Notes
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[*]
La Loire-Atlantique constitue le territoire exploratoire de la recherche. Ce choix se justifie, en dehors de la proximité géographique de l’équipe de recherche, par l’ancrage fort des activités de microcrédit dans le département. Cet ancrage peut être mis en relation avec le développement ancien, et encouragé politiquement ces dernières années, du secteur de l’« économie sociale et solidaire ». Au 31.12.2008, 75 % des microcrédits personnels garantis ont été octroyés dans l’Ouest de la France (Ouest, Nord-Ouest et Sud-Ouest) - Source FIMOSOL, Rapport final HCSAJ-DIIESES, juillet 2009, d’après les données CDC-DDTR, Département économie sociale.
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[**]
Pour exemple, en 1996, dans « Vers un nouveau contrat social », B. Eme, J.-L. Laville, D. Mothé, B. Perret et G. Roustang affirment ce positionnement d’entre-deux entre science et militantisme et s’imposent progressivement comme ressources « théoriques » pour l’ensemble d’un secteur « ESS » qu’ils participent largement à constituer comme « monde singulier ». Voir notamment à ce sujet, F. Darbus (2009), Lire P. Moulévrier (2002) et N. Richez- Battesti, P. Gianfaldoni (2006), références en bibliographie.
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[1]
Ces établissements évoquent régulièrement leurs inspirations internationales, et notamment leur lien conceptuel plus ou moins ténu avec la banque de Muhammad Yunus au Bangladesh. Cette initiative est officiellement mise en place en 1977, au Bangladesh, sous le nom de « Grameen ». Dès le milieu des années 1980, dans les pays du Sud d’abord puis en Occident, elle va effectivement contribuer, au moins symboliquement, au développement de l’espace des « finances solidaires ». Certaines institutions de microcrédit se réclament de « Grameen bank » de Yunus comme caution d’appartenance certifiée à l’espace des « finances solidaires ». On citera « Planet Finances » présidée en France par J. Attali et co-présidée par M. Yunus. L’ADIE, lors d’une de ses assemblées générales en mars 2007, recevra également son soutien officiel.
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[2]
Pour certains réseaux plus anciens comme l’ADIE, la structure nationale peut décider l’implantation d’une antenne régionale sans qu’il y ait eu nécessairement d’acteurs locaux impliqués en amont. Dans ce cas, les modalités de recrutement peuvent évoluer, tout en gardant des singularités par rapport aux banques.
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[3]
Par travail administratif et financier, on entend notamment le travail de recherche de subventions de fonctionnement et de partenariat bancaire, la gestion de l’entreprise (humaine et administrative), le montage financier des dossiers de prêts.
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[4]
L’évaluation financière recouvre le calcul de ratio de risque, et éventuellement la mesure du « reste à vivre », eu égard notamment à la potentialité de remboursement, au taux d’endettement, au niveau et à la régularité des revenus
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[5]
Pour exemple, une des Cigales observées en Pays de la Loire a monté en cinq ans deux dossiers de prêts pour création d’entreprises, mais il faut souligner que nous avons à faire ici avec des activités de financement d’amorçage à partir de l’épargne de proximité collectée et d’affectation de celle-ci, plutôt que des prêts bancaires. Leur activité principale reste la gestion de l’indivision que les « cigaliers » forment ensemble afin de constituer « une épargne solidaire ». L’antenne régionale de la Nef traite, de son côté, quelques dizaines de dossiers par an, mais s’apparente plus directement à une banque dans la mesure où elle offre à ses adhérents-clients la possibilité d’une ouverture de compte courant. L’épargne réalisée par les sociétaires sert, pour partie, à l’octroi de prêts.
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[6]
Extraits d’entretiens, mars à septembre 2007 et décembre 2008 à février 2009.
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[7]
Une majorité des acteurs ne considère pas les structures proposant du microcrédit comme des établissements financiers ou des banques. Ces représentations ne sont pas sans rappeler les jugements portés sur les banques coopératives jusque dans un passé récent, à la fois par les « vrais » banquiers et par une partie de la clientèle effective ou potentielle. Ainsi, les Caisses d’Épargne ou le Crédit Mutuel sont restés longtemps dans les esprits des banquiers traditionnels (Société générale, LCL, BNP) des établissements d’épargne populaire, à la fois peu dangereux d’un point de vue concurrentiel, et peu professionnels d’un point de vue des compétences financières.
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[8]
Toutes les personnes rencontrées en entretien et en situation de reconversion professionnelle étaient issues de la fonction publique.
-
[9]
Ces caractéristiques pouvant également être comprises comme autant de différences avec le service public, même dans ses dimensions les plus décentralisées.
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[10]
Citons la création, en 2006 à HEC (Hautes études de commerce) Paris d’une Majeure « Alternative Management » qui « s’adresse à des étudiants qui souhaitent contribuer au renouvellement des pratiques managériales en favorisant une plus grande prise en compte des aspects sociaux, éthiques et environnementaux » (cf. http://alternative.hec.fr) ; ou encore la spécialisation en Arts, NGO’s and Philanthropy Management de l’EDHEC (École des hautes études de commerce) qui permet aux diplômés de « s’insérer entre autres dans les organisations non profitables ou le secteur public » (cf. http://programme. edhec.com/master.php).
-
[11]
Le développement des réseaux conduit rapidement au recrutement de spécialistes de la finance ou, plus précisément, de responsables du montage financier des dossiers de prêts. Ils vont assumer la part la plus visiblement économique et financière des activités.
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[12]
Ce terme de « chargé de crédit » n’est pas nécessairement utilisé dans toutes les institutions concernées. Il renvoie à tous les individus dont le travail se concentre autour du montage et du suivi financier des dossiers.
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[13]
Les banques coopératives s’engagent sur ce terrain du microcrédit avec l’octroi de 80 % de l’ensemble des prêts concédés par les banques. (Source : rapport CDC 2008)
-
[14]
Notons que les clients bénéficiaires des microcrédits sont très souvent domiciliés dans des banques concurrentes (ainsi seuls 23 % des prêts octroyés au sein du « Parcours confiance » des Pays de la Loire l’ont été à des clients des Caisses d’Épargne). Même si ces clients sont peu intéressants du point de vue de leur solvabilité et de leur capacité d’emprunt, ils augmentent le nombre des emprunteurs dans un contexte fortement concurrentiel où le secteur peine à capter de nouveaux clients.
