Couverture de RSG_222

Article de revue

La médiation affective dans le cycle d'apprentissage par l'échec commercial

Pages 149 à 160

Notes

  • [1]
    Garcia-Prieto et alii (2005) rappellent que les termes d’affect et d’émotion sont souvent utilisés de manière interchangeable dans la littérature organisationnelle, position que nous adopterons dans le cadre de cette recherche.
  • [2]
    Nous parlerons par la suite de modèle ARI pour faire référence à ces travaux.
  • [3]
    Rappelons qu’une « trajectoire d’innovation » est composée de plusieurs innovations visant un même segment de marché et/ou s’appuyant sur une même technologie (Ben Mahmoud-Jouini, 2004).
  • [4]
    Nous parlerons par la suite de théorie AET pour « affective events theory ».
  • [7]
    Les acteurs utilisent d’ailleurs des mots très explicites tels que « tuer », « supprimer », « virer », « cannibaliser », « massacrer » ou « taper dans ».
  • [8]
    Les détracteurs du projet étaient généralement sceptiques, dès le départ, quant aux chances de succès de ce concept de rangement (cf. supra).
  • [9]
    « J’aime cette entreprise et je la sers avec beaucoup de passion ».
  • [10]
    Le champ lexical de la mor t est d’ailleurs très présent dans les entretiens : « J’ai vu le début du projet, tout comme je l’ai vu mourir ».
  • [11]
    Exemple : « J’avoue que c’était une période… Quand on m’a dit que c’était arrêté, bon, ben, il faut passer à autre chose, voilà ! Je n’ai pas plus à vous dire sur ça ».
  • [12]
    Certaines personnes se sont d’ailleurs dites étonnées que nous ayons obtenu l’autorisation du BHV pour cette étude : « Avez-vous l’autorisation [du Président] ? C’est bizarre ». D’ailleurs, le DRH du BHV – qui n’était pas là à l’époque de Box & Co – nous avait envoyé une lettre de refus par rapport à notre projet de collaboration dans un premier temps, avant de se raviser et de nous re-contacter dans un second temps.
  • [13]
    Le terme de « modèle » doit être compris ici au sens de description d’un processus.
  • [14]
    Téfal en constitue, à ce titre, un exemple canonique depuis les travaux de Chapel (1997).

1 En juin 2005, la revue Long Range Planning consacrait un numéro spécial au thème des échecs dans l’organisation, avec notamment une place importante accordée à des travaux montrant que les entreprises sont très largement encouragées à apprendre de leurs échecs, mais qu’il s’agit souvent là d’une chose souvent plus facile à dire qu’à faire (Baumard et Starbuck, 2005 ; Cannon et Edmondson, 2005). Au même moment, la revue Journal of Organizational Behavior choisissait de revenir sur une question de plus en plus étudiée par les sciences de gestion – après avoir longtemps été ignorée – à savoir le rôle joué par les émotions [1] dans les organisations, après avoir déjà consacré un numéro spécial à ce sujet en mars 2000. Rares sont par contre les auteurs qui se situent au carrefour de ces deux courants de recherche. Ainsi, par exemple, une recherche rapide dans la base de données Business Source Premier (tous supports confondus) conduit à un résultat éloquent. Si 1362 et 17298 références comportent respectivement les termes « emotion » et « learning » dans leur titre, en revanche 12 références seulement comportent ces deux termes à la fois dans leur titre. Plus encore, une seule référence sur plusieurs centaines de milliers d’articles contient les mots « emotion », « failure » et « learning » (Shepherd D.A., 2004, Educating Entrepreneurship Students about Emotion and Learning from Failure, Academy of Management Learning and Education, 3 (3), 274-287). L’auteur en question est d’ailleurs un des rares à aller au-delà de la traditionnelle dichotomie entre, d’un côté, les théoriciens de l’Ecole de la Carnegie, qui avancent l’idée selon laquelle les échecs stimulent le processus d’apprentissage (e.g. Cyert et March, 1963) et, de l’autre, les théoriciens de la threat rigidity, qui suggèrent que tout déclin de l’organisation a au contraire tendance à inhiber les processus cognitifs (Staw et al., 1981). En l’occurrence, Shepherd (2003) cherche à approfondir le rôle joué par les émotions dans le processus d’apprentissage. L’auteur s’appuie ainsi sur la littérature en psychologie sociale pour défendre l’idée selon laquelle un échec (ex. : la perte d’une affaire) génère une réponse négative sur le plan émotionnel de la part des individus, qui va elle-même avoir un impact sur l’aptitude à apprendre d’une telle expérience. Cet article souhaite apporter un éclairage complémentaire à cette question, en montrant le rôle exact joué par les émotions dans le cycle d’apprentissage par l’échec.

2 Précisons, au préalable, que notre recherche se penche ici sur le cas des échecs « commerciaux ». En effet, dans certains travaux (e.g. Miner et al., 1999) « échec » signifie « dépôt de bilan », « banqueroute » ou « faillite », là où la terminologie d’échec commercial renvoie, dans cet article, à un nouveau concept dont la commercialisation a finalement été arrêtée, faute de résultats satisfaisants (cf. infra).

1. Littérature

1.1. Des échecs présentés comme des sources d’apprentissage

3 Pour Cooper et Kleinschmidt (1991), les nouveaux produits sont essentiels pour le succès à long terme des entreprises. Cependant, les taux d’échec sont alarmants. Une étude célèbre de Booz-Allen et Hamilton (1982) montre que près de 50 % des ressources que les firmes américaines consacrent au développement de nouveaux produits financent des échecs commerciaux. Selon Leonard-Barton (1995), ces derniers sont de toute façon inévitables dans l’innovation, non seulement pour des raisons statistiques, mais de manière plus profonde parce que l’apprentissage réalisé est une condition indispensable au succès. D’après Maidique et Zirger (1985), la plupart des lancements de produits ratés constituent ainsi des étapes importantes dans le développement d’une firme innovante.

4 En fait, selon Hamel et Prahalad (1994), les firmes ne devraient pas hésiter à explorer en continu de nouveaux marchés dans une logique de « marketing expéditionnaire ». Plus exactement, elles doivent adopter une vision à long terme avec un haut niveau de tolérance pour l’échec. Mieux vaut ainsi persévérer et faire plusieurs essais, quitte à essuyer quelques revers commerciaux, plutôt que d’avoir un bilan irréprochable de réussites commerciales qui traduisent une prudence excessive. D’ailleurs, si l’objectif est d’accumuler une compréhension du marché aussi rapidement que possible, une série d’incursions à faibles investissements est impérative, car le véritable apprentissage ne commence qu’à partir du moment où un produit – aussi imparfait soit-il – est mis sur le marché. De même, pour Chapel (1997), c’est grâce au développement successif et permanent de nouveaux produits que les connaissances sont capitalisées et que les explorations ultérieures sont cadrées. Qu’un produit réussisse ou qu’il échoue commercialement, le fait de l’avoir développé est toujours source d’apprentissage sur la technologie, sur l’état du marché, etc. L’auteur introduit finalement une vision très novatrice de la rentabilité de l’investissement. Celle-ci ne se construit plus isolément sur chaque nouveau produit, mais sur la succession des lancements ainsi que sur l’apprentissage collectif qui accompagne ces innovations répétées.

