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Article de revue

Libérer la vocation des banques de l'usage de la monnaie

Pages 79 à 84

Notes

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    Jean-Paul Lambert a participé à la revue ESPRIT de 1965 à 1972, au mensuel écologiste « La Gueule Ouverte » de 1973 à 1978, et a publié des articles dans La Revue du Mauss (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) depuis 1994.
    Le Gai Massacre (des cancres), Éditions Ouvrières (1972)
    Le Porte-Képi chez Galilée (1976), coll. dirigée par A. Gorz
    Jacques Duboin, le socialisme distributiste, L’Harmattan 1998
    Écologie et distributisme (même éditeur, même année)
    Le distributisme éthique et politique (id.)
    Au titre de secrétaire de l’association USOLOGIE, il dirige la revue PROSPER « pour la maîtrise de leurs usages par les usagers »
  • [1]
    Jeremy Rifkin est un essayiste américain, spécialiste de prospective économique et scientifique, également fondateur et président de la Fondation pour les tendances économiques, Foundation on Economic Trends ou FOET, basée à Washington).

1Àla question : que fait un banquier ? La première réponse qui vient est qu’un banquier fait gagner de l’argent à ses clients et à sa banque. Elle souligne d’un double trait que la banque, commerciale ou financière, est un métier dont la matière d’œuvre est l’argent.

2Une seconde réponse est possible : le banquier contribue à la création de richesses. Elle ne mentionne pas l’argent. Elle tient compte du fait que toutes les richesses ne peuvent pas se mesurer en argent et que nombre d’entre elles, dont nous avons, en tant que richesses, une intuition concrète et pragmatique, sont menacées ou ne peuvent être créées en raison de l’usage de l’argent. Cette seconde réponse servira de ligne directrice à l’exposé qui suit.

1. – L’argent comme moyen et comme obstacle

3Étant admis que l’objet de la banque est de créer des richesses, où y a-t-il problème ? Dans le fait que l’enrichissement passe avant la nature de la richesse créée et que certaines richesses, monétairement enrichissantes et définies comme « richesses » sur cette base, peuvent s’avérer ravageuses. Quelle que soit l’affaire, le banquier ne perdra rien, il le sait. Comme les prêts qu’il consent diminuent ses propres capacités de prêter ou d’emprunter, il préférerait de beaucoup servir la création de produits et services utiles et sans retombées néfastes. Il n’a pas le choix. Tel est le triste quotidien de la majorité des banques, liées à des affaires qu’elles tondent comme le bourgeois de Rimbaud tond « sa mesquine pelouse ».

4Nombre d’affaires surfent sur des usages déjà bien établis. L’entrepreneur perfectionne leur technologie en l’habillant joliment. Il invente des services qui vont en rendre les clients dépendants, sinon esclaves. Les OGM, certaines applications des nanotech- nologies, sont de cette eau-là. Le banquier peut difficilement dire « holà ». À supposer qu’il soit animé de soucis écologiques, qu’a-t-il à connaître, en tant que banquier, des composants de l’appareil électronique, de la technologie dispendieuse en énergie, en eau, des recyclages non prévus, ou de l’extinction des espèces ? Si aucune réglementation ne l’interdit ? Les dégâts seront supportés par d’autres et épongés par de nouveaux crédits. Les banques n’y perdent pas. Dans un univers où tout se mesure en argent, l’augmentation des dégâts augmente le Produit Intérieur Brut, indice symbolique de la richesse nationale.

5Prenons le cas d’un inventeur qui projette de commercialiser une machine à laver sans eau. Il a besoin d’un crédit pour poursuivre des études de faisabilité. Son banquier reconnaît que la machine serait bienvenue. L’eau est désormais comptée sur toute la planète, pas seulement dans les déserts, comme une richesse. Mais les économies d’eau réalisées par la nouvelle machine risquent de gêner l’enrichissement des plombiers, distributeurs d’eau et fabricants de machines dont la capacité de rendre le linge et la vaisselle propres soutient celle de fabriquer des moteurs électriques et d’emboutir des tôles qui, eux, « rendent » beaucoup, beaucoup d’argent.