1Une série d’enquêtes menées depuis 2007 dans les institutions de microcrédit social et professionnel, en région Ouest, s’attachent à repérer au sein des différents établissements, les logiques de développement de l’offre, les modalités d’octroi des prêts, les singularités de trajectoires et de pratiques des professionnels des finances solidaires. La question centrale est ici de saisir les spécificités, ou pas, des pratiques et des relations contractuelles et leur modalité d’inscription dans le champ bancaire.
Le dispositif d’enquête [*]
Le terrain se limite à la région des Pays de la Loire et du Poitou- Charentes où se côtoient diverses structures eu égard notamment au nombre de dossiers traités et au lien plus ou moins exclusif qu’elles entretiennent avec l’activité de microcrédit. Les structures investiguées sont principalement de toutes petites associations locales n’appartenant à aucun réseau pour qui l’activité de microcrédit est intégrée à une pluralité de missions de réinsertion économique et sociale (l’association Comptoir de vie par exemple), des associations locales appartenant à un réseau dont elles se réclament à la fois vis-à-vis du fonctionnement et des principes (Les Cigales), des associations dont le territoire d’intervention est le département, la région, l’inter région, autonomes dans la gestion de leurs activités mais rattachées à un groupe national (L’Adie), antennes ou délégations d’associations nationales (La Nef - Coopérative de finances solidaires), et enfin des services spécifiques de groupes bancaires coopératifs (Le parcours Confiance des Caisses d’Épargne), initiatives régionales ou locales de réseaux bancaires (dont le Crédit Municipal, le Crédit Mutuel, le Crédit coopératif). Le dispositif d’enquête est multiple : traitement quantitatif des données recueillies dans les dossiers de demande de prêts, analyse spatiale de l’implantation des structures et de l’intensité de leurs activités, entretiens auprès des responsables et salariés des organisations, observations in situ.
1. – Le microcrédit est avant tout un crédit
2Relevant d’un contrat visant à la fois à couvrir les risques pour le prêteur et à établir des règles de remboursement, le microcrédit conserve toutes les caractéristiques du crédit tel qu’il se développe dans les organisations (coopératives et commerciales) bancaires depuis la fin du xixe siècle. Depuis lors, l’économie dite « de marché » se déploie de façon exponentielle et régulière, tout en prenant des formes multiples, en s’incarnant dans des pratiques diversifiées. Les structures de microcrédit, apparentées aujourd’hui au secteur qualifié de non profitable (Not-For-Profit Sector) ou à l’économie sociale et/ou solidaire, peuvent en ce sens être considérées comme une forme parmi d’autres, à vocation solidaire, de ce modèle économique basé sur le marché (market-based economy).
3En effet, si l’on se réfère à M. Weber, une action économique est capitaliste à partir du moment où une estimation du capital est faite en argent ; peu importe que cette comptabilité soit établie grâce à des moyens modernes et sophistiqués ou de façon traditionnelle. De la fin du xixe au milieu du xxe siècle, dans les caisses rurales de crédit et d’épargne par exemple (ancêtres des agences de Crédit Mutuel), des cahiers de tenue de compte sont utilisés par les vicaires de campagne, les instituteurs et les secrétaires de mairie. Ces cahiers ne sont que les formes archaïques des outils complexes de comptabilité, de contrôle de gestion et de calcul de taux d’intérêts observables aujourd’hui à tous les niveaux d’activité dans les réseaux bancaires mutualistes, dont ces caisses rurales sont les formes pionnières.
4Plus généralement, le fait d’octroyer un prêt renvoie aux mêmes pratiques (calcul du ratio de risques, élaboration d’un système de garantie, échelonnage de la dette, évaluation du projet d’utilisation des fonds) qu’il s’agisse d’un prêt bancaire classique proposé par une banque d’affaires ou d’un microcrédit concédé par une association de finances solidaires, à la seule différence de la fonction accompagnement, fonction dont on commence à évaluer le coût de production à couvrir. Par conséquent, le montage des dossiers, les critères renseignés, le refus de demandes jugées non recevables, c’est-à-dire non solvables, sont similaires à ce qui est pratiqué dans les autres institutions bancaires.
5En outre, le recensement des structures proposant du microcrédit a permis de mesurer le degré de concentration de cette offre en fonction du territoire considéré (P. Glémain, E. Bioteau, A. Artis, 2010). La cartographie ainsi établie donne à voir une densité nettement plus forte de l’offre de microcrédit dans les grands centres urbains et leur première périphérie, que dans les territoires ruraux. Ce découpage recoupe celui des banques qui privilégient largement l’implantation urbaine ou, dans le cas des banques coopératives disposant historiquement d’un réseau plus conséquent, limitent l’ouverture des points de vente ruraux à quelques heures par semaine, voire à l’implantation de seuls GAB (guichets automatiques de banques). Les institutions de finances solidaires sont confrontées, comme les autres établissements proposant des crédits, aux questions d’accès à une clientèle suffisamment nombreuse et de maîtrise des coûts de production afin de rentabiliser leur modèle économique, condition nécessaire de survie dans un modèle d’économie de marché. Le fait que les microcrédits soient en grande partie garantis par des dispositifs juridiques particuliers (inscrits notamment pour le microcrédit social dans la loi de cohésion sociale de 2005), et rentabilisés par des apports financiers externes (subventions publiques ou mises à disposition de fonds privés, via par exemple l’épargne solidaire (P. Glémain, 2008), ou bien émanant en grande partie des fondations des banques partenaires) ne dispensent absolument pas ces structures de la recherche d’une rentabilité suffisante, leur conférant a minima l’équilibre budgétaire. Les obligations d’évaluation des activités instaurées par les financeurs - publics et privés - placent d’emblée ces structures - certes à une place singulière (une sorte de frange oligopolistique) - dans un marché du crédit concurrentiel. Certains dirigeants de structures de finances solidaires revendiquent d’ailleurs de trouver les moyens en interne, de l’autonomie financière qu’ils promeuvent dans un contexte d’incertitude d’octroi de subventions qui, parfois, ressemblent d’ailleurs plus à des rémunérations de prestations qu’à des affectations de fonds publics sous forme de subvention. Les solutions mises en œuvre ou envisagées apparaissent ainsi, d’un point de vue de ce qui est légion dans la profession bancaire, assez traditionnelles.