5 En définitive, si le savoir acquis est capitalisé, il se dessine ce que Hatchuel et alii (1998) ont appelé une « martingale d’innovations » : un premier produit, « tête de lignée », permet ainsi d’explorer et d’accumuler des connaissances qui vont permettre de définir et de concevoir les produits suivants, qui seront plus ajustés au marché et en même temps moins chers et donc plus compétitifs grâce à l’exploration des apprentissages effectués sur la tête de lignée. Pour Lynn et alii (1996), le développement d’un nouveau produit doit donc être envisagé comme un processus itératif où chaque pas s’appuie sur les expériences – tant positives que négatives – issues des étapes précédentes.

6 En fait, pour Maidique et Zirger (1985), les produits infructueux jouent le rôle d’enquêtes sur les consommateurs et captent des informations capitales pour déterminer comment connaître le succès à l’avenir. En effet, pour Lynn et alii (1996), les techniques de marketing conventionnelles comme les études de marché s’avèrent souvent d’une utilité limitée, car elles ne sont pas forcément capables d’apprécier la valeur d’un produit. Pour Lenfle (2001), c’est d’ailleurs l’impossibilité de prévoir l’évolution future du marché qui pousse l’entreprise vers une logique d’expérimentation afin de réduire l’incertitude. La seule façon de savoir est de tester des produits directement auprès des clients de l’entreprise et d’apprendre en fonction de leur réaction. Pour des produits complètement nouveaux, Maidique et Zirger (1985) sont effectivement d’avis que l’échec peut être le seul moyen vraiment efficace pour se faire une idée des comportements sur le marché. Dans cette optique, le lancement d’un produit constitue une étude de marché ultime. En effet, personne ne sait si un produit vraiment innovant vaut quelque chose, tant qu’il n’a pas été diffusé sur le marché et que son potentiel n’a pas été mesuré. C’est la raison pour laquelle Garvin (1993) voit dans l’échec commercial « l’ultime professeur », s’il conduit à une vision et à une compréhension de ce qui s’est passé.

7 Ces différentes contributions constituent finalement la traduction logique de tous les travaux (anciens) sur l’apprentissage par l’expérience, fondé sur une logique de rationalité adaptative. Dans cette perspective, l’apprentissage collectif est effectivement compris comme un phénomène qui induit la modification du comportement de l’entreprise sous l’influence des réponses de l’environnement aux actions organisationnelles. Cette tradition de recherche suppose finalement une logique assez simple de l’apprentissage par l’expérience (et donc par extension de l’apprentissage par l’échec) : une action (A) est entreprise, il y a une réponse de l’environnement (R), les individus cherchent à interpréter (I) et évaluer cette réponse et ensuite une nouvelle action (A) est entreprise reflétant l’impact de cet enchaînement (March et Olsen, 1976) [2]. Le cycle d’apprentissage est donc décrit par les auteurs comme un système de stimulus-réponse largement dépendant de l’interprétation que l’on donne aux évènements. L‘expérience est donc perçue ici comme un point d’ancrage incontournable, influençant les choix et les décisions prises par l’organisation. Cyert et March (1963) conceptualisent ainsi l’organisation comme un système ouvert rationnel et adaptatif qui apprend de ses expériences pour modifier ses comportements, en fonction des rétroactions de l’environnement, selon des normes et des routines précisément définies (in Roux-Dufort, 1997).

8 Il est finalement assez simple de transposer de tels travaux – et notamment le modèle ARI – au cas qui nous intéresse ici (en l’occurrence, celui des échecs commerciaux) : un nouveau produit est lancé par l’organisation, il y a une réponse négative des consommateurs aboutissant à un constat d’échec commercial, l’entreprise cherche alors à analyser en profondeur les raisons de ce revers commercial et, par la suite, un nouveau produit sera lancé en tenant compte des enseignements tirés suite à cette déconvenue, conformément aux travaux sur les « trajectoires d’innovation » [3] évoqués supra (e.g. Lynn et al., 1996). Cette mobilisation du cadre théorique « béhavioriste » pour aborder la question de l’apprentissage par l’échec commercial paraît a priori d’autant plus féconde qu’un certain nombre d’auteurs ont effectivement insisté – à l’instar du modèle ARI – sur la nécessité de conduire une réflexion post-mortem pour que l’organisation soit en mesure d’apprendre d’un échec. En effet, ce n’est pas l’échec en tant que tel qui déclenche l’apprentissage, mais son interprétation par les membres de l’organisation (Weick, 1991). Ainsi, c’est la compréhension du processus causal ayant conduit à un tel revers, qui est susceptible de guider l’action future en influençant notamment les stratégies de prévention à long terme (Sitkin, 1992 ; Miner et al., 1999). En résumé, comme le suggèrent Cannon et Edmondson (2005), l’apprentissage qui est potentiellement disponible à la suite d’un échec peut ne pas être réalisé tant qu’il n’y aura pas d’analyse et de discussion riche autour de cet évènement. Encore faut-il néanmoins qu’un tel retour d’expérience soit organisé (Le Masson, 2001). Or, seule une minorité – environ un tiers – des entreprises étudiées par Hopkins (1981) conduisent une analyse formelle lorsque la performance d’un nouveau produit n’est pas conforme aux espérances, les systèmes sociaux ayant effectivement tendance à décourager ce type d’analyse (Cannon et Edmondson, 2005). Néanmoins, la plupart des travaux sur le sujet semblent négliger le rôle des aspects émotionnels pour justifier l’absence d’analyse en profondeur des échecs commerciaux. A ce titre, notons que la théorie de l’apprentissage expérientiel – résumée supra à travers le modèle ARI – a justement souvent été critiquée en raison de son caractère un peu trop simplificateur, et notamment de sa tendance à être exclusivement ancrée sur des aspects strictement cognitifs (Lätheemäki et al., 2001).

1.2. Les émotions suscitées par des évènements négatifs

9 La littérature en sciences de gestion a, jusqu’à présent accordé trop peu d’attention au rôle des émotions au sein des organisations (Shepherd, 2003), alors qu’elles constituent pourtant une source importante d’influence sur la pensée et le comportement des acteurs (Seo et al., 2004). Si les théoriciens de l’organisation – et en particulier de l’apprentissage organisationnel – ont pendant longtemps évité d’introduire l’affect dans leurs travaux, c’est en raison de la conviction profonde selon laquelle tout ce qui est relatif aux émotions constitue une menace à la rationalité (Scherer et Tran, 2001). Or, des auteurs comme Ashforth et Humphrey (1995) ont montré, non seulement que l’émotion et la rationalité sont interdépendantes, mais aussi et surtout que les émotions constituent une partie à part entière dans la vie d’une organisation. En particulier, un auteur comme Fineman (1997) soutient que l’émotion est une caractéristique inévitable de l’apprentissage, tout à la fois en tant que produit et élément du processus.

10 Notons que, de façon implicite, on retrouve dans toutes les définitions l’idée selon laquelle une émotion est une réaction à un événement. Ainsi, par exemple, pour Frijda (1986), l’émotion que nous ressentons face à un événement est déterminée par notre évaluation cognitive de sa pertinence pour notre bien-être ainsi que de notre capacité à maîtriser les conséquences de cet événement. La théorie des événements affectifs [4] proposée par Weiss et Cropanzano (1996) se base justement sur les théories de l’évaluation cognitive pour avancer que ce n’est pas l’environnement de travail, qui provoque des états affectifs, mais bien les événements particuliers vécus et interprétés par les gens au travail (in Garcia-Prieto et alii, 2005). Plus précisément encore, cette théorie AET soutient que c’est l’accumulation d’une succession d’évènements positifs ou négatifs qui conduit à des états affectifs – eux-mêmes positifs ou négatifs – de la part des employés, ce qui influence ensuite leurs attitudes et leurs réponses comportementales. Au cœur de cette théorie, se trouve donc l’idée selon laquelle l’état émotionnel des individus sert de médiateur à l’effet d’un événement sur les attitudes et le comportement des acteurs (in Ashkanasy, 2002). A ce titre, même si c’est a priori la fréquence d’un certain type d’expériences affectives – plus que son intensité – qui agira de façon cumulative sur le comportement des individus (cf. supra), la théorie AET n’exclut pas pour autant que certaines expériences affectives puissent avoir une influence directe sur le comportement des uns et des autres (in Garcia-Prieto et alii, 2005).