6Le conflit entre les richesses dispendieuses pour l’environnement et celles qui lui donnent encore une chance est entretenu, sinon créé, par des considérations monétaires. Rappelons que si le « sommet » de Copenhague a échoué, c’est parce que réduire la pollution équivalait à des profits moindres pour les pays dits émergents comme pour les autres.

7En l’état actuel des choses économiques et sociales, l’enrichissement des entrepreneurs et des banques peut se poursuivre sans souci aucun de l’usage des richesses humaines et naturelles. Bien d’autres que nous l’ont vu. Mais leur dénonciation est jusqu’à présent restée stérile. C’est pourquoi, plutôt que dénoncer les méfaits des banques et leur participation à la paupérisation générale, nous préférons les interpréter comme un inévitable dévoiement de leur vocation et appeler à reconnaître que celle-ci est de contribuer à un enrichissement concret, déconnecté de l’évaluation monétaire.

2. – Apologue du banquier futé

8Vos clients X, Y, Z, sont des entrepreneurs innovants. Avec eux, quel plaisir de travailler ! Vous n’êtes toutefois pas sans observer que les informations que vous leur fournissez, qui portent - c’est votre métier - sur des taux d’intérêts et cadences de remboursement, ont pour effet de modifier leurs projets. Ainsi, pour assurer la fidélisation des acheteurs, X & Cie a embauché des ingénieurs ayant pour mission exclusive de calculer la durée des pièces et circuits, de telle sorte qu’elles créent des pannes peu après la fin de la date de cessation de la garantie, et des commerciaux pour mettre un service hyperrapide d’enlèvement/ remplacement des appareils en panne. Comme les pannes sont fréquentes, le client a davantage intérêt à en louer qui, cette fois, ont intégré un petit génie les protégeant de la panne mais pas de l’obsolescence accélérée de toutes les machines. Cela permet de louer plus cher celles de la génération suivante. Bien joué ! Mais que constatez-vous ?

9Que s’enrichir vient de changer de régime et que « l’âge de l’accès » vient, dans votre propre banque, d’emboîter le pas à celui de la production. Ce nouvel âge, décrit par Jeremy Rifkin [1], n’a plus pour objet de produire des biens pour les vendre. C’est celui où il est plus rentable d’en faire cadeau à la clientèle, pour qu’elle apprenne à s’en servir et ne sache plus comment s’en passer. L’astuce des pilules qu’il faut prendre à vie s’étend pratiquement à tout : automobiles, ordinateurs, appareils ménagers. Une entreprise n’est rentable que si elle produit ou soutient une addiction. La durée des « richesses » mises sur le marché a donc intérêt à rester limitée.

10Vous verrez probablement un jour les agriculteurs gagner leur vie en vendant, non plus des fruits et légumes, mais la garantie de se les voir rembourser s’ils pourrissent avant la date prévue. Les clients reconvertiront le montant du remboursement en achetant des vitamines ou des compléments alimentaires.

11Mais trêve de plaisanterie : si votre cœur de métier est bien de créer des richesses, a-t-il jamais consisté à fournir des sous, comme de vulgaires marchandises ? Ne consiste-t-il pas plus exactement à fournir la garantie monétaire qui donne accès à la création de richesses ? Vous n’avez pas attendu Rifkin pour être moderne ! Mais l’accès au crédit lui-même et la création de richesses sont-ils vraiment garantis par les sous ? Évidemment pas. Car le flux des sous qui permet d’accéder au crédit peut à tout moment tarir. L’argent, qui nous ouvre la barrière peut aussi la fermer. Hélas ! vous n’y pouvez rien. C’est comme ça ! Alors vous mettez sous le coude, en essayant d’oublier.

12Mais le coude vous démange, surtout depuis la crise dite des subprimes. À peine leur souvenir en revient-il que votre cœur de métier a des extrasystoles. La base des dépôts sur laquelle vos confrères avaient le droit de créer de l’argent, à raison de treize ou quatorze fois ces dépôts, n’a rien garanti du tout. Ils ont crédité à plein tube, créé des dettes irrembourables, regroupées ensuite en titres vendus comme du bon pain. Jusqu’au jour où le pain s’est avéré pourri. Plus personne ne voulait prêter à personne. Alors, il a fallu sauver les banques. Et les États, qui la veille encore leur empruntaient de l’argent, en ont tout à coup trouvé pour les sauver. On les a vus ramener à la berge leurs sauveteurs attitrés. La presse n’a pas trop ébruité comment ils avaient réussi ce miracle, mais il vous a réveillé comme un coup de gong à l’aube. Car lorsque vous accordez un crédit à vos clients ? Il est où, l’argent ?