6Pour autant, les banquiers solidaires constituent un groupe professionnel qui, pour une part, s’autonomise de la profession de banquier « classique », tout en puisant dans le champ économique et financier les ressources pour en devenir une catégorie spécifique. En reconstruisant grâce aux entretiens leurs trajectoires sociales et professionnelles, en recensant leurs pratiques professionnelles quotidiennes, nous comprenons que l’ancrage de leurs entreprises et de leurs activités, à cheval entre l’espace de la finance, de la banque et celui du travail social, ne leur confère pas une identité professionnelle et statutaire immédiate. Ce point devient ici intéressant à interroger, tant ce flou est constitutif d’une position possible.
7En effet, les frontières poreuses entre le contenu solidariste des activités et son aspect financier, entre le salariat et le bénévolat, entre le responsable (rarement appelé directeur), les autres employés et les adhérents (bénéficiaires ou pas), les clients et les bénéficiaires, fondent cet espace professionnel du microcrédit. Ainsi, loin de constituer un obstacle pour l’organisation, cette porosité permet aux responsables de mobiliser l’un ou l’autre des aspects de leur activité en fonction des espaces sur lesquels ils interviennent. Ainsi, avec les partenaires sociaux, ils mettent plutôt en avant l’attachement aux dispositifs d’accompagnement ; tandis qu’ils font preuve de rigueur financière dans la démarche d’octroi de crédit. La gestion des équipes profite également de cet « entre-deux ». Le « solidaire » confère en effet du sens à un métier (la banque) qui, parfois aux yeux mêmes de ses salariés, en est dépossédé ; la « finance », quant à elle, conserve à l’activité une technicité susceptible de fournir une identité professionnelle détachée et autonome de celles des travailleurs sociaux.
L’économie sociale et solidaire : une alternative au capitalisme ?
8L’espace bancaire se dessine, au fur et à mesure de l’élaboration de cadres juridiques adaptés, et du partage des populations, par le positionnement progressif d’agents bancaires, aux caractéristiques sociales et aux ambitions variables, à une place singulière d’un marché concurrentiel. Les grandes banques commerciales (BNP-Paribas, Société Générale, LCL, Crédit agricole-SA urbain et international) conservent une clientèle plus urbaine, socialement et économiquement plus dotée ; les banques coopératives (Crédit Mutuel, Banques populaires, Caisses d’épargne, Crédit agricole rural local) s’attachent une clientèle plus modeste tant pour les particuliers que pour les entreprises ; la Poste (devenue Banque postale) demeure la banque des plus pauvres et des plus précaires ; les institutions de finances solidaires deviennent les établissements de crédit des individus non solvables eu égard aux critères utilisés par l’ensemble des banques, donc dans le creux bancaire.
9En ce sens, les entreprises évoquées ici, qu’elles soient apparentées par l’histoire aux entreprises de marché ou au contraire aux entreprises d’« ESS » (économie sociale et solidaire), ont en commun la comptabilité et la morale ; ou, comme le dirait L. Fontaine (2008), sont toutes « porteuses de valeurs - fussent-elles libérales », toute économie s’inscrivant dans le politique. Mais alors que les premières pensent le marché comme moyen de produire de la richesse tant économique (production de biens et de plus-value financière) que sociale (création d’emplois et bien- être des populations), les secondes revendiquent des volontés de « faire de l’économie autrement », pour un modèle économique de développement soutenable local. Pour autant, l’« économie sociale et solidaire » est consubstantielle au capitalisme. Elle se nourrit en permanence des critiques qui lui sont adressées. Il n’y aurait pas en ce sens d’économie plurielle, moins encore d’économie alternative, mais bien des « mentalités économiques » différentes (M. Weber, 1964 et 1995).
2. – Le microcrédit : une « place à part » sur le marché bancaire ?
10Les développements récents des dispositifs et des structures de microcrédit, portés par des dispositifs juridiques incitateurs (loi de cohésion sociale pour le microcrédit social, loi sur le crédit à la consommation) construisent un micromarché du travail, sur lequel se déploient des enjeux d’insertion professionnelle, marché du crédit au sein duquel les uns et les autres se positionnent de façon concurrentielle. Pour autant, les décisions politiques et les dispositifs juridiques qui y sont associés pourraient laisser croire à un positionnement marqué de ces « nouveaux métiers » du côté de l’action sociale, de la lutte contre une certaine forme de pauvreté monétaire. À l’inverse, nous comprenons que les « banquiers solidaires » et leurs institutions ancrent plutôt leurs activités dans le champ de la finance, même à épaisseur solidaire. Ils prennent ainsi position sur le marché du crédit, dont le microcrédit n’est finalement qu’une branche. En raison de leur place singulière dans le champ bancaire et des publics concernés, le service proposé par ces entreprises comporte une double dimension, financière et d’accompagnement. Les dirigeants composent alors, tant dans leurs parcours que dans leurs discours, un rôle hors du seul registre bancaire, une figure en rupture avec l’économie de marché. Toutefois, par leurs activités et leur goût pour la « chose financière », ils dessinent davantage les contours d’une « profession économique » que ceux d’une « profession sociale ». Enfin, la forme le plus souvent associative de ces institutions renforce le sentiment de participer à une autre économie, de promouvoir, en s’engageant au-delà de la seule logique professionnelle, un autre modèle de société, voire de construire pour soi. Ainsi, ce directeur d’une association de finances solidaires revendique une identité professionnelle singulière : « Moi ce que je suis, ça va vous paraître un peu prétentieux mais c’est difficile de qualifier notre boulot... Moi je suis cadre dirigeant, particulièrement du secteur associatif. Je connais les partenaires, les rouages, les leviers, les modes d’intervention. Je peux vendre aujourd’hui de l’économie sociale et puis demain autre chose... du handicap. Je suis un généraliste du management des entreprises associatives ».
