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Article de revue

Le rôle des communautés de pratique dans le processus de gestion des connaissances dans les entreprises innovantes : une étude de cas par comparaison intersites

Pages 43 à 54

Notes

  • [1]
    « Membership in a community of practice is self-selected », (E. Wenger, 2000, p. 42).

1 Dans le contexte économique actuel marqué par le développement des technologies de l’information et de la communication et par la course à l’innovation, la gestion des connaissances (GC) est devenue la préoccupation la plus importante de toute entreprise B. Masson, 1997). En effet, l’intérêt croissant accordé aux projets d’innovation exige des échanges de connaissances de plus en plus rapides et complexes au sein de réseaux d’acteurs. Ceci impose de s’intéresser non pas à la seule dimension du management de l’innovation mais davantage au management des connaissances. La plupart des modèles et outils développés en GC sont issus des systèmes d’information modernes, ces derniers intéressés par le rôle des structures de production, circulation et stockage d’information. Néanmoins, se limiter à l’intégration de tels systèmes ne peut constituer un moyen pertinent et efficace du management de l’innovation. Même les systèmes d’information les plus sophistiqués (systèmes experts) et les méthodes de capitalisation (ou de retour d’expérience) les plus formalisées ne peuvent prendre en compte les enjeux de l’innovation. En effet, le management de l’innovation fait appel à des représentations et des pratiques d’acteurs qui paraissent assez proches des enjeux d’une gestion des compétences (C. Paraponaris, 2002). Or cette démarche implique de nombreuses façons d’envisager la gestion des connaissances (GC) pour l’innovation : le modèle systémique (J.-L. Le Moigne, 1990) centré sur la capitalisation et la circulation des savoirs ; le modèle sociocognitif (I. Nonaka et H. Takeuchi, 1995) met en avant la création collective de sens au sein de groupes sociaux engagés dans les processus d’innovation ; le modèle pragmatique (E. Wenger, 1998) met l’accent sur les pratiques collectives comme source de création de connaissances nouvelles. Le développement du management par projet est une parfaite illustration pour créer des liens sociaux entre les membres de l’entreprise (M. Ferrary, 2004). Ces trois approches permettent d’envisager des dispositifs de management des connaissances qui ne soient centrés uniquement sur les outils, mais aussi sur l’organisation et les pratiques. C’est dans cette perspective, que nous proposons les CP comme cadre conceptuel pour analyser de manière détaillée la GC dans un contexte d’innovation. Ce choix s’explique par le fait que, d’une part, la GC met en jeu les pratiques des acteurs impliqués dans le processus d’innovation. La connaissance et l’apprentissage au sein des entreprises innovantes sont en fait structurés par des problèmes rencontrés dans une pratique. D’autre part, la GC recouvre une stratégie qui se développe en « réseau » en partie hors des frontières de l’entreprise. C’est ainsi que, l’approche par les communautés de pratique (CP) apparaît comme un outil pertinent pour la GC dans le sens où elle permet de prendre en compte les pratiques locales de l’innovation.

2 Après avoir présenté les liens complexes entre innovation et GC, nous exposerons le cadre théorique en analysant le concept de CP de E. Wenger (1998) et en soulignant les notions importantes qu’il fait ressortir (engagement, entreprise commune, réification…). La méthodologie préconisée sera ensuite expliquée, c’est-à-dire l’étude de cas par comparaison intersites. Nous appuierons sur plusieurs exemples concrets de mise en place de CP dans différents contextes d’entreprises innovantes. Le but est de mettre en évidence les apports des CP à la GC mais également de détecter les difficultés et les conséquences induites par telle démarche. Nous présenterons les résultats issus de cette étude. D’abord ceux relatifs à chaque cas, puis ceux résultant des comparaisons des cas entre eux. Enfin, nous commenterons les enseignements de telle démarche et son efficacité pour les organisations.

1. Gestion des connaissances et innovation : des liens complexes

3 Le lien entre la gestion des connaissances (GC) et l’innovation est problématique et complexe. En effet, la connaissance (qu’elle soit de nature scientifique ou technique) représente une ressource qui peut être mobilisée dans le cadre de projets d’innovation et joue un rôle moteur dans l’activité de tels projets. Les pratiques managériales se sont focalisées sur les flux d’informations entre les différentes phases d’innovation. Les méthodes et outils de gestion des connaissances correspondent à un prolongement ou à un affinement de l’étude de fonctionnement de l’innovation.

4 La littérature traditionnelle en système d’information a pris l’habitude de qualifier de « gestion des connaissances » tout ce qui s’apparente encore à la gestion de l’information, même si les technologies actuelles permettent des traitements plus rapides et plus sophistiqués de l’information. On retrouve ainsi, sous le terme de gestion des connaissances une grande palette d’outils comme les Intranets, les outils de veille, la gestion électronique des documents, les bases de connaissances, les forums… Autrement dit, tout ce qui relève des systèmes d’information modernes. Bref, ces systèmes traitent la connaissance comme un objet destiné à être stocké et transféré. Or, dans le contexte d’innovation, c’est-à-dire de développement de connaissances scientifiques ou technologique, issues de l’expérimentation ou générées par des acteurs, il ne peut être fait abstraction des représentations des acteurs et du sens qu’ils donnent aux connaissances et à leurs actions.

5 Par ailleurs, la connaissance est à la fois une source et une barrière pour l’innovation. Par exemple, les caractéristiques des connaissances qui permettent la résolution de problèmes d’innovation à l’intérieur d’un groupe ou une fonction peuvent simultanément empêcher la circulation des connaissances et la résolution de problèmes entre les groupes ou les fonctions. Il est donc important de s’intéresser aux représentations et aux pratiques des individus.

6 En fait, la question de la gestion des connaissances met en scène plusieurs éléments : des informations et des savoirs, plus ou moins attachés à des personnes, des significations que l’on attribue à ces informations et ces savoirs, des acteurs, des contextes d’action et des pratiques. Les travaux sur les « communautés de pratique » (E. Wenger, 1998) ont largement contribué à montrer que la connaissance et l’apprentissage sont en fait structurés par les problèmes rencontrés dans une pratique. Ces travaux affirment le caractère « situé » de la connaissance créée par des communautés d’individus qui partagent une pratique ou un problème. Il s’agit d’une gestion consciente, coordonnée, opérationnelle du patrimoine intellectuel d’un ensemble de personnes. Dans ce cas deux questions se posent : Comment les communautés de pratique contribuent-elles à la résolution des problèmes liés à l’innovation ? Comment de telles communautés favorisent-elles le partage des connaissances et l’échange sur des problèmes nouveaux et l’exploration de nouveaux domaines ?

7 Le présent article a pour objet d’étudier le rôle des communautés de pratique dans une démarche de gestion des connaissances (GC) dans les entreprises innovantes. Nous nous interrogerons sur leurs apports aux pratiques de GC et leurs impacts réels sur les organisations. Nous souhaitons enrichir et approfondir le débat sur ce thème. Notre propos ici n’est pas de mettre en cause les outils existants mais plutôt de suggérer qu’il existe d’autres façons de concevoir la GC qui s’intéresse aux représentations, aux pratiques concrètes, qui peut être tout aussi féconde que la mise en place de coûteux systèmes d’information prétendant gérer la connaissance.