13Vous le créez. D’un trait de plume.

14On vous en avait pourtant parlé à l’école ? Monnaie scripturale. Une création tellement étonnante, incroyable, que vous n’avez pas osé réclamer de précisions ; une création que vous pratiquez couramment, comme en conduisant votre automobile, sans bien savoir ce qu’il y a sous le capot ; cette création monétaire qui vient de sauver les sauveteurs et que vous pratiquez vous-même en toute innocence dans les limites autorisées ; elle remue quand même vos méninges et accouche de quelques questions.

15Par exemple : pour créer des richesses, vos entrepreneurs ont besoin de crédit. Est-ce qu’ils ont pour autant besoin de faire des bénéfices ?

16En voici un qui a utilisé au mieux son emprunt pour rénover ses chaînes de fabrication. Il a bien travaillé ! Tout est prêt. Son produit, annoncé par voie de presse, sur Internet, présenté à côté d’une acheteuse ravie, est enfin là, dans des cartons superbes. Il n’a pas encore touché un sou en retour du produit qui devrait largement trouver preneur puisqu’une étude de marché a prouvé par A+B qu’il correspondait à une attente. Mais de ces sous, a-t-il vraiment besoin ? Dans le cadre actuel, ABSOLUMENT. Si l’argent qu’il a investi ne lui revient pas, grossi par de justes bénéfices, il aura travaillé pour quoi ? Pour créer des richesses ! Elles sont là, regardez ! Bien visibles. Mais si elles ne rapportent pas de sous, ce ne sont plus des richesses, c’est de la faillite ! Ah, pourvu que la clientèle potentielle ait les sous pour acheter. !

3. – Une idée...

17Le problème de l’entrepreneur, tout à l’heure, était : inutile d’imaginer de créer une entreprise si on n’a pas les sous pour la faire fonctionner et produire. Le voici comme inversé : à quoi bon créer des richesses, si les clients n’ont pas les sous pour acheter ? La première partie du problème, vous l’avez réglé en créditant l’entrepreneur. La seconde partie : comment rendre réels les clients potentiels. vous laisse perplexe. Mais, à vos clients, vos clients réels, ne facilitez-vous pas l’achat de certains biens ? En leur faisant crédit ? Pourquoi ne pas le faire en grand, et créditer à l’avance et sans intérêts tous les consommateurs de la somme nécessaire pour acheter les produits de toutes les entreprises ?

18Le total des produits valant T, tous les usagers, clients potentiels, seraient crédités d’autant.

19Tout ce qui serait produit pourrait donc être acheté ?

20Chaque banque chiffrerait les produits mis en vente. Une banque centrale ferait le total et le redistribuerait aux banques locales pour créditer à nouveau les clients. Chacun des banquiers qui aurait avancé des sous, saurait si les produits créés grâce à son argent correspondaient bien aux usages pour lesquels ils étaient prévus. Une Banque ou Comptoir National observerait les choses d’un peu plus haut. Elle ferait quelques commentaires sur un meilleur emploi, comme la Cour des Comptes, et mûrirait des avis sur la dilapidation des richesses naturelles, l’usage réel des « richesses » produites. Une fois l’argent revenu, les deux colonnes, sorties et entrées, seront comparées, bien sûr, mais s’il en manque dans les rentrées, cela n’aura rien de catastrophique. D’abord parce que ces belles et bonnes choses restées en rayon seront utilisées plus tard, ou recyclées, ou échangées avec des pays à qui vous ferez connaître notre génie national, et puis, que cet argent vous revienne ou pas, quelle importance ? Puisque. Puisque vous l’annulerez !