11 Cela suggère donc implicitement que les échecs commerciaux qui nous intéressent ici sont potentiellement susceptibles de provoquer des changements de comportement de la part des individus pour peu que ces derniers soient affectés – au sens émotionnel du terme – par un tel évènement. En effet, ce qui est fondamental dans cette théorie AET pour cette recherche, c’est que les causes de ces réactions affectives peuvent être examinées non seulement en termes de composants endogènes (tels que des dispositions affectives par exemple), mais aussi en termes de composants exogènes (tels que des évènements importants sur le plan affectif, qui constituent des chocs par rappor t aux schémas existants) (Weiss et Cropanzano, 1996). La question posée dans ce papier consiste justement à savoir si un échec commercial, qui peut être envisagé comme une réponse de l’environnement face au lancement d’un nouveau concept (i.e. comme un choc exogène), débouche sur des attitudes spécifiques de la part des individus, susceptibles d’entraver le processus d’apprentissage par l’échec. Cette question prend toute sa signification quand on sait que les dirigeants s’identifient souvent très fortement aux stratégies qu’ils ont formulées (Shepherd, 2003) et vivent par conséquent les échecs comme de véritables épreuves (Miller, 1993). De manière générale, il y a souvent un attachement émotionnel fort des individus à l’égard d’un produit auquel ils vont croire de façon peut-être excessive (Royer, 2003). Un échec représente ainsi une « perte » sur le plan personnel pour les acteurs concernés. Cette dernière génère alors une réponse émotionnelle négative, qui est susceptible d’avoir un impact sur l’aptitude à apprendre d’un évènement (Isen et Baron, 1991). L’apprentissage par l’échec est donc loin d’être automatique et instantané. Ainsi, par exemple, il est tout à fait possible que les personnes concernées s’efforcent de ne pas penser à l’échec pour accélérer le deuil (Shepherd, 2003).

12 En définitive, nous cherchons ici à intégrer la théorie AET dans le modèle ARI, afin de dépasser son ancrage cognitiviste habituel. Plus exactement, nous tentons de mettre en évidence que le fait, pour les individus, d’être dans un état affectif négatif suite à un échec commercial a d’importantes implications sur l’attention que ces derniers porteront à cette déconvenue. Nous défendons ainsi l’idée selon laquelle les relations entre un échec commercial et l’apprentissage susceptible d’en résulter – via une analyse approfondie – sont médiées par les réactions émotionnelles des individus. Ainsi, après avoir étudié la réaction affective des individus face à un échec commercial, nous interrogerons sur les conséquences de l’émotion apparue sur leur comportement en matière d’analyse de l’échec.

2. Présentation du cas BHV

13 Le BHV est une chaîne de magasins de 4500 personnes, spécialisée dans le bricolage et l’aménagement de la maison, qui appartient au groupe Galeries Lafayette (36000 salariés et 5,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2004). En octobre 2001, Gilles O., arrivé au BHV un an plus tôt, lançait Box & Co, un concept de rangement portant sur tous les espaces de la maison. Plus précisément, Box & Co est né à cette époque à travers deux surfaces de 2000 à 2500 mqui ont servi de test : en l’occurrence, le 2e étage du BHV de Rivoli et le BHV de Strasbourg qui a, quant à lui, été entièrement transformé. La mission de Box & Co consistait à offrir toutes les solutions imaginables pour résoudre les problèmes de rangement, sachant que les 6000 références étaient classées par univers (cuisine, salle de bains, dressing, etc.). La spécificité des articles proposés était d’allier le côté utile et le côté décoration pour rendre l’offre rangement plus ludique.

14 Pour le Président de l’époque, l’objectif consistait à ouvrir 25 magasins en 5 ans, souvent par transformation de BHV situés en centre ville. Malheureusement, face aux très mauvais résultats des deux premiers magasins de cette nouvelle enseigne, Gilles O. a été contraint de démissionner de son poste de Président du directoire le 22 février 2002. Trois jours plus tard, la décision était prise par les Galeries Lafayette d’arrêter l’expérience Box & Co à Strasbourg, avant d’en faire de même peu de temps après à Rivoli. Le développement de ce concept a donc été stoppé net cinq mois après son lancement, ce qui nous conduit ici à parler d’échec commercial (Dougherty, 1992) : « A partir du moment où on lance quelque chose qui ne perdure pas, c’est un échec ! », nous confirme d’ailleurs un membre du BHV. Répertorions, à ce titre, certains indicateurs empiriques et théoriques complémentaires permettant de qualifier Box & Co d’échec commercial :

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  • l’écart entre le volume des ventes et les prévisions initiales : « En terme de chiffre d’affaires, je crois qu’on devait faire le quart ou le tiers de leurs espérances ! ».
  • l’absence de rentabilité du concept : « Box & Co n’a pas eu la rentabilité attendue ». En 2001, le BHV a d’ailleurs vu son résultat d’exploitation chuter de 40 %.
  • le coût d’opportunité du concept : conduire un projet d’une telle ampleur implique d’immobiliser des ressources humaines et surtout financières au détriment du reste et notamment de la rénovation des magasins spécialisés de province : « Pendant un an, toutes les forces vives de la société – directement ou indirectement – ont travaillé pour Box & Co. Dans l’année qui a suivi, donc pendant l’ouverture des deux magasins, il y a encore pas mal de gens, qui malgré tout ont travaillé sur Box & Co. Pendant ce temps-là, le reste n’avançait pas. Tout le monde était focalisé sur Box & Co. On peut dire qu’on a perdu deux ans ! ».
  • la perception des acteurs : à l’instar de Maitlis et Lawrence (2003), il est raisonnable de considérer comme un échec tout processus perçu comme tel par les parties prenantes impliquées dans ledit processus. Et ce, d’autant plus que les acteurs – et principalement les dirigeants, nous dit Argyris (1990) – ont une propension naturelle à dissimuler les échecs. Or, toutes les personnes interrogées – tant en interne qu’en externe – opèrent quasiment toutes le même diagnostic sur Box & Co : « On ne peut pas trouver plus dramatique comme échec ! ».

16 En définitive, nous parlerons ici d’échec commercial pour désigner un nouveau concept ayant été lancé sur le marché, mais dont les volumes de vente décevants – au regard des attentes initiales – l’absence de rentabilité ainsi que les coûts indirects ont conduit à son retrait définitif du marché.