2. Cadre théorique : les communautés de pratique

8 La démarche dont sont issues les communautés de pratique est apparue au début des années quatre-vingt-dix, portée par des entreprises, des consultants et des universitaires (D. Meingan, 2002). Elle visait à réaliser des projets, comme à définir des modèles, pour rendre accessible et valoriser les savoir-faire des collaborateurs dans les organisations. Le succès de ce modèle a incité les managers à l’utiliser dans la résolution des problèmes d’innovation.

9 E. Wenger (2000) définit une communauté de pratique (CP) comme « un groupe d’individus qui partage un intérêt, un ensemble de problèmes ou une passion pour un sujet et qui approfondit ses connaissances et son expertise dans ce domaine en interagissant de manière continue » [1]. Une CP se définit aussi par un engagement partagé et un projet commun. L’engagement partagé est basé sur la capacité des participants à mettre en relation leurs connaissances les uns avec les autres (« capacité d’absorption » chez W. Cohen et D. Levinthal, 1990) et l’efficacité du transfert des connaissances. Quand à l’engagement commun, il est basé sur l’idée que les individus appartenant à une communauté s’engagent dans des actions collectives. J. Lave et E. Wenger (1991) interprètent ceci comme vecteur d’apprentissage. Ainsi, de manière spontanée, les individus engagés dans une pratique commune échangent des histoires, des anecdotes, racontent leur expérience, ce qui permet non seulement de trouver des solutions concrètes à des problèmes, mais aussi, plus généralement, contribue à l’apprentissage collectif.

10 Par ailleurs, E. Wenger insiste sur le fait que « l’appartenance à une communauté de pratique est auto-désignée » (E. Wenger, 2000, p. 42). De plus, l’agenda et les sujets abordés par les CP sont définis par les membres et non par le management. La dimension identitaire (E. Wenger, 1998) permet, quant à elle, de différencier une CP d’un réseau d’affaires. Si le réseau est à l’origine de la communauté, il n’en est que l’amorce éclatée (E. Wenger, 1998). Enfin, la durée de vie de la CP est indéterminée. On souligne le caractère situé de la connaissance créée par les communautés d’individus qui partagent une pratique ou un problème. Dans ce modèle, trois caractéristiques de la connaissance sont mises en avant (V. Chanal, 2004) : la connaissance est localisée, elle est incorporée et investie dans la pratique.

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  • la connaissance est localisée signifie qu’une connaissance s’applique à un ensemble homogène de problèmes locaux et ne peut englober tout ce qui est nécessaire à la mise en œuvre d’une solution globale ;
  • la connaissance est incorporée ou inscrite à la fois dans des individus et dans des technologies, des méthodes, des règles mobilisées dans une pratique donnée ;
  • enfin, la connaissance est investie par les individus dans leur façon de faire les choses mais aussi à travers leur interprétation du succès des actions qui démontrent la valeur de la connaissance mobilisée.

12 Ce caractère situé de la connaissance (localisée, incorporée, investie) constitue un élément positif pour la création et le partage des connaissances à l’intérieur d’une pratique. Le partage des connaissances entre plusieurs pratiques va essentiellement s’appuyer sur deux mécanismes : les « objets frontières » (« Boundary objects ») et, les « individus jouant le rôle d’interface » (« Brokers ») (E. Wenger, 1998 ; J. Brown et P. Duguid, 2001).

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  • les objets frontières sont des éléments avec lesquels les personnes travaillent : modèles, concepts, tableaux de bord, outils de gestion, documents, prototypes, maquettes… qui sont susceptibles de « circuler » d’une pratique à l’autre et, par là même, de faire circuler la connaissance. Ainsi, comme l’a montré V. Chanal (2003), ceci souligne la différence entre transmettre de la connaissance via des systèmes d’information, et faire « circuler des objets » qui contiennent une connaissance qui sera mobilisée effectivement dans une pratique. Les objets frontières imposent le plus souvent aux individus une syntaxe commune pour représenter leur connaissance. D’où l’intérêt d’avoir une compréhension commune et un « jargon » unique, compréhensible pour tous les membres (F. Creplet, 2002). La circulation de ces objets crée une sorte d’infrastructure de gestion des connaissances, qui se distingue de la structure officielle des systèmes d’information ;
  • les acteurs interfaces sont des individus qui, de par leur appartenance à plusieurs communautés, peuvent transférer des connaissances d’une pratique vers une autre. Ils s’attachent à bien insérer la CP dans l’organisation et assurent la cohérence entre les différentes CP existantes ;
  • enfin, ce modèle pose la question de création des CP dans une perspective d’innovation : Comment faire émerger des CP sur des thématiques qui concernent les technologies ou les futurs marchés de l’entreprise ?

14 La présente étude a pour objet d’identifier les principaux critères permettant l’émergence d’une CP, c’est-à-dire : un projet d’intérêt commun, l’existence d’actions volontaires pour partager de la connaissance et s’entraider, le partage d’objets frontières, la connaissance mutuelle et l’apprentissage. Le but est d’améliorer l’efficience des processus d’innovation. Nous nous inscrivons dans une perspective sociale et cognitive. Nous nous intéresserons aux pratiques des acteurs comme lieu de création des connaissances. Le but est d’envisager des dispositifs de GC en se focalisant sur les pratiques d’innovation. Nous allons donc vérifier ces propos dans notre étude empirique. Nous cherchons à identifier les spécificités des CP à partir d’une étude de cas multiples.

3. Méthodologie de la recherche

3.1. La méthode : une étude de cas multiples

15 Notre recherche repose sur une étude de cas multiples menée auprès de trois entreprises innovantes. Ces entreprises visent à améliorer l’efficience des processus d’innovation, en développant des outils dits de knowledge management. Au sein de ces entreprises, de nombreuses communautés de pratique ont été créées afin de soutenir et conduire les praticiens à innover dans leur façon de gérer les connaissances.

16 Le choix des entreprises innovantes s’explique par le fait que ce type d’entreprise est un bon exemple d’entreprises condensées en connaissances, qui disposent d’un personnel hautement qualifié, et s’appuient sur l’intégration et la synthèse de la connaissance de ses spécialistes (experts, ingénieurs), comme principale ressource pour créer de nouveaux produits et de nouveaux processus en réponse aux problèmes de ses clients (F. Blackler, 1995). De plus, ces entreprises doivent faire face à deux principaux problèmes auxquels les CP peuvent contribuer : le premier concerne le management des acteurs (experts/ chercheurs), constituant des ressources rares que ces entreprises s’efforcent de retenir. Le second concerne le management de la connaissance et en particulier les structures et médias destinés à l’articulation, la création et la diffusion des connaissances entre experts (F. Blackler, 1995).