21Elle est là, l’idée ! L’argent que vous aurez émis, émis sans intérêt, n’aura servi qu’une fois (adieu les risques d’inflation !) et après usage vous en émettrez d’autre. Dans ce système, vous accueillerez donc tout autrement l’inventeur de la machine à laver sans eau. Avant d’entreprendre quoi que ce soit, les entrepreneurs ne devront plus chercher comment en faire du profit monétaire. La création de richesses « authentiques », disons, ne sera plus distordue par les bénéfices qu’il fallait jusqu’alors en retirer. Vous pourrez vous adonner à fond à votre cœur de métier de banquier, créer des richesses exclusivement ; côté production en fabriquant du bien public et environnemental ; côté consommation, l’accès aux richesses étant assuré par des revenus suffisants pour tous, puisque leur montant sera proportionnel à la valeur des biens et services mis sur le nouveau marché.

4. – D’une économie sans profits monétaires à une économie sans argent

22Depuis cinq mille ans qu’il y a des hommes et qu’ils pensent, il est rare aujourd’hui qu’un quidam ait une idée nouvelle. Si vous parlez à quelqu’un, en qui vous avez toute confiance, de celle que vous venez d’avoir, peut-être vous rappellera-t-il qu’elle fut cultivée juste après la crise de 29 sous le nom d’Économie distributive, que celle-ci figura dans les manuels jusqu’au milieu des années 1960 et que Marx l’avait déjà énoncée sans que les promoteurs de l’Économie distributive le sachent. Mais peu vous importe. Vous ne pensez qu’à votre cœur de métier qui en est tout conforté. Conforté par un drôle d’argent qui ne s’accumule plus. Anticapitaliste par construction ! Vous ne devrez plus financer petitement et à retardement pour servir tout le monde. Vous ensemencerez de nouvelles richesses, de nouveaux usages. Mais, sur quels critères seraient attribuées les fournitures ? Certainement plus en raison directe des profits que leur dépense doit provoquer ; la chose, dans votre esprit, est désormais acquise. Alors, à la question posée, un jour, vous répondez carrément, qu’aussi longtemps qu’il y a, on peut prendre. La surprise est totale et certains index partent en vrille. Mais vous tenez bon. Tant qu’il y a de quoi manger, de quoi satisfaire les besoins de base, de quoi poursuivre une recherche, y compris en simplicité volontaire, personne ne doit en être privé. Le tout est de savoir ce qu’il y a, où il y en a, et combien ? Est-ce qu’on a besoin d’argent et de spéculer pour le savoir ? Et pourquoi faudrait-il en avoir pour y avoir accès ?

23Cela vous est venu un jour de solitude, en regardant la douchette de la caissière faire des baisers lumineux et sonores à tous les codes-barres qu’elle rencontrait. Chaque bise informait les fournisseurs qu’ils auraient à renouveler leurs envois. Et chaque fournisseur en faisait sans doute autant avec ses propres fournisseurs. Une cascade de tendresses !

24Mais qu’est-ce que les prix venaient faire là-dedans ? Ils s’imposaient parce qu’il fallait des sous pour assurer les échanges. Et s’il n’y avait plus de sous ? Est-ce qu’on arrêterait de fabriquer ? Est-ce qu’on se laisserait mourir de faim ? Ces choses-là, est-ce qu’elles n’arrivent pas, justement, quand on se sert d’argent et qu’il vient à manquer... ?

25Dans le régime actuel, il est bien clair que l’entrepreneur doit avoir des sous pour produire et que les sous reçus produisent des sous et fassent ce qu’on appelle du profit ; du profit monétaire pour au minimum rendre à la banque les sous qu’elle a prêtés, augmentés des sous des intérêts. À partir du moment où les usagers disposent d’un revenu assuré et où il n’y a plus de profits à faire, l’accès aux biens et services n’est plus conditionné par des profits.

26Objection : et les accapareurs ? Pitié ! Conservez l’argent ! Ils ne prendront pas plus que leur crédit ou leur revenu ne peut le permettre ! Pour échanger et évaluer ce qu’on échange, on continuera donc de coller des prix sur les choses. D’ailleurs cela s’est toujours fait.

27Ces prix, pourtant..., même dans une économie sans spéculation monétaire, ne vont-ils pas pervertir le choix des choses ainsi appréciées ? En effet, et pour au moins deux raisons.