11Pour rappel, les établissements français proposant du microcrédit [1] (pour la création de petites entreprises ou pour les projets d’une clientèle de « particuliers », pour reprendre le langage bancaire), sont des institutions ancrées dans les territoires locaux (P. Glémain et alii, 2007). Le statut d’association ou de coopérative renvoie à des modes spécifiques de constitution des entreprises. Souvent en effet une association ou une coopérative de microcrédit démarre localement grâce à l’investissement bénévole de quelques individus portés politiquement, ou comme ils le disent « humainement », ou encore « comme citoyen », à s’intéresser à la question de l’exclusion bancaire ou plus largement sociale. Ces origines territorialisées et marquées par l’engagement plus que par la compétence professionnelle expliquent en partie le profil des premiers salariés et dirigeants. Parallèlement pourtant, le rattachement de ces initiatives locales à des réseaux nationaux, qui leur préexistent ou qui se sont organisés conjointement, et le développement des activités peuvent précipiter le passage à une dimension plus entrepreneuriale. Ils peuvent ainsi conduire au recrutement d’un personnel permanent salarié. [2]
12Pour autant, ce processus de professionnalisation n’homogénéise que très progressivement les pratiques. En fonction du type de structure (appartenant à un groupe comme c’est le cas des différentes agences « Parcours Confiance » des Caisses d’épargne ou bien au contraire association isolée) et du nombre de ses salariés, du volume des demandes de prêts et du volume de crédits, du nombre et du type de partenariats, d’accords et de conventions passés avec l’État, les collectivités territoriales, les banques notamment, les responsables peuvent être amenés à essentiellement diriger l’entreprise et manager les équipes, ou bien également à monter ou superviser les dossiers de demande de prêts et à rencontrer et accompagner les emprunteurs. Pourtant, quel que soit leur mode d’intervention dans l’organisation, ils développent de fait un rapport au travail qui occulte en partie le temps conséquent passé à la gestion de l’entreprise et au montage financier des dossiers de prêts. En effet, non seulement les activités comptables et bancaires sont peu décrites dans les entretiens, mais elles sont, au sein du collectif de travail, peu visibles. Elles sont prises en charge individuellement dans l’isolement du bureau et sont rarement évoquées lors des réunions d’équipe ; celles-ci étant largement consacrées aux modalités d’accompagnement, à la répartition des tâches entre la structure de microcrédit et les partenaires sociaux et bancaires, aux perspectives de développement de l’activité, et enfin au positionnement « éthique » de l’entreprise. Pourtant, après observations et entretiens, les heures consacrées aux bénéficiaires potentiels représentent 20 % par opposition aux 80 % d’heures consacrées au travail administratif et financier [3]. Plus l’activité est développée (au sens du volume des activités et du nombre de salariés), plus la rationalisation et la bureaucratisation des pratiques s’intensifient, plus les compétences en techniques d’évaluation financière [4] deviennent, comme c’est le cas pour les commerciaux des agences bancaires, indispensables au fonctionnement des structures. Au « Parcours confiance » des Pays de la Loire des Caisses d’Épargne par exemple, qui, au 1er janvier 2009, totalisait 318 prêts en cours, le directeur et ses deux collaboratrices traitent les demandes sur la base des dossiers instruits par leurs partenaires (Union départementale des affaires familiales - UDAF, Familles rurales, Secours catholique, Union régionale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux - URIOPSS, etc.) sans pour autant être toujours physiquement, en contact avec eux.
13De leur côté, les dirigeants encore bénévoles de la Nef et des Cigales, deux institutions qui traitent peu de demandes par an [5], passent effectivement moins de temps à l’administration des dossiers qu’à l’accompagnement des demandeurs. Mais lorsque les demandes s’accélèrent, l’accompagnement passe souvent à des formes plus efficaces, moins coûteuses en temps et en investissement humain. Le téléphone remplace alors progressivement les rencontres individualisées sur le terrain.
Une responsable de l’Adie (Loire-Atlantique - vendée), environ 35 ans, titulaire d’une maîtrise en sciences économiques, évoque l’évolution des procédés d’accueil du client :
« Ça veut dire qu’on recevait toutes les personnes qui nous appelaient en physique sans savoir avant si elles pouvaient avoir un prêt Adie, sans savoir où elles en étaient dans leur montage de leur dossier, sans savoir même si elles avaient un projet de création,
ce qui n’arrive plus maintenant puisque la première étape à l’Adie c’est un accueil diagnostic téléphonique par des conseillers qui sont formés et qui sont des anciens conseillers en microcrédit d’ailleurs qui vont prendre la personne au téléphone pendant un quart d’heure, vingt minutes, le temps qu’il faudra d’ailleurs, parler d’elle, de son projet, savoir où elle en est, prendre quelques renseignements. » (...) On est très en amont... Si la personne a avancé un peu dans son projet et qu’elle est éligible à l’Adie on peut directement lui prendre un rendez-vous avec le conseiller qui s’occupera de son dossier. »
14Les activités des dirigeants des institutions de « finances solidaires » sont donc largement concentrées autour du crédit financier d’une part, et de la gestion rentable de leur entreprise d’autre part (par la collecte d’épargne, la recherche de financements publics et privés, la signature de partenariats avec les banques). Pour autant, ces dirigeants revendiquent, chacun à leur niveau, une réalité professionnelle dans laquelle s’équilibrent contenu financier du « métier », et une certaine considération « humaniste » pour la clientèle. Le bénéfice symbolique attaché aux fonctions passe à la fois par la reconnaissance d’une compétence commerciale ou gestionnaire, et par une croyance partagée au « travailler autrement ». Ainsi tous s’attachent à décrire précisément, avec les mots justes, ce qui fait la spécificité de leur travail, toujours par opposition implicite au secteur plus ou moins « diabolisé » du tout marchand.
Un responsable de France Active Pays de la Loire (FONDES), 44 ans, ex-travailleur social, diplômé en formation continue d’un DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) en sciences économiques (orientation économie sociale et solidaire) décrit son rôle. Son propos est révélateur de la hiérarchie qu’il établit entre les différents aspects de sa fonction, qui privilégie le contenu « éthique » : « Vous dites que vous pourriez faire ça ou autre chose ? »
15Les premières questions relatives à la description des activités suscitent systématiquement une réponse liée à l’« éthique », certains affirmant que ce qui les anime c’est la volonté « de mettre les gens ensemble », de « se mettre au service de l’engagement », de défendre « cette solidarité, cette proximité pour la décision, pour le choix, pour la confiance et l’échange », ou de « dire que l’humain est au cœur de [leur] être, que c’est l’autre qui [les] construit». [6] Cette revendication humaniste ne doit pourtant pas masquer la réalité professionnelle quotidienne et les activités financières qu’elle comporte. Très vite d’ailleurs, les compétences économiques vont s’imposer comme nécessité pour le développement des structures ; compétences que les institutions acquerront soit par la formation des personnels déjà en place, soit par le recrutement de diplômés en gestion, banque et finances, soit, pour les banques notamment, par l’affectation sur ces postes « solidaires » de salariés expérimentés de leur propre réseau bancaire.