3. Méthodologie

3.1. Recueil des données

17 Nous avons recueilli des données via 41 entretiens semi-directifs (d’une durée moyenne d’1h13 minutes), conduits auprès de personnes ayant des fonctions et des niveaux de responsabilité différents, afin de contraster au maximum les propos tenus par les acteurs5. Plus précisément, nous avons rencontré 26 personnes de Rivoli (siège et magasin), 10 personnes de Strasbourg ainsi qu’un des deux co-Présidents des Galeries Lafayette6. La plupart des personnes impliquées dans le projet, ou en ayant une bonne connaissance pour l’avoir observé de près, ont donc été interrogées dans le cadre de cette recherche. Cependant, pour un sujet comme celui-là, qui engage autant la responsabilité des acteurs, nous souhaitions à tout prix éviter d’être confrontés à des reconstitutions du passé allant systématiquement à l’avantage de l’organisation. Il nous a dès lors semblé indispensable de compléter ces entretiens par des interviews conduites auprès d’interlocuteurs ayant un lien avec Box & Co, mais étant extérieurs aux frontières de l’entreprise. Nous avons ainsi rencontré 4 consultants ayant participé à ce projet. De façon plus succincte, nous avons également interrogé une journaliste ayant couvert le lancement de ce concept en octobre 2001. Nous envisagions notamment ces entretiens comme des sources de vérification et de contrôle des informations obtenues en interne.

18 De même, pour un sujet aussi sensible, il est difficile de s’en remettre simplement à ce que les gens disent. Nous souhaitions donc glaner le maximum de documentations dans une logique de triangulation. Malheureusement, la plupart des documents internes relatifs à Box & Co ont été soit détruits, soit emportés par le Président et la chef de projet de l’époque, qui ont été écartés suite à l’échec de ce concept. Nous avons malgré tout récupéré des brochures, un magazine interne, ainsi que des mails. Etant donné qu’il subsistait toujours un certain nombre de zones d’ombre sur ce projet Box & Co, en raison de certains non-dits manifestes de la part des personnes interrogées en interne, nous avons eu recours à des données secondaires (en l’occurrence des articles de presse) grâce à la base de données LexisNexis. Ceci nous a été très utile pour avoir des informations chiffrées, pour analyser les propos tenus par les acteurs à l’époque du lancement, pour comprendre les enjeux « politiques » ainsi que le contexte de l’époque, mais aussi pour avoir des avis de personnes extérieures sur ce concept. En tout, plus de 140 articles sur le BHV et les Galeries Lafayette ont ainsi été utilisés, dont 42 traitant du cas Box & Co.

3.2. Analyse des données

19 Les différentes données recueillies ont fait l’objet d’un codage « mixte » sur la base d’un dictionnaire des thèmes comprenant 13 thèmes et 98 codes. Cette analyse nous aura notamment permis de révéler le rôle exact joué par les émotions en situation post-mortem. En effet, si la question du ressenti avait été intégrée dans notre guide de l’interviewer et a fait par conséquent l’objet d’un recueil de données systématique, nous n’étions pas, à ce moment là, en mesure d’appréhender comment – et de quelle manière – cette dimension là intervient concrètement dans le cycle d’apprentissage par l’échec. Pour valider notre approche, nous avons nous-même procédé à un double-codage de deux entretiens (à trois mois d’intervalle) dont les résultats étaient compris entre 83 et 84 % environ. Notons qu’au préalable, les entretiens avaient été enregistrés puis intégralement retranscrits (16 pages en moyenne) pour faciliter l’analyse de contenu. Précisons, à ce titre, que chaque interview n’a été codée qu’à la fin des 41 entretiens, mais en respectant la chronologie du recueil de données.

4. Résultats empiriques

20 Nous montrerons que le degré attachement des acteurs au concept (4.1.) conditionne leur réaction émotionnelle face au constat d’échec (4.2.), qui influence à son tour leur comportement à l’égard de cet évènement et notamment leur prédisposition à apprendre de cette expérience (4.3.).

4.1. Appropriation du concept et degré d’implication des acteurs

21 Pour des raisons différentes, ce concept a été rejeté tant par le personnel de Strasbourg, qui a été mis devant le fait accompli en changeant d’enseigne, que par le personnel du magasin de Rivoli n’ayant pas participé à ce projet. En revanche, les membres de l’équipe Box & Co à Rivoli étaient tous très attachés à ce concept.

4.1.1. Les détracteurs du projet

22 A Rivoli, de nombreux produits proposés dans l’assortiment de Box & Co avaient simplement été récupérés dans les différents rayons du magasin et rassemblés sur la surface dédiée à ce concept avec une présentation spécifique. Evidemment, seules les meilleures références de produits étaient concernées. Un tel picking engendrait logiquement des phénomènes de canni~ balisation du chiffre d’affaires, qui expliquent le mécontentement de certaines personnes : « Quand on vous enlève une partie de vos assortiments, c’est autant de chiffre d’affaires que vous risquez de perdre. Donc les acheteurs avaient tendance à penser qu’on allait éventuellement fragiliser leur chiffre d’affaires pour appuyer le succès de Box & Co. Donc, au fond, ils n’étaient pas embarqués dans le succès de l’enseigne ». De manière générale, pour beaucoup de gens, Box & Co a été vécu comme une extraction du BHV, venant capter des ressources de l’entreprise [7]. C’est ainsi, par exemple, que la politique clairement affichée à cette époque pour ce projet-là était de prendre « l’élite » des vendeurs de chaque rayon. Le projet Box & Co a donc été d’autant plus mal accepté par le personnel qu’il s’est fait à l’exclusion de tout le reste, alors même qu’il ne rencontrait pas le succès annoncé : « [Il y avait] une espèce de jalousie en se disant que vraiment pour Box & Co tous les moyens étaient mis : une impression de disproportion de moyens par rapport à ce qu’ils vivent tous les jours. Et puis quand ils ont vu que les chiffres d’affaires n’étaient pas là, ils se sont dit : « On met tous moyens pour quelque chose qui coûte et nous qui assurons le quotidien, etc. on n’est pas traité de la même manière ! ». Un peu un sentiment d’injustice ». Par ailleurs, Gilles O. avait décidé de constituer une équipe à part, très réduite et composée principalement de gens recrutés en dehors du BHV. Il voulait ainsi créer une sorte de « réseau parallèle » volontairement déconnecté du reste du BHV pour ne pas être « pollué » par le personnel de l’entreprise. En interne, personne n’a ainsi eu son mot à dire sur la pertinence du concept, ni même sur la manière de mener ce projet à bien (choix des produits, politique de prix, etc.). La plupart des membres du BHV – même au plus haut niveau – étaient ainsi complètement exclus de la réflexion, étant donné qu’il y avait un secret absolu autour de ce concept-là et un manque de communication volontaire sur les tenants et les aboutissants du projet. Dans ces conditions, les gens ont perçu Box & Co comme quelque chose qui était en dehors du BHV et qui ne cherchait pas à établir de lien entre les deux enseignes. C’est la raison pour laquelle les personnes exclues du projet ne se sont jamais appropriées ce concept de rangement : « Là on a créé une antenne Box & Co, dissociée très nettement de l’antenne BHV, de la structure BHV. Il y a peut-être des gens qui avaient envie qu’il y ait des passerelles et qui ne les ont pas senties ou qui ne les ont pas vues. Et du coup qui se sont dit : ” S’il n’y a pas de passerelle entre les deux, c’est qu’il y a le vide, donc c’est chacun pour soi !” ». Le personnel visait effectivement assez mal le fait que Gilles O. se soit appuyé sur des personnes venues de l’extérieur et non pas sur les connaissances internes des collaborateurs du BHV : « [C’est] un projet, qui s’est fait avec le mépris des anciennes équipes. On n’a pas écouté nos réserves. Quand nos fournisseurs nous téléphonaient pour dire : ” Attendez, attention, [ce que vous commandez, ça correspond à] la consommation annuelle française !” et qu’on remontait l’information [on nous répondait] : ” Vous êtes des cons, vous n’avez rien compris ! On va vous apprendre à faire du commerce, regardez bien !” […]. On a essayé au début de [dire que le] chiffre d’affaires au m2, les taux, les marges nous semblaient magiques. C’est là où on s’est pris des baffes dans tous les sens, qu’on n’avait rien compris, qu’on ne savait rien. Et d’ailleurs que si on avait su, eux ils ne seraient pas là pour sauver l’entreprise ».