17 Pour montrer et analyser empiriquement comment les CP peuvent renforcer la GC au sein des entreprises, trois études de cas ont été réalisées. Nous avons privilégié une démarche qualitative qui se fonde sur un cadre conceptuel bien précis : les CP. L’approche qualitative par étude de cas nous est donc apparue une méthode adaptée pour étudier les CP dans une perspective de GC. Elle nous permet d’appréhender la dynamique du développement des CP dans l’amélioration des processus d’innovation. Afin d’éviter la dépendance excessive à un cas unique, une étude de cas multiples a été réalisée. Chacun des trois cas étudiés correspond à une CP. Dans cette perspective, les implications de la recherche sont de montrer que les CP sont une nouvelle façon de gérer les connaissances. Elles alimentent le processus de création et de partage des connaissances au travers des processus d’interaction entre les acteurs participants, leur implication dans un projet, les ressources partagées et les attitudes qui cadrent le comportement des acteurs.

3.2. Présentation des cas

18 La plupart des travaux sur les CP ont pour objet d’étudier les méthodes et les outils de développement des CP (J. Brown & P. Duguid, 2001 ; E. Wenger, 1998). Certains ont mis l’accent sur l’impact de l’introduction/usage des nouvelles technologies sur les manières de travailler et les relations entre les membres d’un département/entreprise (E. Vaast, 2001 ; E. Soulier, 2004 ; K. Goglio, 2004). Les technologies étant considérées comme une occasion de développement d’une (ou des) CP.

19 D’autres ont essayé d’identifier des critères pour définir une CP potentielle « graines de communautés de pratique » (E. Cappe, 2005).

20 D’autres, enfin, ont étudié les enjeux du pouvoir et de la hiérarchie au sein des CP (E. Josserand, B. De Saint Leger, 2004). Bref, tous ces travaux s’inscrivent dans deux axes :

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  1. une démarche de création de nouvelles communautés ;
  2. l’aide au développement de communautés existantes.

22 En fait, peu d’études ont abordé les difficultés rencontrées lors de la mise en œuvre des CP dans une perspective d’innovation. D’une manière plus large, la question des mécanismes de fonctionnement des CP et leur efficacité pour satisfaire les enjeux de l’innovation et la gestion des connaissances. Comment faire émerger des CP sur des thématiques qui concernent le management de l’innovation ou les futurs marchés de l’entreprise ?

23 Nous appuierons sur une démarche exploratoire basée sur une étude de cas multiples (trois cas), dans plusieurs contextes d’entreprises innovantes. Notre premier cas (A), concerne une entreprise, -un groupe aéronautique international – ayant déjà déployé un logiciel de Gestion Electronique de Documents (GED), notamment pour la gestion de la documentation opérationnelle sur ses projets de développement. L’entreprise souhaitait améliorer de manière notable les modes de travail en équipe de ses collaborateurs. Pour ce faire, l’entreprise (la direction) a mis en place des équipes de projet pour partager les connaissances par la pratique via l’outil GED et favoriser le retour d’expérience. Ces équipes de projet définissent une CP composée d’un directeur-animateur (manager associé à la direction générale) et un certain nombre d’utilisateurs d’applications informatiques.

24 Le deuxième cas (B), une entreprise – spécialisée dans les services et technologies du pétrole et du gaz- ayant d’une part, la problématique de la capitalisation des travaux de R & D ; et d’autre part, l’amélioration du support aux ingénieurs techniciens opérant sur le terrain. Pour remédier à ces problèmes, l’entreprise a mis en place une communauté : une CP technologique composée d’experts, ingénieurs-chercheurs et de leurs collègues dans le domaine R & D. Elle a pour objectif l’échange, la création et la capitalisation de nouvelles connaissances ainsi que l’élaboration de synthèses de connaissances sous forme de livrables. Le but est d’harmoniser, développer et capitaliser les pratiques et les connaissances sur les domaines technologiques clés.

25 Enfin, le troisième cas (C), concerne une société spécialisée dans le contrôle, la vérification et la certification des équipements. Pour répondre aux objectifs de l’initiative de management des connaissances lancée dans le courant de l’année 2002, la société a mis en place un ensemble d’équipes de travail. Ces équipes sont des ensembles de collaborateurs partageant un même pôle d’intérêt et définissent une communauté de pratique. Tous œuvrent dans le but de rendre aux clients un meilleur service, fournir une meilleure offre ou assurer une meilleure réalisation de la mission confiée. En plus des membres de base, un sponsor et un animateur sont associés à cette CP. Il existe des équipes sur différents domaines fonctionnels comme les achats, le contrôle de gestion, ou des équipes dédiées à des clients grands comptes. Le nombre de membres varie entre quelques dizaines et plusieurs centaines. Un tableau synthétique résume les études de cas réalisées.

3.3. Méthode de recueil des données

26 La source d’information mobilisée est les interviews (entretiens semi-directifs) avec des dirigeants/animateurs, des responsables R & D et des utilisateurs (membres) impliqués dans les CP. Les entretiens ont été centrés sur les axes suivants : le cadre (organisationnel, individuel…) de la CP ; le sujet/thème des CP ; le processus de gestion des connaissances ; le mode (les mécanismes) de fonctionnement. Ces thèmes se déclinent différemment suivant le cas étudié et les spécificités de l’activité de l’entreprise. Une trentaine d’entretiens, d’une durée moyenne d’une heure et demie à deux heures ont été réalisés en tout, soit une dizaine pour chaque cas. Les répondants étaient d’une part, des dirigeants/animateurs, responsable R & D/animateur de la CP, et d’autre part divers membres de CP. Ils étaient représentatifs de la diversité de la CP (métiers, fonction hiérarchique, dispersion géographique).

Tableau

synthétique des cas

Présentation de l’entreprise Cas A B C
Présentation Entreprise internationale (groupe)
en aéronautique
Entreprise internationale spécialisée
dans les services et les technolo
gies du pétrole et du gaz
Entreprise internationale spécialisée
dans le contrôle, la vérification et la
certification des équipements
Taille 7000 collaborateurs 84000 collaborateurs 16000 collaborateurs
Dispersion
géographique
Forte, présente dans plusieurs pays Forte, présente dans 100 pays Forte, présente dans 140 pays
Contexte - Mise en place d’une GED pour les
projets de développement
- amélioration des échanges d’infor
mation et savoir-faire
- retour sur expérience
- capitalisation des travaux R & D
- développer et diffuser l’innovation
- construire un système de capitali
sation des connaissances
- initiative de GC
- besoin d’échange et de partage de
savoir-faire
Caractéristiques des CP Taille Quelques dizaines Quelques dizaines Une centaine
Structure formelle Utilisateurs qui appartiennent à une
direction particulière mais dispersés
géographiquement
Experts, ingénieurs chercheurs,
chercheurs R & D qui appartiennent
à des services spécifiques (R & D)
Ensemble de collaborateurs appartenant
à plusieurs divisions dispersées géogra
phiquement
Contexte - CP à interactions faibles
- conflit entre la direction et les utili
sateurs (membres CP) qui rend les
échanges peu nombreux
- CP très dispersée avec peu d’occa
sions d’interactions
- Pratique commune mais peu de
conscience de la part de ses
membres
- CP très dispersée
- Fortes habitudes de travail en collabo
ration et histoire commune
- Facilité de circulation des informations - Intérêt commun
figure im1

synthétique des cas

27 Les entretiens conçus selon un guide d’entretien, ont été enregistrés et retranscrits intégralement. Une grille de codage a permis de structurer les verbatims qui ont été utilisés pour comprendre comment se présentent les CP et quels sont leur mécanisme de fonctionnement et les difficultés rencontrées.