3. – Banquier solidaire : un nouveau segment du marché du travail bancaire
16La structuration progressive des activités de microcrédit ouvre un nouvel espace d’insertion professionnelle au sein des métiers bancaires. [7] Pour autant, les « banquiers solidaires » ne viennent pas nécessairement au métier avec les mêmes profil et les mêmes dispositions. Ainsi, il est possible de repérer à la fois deux générations et deux profils principaux de responsables de structures de microcrédit.
17Un premier groupe, majoritaire, possède des expériences dans des domaines éloignés de la finance. Enseignants, instituteurs, travailleurs sociaux, aides à domicile, cadres de la fonction publique sont autant de professions exercées par les dirigeants dans une première partie de leur carrière. Dans ces étapes antérieures, ils ont accumulé des dispositions éducatives facilement transposables à « l’encadrement » économique des catégories populaires. Pour ceux-là, l’arrivée sur le marché du travail des « finances solidaires » succède à une pause occupée le plus souvent par un temps de formation universitaire. Comme ils l’évoquent eux-mêmes, le premier métier a épuisé un certain nombre de leurs motivations initiales et a, dès lors, conjugué à leurs divers engagements associatifs, suscité des « envies de connaissances » et de mobilité ascendante et des « besoins » d’exercer des fonctions à responsabilité concrétisés ici par le passage d’une profession intermédiaire de la fonction publique à des postes de cadres du secteur associatif, à des fonctions de manager.
Un directeur d’une association de « développement solidaire » qui octroie des microcrédits professionnels déclare :
Après 20 ans, j’en ai eu un peu marre pour être honnête. En tout cas, je sentais qu’il fallait que je tourne la page sans vouloir la tourner complètement. Il fallait de la conviction dans mon travail. Comme beaucoup à cet âge, vers 40 ans, j’ai rebondi par une formation qualifiante et j’ai fait un DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) en économie du développement local à l’UFR (Unité de formation et de recherche) de gestion dont je suis sorti immédiatement pour entrer au Fondes ».
18Il est intéressant de noter que les carrières de la plupart des responsables [8] des institutions de microcrédit se sont déroulées dans la fonction publique (Éducation nationale, Fonction publique territoriale, Action sociale). La souplesse (détachement, congé, mise en disponibilité, retraite anticipée) du statut de fonctionnaire a favorisé ces reconversions qui, dès lors, sont sans risque du point de vue de la perte d’emploi. Pour autant, cet élément n’est jamais évoqué comme tel. Ce que les individus retiennent de leurs expériences professionnelles antérieures de fonctionnaire, d’agent de l’État, d’acteurs de la mise en œuvre de l’intérêt général renvoie plutôt à l’immobilisme des institutions publiques. Le manque de moyens (humains et financiers surtout), la place grandissante accordée aux tâches administratives sont autant d’arguments qui ont fait obstacle à leur « volonté d’agir sur les choses ». Ce bilan négatif de leur fonction antérieure contribue à construire l’espace des entreprises solidaires comme une alternative possible à l’État et au marché ; possible car débarrassée - dans leurs esprits - des lourdeurs de la bureaucratie publique, mais possible aussi car pensée comme éloignée des logiques de l’intérêt privé, du gain et de la rentabilité. Les entreprises de microcrédit deviennent des lieux d’exercice de l’initiative solidaire ; des lieux où l’économie et l’intérêt général sont conjointement mis en œuvre par des individus localement investis et dès lors convaincus de leur « utilité sociale » (M. Hély, 2008). La dimension réduite des actions, le déploiement des activités sur des territoires locaux et les petites équipes professionnelles [9] s’avèrent également fondamentaux dans l’adhésion des responsables à l’entreprise associative.
19Un second groupe constitué par les plus jeunes recrutés, c’est- à-dire les moins de 40 ans, sont diplômés en sciences économiques, gestion, banque, finances ou commerce. Pour autant, une majorité d’entre eux ont souvent une trajectoire moins linéaire que leurs homologues (générationnels et professionnels) recrutés dans le secteur bancaire classique. Titulaires au mieux d’un bac + 3 à bac + 4, ils ont très souvent mis un terme rapide à leur projet initial de formation. Ils ont été poussés par des contraintes matérielles à accéder rapidement à l’emploi (leurs parents appartiennent plutôt aux catégories populaires supérieures) ; dès lors, ils s’orientent vers un secteur professionnel qui leur apparaît en adéquation avec des compétences, eu égard à l’interruption des études (en licence, BTS - brevet de technicien supérieur -, ou maîtrise), partiellement acquises. Pour eux, travailler dans les finances solidaires mobilise moins de savoirs technico-financiers attendus dans les banques ou les entreprises financières « classiques » ; savoirs qu’ils auraient pu acquérir dans des masters professionnels. Le « monde de l’économie sociale et solidaire » apparaît alors comme un espace professionnel moins économique, moins financier ; un espace où d’autres qualités - apparentées à des compétences sociales - pourront être mobilisées.
Une responsable de l’Adie (Loire-Atlantique - Vendée), environ 35 ans, titulaire d’une maîtrise en sciences économiques :
« D’où vous est venue cette envie de postuler à l’ADiE ? »
« Moi quand j’étais enfant ils [les membres de sa famille] étaient dans un milieu ouvrier et parfois il y avait des problèmes d’argent également, je pense que ça joue. Après, quand on était étudiant, parce qu’on est quand même trois enfants, en tout cas mon grand frère et moi quand on a continué nos études, l’entreprise de mes parents commençait juste. Je pense que j’étais parfois en décalage avec les personnes qui étaient avec moi en cours. Ils étaient d’un milieu très aisé alors que moi j’étais d’une classe moyenne. Et puis je pense que de voir ma mère qui n’avait pas de possibilité de voie de réinsertion classique pouvait quand même s’en sortir extrêmement bien grâce à son entreprise... En allant à l’Adie, je savais de quoi on parlait. »
20Parmi ces plus jeunes professionnels de la finance solidaire, on retrouve également de plus en plus souvent des diplômés des grandes Écoles - de commerce notamment -. Ils ont choisi, en fin de cursus, une option, un parcours, voire un master orienté « économie sociale et solidaire » [10]. Certes, ces étudiants, par leur choix de spécialité, construisent, au sein de l’école, une figure singulière en rupture avec la masse des étudiants formés plus directement à l’économie du capital ; cependant, ils n’en demeurent pas moins sensibles à la nécessité de « faire carrière » et à la question des revenus. Au sein des entreprises associatives ou coopératives de finances solidaires, les possibilités d’accéder rapidement à des postes à responsabilités et à des revenus élevés (tels que le laisse entrevoir le cursus en grandes Écoles) restent limitées.