28D’abord parce que continuer à faire usage de l’argent incitera aussi à conserver un certain écart entre les revenus. Cet écart induira des productions de biens et services exigeant plus de soin, plus de travail, des ressources plus rares, dont les usagers aux revenus les plus élevés, même si l’écart de revenus n’est que de 1 à 3, seront les premiers demandeurs. Par ce biais ils seront donc les conducteurs de la production, les nouveaux héros du bonheur matériel.

29L’autre raison : même dans une économie où les usagers recevraient du berceau à la tombe des revenus strictement égaux pour acheter tout ce qu’ils ont produit, le « juste » prix indiqué dessus valorisera certains produits et services plus que d’autres, et réimpulsera leur production. Plus le prix serait élevé, plus il faudra en produire. Alors. Sautons le pas résolument ? Adieu l’argent, et. et ? Et vive la banque !

5. – La banque de l’avenir

5.1. – Une banque d’accès aux informations

30La banque de l’avenir, si vous voulez qu’il y en ait un qui soit débarrassé des guerres, des famines, des grèves et peuplé d’une humanité réconciliée avec elle-même et sa planète, c’est une banque de données. Elle ne fournit plus de sous, elle fournit des informations et cherche les meilleurs systèmes pour recenser les ressources, en commençant par les ressources locales que le Marché avait condamnées.

31Tous ceux qui ont envie de créer une entreprise viennent vérifier, sur vos pupitres ou sur leurs ordinateurs, si cela est faisable, c’est-à-dire si les matériaux comme l’énergie et les ressources humaines existent pour en faire l’expérience. De nombreux autres projets et buts allant dans le même sens vont apparaître, certains actuellement en cours ou définitivement abandonnés à cause de la concurrence. Les domaines de recherche, dont le projet relève, naîtront avec les brevets qui y ont été associés. Les candidats entrepreneurs y chercheront à la fois un appui, des confirmations ou des objections. Ils y trouveront de quoi ressourcer leur imagination.

32Le projet précisera son objet et sa mise en œuvre en fonction de paramètres prenant en compte les distances où se trouvent les ressources dont vous aurez besoin, les productions qui vont dans le même sens, dans les limites d’un certain territoire, auxquelles ce projet va d’une manière ou d’une autre s’associer ou entrer en concurrence. Les enquêtes sur les ressources locales découvriront de nombreuses ressources pieusement remisées et beaucoup de perdues pour motif de concurrence monétaire. Elles amélioreront sans cesse les services offerts aux candidats entrepreneurs et s’évertueront à « prudentialiser » la fourniture de matériaux et d’énergie. Reprenons l’exemple de la machine à laver sans eau. Le stock de données dont la banque dispose est capable de vous indiquer ce qui s’est déjà fait dans le domaine des vibrations et dans quelles directions chercher pour en améliorer les performances. La banque répercutera votre appel à tous les spécialistes en vibrations stochastiques ainsi qu’aux chercheurs en produits textiles, pour cibler les plus aptes à proposer des produits pouvant supporter les vibrations et à inventer des sondes capables de reconnaître la matière des tissus et de déclencher les vibrations adaptées. Elle ne craindra pas de ruiner ceux qui assemblent les moteurs, forment et laquent des tôles. Le jour où toutes les machines à laver sans eau remplaceront les anciennes, ceux qui apportaient leur force de travail à ces machines écologiquement perverses se seront depuis longtemps investis ailleurs : les inventions ne manqueront pas. Dans une économie comme celle dont la nouvelle banque est le pivot, qu’est-ce qui peut empêcher un entrepreneur d’entreprendre et un inventeur d’inventer ? Le fait tout bête que sa demande en ressources risque de ne pas être abondée. En permanence, les banques du monde entier font donc respecter des « ratios » autrement sérieux que celui qui permettait de prêter 13 ou 14 quand on possédait 1. Cette fois on vous avancera plutôt 1 quand on dispose de 15. On parlera de ratios de renouvelabilité, dans le calcul desquels se reconvertiront les mathématiciens et statisticiens qui ont si bien su calculer, hier, les performances attendues des dettes titrisées.