3.4. Analyse des données

28 L’analyse des données a largement reposé sur les recommandations de M. Miles & A. Huberman (1991). L’objectif visé est de dégager un ensemble d’explications et de caractéristiques des CP. Pour élaborer de telles explications, nous avons saisi les idées, à la fois, dans la littérature et dans notre compréhension du phénomène de CP lors de notre étude.

4. Principaux résultats

29 Cette section présente les résultats de l’étude empirique. Nous présenterons d’abord les difficultés de mise en place des CP. Au-delà de ces difficultés, nous nous intéresserons aux difficultés de partage des connaissances et d’apprentissage.

4.1. La mise en place des communautés de pratique

30 L’analyse du mode de constitution et du fonctionnement des CP montre que les CP ne sont pas toujours conformes aux concepts d’E. Wenger. En effet, dans deux des trois cas étudiés, les CP ont été mises en place à la demande et sous le contrôle de la direction générale. Seule le troisième cas montre que les CP ont été créées volontairement par les membres. Pour les trois cas étudiés, la création des CP était issue de différentes actions : initiative de la direction et du management, sensibilisation d’un cadre supérieur, des gens intéressés pour travailler ensemble sur telle thématique, tel sujet, etc.

31 Ainsi, pour le cas (A), la création de la CP faisait suite à une initiative de la direction et le management. Pour sensibiliser les utilisateurs à la thématique de la GC au travers de l’outil GED, la direction a créé des entités d’acteurs (utilisateurs) -sous forme d’équipes de projet- qui doivent participer pour apprendre, améliorer et créer une nouvelle connaissance. Dès lors, l’existence d’une telle CP résulte d’un objectif propre de la direction et non volontairement des acteurs. L’objectif de la direction étant de réaliser un retour sur investissement une fois que le programme GC est lancé et l’outil GED mis en place. Ainsi, pour garantir la production des résultats concrets, la direction va jusqu’à s’impliquer « personnellement » dans la production de la CP. Elle tend à orienter systématiquement les travaux des membres de la CP en résultat opérationnel : retour sur investissement et production de documents livrables. Les sujets traités par l’équipe ne sont plus le résultat d’un processus collégial progressif d’échange et de partage mais plutôt la production d’un résultat matériel. En effet, la décision de réaliser l’opération de mise en place de l’outil GDE était conditionnée par l’analyse de son retour sur investissement et les gains qui ont été envisagés au démarrage du projet. En fonction des coûts d’investissement et d’exploitation prévus, il a été établi que les gains obtenus devaient couvrir les dépenses au bout de dix mois. Il est attendu que les membres puissent développer des pratiques pour l’évolution de l’entreprise. Malheureusement, les utilisateurs n’étaient pas familiarisés avec l’outil et n’ont pas été préparés au changement. A l’heure actuelle, il est encore difficile de mesurer la réelle atteinte des objectifs de retour sur investissement.

32 Dans le cas (B), confronté à un problème de gestion optimale de l’information et des connaissances, l’entreprise a entamé une réflexion pour mutualiser ses savoirs. Pour ce faire, elle a mis en place une CP. La CP technologique a été mise en œuvre afin de permettre aux experts et ingénieurs-chercheurs de partager des idées, de poser les problèmes de façon originale, d’imaginer de nouvelles solutions, d’échanger des éléments de connaissance ou de savoir pour promouvoir l’innovation et la R & D. La mise en œuvre de la CP a pour objectif de définir et d’établir au sein de l’entreprise des points de focalisation qui vont permettre de rassembler les savoir-faire et connaissances spécifiques à un domaine, et les collaborateurs qui les portent et les font évoluer. Dans ce contexte, le responsable du département R & D souhaitait redynamiser l’innovation, en mettant en place une organisation plus transversale. L’objectif du management étant de créer un écosystème qui incite au développement des « collaborations » inter-entités, c’est-à-dire un réseau pour les ingénieurs, les chercheurs et experts, des acteurs de différents services, différentes fonctions, différentes compétences se rassemblent pour « collaborer ». L’analyse des entretiens montre le soutien indéfectible de la direction tout au long du déploiement de la CP. De plus, elle a su arbitrer en faveur de la CP chaque fois que cela était nécessaire. Le but de la CP technologique est « collaborons et exploitons mieux nos ressources communes pour être efficaces collectivement ».

33 Néanmoins, la création de la CP technologique était influencée par le management de recherche et développement. Les membres de la CP ont pour mission de fournir des informations relatives aux problèmes qu’ils rencontrent, les nouvelles solutions qu’ils imaginent ou les idées originales qu’ils créent. Ces informations-là vont aider la direction à alimenter sa réflexion en R & D et la production d’innovation. En effet, c’est le management qui oriente les sujets à traiter et fixe les priorités de travail pour la CP. Le management exerce un contrôle a priori sur le choix des thèmes qui seront traités et a posteriori, plus ou moins explicite, sur l’activité de la CP. Mais son rôle apparaît plus comme coordinatrice des membres et de l’organisation.

34 Ces deux cas (A & B) révèlent que nous sommes bien loin de l’autonomie et de l’identité des CP pour l’acquisition collective et le traitement des stimuli de l’environnement (E. Wenger, 1998). En effet, ces CP ne sont pas créées spontanément comme le postule E. Wenger. De plus, elles n’ont pas d’identité puisque leurs activités ne sont pas choisies par elles-mêmes, ni négociées par leurs membres mais plutôt dictées par la direction (DG) et le management (R & D). Dans le cas (A), la CP a été créée et dirigée par la direction générale pour justifier certaines actions (retour sur investissement). Dans le cas (B), la CP technologique, bien que apparemment créée spontanément, a été sponsorisée par le management R & D. Sa structure et son fonctionnement sont loin d’être autogérés comme le mentionne E. Wenger (1998). En effet, dans la CP technologique, l’adhésion se fait au travers d’une charte de participation, basée sur une participation active des membres et sur la volonté de partager et d’innover. Donc pas de membres passifs autrement ils seront exclus de la CP. De plus, il y a des règles de jeu en termes de droit et de devoir vis-à-vis de la CP. Ces règles traduisent l’engagement à la CP et assurent son fonctionnement en terme de partage, ce qui est loin d’être évident quand on fait travailler ensemble des personnes (chercheur, ingénieur, etc.) de profils différents, que ce soit en terme d’expertise ou de métier, d’entreprise voire de cultures différentes. Par ailleurs, l’entrée dans la communauté se fait à l’unanimité mais la présence est obligatoire. Si un membre s’absente sans raison valable ni justificatif, il peut être exclu de la CP. La participation aux activités de la CP est privative et se fait sur un champ de pratique et de l’échange d’expertise. Tous ces éléments s’inscrivent en fait dans le champ de la « bonne conduite » de la CP, élaborée, votée et signée par tous les membres avant d’entrer dans la CP, permettant ainsi, une fois la CP constituée, de la consolider et d’en garantir certains résultats.