23 A Strasbourg, les collaborateurs étaient très attachés à « leur » BHV. Or, cette enseigne a été fermée du jour au lendemain pour la remplacer par un magasin de rangement. Ainsi, le personnel n’était pas favorable à ce projet Box & Co, parce que les gens auraient plutôt préféré que le magasin soit rénové. Il y avait d’ailleurs une incompréhension totale du personnel de Strasbourg face à ce nouveau concept, qui leur était imposé sachant que le BHV était auparavant le seul magasin du coin à faire de la quincaillerie, du bricolage, de la droguerie, etc. : « C’est vrai qu’on n’a vraiment pas compris le choix de l’entreprise. Parce que tout le monde venait s’approvisionner chez nous. Donc tous les clients ont été obligés d’aller voir ailleurs ». En définitive, le personnel de Strasbourg ne s’est jamais attaché à Box & Co et a toujours été nostalgique du BHV tel qu’il était auparavant. Et ce, d’autant plus que les gens n’ont pas du tout apprécié la condescendance de l’équipe dédiée à ce projet à leur égard. On leur a en effet fait comprendre que s’ils n’adhéraient pas au projet, c’est parce qu’ils étaient incompétents : « On s’est fait traiter de ploucs : « Vous n’y connaissez rien » […]. A Strasbourg, on avait fait le maximum pour leur dire que ça n’allait pas marcher. On a tout essayé, mais bon on est des petits nous, on ne nous écoute pas ! […]. Ils nous prenaient de haut […]. On écoutait ce qu’ils nous disaient, on faisait ce qu’ils nous disaient de faire, mais nous on subissait et on était dépité de ce qu’on nous disait, puisque de toute façon on n’avait pas notre mot à dire ».

24 Ajoutons que Box & Co fonctionnait particulièrement mal à Strasbourg avec des niveaux de vente très faibles. Par conséquent, les vendeurs avaient très peu de réassort à effectuer dans les rayons. Il y avait également un nombre réduit de clients dans le magasin, à tel point que les vendeurs s’ennuyaient copieusement. En définitive, ces derniers ont énormément souffert sur le plan psychologique devant l’absence totale d’activité pendant plusieurs mois, avec des déprimes, des arrêts maladie fréquents et un certain nombre de démissions : « Quand il n’y a pas un client, que des promeneurs de temps en temps, pendant des heures et des heures […] et bien ça casse les gens ! Et au bout d’un moment, le moral prend un coup tellement violent que, bon, on assistait à une succession de déprimes ou alors de crises de nerf spontanées. Ça on l’a vu aussi. Et puis des arrêts maladie en évolution ».

4.1.2. Les partisans du projet

25 A Rivoli, personne n’a été contraint de participer au projet. Tout le monde était donc volontaire à l’idée de se lancer dans cette aventure. C’est la raison pour laquelle toutes les personnes concernées étaient très enthousiastes : « On me l’a proposé à moi. J’ai eu cette chance, donc je me suis dit : ” Pourquoi pas ? Je vais l’accepter”. Pour moi, le concept de ce projet est idéal. Vraiment, c’est un concept bien, parce que tout est bien organisé, par rapport aux marchandises, à la présentation, à la décoration, etc. ». A l’origine, le projet pouvait d’ailleurs paraître suffisamment attractif pour susciter un intérêt chez certaines personnes, qui ont été débauchées par le Président de l’époque. En d’autres termes, si beaucoup de gens sont venus de l’extérieur, c’est qu’ils étaient emballés par ce concept de rangement et étaient par ailleurs convaincus qu’il existait en France une vraie demande pour ce type d’offre. Il y avait ainsi une motivation et une effervescence manifeste autour de ce projet de la part de l’équipe dédiée : « Moi, ça m’a passionné, puisque déjà j’ai accepté alors que j’étais en poste à cette époque. Donc, en fait, on m’a débauché de là où j’étais. Et donc forcément je trouvais ça très intéressant ».

26 Il y a donc eu une dynamique forte qui s’est créée, entretenue par le fait qu’il avait été clairement annoncé en interne que les meilleurs vendeurs du magasin – parmi ceux qui avaient déposé une candidature – seraient recrutés pour Box & Co. Les gens se sentaient par conséquent valorisés d’avoir été choisis pour participer à un projet décrit comme quelque chose de vital pour l’avenir de l’enseigne. Les personnes concernées étaient par conséquent très motivées à l’idée de travailler sur ce projet, qui devait rapidement avoir une dimension européenne : « Quand vous prenez part à un projet aussi sympathique, enthousiasmant et n’existant pas, on ne peut qu’adhérer ! […]. [L’objectif c’était] d’ouvrir d’autres magasins et d’avoir une implantation nationale, voire internationale. Européenne, disons. C’est évident que quand vous participez à ce type de projet c’est plutôt enthousiasmant et sympathique. C’est plus enthousiasmant que d’ouvrir un magasin qui sera seul et unique ». Il y avait donc une réelle volonté d’y arriver parmi les acteurs impliqués dans le développement et l’exécution de ce projet. Ces derniers y ont d’ailleurs cru jusqu’au bout et se sont accrochés jusqu’à ce que ce concept soit définitivement arrêté. Le personnel concerné a donc tout mis en œuvre et consenti des efforts importants pour atteindre les objectifs qui leur avaient été assignés : « J’ai rencontré des gens qui avaient une force de travail qui me semble incroyable, une volonté de réussir et de mener à bien ce concept qui était extrêmement motivant ».

4.2. Réaction affective des acteurs face au constat d’échec

27 Ces attachements divergents des acteurs à Box & Co se traduisent assez logiquement par une évaluation cognitive différente du constat d’échec. Il apparaît ainsi une ligne de fracture assez nette entre, d’un côté, des acteurs ayant rejeté le projet depuis le départ et qui ont accueilli cette décision avec satisfaction (4.2.1.) et, de l’autre, des acteurs attachés au concept et fortement impliqués dans le projet, qui ont généralement très mal vécu l’arrêt de Box & Co (4.2.2.).

4.2.1. Les détracteurs du projet

28 Les détracteurs du projet à Rivoli n’ont absolument pas été émus par l’arrêt de Box & Co. En effet, ces gens-là n’étaient pas favorables à ce projet et auraient préféré que le Président de l’époque rénove les magasins de province par exemple. C’est la raison pour laquelle ils ont accueilli de manière plutôt favorable le départ de Gilles O. : « Personne n’a pleuré sur le sort du Président lorsqu’il est parti. Au contraire, d’ailleurs ! […]. Globalement, les gens l’ont perçu comme quelqu’un qui voulait faire autre chose que le BHV ». Plus encore, la plupart des gens ayant été exclus du projet se sont réjouis de l’échec de Box & Co. Renforcées dans leurs certitudes, ces personnes-là avaient ainsi tout loisir de souligner de façon ironique qu’elles avaient raison depuis le début [8] et que ce concept n’avait de toute façon aucune chance de succès tel qu’il avait été conçu. Ainsi, à partir du moment où la décision a été prise d’arrêter ce concept, certains se sont ouvertement moqués de ce projet et ont critiqué les gens qui y avaient participé. En résumé, l’arrêt de Box & Co s’est fait dans une ambiance « malsaine » où certaines personnes animées d’un sentiment de revanche regardaient la fermeture du concept comme une victoire : « Je pense que c’est une aventure qui a [procuré] beaucoup de joie [à certains], parce qu’il y a toujours des empêcheurs de tourner en rond qui disent : ” Ah, c’était une vraie connerie !” […]. Box & Co a été fait en marge du BHV, donc il n’était pas accepté par le BHV. Donc les gens, pour eux, que Box & Co soit fermé, c’était une victoire. C’était une victoire pour les gens du BHV ! Ils avaient parié que ça se planterait et ils avaient gagné ».