33Les candidats entrepreneurs peuvent être dissuadés d’entreprendre lorsque certains seuils de pollution ou de récupération risquent d’être dépassés. Mais comme il n’y a plus d’argent à gagner, aucun lobby n’entravera l’ajustement des codes pruden- tiels. Ils peuvent également être, sinon empêchés, tout au moins obligés de tenir compte des objections de caractère culturel que leur projet peut rencontrer. Il suffit pour cela qu’il soit lancé à titre expérimental.

34Le principe pourrait figurer dans la Constitution : nulle entreprise ne peut être engagée ni poursuivie si elle n’a un caractère expérimental ; ce qui veut dire qu’on peut l’arrêter à tout moment, qu’elle ne doit rien avoir d’irréversible. Pour aider à l’application de ce principe, il faut donc penser, dès à présent, aux moyens d’automatiser des systèmes qui bloquent les expériences avant qu’elles deviennent ingouvernables et certaines dérives internes ou externes. À l’usage d’automates de ce genre, ni la démocratie, ni la planète ne seront perdantes, bien au contraire. Il ne faudra pas attendre qu’un esprit suravisé tire la sonnette d’alarme ou de rassembler un million de pétitionnaires pour s’en occuper.

5.2. – Une banque d’accès aux ressources

35Deuxième volet : l’accès matériel aux produits et services disponibles. On peut l’envisager sous deux angles : Celui des entrepreneurs, qui seront « crédités » des matériaux, énergie, machines et locaux leur étant nécessaires, et celui des usagers. Dans les deux cas, je vous rappelle le principe : tant qu’il y en a, on peut en prendre. S’il y en a, c’est qu’on a eu la permission de le produire. On a « prudentialisé » l’accès aux ressources et pris en compte les recyclages. Au plan écologique, pas de danger. Et quand il n’y en a plus ? On renouvelle dans les mêmes conditions. Et si la demande est telle que les seuils de prudentialité sont atteints ? Eh bien les clignotants s’allument. Ils s’allumaient déjà quand les entrepreneurs ont peaufiné leurs projets pour leur signaler qu’on avait déjà suffisamment de ce qu’ils apporteraient et pour les inciter à plus d’imagination. Ils s’allumaient aussi pour signaler, dans la même gamme d’usages, que si une production quelconque était, pour une raison ou une autre empêchée, il fallait pouvoir trouver des appareils ou produits de remplacement. La régulation de l’offre et de la demande est aujourd’hui assurée par les prix et les faillites. Un outil devenu banal, comme le système des codes-barres, peut d’ores et déjà réguler les informations bien plus objectivement que par l’argent et dans la transparence. À tout cela vous avez maintenant bien réfléchi, et même à des objections pratiques qui concernent désormais votre cœur de métier, puisque la banque de l’avenir pourra collaborer à leur résolution en fournissant, à ceux qui s’attacheront à ce genre de problème comme à tous les autres, toutes les informations et crédits en ressources dont ils auront besoin.

36Parmi les premières objections, il y a celle de l’avidité bien connue des « gens » qui raflent tout ce qu’ils peuvent. Nous l’avons déjà évoquée. Mais, rien ne les empêche, aujourd’hui déjà, lorsqu’ils entendent parler d’une pénurie quelconque, de faire la tournée des magasins et de rafler le maximum ! S’ils ont l’argent ! Il en serait ainsi de même dans une économie sans profits monétaires qui conserverait l’usage de la monnaie. Comment cela pourrait-il donc se passer dans une économie sans profits monétaires ni monnaie, dans un magasin qui applique le principe « tant qu’il y en a, on peut en prendre » ?

37Focalisé sur les individus accapareurs, vous avez, un instant, pensé à des cartes anonymes disposées à l’entrée du magasin qui totaliseraient les articles que les clients ont acquis avec elles. Anonymes, puisqu’il s’agirait, non pas de surveiller la consommation des particuliers, mais la consommation en général. À partir d’un certain nombre de « prises », la carte refuserait l’accès à l’article. Le client pourrait demander à un autre s’il y a un reste à prendre sur sa carte. S’il y a un reste, il se sert. Que ce soit lui qui prenne ou un autre n’aurait aucune importance, “tant qu’il y en a”. Via les cartes d’accès, le système de renouvellement serait prévenu de ce qu’il faut renouveler. Mais la douchette ne le fait-elle pas déjà, en prenant en compte les prix ? Supprimez l’argent, cela fera un gros circuit de moins !

