taxis ou de salons de coiffure, des maisons destinées à la location…). « on gagne une tontine parce qu’on a en vue un investissement précis et rentable » conclut un participant (Alain HENRY et al. 1991, page 48). Ces formes d’épargne solidaire se sont développées également en France et sur le continent européen. Elles permettent aux Africains de lutter contre la solitude et l’individualisme ambiants en reconstruisant des liens de solidarité. « Presque tous les Camerounais de France sont affiliés à au moins une ou deux tontines », témoigne Marie-Claire F., puéricultrice, qui affirme « déposer 20 fois plus dans ses deux tontines qu’à la banque » [2] .
8 C’est le cas notamment de la tontine FED (Femmes-Développons-nous) à Yaoundé, que nous pouvons prendre pour illustrer ce propos. Les réunions se tiennent chaque mois. Le bureau exécutif tient les registres de cette tontine constituée en association [3] et dont le bureau exécutif comprend : une présidente, une secrétaire générale, une trésorière, une commissaire aux comptes, un censeur et deux conseillères. L’argent récolté est versé dans plusieurs caisses qui ont des rôles bien déterminés avec des taux définis de même dans le règlement intérieur :
- L’inscription ;
- La caisse d’épargne produit des intérêts selon le montant déposé avant le mois d’octobre de l’année en cours. Le crédit est accordé au taux de 10 %, calculé sur le capital pendant 5 mois dans le cas où l’emprunteur garde ce capital sans rembourser durant cette période. Ensuite, les intérêts sont stoppés dès le 6e mois ;
- La caisse secours intervient lors d’événements malheureux touchant un membre ;
- La caisse manifestations est utilisée lors des événements heureux (mariage, baptême, première communion notamment). Elle sert à octroyer une somme définie par avance, une fois l’an, à chaque membre vivant un événement heureux défini ;
- La caisse assurance décès d’un membre du FED, intervient lorsqu’un membre décède. Cette caisse doit toujours être approvisionnée, par conséquent les membres vivants doivent obligatoirement cotiser après un décès ;
- La cotisation est remise une fois par mois à tour de rôle aux membres de la tontine, suivant un calendrier établi, après tirage au sort.
10 Le fonctionnement tel que nous l’avons défini, est fondé sur la confiance entre les membres avec cependant des règles strictes de moralité. Voici ce que disait une participante à cette tontine : « il faut au départ une bonne sélection des membres, on ne prend pas le premier venu sans connaître sa moralité », car « quand tu échoues la tontine, ça te colle à la peau. Tu peux être discrédité et exclu de ta communauté, car tu n’as pas respecté un devoir moral envers les autres », raconte Jackson Njiki, jeune journaliste camerounais [4].
2. Les tontines - vers un autofinancement des projets Afrique : la suggestion des tontines interparoissiales
11 « Si les tontines fonctionnent entre des personnes et entre des familles en donnant à ces dernières un mieux-vivre et des moyens de réaliser des projets concrets… elles devraient aussi fonctionner avec des adaptations convenables entre des entités juridiques que sont les fabriques » (Emmanuel Bidzogo, 2006) ; en particulier sous la forme simple de cotisation donnée par chaque partenaire, à tour de rôle, suivant une fréquence et un taux définis. On peut parfaitement alors, envisager une organisation coopérative ou partenariale entre les communautés, à l’instar du système mis en place par Raiffeisen (Philippe Naszályi, 2010). Plusieurs paroisses (par exemple 12 paroisses) peuvent initier une tontine interparoissiale en vue d’investir sur des projets précis. Le capital de chacune d’elles sera ainsi utilisé pour faire face à des investissements souvent difficiles à réaliser faute de sommes d’argent suffisantes et disponibles. Les prêts bancaires sont hors de prix, il faut pour les banques des garanties, notamment disposer au départ d’un capital significatif – parfois le double de ce que l’on souhaite emprunter – et des avaliseurs. Concrètement, mettre en place des structures ecclésiales qui intègrent le génie populaire des tontines, reviendra à tenir compte des points suivants :
- La volonté des responsables d’Église pour la réussite d’une telle opération ;
- La mise en place ou la création d’associations paroissiales ou de fabriques à valeur juridique, simultanément du côté canonique et du côté civil ;
- Le lien de ces associations avec l’association unique diocésaine qui fédèrerait l’ensemble, afin de garder la communion ecclésiale ;
- L’étude et la définition des projets à réaliser dans chaque paroisse ;
- La mise en place de la tontine interparoissiale ;
- La fréquence d’une telle tontine peut être trimestrielle, voire semestrielle, ou alors une autre fréquence à définir en tenant compte des réalités locales.
13 Cette manière de faire devra permettre un autofinancement des projets sous forme d’investissement généré par la cotisation tontine interparoissiale.
3. Pour une morale de la rentabilité, du gain, du bénéfice, du profit et de l’intérêt dans la finance ou « Réunir l’épargne de tous au profit de chacun »
14 Comme nous l’avons vu, après avoir pensé « éthique », c’est finalement le terme « morale » qui s’impose à nous pour considérer le développement d’une finance responsable. La rentabilité peut être perçue du point de vue financier pour augmenter son capital, ses gains, ses intérêts, ses bénéfices, mais, elle doit aussi tenir compte du potentiel humain pour permettre un investissement pour le présent et pour l’avenir.