29 De son côté, le personnel de Strasbourg était ravi de voir Box & Co s’arrêter, parce les gens étaient très attachés à l’enseigne BHV à laquelle ils appartenaient, pour la plupart, depuis l’ouverture du magasin en 1979. Ainsi, la perspective d’évoluer à nouveau sous l’enseigne BHV leur semblait à première vue tout à fait réjouissante et ils avaient tous l’espoir de voir les clients revenir rapidement et de retrouver un niveau d’activité « normal » : « Pour vous dire, quand on a su qu’ils allaient remettre l’enseigne BHV, on était tous heureux ! […]. Donc le jour où ça a arrêté, ben c’était une délivrance. Enfin, pour moi ça l’a été. Parce que psychologiquement, moi là en bas, je n’aurais pas encore tenu 6 mois ! ».

30 Notons néanmoins que les détracteurs du projet ont tous beaucoup de mal à digérer qu’autant d’argent ait été dépensé pour un tel flop à l’arrivée et reprochent clairement à Gilles O. son manque de modestie : « Je ne sais pas si [le Président], dans sa tête, il [voulait ouvrir] 25 [magasins]. Mais [en si peu de temps], ça n’est pas raisonnable ! Si vous voulez, on peut se fixer un objectif de 5 magasins de 2000 met [là] les quantités ça n’est pas les volumes de 25 ! […]. Pour des gens de ce niveau-là, c’est ça que je n’arrive pas à intégrer. Ça n’est quand même pas difficile de faire un chiffre d’affaires [et de] diviser pour avoir les achats. Donc, je n’ai pas du tout compris ce dérapage ». Qui plus est, comme les gens du BHV sont tous très attachés à leur entreprise [9], même si certains d’entre eux rejetaient le projet Box & Co, cet échec a eu suffisamment d’impact sur l’enseigne pour affecter la totalité des acteurs. Au total, près de 10 millions d’euros auront effectivement été engloutis dans l’aventure. Qui plus est, pendant tout le temps qu’ont duré la conception et l’exécution de ce projet, le BHV a été complètement délaissé pour se concentrer uniquement sur Box & Co : « Je pense que c’est quelque chose qui a dû leur coûter très cher […]. Ça n’est pas pour rien qu’il n’y a plus de participation, qu’il n’y a plus de bénéfices, qu’il n’y a plus… On a toujours du retard au niveau chiffre. Et tout ça on va le traîner pendant des années […]. Ce trou là il faut le combler […]. On a quand même l’impression que c’est le personnel qui paye les pots cassés ! ».

31 Au-delà du constat d’échec, les gens ont été profondément choqués d’apprendre que le Président de l’époque avait quitté le BHV en touchant une somme d’argent relativement importante. Le versement d’un parachute doré fut d’autant plus difficile à accepter pour eux que le personnel n’a pas eu le droit, cette année-là, à son bonus de fin d’année en raison des mauvais résultats de l’exercice, majoritairement imputables à l’échec de Box & Co : « Ce qui a un petit peu laissé perplexe l’ensemble du personnel, c’est ce fameux parachute qu’on négocie à la signature du contrat. Ça c’est des choses qu’on ne comprend pas ! […] Ils ont beau être PDG, responsable de projet, pour moi ce sont vraiment des guignols ! Sauf qu’ils s’en sortent très bien, parce que de toute façon Monsieur O.est parti avec 1 million d’euros de parachute […]. C’est vrai que c’est qui nous reste aussi en travers de la gorge. C’est qu’aucun ne s’est rendu compte du mal-être humain, du désarroi dans lequel ils ont pu nous laisser. Et ils s’en sortent encore bien ! Quand on a appris qu’il est parti avec 1 million d’euros… Ça nous a tous laissé perplexes ! C’est vrai qu’on a tous vraiment eu beaucoup de mal à digérer cette histoire de parachute aussi élevé […]. Ça fait toujours bizarre d’apprendre malgré la merde – excusez-moi d’être vulgaire ! – qu’il a laissée, [qu’il ait] pu empocher tout ça. C’est difficile à digérer ! ».

4.2.2. Les partisans du projet

32 La majorité des participants à Rivoli ont été très déçus par l’échec d’un concept auquel ils étaient très attachés. A l’arrivée, le malaise consécutif à l’arrêt de Box & Co est tellement profond pour les acteurs fortement impliqués que certaines personnes vont même jusqu’à parler de deuil [10] : « Le personnel n’a pas encore fait son deuil de cet échec commercial […]. [Là] où ça s’est mis en place, ça a été assez traumatisant quand même ». Certains de nos interlocuteurs ont en effet manifesté une grande émotion lors des entretiens (yeux embués, larmes, silences, murmures, hésitations, volonté d’abréger certaines réponses par des « Voilà ! », phrases interrompues, questions évitées, agacement, etc.) [11]. On retrouve d’ailleurs chez certains acteurs des réactions typiques d’une démarche de deuil avec notamment la présence d’une phase de négation où l’individu essaye de se convaincre que l’objet disparu existe toujours et refuse de voir la vérité en face : « Pour moi, dans ma tête, je vois plutôt l’ouverture de Box & Co que la fermeture. La fermeture est passée tellement vite que je ne me rappelle plus des choses. Par contre, l’ouverture, c’est gravé dans ma mémoire. Ça s’est passé il y a deux ans et je me rappelle de tout. Alors que la fermeture, c’est vraiment rapide pour moi. En gros, je ne l’ai pas encore intégrée la fermeture on va dire. Je ne sais pas si je peux dire ça comme ça. Pour moi Box & Co dans ma tête ça existe toujours. C’est idiot de dire ça, mais voilà ».

33 La déception des acteurs face à cet échec est en fait à la hauteur des attentes qui avaient été placées dans ce concept, présenté par Gilles O.comme un projet de réorientation de l’entreprise a priori décisif pour l’avenir du BHV et sur lequel il avait d’ailleurs beaucoup communiqué : « Les effets négatifs [correspondent à] ce que j’appelle l’effet de boomerang aux espoirs : quand dans une entreprise, vous mettez de gros moyens, qu’on vous a annoncé que c’est une des pistes sans doute de redéploiement de l’enseigne, quand on met les meilleurs éléments pour se donner des chances de succès, quand il y a un échec c’est vécu en interne avec beaucoup plus de difficultés […]. Donc l’échec est toujours à la hauteur malheureusement des espoirs […]. Quand on fait partie d’une aventure d’un projet, avec je vous dis les ambitions qu’on avait et puis boom, ça s’arrête aussi rapidement, il y a une espèce de chape de plomb qui vous tombe sur la tête ! ».