38Des systèmes sont à l’étude, qui supprimeraient les caissières : la totalité du contenu du chariot serait automatiquement enregistrée sans devoir déverser les articles sur le tapis roulant. À supposer qu’ils soient prochainement mis en place, dans le cadre actuel cela signifie un grand nombre de pertes d’emploi. Mais dans une économie sans argent, ces pertes-là ne seront plus ressenties de la même manière. Elles seront vécues, non plus comme une déchéance mais comme une occasion. Vous avez le mot sur le bout des lèvres ?, dites-le ! Oui ! D’enrichissement. Le même mot, pour dire tout autre chose !

6. – Réinventer la banque

39Reprenons.

40Solution basse : abolition des profits monétaires. La banque continue de créer de l’argent. Sans intérêts, il ne sert qu’une fois ; il s’annule au moment de la transaction. Il n’est pas thésaurisable et donc anticapitaliste par construction (j’insiste). Cet argent génial traîne malheureusement encore avec lui des risques de hiérarchies salariales et ceux qui ont les revenus les plus élevés veulent en avoir pour leur argent. La consommation se démocratise par paliers, les moins payés sont les derniers à acheter ce qui a séduit les premiers - ou on le leur produira à bas prix -, moindre durée et moindre service, ce qui les signalera encore plus gravement comme « gens d’en bas ». La critique des signes de richesse, de progrès, d’utilité, attendra encore un peu et la planète continuera de souffrir.

41Votre cœur de métier de banquier reste techniquement le même ; créer des sous. Vous pouvez certes déjà l’élargir en faisant de votre banque une banque d’informations, avec codes prudentiels etc. Mais vous ne pourrez pas empêcher ceux qui ont les revenus les plus élevés de justifier leur distinction en provoquant des productions dispendieuses pour l’environnement. Et, si matériellement il y a de quoi les réaliser, vous ne pourrez rien interdire.

42Solution haute : abolir l’argent. Humiliée depuis des siècles par son usage, la vocation de votre cœur de métier enfin se révèle : favoriser la production de richesses et l’accès de tous aux fruits de leur travail. Favoriser la production de richesses, recherches incluses, et dans ces recherches toutes celles qui visent à préserver les richesses naturelles. De cette vocation, vous aviez l’intuition. Mais vous l’avez étouffée. Vous n’êtes pas devenu banquier seulement pour produire de l’enrichissement en argent. C’était un moyen, par lequel il fallait passer, mais vous visiez autre chose. Vous avez sincèrement pensé que soutenir ce mode d’enrichissement était nécessaire et sain. Il vous est même arrivé de reprendre, en toute bonne foi, l’argument selon lequel c’est grâce au capitalisme, « malgré tout », que les progrès dont l’humanité s’honore ont été rendus possibles.

43À présent que vous savez tout ce qu’une banque peut aujourd’hui faire sans argent, et qu’elle ne peut le faire que si l’on abolit l’argent, vous reconnaissez que de toutes ces excellentes choses que vous portiez au crédit du capitalisme, l’argent a empêché que l’humanité en bénéficie plus tôt et qu’il a affaibli ce que leur usage pouvait avoir de bénéfique. Mais il ne suffit pas de le savoir, de le dire, et de rejoindre ceux qui le démontrent à longueur de succès éditoriaux et le disent en prose et en vers. Ils sont contre le capitalisme, mais tout contre. Ils n’ont encore jamais proposé d’autre que lui-même pour abolir ses méfaits. Leurs alternatives, toutes plus généreuses les unes que les autres - redistribution des profits plus juste, monnaies locales, association capital-travail, revenu garanti -, s’y adossent.

44Instruits des possibilités offertes par l’abolition de la monnaie, qui mieux qu’un banquier peut les faire connaître et pousser à l’éclosion d’une civilisation sans monnaie ? De plus en plus de collègues admettent faire un sale métier. NON : simplement, le métier ce n’est pas ça. Leur métier ils ne l’ont jamais fait que dans les coins. Alors c’est quoi, ce métier ? Celui qui vous reste à inventer, à partir des moyens qui sont là, qui abondent, et dont on peut faire un tout autre usage.