35 Il en découle que, l’auto-organisation -caractéristique essentielle des CP- n’est pas vérifiée. L’étude empirique montre que les CP ne sont pas auto-gérées. Elles sont structurées et font l’objet de réunions avec présence obligatoire, de participation active, de motivation et de plate-forme. Contrairement à ce que dit E. Wenger (1998), la constitution volontaire des CP est loin d’être spontanée. Souvent elle émane d’une initiative et sponsorisation de la direction/management. Cette présence de la direction/ management et son rôle d’orientation a un impact sur les échanges et l’apprentissage au sein des CP. De ce fait, les membres ne sont plus des collectifs égaux engageant une activité d’apprentissage en marge de l’organisation. Les CP se trouvent ainsi conditionnées par des sujets précis, préétablis par un cadre supérieur et un contexte spécifique. Leur existence doit justifier un certain résultat matériel : retour sur investissement ou résolution de problèmes, plutôt qu’un simple groupement. Dès lors, les CP se trouvent privées du sens nécessaire à la construction de leur identité et leur activité (E. Wenger, 1998).

36 Seul le cas C a montré un fonctionnement conforme aux concepts de E. Wenger. Les membres ont décidé librement de participer à la CP dont le fonctionnement repose essentiellement sur un processus d’échange volontaire. En effet, ils ont décidé une action collective de réunion autour d’une thématique les intéressant tous (de manière collective) et vont bénéficier d’un certain nombre d’avantages pour pouvoir évoluer au niveau de leur organisation, de leur projet et système de production et de gestion etc. Les relations mutuelles entre les membres étant alors soutenues, les membres échangent régulièrement des informations, des données et des techniques. Ils partagent l’expertise acquise durant leur expérience professionnelle. On constate qu’ils sont amenés à s’entraider. De plus, ils s’engagent à participer aux réunions de la CP régulièrement, ce qui garantit un fonctionnement régulier. L’animateur joue un rôle important dans un tel fonctionnement ; dans chaque équipe, il occupe une fonction classique d’animation et d’organisation et garantit le bon fonctionnement de la CP. Il exerce tout d’abord un rôle d’organisation : informe les membres de la date de la réunion, rappelle aux participants les tâches qui leur sont attribuées et recense l’ensemble des besoins/thèmes émis et négociés par les participants. Il fait vivre la réunion et énumère en fin de séance les sujets choisis. Chaque participant peut contribuer à l’enrichissement de l’agenda et proposer des thèmes ou aider à la décision sur les thèmes retenus. Son rôle est plutôt d’ordre formel. Il n’exerce pas de contrôle spécifique au sein de la CP. mais son rôle sous-entend de capitaliser les expériences et les connaissances de la CP. A un certain moment, des choses intéressantes se disaient et se faisaient au sein de la CP. Celle-ci n’avait rien pour cristalliser cette connaissance, d’où l’idée de mettre à disposition un Extranet collaboratif. L’Extranet fait vivre la communauté, en dehors des réunions régulières, par l’intermédiaire du message du forum. De ce fait, la CP est à la fois composée de personnes se rencontrant de manière assidue et du matériel (plate-forme, support, outil) permettant d’échanger et de pouvoir se repérer en dehors des réunions ; et par suite de capitaliser.

Tableau 1

Caractéristiques des CP étudiées/concepts théoriques (E. Wenger (1998)).

Concepts théoriques Cas (A) Cas (B) Cas (C)
Constitution Créée par la DG - Sponsorisée par la R & D
- Sponsorisée par la CP technologique
Constitution spontanée, autonome
Auto-organisation Dirigée par la DG - Structurée par une charte de présence et
des règles de jeu
- Orientée par la CP technologique
- Animée spontanément
- Plate-forme de discussions, échange
- Style de travail et esprit de collaboration
Identité Inexistante Influencée par la R & D et l’innovation Identité de groupe
Pratique Matérielle (résultat
matériel et tangible :
retour/investissement
Contexte spécifique en fonction de la
trajectoire R & D (résolution de problèmes,
recherche et développement, production
d’innovation)
Sociabilité (partage d’expériences, négociation, collaboration
figure im2

Caractéristiques des CP étudiées/concepts théoriques (E. Wenger (1998)).

4.2. Des difficultés de partage dans les communautés de pratique

37 Selon E. Wenger, dans les CP, le partage et l’apprentissage sont basés sur l’échange et la participation. Au-delà des problèmes liés aux outils, des éléments ont été détectés qui freinent l’apprentissage au sein des CP : la difficulté d’échange et de communication et le manque de collaboration.

4.2.1. Difficultés liées aux outils

38 Les premières difficultés citées par les membres sont liées aux outils. Les outils mis en place sont trop sophistiqués. Les membres interrogés soulignent que l’outil supportant les CP doit être simple, peu coûteux et rapide à mettre en œuvre, même si sa couverture fonctionnelle n’est pas exhaustive. Par exemple, pour le cas A, le personnel a trouvé une grande difficulté à adapter l’outil malgré l’implication et les efforts de la direction. Notre étude a révélé que le personnel a perçu le lancement de la GED comme une initiative imposée vis-à-vis de la direction. Il a interprété cette initiative comme un manque de reconnaissance du personnel. En effet, la lourdeur de la GED est un motif avancé par les utilisateurs et les membres des CP.

39 Le logiciel a donc été simplifié et allégé ; et a donné naissance à un module sur le portail de l’entreprise. Néanmoins, pour utiliser de manière optimale ce logiciel complexe et en retirer de véritables bénéfices pour l’entreprise, l’utilisateur doit être formé, encadré et suivi par les meilleures pratiques. Dès lors, un accompagnement au changement et à la sensibilisation à la démarche de gestion des connaissances a été mis en place. Un plan d’encadrement et une formation à l’utilisation du GED ont été également établis pour encourager l’utilisation du logiciel GED et par suite le partage des connaissances et le retour sur investissement. Pour appuyer la démarche, la direction a pris en charge l’animation des CP en les incitant à produire des documents collectifs, à mettre en valeur leurs compétences individuelles. Néanmoins, malgré ces efforts, les résultats sont restés peu efficaces et non rentables pour l’entreprise.

40 Pour le cas B, la CP technologique a vite compris ce problème et a rapidement pris en compte les besoins des ingénieurs. Elle a agi en douceur en gardant ses objectifs : l’échange de bonnes pratiques et le transfert de connaissances sur les projets innovants. Pour ce faire, elle a mis à disposition des ingénieurs, des supports sur les fonctions des logiciels développés afin que l’ingénieur soit informé avec précision et sans délai des meilleures pratiques. De plus, elle a veillé à développer sans cesse le relationnel, en interne et en externe pour garantir une évolution aisée et commune à l’ensemble des parties prenantes.