34 Par ailleurs, l’échec est d’autant plus difficile à vivre pour certains acteurs – notamment pour les vendeurs – qu’on leur avait fait miroiter de grandes choses au départ. La plupart d’entre eux pensaient effectivement se servir de Box & Co comme d’un tremplin dans leur carrière. Certains misaient notamment sur le développement rapide d’une chaîne de magasins pour être mutés en province ou se reconvertir en qualité de formateurs. Par conséquent, l’arrêt de Box & Co sonnait le glas de ces perspectives-là. Tout cela laisse aujourd’hui d’autant plus d’amertume au personnel que certains avaient fait le choix de quitter des postes intéressants pour participer à ce projet : « Certaines personnes avec qui je travaillais [se disaient] : ” Après tout si ça marche, pourquoi pas accepter un poste en province ?”. [C’était] une espèce de pied à l’étrier pour quitter Paris et puis aller travailler ailleurs. Donc c’est vrai que ça n’était pas inintéressant. Moi-même à cette époque-là, si ça avait marché, si ça avait continué, pourquoi pas partir ailleurs dans une province où on aurait installé un Box & Co. Il y avait ça aussi. Donc ça aussi, ça tombait un petit peu à l’eau ».

35 De plus, comme on n’avait eu de cesse de répéter aux vendeurs qu’ils étaient « les meilleurs » et qu’on les avait placés sous le feu des projecteurs, le « retour sur terre » n’en a été que plus douloureux quand ils se sont retrouvés, du jour au lendemain, dans l’anonymat des rayons du magasin. C’est la raison pour laquelle la plupart d’entre eux ont éprouvé certaines difficultés à se re-motiver après l’arrêt de Box & Co : « Il y a eu une période dans leur vie professionnelle où ils étaient vendeurs au BHV, on les a mis sur l’espace Box & Co qui était sous le feu de toutes les caméras. Ils étaient vraiment à la lumière donc ça avait un côté très valorisant. Ça a dû être d’autant plus traumatisant que ça s’arrête du jour au lendemain, comme ça […]. Pour les gens, cette phase de réinsertion, ce n’est peut-être pas très simple ». Enfin, la déception liée à l’arrêt de Box & Co est également à la mesure des efforts consacrés à la réussite du projet. Or, comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, à Rivoli, les participants au projet croyaient fermement en la réussite de ce concept et se sont par conséquent énormément investis : « Quand je suis venue j’ai eu vraiment un coup de cœur. Je me suis dit que c’était vraiment quelque chose de novateur. J’y crois à 100 %, je m’y donne à 100 %, voire un petit peu plus même. Donc c’est pour ça que quand Box & Co s’est arrêté c’est vrai que je ne suis pas tombée un peu de haut, mais quelque part oui ».

4.3. Conséquences des réactions affectives sur l’apprentissage par l’échec

36 L’analyse des données du terrain nous aura permis de confirmer l’intérêt sur le plan normatif d’analyser en profondeur un échec commercial. En effet, si l’on en croit les acteurs, l’apprentissage par l’échec nécessite un minimum de réflexion ex-post pour identifier les racines de l’échec : « Moi, j’ai coutume de dire et je ne suis pas tout seul (je n’ai pas l’exclusivité de la formule) : il faut savoir pourquoi on gagne, être capable de disséquer un succès, de façon à être capable de le dupliquer, de le reproduire et il faut être capable d’expliquer les raisons d’un échec de façon à ne pas réitérer et de façon à enrichir la réflexion pour aller vers des succès. C’est indispensable ! Ça doit faire l’objet d’une analyse aussi précise que possible ». Or, en l’occurrence, force est de constater qu’aucune analyse post-mortem n’a été conduite par le BHV : « [S’il n’y a pas d’apprentissage par l’échec, c’est] parce qu’on n’y réfléchit pas ! On ne réfléchit pas sur le sujet. C’est-à-dire […] qu’on ne s’est jamais réuni autour d’une table pour essayer de dire : ” Qu’est-ce qu’on peut apprendre de cet échec ?” ». Qu’est-ce qui peut expliquer une telle absence de débriefing ? L’étude du cas Box & Co semble précisément mettre en évidence le rôle prépondérant joué par les émotions à ce niveau. Plus précisément, nous avons noté au BHV une volonté collégiale de « tourner la page » suite à cette expérience malheureuse. En effet, les deux types de réactions affectives, face au constat d’échec, repérées supra conduisent à une absence d’analyse post-mortem : ceux qui rejetaient le projet sont satisfaits de voir que le concept est abandonné et que l’entreprise peut enfin consacrer ses ressources – et notamment son temps – à autre chose, alors que ceux qui sont marqués psychologiquement par cette expérience veulent l’oublier au plus vite pour faire leur deuil. Ainsi, quand on annonce aux gens qui ont été au cœur du projet que ce dernier s’arrête, les acteurs concernés ont surtout envie de tourner la page et non pas d’analyser les tenants et les aboutissants de cette déconvenue, ce qui aurait pour conséquence de remuer encore davantage le couteau dans la plaie (pour reprendre une expression utilisée par les acteurs). Pour les acteurs impliqués, Box & Co est effectivement un sujet très sensible, qui leur a laissé un goût amer et sur lequel ils préfèrent ne pas revenir. D’ailleurs, même à l’heure actuelle, c’est un sujet que les gens préfèrent éviter, signe que la blessure n’est pas encore complètement cicatrisée : « Même nous on ne veut plus en entendre parler, parce que vraiment on en a bavé […]. Ça a été difficile à digérer ».

37 De plus, nous avons noté une volonté managériale d’enterrer cet échec commercial. Or, a priori, pour apprendre d’un échec, il faut non seulement une appropriation par les acteurs du fait qu’il y a un échec, mais aussi et surtout une volonté d’apprendre de cette déconvenue, alors que là les dirigeants ont tout fait pour camoufler les choses, pour tourner la page très rapidement : « Je pense que si on veut avancer, il faut être vrai. Il faut dire les choses telles qu’elles sont faites : si on s’est planté et bien on s’est planté ! Et si on le dit, on repart et on essaye de tourner un cap. Et puis tous les gens ont un cerveau, ils peuvent comprendre et on avance ! Là, de camoufler, c’est pas bon ! ». Pour ne pas provoquer davantage de vagues sur le plan émotionnel, les Galeries Lafayette ont effectivement décidé d’arrêter brutalement Box & Co sans vraiment donner d’explications au personnel (hormis des arguments très succincts sur le manque de rentabilité du projet), car il s’agissait d’un sujet relativement sensible – voire tabou – sur lequel les dirigeants ne souhaitaient pas s’attarder. Il y a ainsi eu une volonté de la direction d’étouffer les choses (sommes investies, montant de la perte, etc.) et d’effacer les souvenirs douloureux associés à cet échec, car ce revers a laissé beaucoup de traces sur le plan psychologique que ce soit parmi les partisans ou les détracteurs du projet (cf. supra) : « Je pense que quelque part ils sont peut-être un peu honteux par rapport à ça […]. Je pense qu’on ne saura jamais vraiment ce qui s’est réellement passé […]. Il y a une volonté d’oublier […]. Quand [quelqu’un] dit « Box & Co », on fait : « Oh là, là, Box & Co ! ». Quand on en parle, c’est vraiment vade rétro satanas […]. La blessure n’est pas encore fermée ».