21Dès lors, elles favorisent le départ rapide de ces « nouvelles recrues », soit vers les institutions internationales (ONG - organisations non gouvernementales - notamment) soit in fine vers les entreprises classiques, notamment dans les services « développement durable » ou plus récemment dans des fonctions liées à la mise en place de la responsabilité sociale des entreprises (RSE).
4. – Des croyances partagées dans l’économie
22Malgré des carrières moins linéaires que celles des cadres supérieurs des institutions bancaires et financières traditionnelles, les dirigeants et les chargés de crédit des entreprises de finances solidaires ne marquent pas leurs fonctions d’une empreinte résolument socio-éducative et d’ambitions exclusivement humanistes.
23Leurs motivations individuelles à s’orienter vers les formations supérieures en économie (offrant des enseignements de fiscalité, comptabilité, théories économiques, gestion, management, stratégies, etc., potentiellement appliqués à l’économie sociale et solidaire), à chercher un poste ou une activité dans le secteur du microcrédit, à « faire carrière » dans la finance quand elle est « solidaire », expriment un intérêt partagé pour la question économique.
24Comme dans le secteur bancaire coopératif et mutualiste, les pratiques professionnelles et les discours qui les portent sont marqués d’une part par des formes plus ou moins conscientes de dénégation du profit (P. Moulévrier (2002), op. cit., pp. 103-137) et par un attachement collectif à la mise en œuvre possible d’une économie renouvelée d’autre part.
25L’économie, telle qu’elle est envisagée par les professionnels des entreprises de microcrédit social ou plus largement des « finances solidaires », n’est déniée que dans son contenu marchand, dans son acception purement capitaliste, c’est-à-dire dans la considération première d’une auto-expansion délibérée, entretenue, optimale du capital.
26Chacun exprime son intérêt pour l’économie et cherche à acquérir des connaissances légitimes - c’est-à-dire reconnues par les professionnels de la banque - (par la formation, les fonctions occupées, les liens professionnels avec les partenaires financiers ou le recrutement de spécialistes [11]) en économie. Finalement, ils se « prennent au jeu » ; certains des moins formés à la finance avouant passer du temps avec les chargés de crédit les plus diplômés et ainsi se familiariser avec les bases de la gestion du risque, préférer dans leur activité les échanges avec les banquiers, ou bien encore se surprendre à lire régulièrement la presse financière.
27En outre, les banques et les institutions financières partenaires inscrivent au quotidien le cœur de l’activité de microcrédit dans des contraintes et des logiques économiques (dont la complexité semble évidente par l’utilisation du jargon financier). Ce contexte contribue à relancer la nécessité de montrer à la fois son adhésion et sa compétence.
Un directeur d’une association de microcrédits professionnels, responsable de 15 salariés :
28Venir du monde de l’éducation ou du social (par l’emploi précédemment occupé, l’engagement associatif, les expériences de stage et/ou la spécialité du dernier diplôme), et en même temps se former en économie, acquérir, par le frottement quotidien aux banquiers et autres professionnels de la finance, des compétences, sont autant d’actions qui développent le goût pour l’économie.
29Ces actions permettent en outre de se positionner comme un spécialiste à part entière d’un secteur spécifique de l’économie, de faire sa place sur un territoire du financier raisonné donc possible. Pour eux, il n’est pas question, comme ils le déclarent souvent, de s’imposer comme le « banquier des pauvres ». Il s’agit de devenir un acteur reconnu de « l’économie autrement », et cela passe par l’acquisition et la démonstration d’un savoir d’économiste, voire de financier. La reconnaissance de la compétence professionnelle s’affirme ici comme un enjeu pour ces professionnels du microcrédit.
30Déniant leur appartenance au monde bancaire, trop visiblement marchand, ils développent pourtant des savoir-faire de banquier. Ces compétences financières et gestionnaires, reconnues comme telles par les collègues, les pairs, les partenaires financiers, les travailleurs sociaux des institutions relais, permettent aux individus de construire leurs identités professionnelles en dehors du champ de l’action sociale. Ils s’inscrivent ainsi dans l’espace bancaire en revendiquant d’y devenir les figures emblématiques de « l’accès à la banque pour tous ».
Conclusion : le microcrédit : un outil de moralisation de la finance ?
31Même s’il demeure financièrement non rentable, le microcrédit, fortement sécurisé (la garantie est externalisée et n’est pas liée exclusivement à la solvabilité de l’emprunteur et les microcrédits sont octroyés aux « moins pauvres des pauvres ») est profitable symboliquement, dans un contexte de recherche de légitimité morale pour des institutions (État, banques, associations) fragilisées par des processus intensifs de marchandisation de leurs activités. Ainsi, des banques de la FBF aux structures de finances solidaires, des organismes publics aux petites associations rurales, toutes ont un intérêt commun à développer ce nouveau service.