41 Le cas (C) n’a pas connu de telles difficultés car, d’une part, les échanges n’étaient pas focalisés sur le support technologique ; d’autre part, les membres étaient familiarisés aux usages technologiques.

4.2.2. Difficultés d’échange et de communication

42 Une difficulté plus sérieuse est liée à l’échange et à la communication. Certains membres ont souligné la difficulté d’échanger au sein de la communauté. Cette difficulté d’échange relevait d’une volonté de rétention de l’information pour assurer une forme de pouvoir et faire face à la pression concurrentielle. La compréhension du fonctionnement des CP ne peut s’affranchir d’une réflexion sur les relations de pouvoir (J. Lave & E. Wenger, 1991 ; E. Vaast, 2002 ; E. Josserand & al, 2004). En effet, pour s’engager dans le partage des connaissances, les acteurs doivent s’affranchir des enjeux de pouvoir. C’est particulièrement le cas si l’on souhaite préciser dans quelles conditions la direction peut encourager et stimuler la formation des CP sans mettre en cause le caractère spontané qui constitue leur richesse. Ainsi, dans le cas (A), l’absence d’échange provenait surtout de la forte implication de la direction. Celle-ci exerce son autorité qui empêche les membres de parler et de s’exprimer. La communication est unidirectionnelle (de la DG vers les utilisateurs) et consiste à dicter aux membres ce qu’il faut faire pour consolider le projet et réaliser les retours sur investissement. Notons que, le manque de négociation et d’interactions sociales a éloigné la direction de son souhait et la réalité pratique des utilisateurs.

43 Dans le cas (B), la participation se fait sous signature d’une charte de participation. Les participants sont donc obligés de parler et d’échanger, à tour de rôle. Cependant, ils échangent mais prudemment. En fait, pour qu’il y ait échange, il faut que le participant ait confiance dans les membres de la communauté ; savoir d’où partent les informations délivrées et comment elles vont être utilisées. L’analyse des entretiens montre qu’il est difficile aux membres de livrer des informations à « valeur ajoutée ». Dans ce cas, l’animateur joue un rôle important dans l’établissement des discussions et de l’échange. Il doit créer un environnement de confiance et mettre à l’aise le participant pour qu’il puisse s’exprimer et communiquer. Au bout d’un certain nombre de rencontres (réunions), l’échange s’établit et le partage a bien lieu sans rétention, seulement il faut du temps. Quelques séances de travail collectif ont permis de mieux situer les enjeux de l’innovation, de débattre des contraintes vécues dans la gestion des projets innovants, afin de trouver collectivement de meilleures solutions : innover sans prendre trop de risque. Le plus difficile étant de créer les règles de la confiance. Il ne s’agit pas d’une simple communication mais d’échange d’informations à valeur ajoutée. Donc un membre va livrer réellement ce qui se passe chez lui, son expérience, sa pratique concrète à la fois bonne et mauvaise. Chose qui n’est pas toujours facile à révéler. De ce fait, c’est la confiance qui va jouer pour livrer une information aussi forte. D’où l’importance des règles du jeu : les règles de participation, les règles de communication et les règles de publication. Ces règles créent en quelque sorte un climat de confiance, ce qui contribue à créer de nouvelles connaissances et donc à produire une dynamique d’apprentissage. D’autre part, l’objet de l’échange est essentiellement le partage et l’acquisition des connaissances. Les membres interrogés indiquent que les CP leur permettent de valoriser leur connaissance et d’échanger leurs expériences. Notons que ces difficultés d’échange n’étaient pas enregistrées pour les équipes de l’entreprise (C). En effet, ses membres étaient ouverts à l’échange et à la communication. Ils étaient conscients d’avoir besoin l’un de l’autre et, s’il le faut, de la nécessité d’échanger réciproquement. Ils n’hésitent pas à fournir des informations et des explications. Au titre de la réciprocité, ils demandent de l’aide. Ils cherchent essentiellement à développer leurs compétences dans leurs activités. Leurs communication et conversation sont orientées vers tous les membres de l’équipe. Grâce à cette culture de communication et d’échange transparent, le partage a eu lieu. Dans ces conditions, la qualité d’échange peut avoir un impact direct sur l’émergence de l’apprentissage et la production des connaissances nouvelles.

4.2.3. La nécessité de collaborer

44 Notre étude a révélé la collaboration comme facteur important à l’apprentissage et à la production des connaissances nouvelles. Dans le cas (A), la direction a mis en œuvre un outil GED pour la collecte et la capitalisation. Malgré ses nombreuses tentatives d’incitation (sensibilisation des membres de la CP, formation, encadrement intermédiaire, etc.) la participation est restée limitée. Résultat, la démarche de gestion des connaissances a échoué. Cet échec s’explique en partie par le manque de collaboration entre la direction et le personnel. Pour y remédier, l’entreprise a procédé à la « mutualisation » des pratiques au sein de la communauté. Le but de cette mutualisation des pratiques est de parvenir au résultat : capitalisation et retour sur investissement. On retrouve ici les éléments du travail collaboratif : la définition d’objectifs, la mise en place de moyens de mutualisation de savoirs pour parvenir au résultat. Le travail collaboratif est un processus de production à « ajustement mutuel », impliquant une coproduction, une co-action, un co-pilotage et co-apprentissage, une somme d’interactions complexes entre les acteurs pour la réalisation en commun d’un même objectif. Pour notre cas, la mise en place d’un processus de travail collaboratif permet, d’une part que les choix de la direction et les actions du personnel soient cohérentes entre elles, et d’autre part, que le personnel ait une vue globale du rôle qu’il peut jouer. Cela lui permettra de combiner à la fois les objectifs du management et les objectifs des utilisateurs dans sa démarche de GC.

Tableau 2

Les difficultés empiriques des CP étudiées

Concepts théoriques Cas (A) Cas (B) Cas (C)
Participation Pas de communication
et d’échange
- Communication orientée selon le contexte et l’objet de discussion
- Développement de relations (internes et externes)
- Participation volontaire
- Négociation
- Interactions sociales
Partage Pas de partage - Partage d’expériences
- Partage de connaissances, de savoirs
- Partage de savoir- faire
- Partage de savoir- faire
- Partage de répertoires
- Partage de valeurs
Apprentissage Inexistant - Influencé par la R & D et l’innovation
- Apprentissage situé
- Apprentissage réciproque
figure im3

Les difficultés empiriques des CP étudiées

Tableau 3

Evidence empirique des CP

Cas (A) Cas (B) Cas (C)
Collaboration Absente - Coordination entre les membres internes et externes
- Collaboration dynamique et propagation d’innovation
- Dynamique de groupe avec sens social (Weick.1979) - Relations harmonieuses
figure im4