15 Prenons quelques exemples : lorsqu’un pays forme de bons gestionnaires honnêtes et compétents, il investit par ce biais et peut s’attendre plus tard à une rentabilité en efficacité et en bonne gestion. La finance, dans un tel cadre, devient alors un instrument, un moyen et non un but en soi pour le développement et la production de richesses pour tous et non pour quelques-uns. « Le développement est impossible, s’il n’y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun » (Benoît XVI, 2009, p. 125).
16 Dans le domaine de la formation, comment former aujourd’hui des personnes qui ne cherchent pas seulement leur emploi, mais qui créent des emplois par des activités en partenariat avec des sources de financement et d’investissement. S’inspirer du microcrédit paraît être la solution. Dans le cas de l’Institut Supérieur des Métiers à Yaoundé, au Cameroun, qui reçoit notre soutien, nous désirons insufler la philosophie de permettre à des jeunes de sortir avec un projet qui les aide à créer, par exemple, une PME dans leur domaine avec l’accompagnement adéquat. Ces jeunes accepteraient de rester sous une certaine tutelle de parrainage durant une à deux années avant de se lancer seuls. Ne peut-on pas penser à des entreprises qui font des bénéfices et en même temps s’engagent sur ce plan mutualiste ? Un certain nombre d’entreprises du Nord de la France, à Lille et sa banlieue, ont ainsi orienté leur action dans ce sens (exemples : Flandres Ateliers, Château d’Aubry…). C’est une piste de réflexion et d’action à envisager car « le principe de responsabilité » social ou sociétal doit guider les acteurs de la finance vers une réelle critique de l’utopie des extrêmes, dans le domaine de la recherche du profit. Le virtuel risque de fonctionner pour lui-même, sans tenir compte de l’homme. L’homme n’a plus le temps de rencontrer l’homme en chair et en os, il le voit uniquement au travers des écrans macropuissants. « Toute l’économie et toute la finance, et pas seulement quelques-uns de leurs acteurs, doivent, en tant qu’instrument, être utilisés de manière éthique afin de créer les conditions favorables pour le développement de l’homme et des peuples » (Benoît XVI, 2009, p. 116). Ici, le mot éthique prend le sens de morale à mettre en œuvre pour le bien commun.
Conclusion
17 Dans le domaine de la finance, accepte-t-on aujourd’hui de servir plutôt que de se servir ? Tout un programme d’une éthique de vie ouvrant à une morale qui promeut le respect du bien commun. Le microcrédit, les tontines, le crédit coopératif, les structures financières solidaires, voire les Monts-de-piété… peuvent répondre à une telle question si les acteurs y mettent leur volonté et leur savoir-faire dans une optique d’épargne pour investir. Une telleperspective devra vérifier que « l’intention droite, la transparence et la recherche de bons résultats sont compatibles et ne doivent jamais être séparés ». (Benoît XVI, 2009, chap. 5, § 65).
Bibliographie
Bibliographie
- d’Andria Aude, « Existe-t-il des alternatives aux banques capitalistes ? » Un éclairage sur d’autres pratiques financières (re)créant du lien social », La Revue des Sciences de Gestion 2011/3-4 (n° 249-250) 176 pages. I.S.B.N. 9782916490298
- « Banques et Finances, Les Camerounais préfèrent les coopecs et tontines ». Marchés africains, Hors série n° 1 - Spécial Cameroun rubrique Services, page 44.
- Bachet Daniel. et Naszályi Philippe L’autre finance : Existe-t-il des alternatives à la banque capitaliste ?, Editions du croquant, 323 pages, Paris 2011.
- Benoît XVI, « Caritas in veritate : L’Amour dans la Vérité, » édition Salvator, 2009, pages 116 et 125 et chapitre 5, § 65.
- Bidzogo Emmanuel, « Églises en Afrique et autofinancement, des tontines populaires aux tontines ecclésiales ? », éditions l’Harmattan, Paris, 2006, p. 67-71.
- Henry Alain, Tchente Guy-Honoré, et Guillerme-Dieumegard Philippe, « Tontines et banques au Cameroun : les principes de la société des amis », édit. Karthala, 1991
- Naszályi Philippe, « Crédit coopératif, histoire et actualité. L’héritage de Raiffeisen (1818-1888) et Schulze-Delitzsch (1808-1885) », in Marché et Organisations, n° 11, L’Harmattan, Paris, 2010
- Ndjanyou Laurent, « Risque, l’incertitude, et financement bancaire de la PME camerounaise : l’exigence d’une analyse spécifique du risque », éditeur : MSU, Montclair State University, CERAF, Center for Economic Research on Africa, 2001.
Notes
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[*]
Docteur en histoire, le Père Bidzogo est vicaire épiscopal et curé de la cathédrale de la Résurrection à Évry (Essonne) et auteur de l’ouvrage Eglises en Afrique et autofinancement, des tontines populaires aux tontines ecclésiales ?,Éditions l’Harmattan, Paris, 2006),
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euro = 630,728 francs (monnaie du Cameroun)
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Solidarité : Tontine : la banque à l’africaine, L’Express, 10/01/2002
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Loi n° 90/053 du 19 décembre 1990 portant sur la liberté d’association au Cameroun
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Solidarité : Tontine : la banque à l’africaine, L’Express, 10/01/2002