7. – Si tous les banquiers du monde.

45La planète ne suit plus. Elle est incapable de répondre aux demandes matérielles que lui impose l’obligation de faire des profits monétaires croissants. L’appât de nouveaux gains sur des produits et services qui modèrent son épuisement soutiendra l’appât de gains qui l’épuisent. De ce cercle on ne sortira qu’en abolissant les profits monétaires.

46Les peuples n’en peuvent plus. Ils acceptent de moins en moins ce qui leur arrive. Leurs territoires, soumis aux exigences du marché, ne leur appartiennent plus. Pourquoi n’ont-ils plus le droit de se nourrir eux-mêmes ? Pourquoi doivent-ils consentir à une réduction massive des services publics patiemment construits par les générations précédentes ? Pourquoi l’accès au travail, à la retraite, au logement, leur sont-ils refusés ? Pourquoi…

47Pour de strictes raisons de comptabilisation monétaire, dont on ne sortira qu’en abolissant l’usage même de l’argent.

48Abolir l’argent : qui aujourd’hui a, plus que des banquiers, l’autorité pour émettre une telle hypothèse ? Ils sont mieux placés que quiconque pour connaître les abus, les méfaits et contradictions de l’outil capitalistique. Et, de cette hypothèse, où étudier la faisabilité et les applications mieux que dans les écoles et les instituts d’économie qui préparent au métier ? Ils regorgent de données, d’outils et de méthodes de traitement capables de tester les conséquences pratiques du nouveau paradigme tout en pointant les cinglants démentis apportés par les faits aux fausses évidences qui inspirent toutes les politiques économiques actuelles. Ils peuvent dans des délais très brefs, élaborer diverses pistes et les proposer à la mise en ondes politiques.

49Quelle que soit l’expérience retenue, les banques seront au centre du dispositif, comme elles le sont déjà. Mais tous les usagers cette fois comprendront et partageront leur objectif, « dans l’honneur » et non plus au mépris des richesses humaines et de la planète.

Post-scriptum

50On a beaucoup écrit sur l’argent, mais aucun ouvrage n’a jusqu’ici fourni d’indications concrètes pour aider à passer effectivement au stade de son abolition.

51La solution « basse », qui le conserve encore, sous une forme non thésaurisable, a été élaborée de 1935 à 1950 au titre de « l’économie distributive ». Gustave Rodrigues, (1878-1940) professeur de philosophie, le premier, l’a remarquablement exposée dans Le Droit à la Vie, dès 1935. Mais son œuvre a été comme écrasée par les nombreux ouvrages (dont nous avons publié une anthologie chez L’Harmattan en 1998) de Jacques Duboin (1878-1976) qui fut banquier au Canada avant d’occuper un poste de sous-secrétaire d’État en 1924.

52Signalons au passage qu’André Gorz s’était rallié au principe de cette solution « basse ».

53La solution « haute » est défendue par la revue PROSPER (« pour la maîtrise de leurs usages par les usagers », prosperdis.org). Les 23 cahiers qu’elle a publiés de 2000 à 2010 sont autant d’appels à des recherches. dont la bibliographie reste à écrire.


Date de mise en ligne : 20/07/2011

https://doi.org/10.3917/rsg.249.0079

Notes

  • [0]
    Jean-Paul Lambert a participé à la revue ESPRIT de 1965 à 1972, au mensuel écologiste « La Gueule Ouverte » de 1973 à 1978, et a publié des articles dans La Revue du Mauss (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) depuis 1994.
    Le Gai Massacre (des cancres), Éditions Ouvrières (1972)
    Le Porte-Képi chez Galilée (1976), coll. dirigée par A. Gorz
    Jacques Duboin, le socialisme distributiste, L’Harmattan 1998
    Écologie et distributisme (même éditeur, même année)
    Le distributisme éthique et politique (id.)
    Au titre de secrétaire de l’association USOLOGIE, il dirige la revue PROSPER « pour la maîtrise de leurs usages par les usagers »
  • [1]
    Jeremy Rifkin est un essayiste américain, spécialiste de prospective économique et scientifique, également fondateur et président de la Fondation pour les tendances économiques, Foundation on Economic Trends ou FOET, basée à Washington).

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