Evidence empirique des CP

45 Dans le cas B, la collaboration a consisté à identifier les logiques et les règles d’usage, les modalités d’utilisation, la validation de mise en ligne d’un dispositif « intelligent » et « collectif ». En effet, la CP technologique a pour mission l’innovation et l’urbanisation des systèmes d’information de l’entreprise. Cette CP est amenée à faire de la veille technologique et à « débroussailler » des technologies avant de les transférer à tous les membres de l’entreprise. Pour améliorer ces opérations de transfert entre des équipes ayant des modes de fonctionnement bien distincts, une base de connaissances a été mise en place : elle assure le classement de tous les documents produits dans les projets d’innovation, la traçabilité de chaque événement lié à ces mêmes projets et la formalisation du retour d’expérience de chacun d’eux. Cette démarche permet à la CP technologique de capitaliser sur la connaissance acquise pour innover sur de nouveaux projets. De même pour le cas C. La collaboration s’est manifestée dès lors qu’une personne seule ne peut parvenir à la réalisation d’une tâche. Chaque équipe organise (régulièrement) des réunions avec les autres équipes ayant des intérêts analogues qui se trouvent sur d’autres axes de l’entreprise (achat, contrôle de gestion, service après vente, etc.). Ces réunions ont pour objet de faire le point de synchronisation par rapport à l’état d’avancement de chacun des projets et de la relation que chacun crée naturellement avec le client. De ce fait, les réunions d’équipes contribuent bien à faire un partage de connaissances principalement de nature tacite. Elles permettent à chaque équipe d’échanger, rassembler, intégrer et partager des connaissances sur le client. Comme l’ont souligné J. Brown & P. Duguid (1991), la nature de la connaissance est dépendante de l’objectif et de la structure des CP. Les connaissances sont en général uniquement échangées entre les membres d’une telle communauté. Par conséquent, elles sont donc essentiellement le « savoir-faire » qui est de nature tacite et socialement localisé (I. Nonaka & H. Takeuchi, 1995). La CP a donc été créée pour faciliter la mobilisation des connaissances tacites sur le client et la transmission de ces connaissances entre les différents membres et inter-équipes. On a constaté la mise en place d’un répertoire de synthèse rassemblant tous les documents, informations, procédure d’enregistrement de suivi et des projets clients. Ce répertoire représente le fédérateur de la relation formalisée avec tous les membres et la CP. La continuité et la richesse de ce répertoire dépend alors d’un bon équilibre entre participation et travail collaboratif entre les membres. Les équipes consultent régulièrement ce répertoire et l’utilisent pour avoir des connaissances sur les projets mis en place avec les clients. Il est à noter que, la mise en place de cette CP s’est faite avec succès sans problème. En effet, la société avait depuis quelques années développé l’utilisation de Lotus Notes et était donc déjà familière avec les modes de travail collaboratif.

5. Discussion

46 Les trois cas étudiés étaient sans conteste une tentative de création des CP. Pourtant, parmi eux, un seul présente des caractéristiques conformes aux CP de E. Wenger. Dans les deux autres cas, les CP étaient plus imposées et contrôlées par la direction et le management. Leur forme s’est transformée pour adopter un format intermédiaire entre la forme visée et la forme réelle.

5.1. Des communautés de pratique imposées

47 L’un des fondements du concept de communauté de pratique est le principe d’« auto organisation » qui donne la latitude nécessaire à l’échange des connaissances (E. Wenger, 1998 ; J. Brown et P. Duguid, 1991). Comme nous l’avons observé, les entreprises avaient des attentes fortes quand aux apports potentiels des CP en terme d’apprentissage, de résolution de problèmes et d’innovation. Cependant, une différence fondamentale est à noter avec la théorie des CP développée par E. Wenger. Elle défend volontairement la formation des CP, ce qui n’est pas le cas dans nos études de cas (A) et (B). Dans le cas (A), par son intervention dans la création de la CP, la direction souhaitait instiller un intérêt auprès de chacun des membres. Nous avons constaté que le personnel faisait montre de cette volonté nécessaire à participer à la CP. Dans le cas B, il est clair que le soutien apporté à la CP peut paraître insuffisant. Dès lors, nous sommes bien loin des principes posés par exemple par E. Wenger & W. Snyder (2000) pour « cultiver » les CP : aide à la constitution d’une communauté sur la base de groupes existants, fourniture des infrastructures, soutien non-intrusif de la direction générale et de « sponsors » ainsi que mise en œuvre de méthodes d’évaluation non traditionnelles. Les directeurs jouent bien un rôle de « sponsor » mais avec des objectifs qui sont bien différents de la volonté de simplement « cultiver » les communautés de pratique. En fait, seul le cas C montre clairement qu’il est tout à fait possible de développer une communauté de pratique à part entière et de maintenir son équilibre interne. Certes, la nécessité d’un animateur est reconnue par la littérature (N. Michinov, 2003 ; S. Powers & S. Guan, 2000). Toutefois, il s’agit principalement d’un rôle de « facilitateur » au sein de la CP. Ce rôle « est plus important que le contenu ou les sources d’informations mises à la disposition des apprenants » (K. Squire & C. Johnson, 2000). « Son action consiste à : 1) fixer les objectifs de la CP, les thèmes de discussion et définir un scénario de collaboration à l’image d’un metteur en scène (phase de préparation) ; 2) favoriser l’auto- évaluation et la motivation à participer (phase d’animation) ; 3) évaluer si les objectifs ont été atteints (phase d’évaluation) » (N. Michinov, 2003). Contrairement à un directeur ou un chef de projet, le facilitateur n’est pas désigné par une hiérarchie mais choisi par les membres de la communauté. En effet, pour l’entreprise (A), le fait de désigner un directeur au sein d’une CP incite ce dernier à s’impliquer dans son fonctionnement et à contrôler ainsi son développement.

48 Il en résulte que, au-delà de la conformité organisationnelle et au besoin de contrôle, l’existence d’un cadre supérieur (direction, management, etc.) à la tête des communautés de pratique met en question sa dimension identitaire (E. Wenger 1998 ; E. Josserand & al, 2004).

5.2. Des difficultés dans le fonctionnement des communautés de pratique

49 Comme nous l’avons vu, les CP étudiées sont confrontées à une série de difficultés internes qui peuvent nuire au partage des connaissances et à l’apprentissage : outils inadaptés, difficulté d’échange entre les membres, sensibilisation au travail collaboratif. Notre étude de cas (A) nous a permis de constater qu’il y a eu une confusion entre les objectifs recherchés : capitaliser et gérer les connaissances et y accéder avec l’outil mis en place (GED). En effet, si la GED est un outil puissant pour améliorer le travail, sa conception est complexe et non adaptée aux attentes des usagers. Notre étude a montré que, l’outil ne correspond en fait ni au besoin réel des utilisateurs, ni à ce que leur a promis l’équipe de projet ; c’est-à-dire un moyen de faciliter le travail. Il n’a pas été bien accueilli par les utilisateurs malgré plusieurs tentatives de relance, d’encadrement et de formation. De ce fait, il est important de recadrer les attentes des utilisateurs sur l’usage prévu de l’outil : la gestion des connaissances. De plus, il n’est pas évident que tous les utilisateurs soient suffisamment convaincus de la nécessité de « gérer la connaissance » pour modifier leurs modalité et habitude de travail. D’autre part, notre étude de cas (B) nous a révélé la difficulté d’échange, élément fondamental de l’aspect communautaire des CP. Pour s’engager et partager, les individus doivent être à même de dépasser leurs propres peurs (J. Scott, 1998). Nous avons constaté la nécessité de créer un climat de confiance et de collaboration. Cependant, malgré ces difficultés rencontrées au début, les CP ont réussi à former des répertoires de partage et de réification d’objets spécifiques, ce qui constituait une de leurs missions dans la création de synthèse. Ceci s’explique par l’existence d’un engagement et d’un consensus qui ont fait l’objet de partage et d’apprentissage.