32L’objectif est ici de montrer comment, dans un contexte récent d’organisation des activités de microcrédit, les banquiers solidaires participaient à affirmer, en termes de positionnement et de reconnaissance professionnels et de représentations de leur propre métier, une profession économique, bien plus sûrement qu’une profession du social. Le processus de constitution de l’espace de la banque solidaire observée ici au plus près des trajectoires sociales, des activités et des discours de ses agents, nous permet de (re)placer ces institutions de finances solidaires dans le champ bancaire au sein duquel elles participent à pérenniser un marché, celui du crédit. Les « gens » du microcrédit peuvent finalement être apparentés, au niveau de leur technicité notamment, aux « gens de la banque » (Y. Grafmeyer, 1992), aux conseillers commerciaux, aux chargés de clientèle, tant les savoir-faire et les activités des uns et des autres se rejoignent, voire se confondent. La technique financière que suppose le montage d’un dossier de prêt, le calcul du ratio de risque et des garanties nécessaires sont interchangeables. Dans le champ du microcrédit, comme dans celui de la banque (coopérative ou classique), l’activité principale est le financement des projets d’une clientèle de particuliers ou d’entreprises. Les taux d’intérêt peuvent varier, les garanties demandées peuvent prendre différentes formes ; pour autant, la pérennisation de l’entreprise réside dans la captation d’emprunteurs potentiels, le financement de projets viables, durables, et la couverture assurée des frais de fonctionnement ; ce dernier aspect conduisant la plupart des structures à rechercher et à obtenir, via la réponse à des appels d’offre, des subventions pour pérenniser au moins le paiement des salaires. Et si nous avons parlé ici de « profession économique », c’est aussi parce que les professionnels concernés, plus parfois même que leurs homologues des agences bancaires traditionnelles, énoncent leur attrait pour l’activité économique. Ils dessinent ainsi, in fine, les contours du métier de « banquier solidaire » au sein des professions bancaires. Les structures ont connu des évolutions récentes, tant au niveau des recrutements des salariés que de l’intérêt nouvellement porté par les banques (coopératives dans un premier temps) à cette part jusque-là globalement ignorée du « marché de l’argent ». Ces évolutions traduisent un positionnement de plus en plus affirmé des finances solidaires et de leurs activités professionnelles du côté de l’espace bancaire. À cet égard, la place prépondérante qu’occupent les chargés de crédit [12] dans les entreprises de microcrédit est révélatrice. En effet, ils forment, au fur et à mesure du développement des établissements, le groupe le plus important en masse salariale, le groupe qui incarne par nécessité opérationnelle le cœur du métier. Ils sont également, après l’équipe de direction, les premiers recrutés ; ceux qui, comme le précise un responsable d’un service dédié des Caisses d’épargne, « font tourner l’activité ». Le positionnement progressif de certains groupes bancaires français [13] sur l’espace de la microfinance (Caisses d’Épargne et leur parcours « confiance » et surtout les partenariats systématiques que les organismes de finances solidaires établissent avec des banques qui, en fait, octroient les prêts) constitue enfin la marque significative du positionnement des uns et des autres sur un marché concurrentiel. La participation marginale des groupes bancaires au financement des populations, économiquement fragiles, ne constitue pas un enjeu directement financier. En effet, les microcrédits accordés, même s’ils atteignent des taux de remboursement très élevés, ne sont pas rentables [14]. Dans un contexte de « moralisation » de l’économie et de l’activité bancaire en particulier, l’enjeu est ici au moins d’ordre symbolique.
33Ainsi, l’activité de microcrédit met en concurrence des structures associatives locales généralistes de l’insertion, des réseaux associatifs nationaux spécialistes de finances solidaires, des groupes bancaires et des organismes de crédit. La loi du 1er juillet 2010, portant réforme du crédit à la consommation, fait du microcrédit un type de crédit à la consommation. Ainsi le dispositif juridique participe à accélérer le processus de banalisation de l’activité et du même coup des institutions d’économie sociale et solidaire qui s’étaient positionnées sur ce secteur. Il entérine également l’existence d’un espace professionnel concurrentiel en précisant que les banques et les établissements de crédit peuvent, aux côtés des associations, des coopératives bancaires, accorder des microcrédits.
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La Revue d’histoire des chemins de fer, revue semestrielle, a été créée en 1990 par l’Association pour l’histoire des chemins de fer. Son comité éditorial, multidisciplinaire, accueille tous les sujets en rapport avec l’histoire de l’univers ferroviaire, hommes, techniques, institutions, réseaux et territoires, entreprises, rôle des chemins de fer dans l’histoire économique, celle de la société, la culture et le patrimoine. Revue de sciences humaines et sociales, elle publie des études, des références, le résultat de travaux universitaires récents, des articles issus de manifestations scientifiques ou de projets de recherche.
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Bibliographie
- Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, éd. Gallimard, 1999, 843 p.
- Darbus Fanny, Pratiques et praticiens de l’économie sociale et solidaire (2000-2007). Contribution à la sociologie des croyances économiques. Thèse pour le Doctorat de sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), juin 2009
- Eme Bernard, Laville Jean-Louis, Mothé Daniel, Perret Bernard et Roustang Guy, Vers un nouveau contrat social. Paris : Desclée de Brouwer, 1996.
- FIMOSOL (Bévant D, Bioteau E, Glémain P (dir), Houdeville G, Moulévrier P, Taupin MT), Les territoires des finances solidaires en région, Rapport Final à la DIIESES, 2007, 200 p.
- Fontaine Laurence, L’économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, NRF essais, Gallimard, 2008, 430 p.
- Glémain Pascal (dir), Les territoires des finances solidaires. Une analyse régionale en Bretagne et Pays de la Loire, L’harmattan, 2010, 222 p.
- Glémain Pascal, Bioteau Emmanuel, Artis Amélie, Finances solidaires et territoires : analyses en Bretagne et Pays de la Loire. Revue d’Économie Régionale et Urbaine, 2010-n°2, p. 213-233.
- Glémain Pascal, Epargnants solidaires. Une analyse économique de la finance solidaire en France et en Europe, PUR, 2008, 152 p.
- Grafmeyer Yves, Les gens de la banque, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Sociologies », 1992, 288 p., ISBN : 2-13-044533-0.
- Hély Matthieu, 2008, « Servir l’intérêt général ou produire de l’utilité sociale ? Avenir de la fonction publique et marché du travail associatif », Les mondes du travail, n° 5, Amiens, p. 23-37.
- Laville Jean-Louis, 2007, L’économie solidaire. Une perspective internationale, Hachette Littératures, 379 p.
- Laville Jean-Louis et Eme Bernard (1994), Cohésion sociale et emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 247-255.
- Moulévrier Pascale, Le mutualisme bancaire. Le crédit mutuel de l’Église au Marché, PUR, 2002, 263 p.
- Polanyi Karl (1944) La Grande Transformation, Gallimard, NRF, Paris, 1983, 438 p.
- Richez-Battesti Nadine, Gianfaldoni Patrick (dir), Les banques coopératives en France. Le défi de la performance et de la solidarité, L’Harmattan, 2006, 275 p.
- Weber Max, Économie et société/1. Les catégories de la sociologie, Plon, 1995, 400 p.
- Weber Max, Économie et société/2. L’organisation et les puissances de la société, dans leur rapport avec l’économie, Plon, 1995, 400 p.
- Weber Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi d’un essai. Paris : Librairie Plon, 1964, 341 pages. Collection Recherches en Sciences humaines : série jaune. Livre disponible en version images (tiff-pdf) sur le site web de la Bibliothèque nationale de France : http:// gallica.bnf.fr/
Notes
-
[*]
La Loire-Atlantique constitue le territoire exploratoire de la recherche. Ce choix se justifie, en dehors de la proximité géographique de l’équipe de recherche, par l’ancrage fort des activités de microcrédit dans le département. Cet ancrage peut être mis en relation avec le développement ancien, et encouragé politiquement ces dernières années, du secteur de l’« économie sociale et solidaire ». Au 31.12.2008, 75 % des microcrédits personnels garantis ont été octroyés dans l’Ouest de la France (Ouest, Nord-Ouest et Sud-Ouest) - Source FIMOSOL, Rapport final HCSAJ-DIIESES, juillet 2009, d’après les données CDC-DDTR, Département économie sociale.
-
[**]
Pour exemple, en 1996, dans « Vers un nouveau contrat social », B. Eme, J.-L. Laville, D. Mothé, B. Perret et G. Roustang affirment ce positionnement d’entre-deux entre science et militantisme et s’imposent progressivement comme ressources « théoriques » pour l’ensemble d’un secteur « ESS » qu’ils participent largement à constituer comme « monde singulier ». Voir notamment à ce sujet, F. Darbus (2009), Lire P. Moulévrier (2002) et N. Richez- Battesti, P. Gianfaldoni (2006), références en bibliographie.
-
[1]
Ces établissements évoquent régulièrement leurs inspirations internationales, et notamment leur lien conceptuel plus ou moins ténu avec la banque de Muhammad Yunus au Bangladesh. Cette initiative est officiellement mise en place en 1977, au Bangladesh, sous le nom de « Grameen ». Dès le milieu des années 1980, dans les pays du Sud d’abord puis en Occident, elle va effectivement contribuer, au moins symboliquement, au développement de l’espace des « finances solidaires ». Certaines institutions de microcrédit se réclament de « Grameen bank » de Yunus comme caution d’appartenance certifiée à l’espace des « finances solidaires ». On citera « Planet Finances » présidée en France par J. Attali et co-présidée par M. Yunus. L’ADIE, lors d’une de ses assemblées générales en mars 2007, recevra également son soutien officiel.
-
[2]
Pour certains réseaux plus anciens comme l’ADIE, la structure nationale peut décider l’implantation d’une antenne régionale sans qu’il y ait eu nécessairement d’acteurs locaux impliqués en amont. Dans ce cas, les modalités de recrutement peuvent évoluer, tout en gardant des singularités par rapport aux banques.
-
[3]
Par travail administratif et financier, on entend notamment le travail de recherche de subventions de fonctionnement et de partenariat bancaire, la gestion de l’entreprise (humaine et administrative), le montage financier des dossiers de prêts.
-
[4]
L’évaluation financière recouvre le calcul de ratio de risque, et éventuellement la mesure du « reste à vivre », eu égard notamment à la potentialité de remboursement, au taux d’endettement, au niveau et à la régularité des revenus
-
[5]
Pour exemple, une des Cigales observées en Pays de la Loire a monté en cinq ans deux dossiers de prêts pour création d’entreprises, mais il faut souligner que nous avons à faire ici avec des activités de financement d’amorçage à partir de l’épargne de proximité collectée et d’affectation de celle-ci, plutôt que des prêts bancaires. Leur activité principale reste la gestion de l’indivision que les « cigaliers » forment ensemble afin de constituer « une épargne solidaire ». L’antenne régionale de la Nef traite, de son côté, quelques dizaines de dossiers par an, mais s’apparente plus directement à une banque dans la mesure où elle offre à ses adhérents-clients la possibilité d’une ouverture de compte courant. L’épargne réalisée par les sociétaires sert, pour partie, à l’octroi de prêts.
-
[6]
Extraits d’entretiens, mars à septembre 2007 et décembre 2008 à février 2009.
-
[7]
Une majorité des acteurs ne considère pas les structures proposant du microcrédit comme des établissements financiers ou des banques. Ces représentations ne sont pas sans rappeler les jugements portés sur les banques coopératives jusque dans un passé récent, à la fois par les « vrais » banquiers et par une partie de la clientèle effective ou potentielle. Ainsi, les Caisses d’Épargne ou le Crédit Mutuel sont restés longtemps dans les esprits des banquiers traditionnels (Société générale, LCL, BNP) des établissements d’épargne populaire, à la fois peu dangereux d’un point de vue concurrentiel, et peu professionnels d’un point de vue des compétences financières.
-
[8]
Toutes les personnes rencontrées en entretien et en situation de reconversion professionnelle étaient issues de la fonction publique.
-
[9]
Ces caractéristiques pouvant également être comprises comme autant de différences avec le service public, même dans ses dimensions les plus décentralisées.
-
[10]
Citons la création, en 2006 à HEC (Hautes études de commerce) Paris d’une Majeure « Alternative Management » qui « s’adresse à des étudiants qui souhaitent contribuer au renouvellement des pratiques managériales en favorisant une plus grande prise en compte des aspects sociaux, éthiques et environnementaux » (cf. http://alternative.hec.fr) ; ou encore la spécialisation en Arts, NGO’s and Philanthropy Management de l’EDHEC (École des hautes études de commerce) qui permet aux diplômés de « s’insérer entre autres dans les organisations non profitables ou le secteur public » (cf. http://programme. edhec.com/master.php).
-
[11]
Le développement des réseaux conduit rapidement au recrutement de spécialistes de la finance ou, plus précisément, de responsables du montage financier des dossiers de prêts. Ils vont assumer la part la plus visiblement économique et financière des activités.
-
[12]
Ce terme de « chargé de crédit » n’est pas nécessairement utilisé dans toutes les institutions concernées. Il renvoie à tous les individus dont le travail se concentre autour du montage et du suivi financier des dossiers.
-
[13]
Les banques coopératives s’engagent sur ce terrain du microcrédit avec l’octroi de 80 % de l’ensemble des prêts concédés par les banques. (Source : rapport CDC 2008)
-
[14]
Notons que les clients bénéficiaires des microcrédits sont très souvent domiciliés dans des banques concurrentes (ainsi seuls 23 % des prêts octroyés au sein du « Parcours confiance » des Pays de la Loire l’ont été à des clients des Caisses d’Épargne). Même si ces clients sont peu intéressants du point de vue de leur solvabilité et de leur capacité d’emprunt, ils augmentent le nombre des emprunteurs dans un contexte fortement concurrentiel où le secteur peine à capter de nouveaux clients.