50 Cette démarche de partage et d’apprentissage répond tout à fait à l’enchaînement décrit par J. Lave (1991) sur le développement des CP. D’un point de vue de l’ethnométhodologie et de l’action située, cet auteur nous invite à prendre en considération l’expérience, la situation, le contexte d’usage et d’apprentissage, les usages eux-mêmes qui permettent de comprendre les modalités de raisonnement utilisées au quotidien lorsqu’elles sont mobilisées par des individus pour agir dans des situations complexes : apprentissage de l’autre, apprentissage réciproque. Lors d’actions réalisées collectivement ou dans le but de servir une communauté, le recueil d’informations, le partage permet d’organiser par la réflexivité qui s’opère, par effet en retour, par feedback, la recherche du sens individuel ou collectif. La résolution collective de problèmes se fait en dynamisant la co-activité, la coopération, l’interaction. D’un point de vue pragmatique, en ce qui concerne un outil de GED ou autres logiciels, en l’absence de modèle du champ reconnu et avéré, la gestion des connaissances permet de mettre en œuvre un langage commun à tous les membres en leur proposant d’échanger pour acquérir des nouvelles connaissances à partir d’un référentiel permettant de partager un vocabulaire et une compréhension mutuelle (« mutual awarness »), un échange qui favorise un apprentissage réciproque. Les communautés de pratique apparaissent alors comme un lieu d’échange au sein duquel sont combinées les différentes facettes de conversion de la connaissance : extériorisation- combinaison- intériorisation- et socialisation (I. Nonaka & H. Takeuchi, 1995) autorisant ainsi le partage et la révélation de la connaissance tacite. Le partage des connaissances s’identifie à des mécanismes de coopération faisant naître des connaissances collectives nouvelles autant par la combinaison de modèles mentaux individuels que par la coévolution des savoirs individuels. Il en résulte que, les apports de partage de connaissances par la pratique sont bien présents dans les CP observées. Cependant, ils sont difficilement perçus dans certains cas. Comme l’ont souligné E. Wenger & W. Snyder (2000, p. 45) « d’une part, les effets des activités des communautés sont souvent retardés ; d’autre part, les résultats apparaissent généralement dans le travail des équipes et des unités opérationnelles, pas dans les communautés elles-mêmes ». Nos études de cas illustrent bien ceci. En effet, un apport majeur des CP à la GC est la cristallisation de la connaissance des différents membres au sein d’un livrable. La production d’un document original qui n’aurait pas été créé par ailleurs et qui fait l’objet d’un véritable échange de pratique donc de la réalité. En outre, la sensibilisation au travail collaboratif, de favoriser l’échange, le partage, l’apprentissage et toutes choses qu’on essaie de promouvoir ou d’observer dans la réalité. A terme, propager ces acquis au reste de l’entreprise pour créer une « intelligence collective ». Ceci en ouvrant les CP à d’autres experts, afin de favoriser l’échange inter-communauté et de fédérer des hommes et des connaissances. Pour ce faire, I. Takeuchi et H. Nonaka (1995) suggèrent de se pencher sur la mise en œuvre d’une « organisation hypertextuelle » : tous les acteurs participent à l’organisation du travail fondée sur un projet clair et partagé répondant à des besoins clairement définis. Ce type d’organisation du travail permet :

51

  • une répartition équilibrée et justifiée des rôles à partir des connaissances identifiées ;
  • la mise en mémoire de la pratique des acteurs ;
  • la valorisation de leur connaissance (ré- utilisation, capitalisation) ;
  • l’interaction à tous les niveaux d’échelle.

52 L’organisation de la coopération nécessite l’existence d’un dispositif (un outil), qui suppose au moins deux choses :

53

  • la reconnaissance par la hiérarchie en favorisant et acceptant une nouvelle organisation du travail, le réajustement des tâches habituellement accomplies, la prise en compte, la valorisation, voire la rétribution du travail réalisé dans le cadre de la coopération ;
  • la maîtrise de la démarche de coopération (définition des rôles et responsabilités de chacun, calendrier, maintenance) à la fois du point de vue de la coordination et de l’animation et de la démarche de formation (en contenu, méthodologie, technologie, outils adaptés).

Conclusion

54 Dans cet article, nous avons montré qu’il existe une tendance des managers à vouloir améliorer des processus d’innovation, en développant des outils dits de Knowledge Management. Ces outils visent surtout à améliorer l’accès à l’information, son stockage, et sa circulation au sein d’équipes-projet. Sans remettre en cause la pertinence et l’utilité de ces outils, notre propos ici est plutôt de suggérer qu’il existe d’autres façons de concevoir la gestion des connaissances, à travers une perspective pragmatique : les pratiques concrètes comme lieu de création de connaissances. La notion de communauté de pratique est à notre sens une approche aussi féconde que la mise en place de coûteux systèmes d’information qui prétendent gérer la connaissance. L’analyse empirique nous a permis d’aborder les CP dans un contexte d’entreprises innovantes.

55 La question de la gestion des connaissances est relative à la connaissance. La difficulté essentielle est de parvenir à exprimer à la fois ce qui est implicite (lié à l’habitude, la pratique, aux savoir-faire) difficile à exprimer ; et l’explicite (plus conceptuel, plus formel, codifié). Un parallèle identique peut être fait entre ce qui est empirique, qui correspond à des savoir-faire et ce qui est lié aux normes (le savoir quoi et savoir comment). Une autre difficulté est de saisir l’aspect dynamique de la connaissance qui se réorganise en permanence. Le déploiement des CP correspond à cette démarche organisationnelle pour le partage et l’apprentissage.

56 Notre contribution a mis l’accent sur les difficultés de mener une telle démarche et a délaissé d’autres aspects liés aux CP. L’efficacité d’une telle démarche -au cœur des pratiques de Knowledge Management – reste encore un thème de recherche qui demande encore des efforts importants. Des projets de recherche permettant d’approfondir la compréhension des constitutions des CP sont nécessaires. En particulier, des études permettant de mieux comprendre les facteurs de maintien et d’évolution des CP sont prometteurs. Des travaux portant sur la dynamique de groupe et du travail collaboratif seront certainement utiles.

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  • Wenger E., Mcdermott R., Snyder W.M. (2002), Cultivating Communities of Practice, Boston, Massachusetts, Harvard Business School Press.

Notes

  • [1]
    « Membership in a community of practice is self-selected », (E. Wenger, 2000, p. 42).
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