38 Des expressions telles que « balayer », « effacer », « tirer un trait sur », « rayer », etc. montrent ainsi la prédisposition des dirigeants à enterrer l’échec, quitte à n’en tirer aucune leçon pour l’avenir. Par ce biais, la direction cherche à se préserver vis-à-vis de son personnel auquel elle avait annoncé un nouveau départ pour le BHV (nouvelle stratégie de croissance, nouvel axe de développement, etc.). Tout a donc été mis en œuvre pour que ce projet soit oublié au plus vite. Dans l’esprit du top management, Box & Co faisait partie d’une « autre ère » et il convenait par conséquent de passer à autre chose sans chercher à s’interroger sur les raisons de cet échec [12] : « C’est une expérience qu’il a fallu vite effacer. C’était un incident de parcours. [Il fallait] presque le cacher : ” L’échec Box & Co, il ne faut pas en parler ! Il faut le cacher”. Non, on n’a pas cherché je pense à en tirer des enseignements. Aucunement ! […]. Il y a [eu] derrière [une] grosse volonté d’effacer la chose. C’est la verrue : c’est la grosse verrue, qu’il faut enlever, cacher, que plus personne ne voit, dont on ne parle plus […]. Il ne faut pas oublier que Strasbourg [était un] magasin test pour tous les petits magasins de province [et que] tout le monde avait les yeux rivés sur nous. Et puis on avait plein d’espoir. Et tout l’espoir s’est arrêté avec la fermeture de Strasbourg. Donc on a cassé une dynamique dans les autres magasins. Ça a cassé une dynamique dans la société. Et je pense que c’est pour ça qu’on ne veut plus en parler, on veut l’effacer et puis on ne cherche pas effectivement à en tirer des leçons ».

39 Notons que si les top managers ont décidé de ne plus parler de cet échec, c’est aussi parce qu’il est très difficile de faire admettre aux salariés qu’un Président ait pu échouer, mais qu’il quitte l’entreprise en touchant une somme d’argent importante (cf. supra). Pour ne pas créer davantage de vagues en interne, les dirigeants ont donc préféré couvrir d’un voile pudique cette expérience malheureuse. Il y a effectivement une réelle difficulté à expliquer ce genre de choses au personnel surtout quand on a en tête les écarts de rémunération entre un Président du directoire et un salarié « de base » : « C’est très facile d’aller voir des gens du comité d’entreprise ou des salariés et de leur expliquer qu’il y a eu un échec, [mais] de leur expliquer derrière ça… Parce qu’ils viennent vous dire tout de suite : ” Mais comment se fait-il qu’il ait touché le LOTO ?”. Parce que c’est ça qu’on vous dit : il a touché un gros LOTO à avoir eu un échec […]. Et c’est peut-être pour ça que les gens ne s’y aventurent pas trop, parce que ça n’est pas facile à justifier […]. C’est peut-être ça qui a été le plus gros frein à l’explication de l’échec. Parce que les gens sont assez prêts à recevoir un certain nombre d’explications. Ils comprennent la notion de prise de risque et tout ça, mais ils ne comprennent pas que les gens qui ont fait ça touchent de l’argent ».

40 En conclusion, le climat émotionnel post-mortem ne semble pas propice à l’apprentissage, en raison du ressenti négatif des membres de l’équipe Box & Co, du souci des détracteurs du projet de ne pas consacrer davantage de ressources à l’analyse d’un échec qu’ils jugeaient inévitable, et de la volonté managériale d’effacer l’échec en question. Le personnel et les dirigeants souhaitent avant toute chose « tourner la page » et repartir sur une base nouvelle plutôt que de ressasser des souvenirs malheureux : « Qui dit échec commercial dit aussi une période difficile […] : ça a été une mauvaise expérience, ça a été mal vécu par certaines personnes, il y a une période très troublée, le Président qui s’occupait de ça est parti, le nouveau Président est d’un profil complètement opposé (en tous cas très différent) par rapport à celui de Gilles O. Donc tout ça c’est un peu de l’histoire, du passé. Et donc il n’y a pas suffisamment de capitalisation sur ce qui s’est fait […]. Si vous voulez, il y a eu un vécu assez douloureux. Donc, [il y a] une certaine difficulté à rebondir là-dessus ».

5. Apports de la recherche

41 Dans le modèle ARI, représenté schématiquement ci-dessous (cf. figure 1), il convient de rappeler que ce sont évidemment les individus qui sont théoriquement chargés de « créer du sens » (Weick, 1991) à partir de l’échec commercial, envisagé comme une réponse négative de l’environnement à un lancement de concept.

Figure 1

Le modèle « ARI », une version simplifiée des modèles d’apprentissage par l’expérience, fondés sur une logique de rationalité adaptative.

figure im1

Le modèle « ARI », une version simplifiée des modèles d’apprentissage par l’expérience, fondés sur une logique de rationalité adaptative.

42 Or, nous avons montré que le constat d’échec est un événement qui est loin d’être neutre sur le plan affectif pour les acteurs. En d’autres termes, pour les individus, un échec n’est pas une expérience « comme les autres ». Au contraire, conformément à la théorie AET, ce dernier va déclencher chez eux une émotion négative, les personnes concernées peuvent alors délibérément décider de ne pas se lancer dans une analyse approfondie de l’échec et préfèrent ainsi « tourner la page ». Cette recherche insiste donc sur la nécessité d’introduire le ressenti des acteurs dans le modèle ARI et propose donc un modèle intégrateur [13] combinant les travaux traditionnels sur l’apprentissage organisationnel et des travaux relevant plutôt de la psychologie sociale (cf. figure 2). Cet article fait ainsi apparaître le rôle médiateur joué par les émotions individuelles dans le processus d’apprentissage par l’échec, soit une dimension traditionnellement oubliée dans les travaux en sciences de gestion.

43 En définitive, l’angélisme traditionnel des travaux sur les « trajectoires d’innovation » à l’égard des échecs commerciaux, présentés comme de simples parcelles du processus d’apprentissage (cf. supra) mérite au moins d’être reconsidéré, en insistant sur la situation affective des individus dans ce genre de circonstance. En effet, nous avons montré que la dynamique d’apprentissage pouvait être grippée dès lors que les individus – pour des raisons différentes les uns des autres – manifestent la volonté de « tourner la page ». En filigrane apparaît donc une distinction profonde entre les entreprises marquées par une culture de l’innovation intensive, qui injectent en continu de nombreux produits sur le marché [14], où l’échec ne serait pas vécu comme une marque d’infamie, et celles qui ne le sont pas, où l’échec serait plus durement vécu par les acteurs. La situation du BHV, entreprise traditionnellement peu portée vers l’innovation, le suggère en tous cas.

Figure 2

Modèle intégrateur de l’apprentissage par l’échec réunissant les modèles « ARI » et « AET ».

figure im2

Modèle intégrateur de l’apprentissage par l’échec réunissant les modèles « ARI » et « AET ».

6. Implication managériale

44 Ce papier a pour principale ambition de montrer le rôle d’interférence joué par les émotions dans le processus d’apprentissage par l’échec. Fort du constat que le ressenti des acteurs influence la capacité d’une organisation à tirer des enseignements de cette déconvenue, peut-être pourrait-on suggérer aux managers d’accorder davantage de place à la gestion des émotions individuelles (ex. : en affectant les participants au projet à de nouvelles missions tout aussi intéressantes par le jeu de la mobilité interne, chose souvent possible dans les grands groupes). Or, force est de constater que l’accompagnement des hommes sur le plan affectif – notamment en cas d’échec commercial – n’est pas quelque chose d’encore très bien ancré dans l’esprit des managers : « L’affectivité dans la vie de l’entreprise, on s’en fiche complètement. Ça n’a aucun intérêt ça ! » clamait par exemple un cadre dirigeant rencontré lors d’un entretien antérieur à cette recherche. L’organisation, loin d’aider certains de ses collaborateurs dans leur difficile traversée du processus de deuil, la dénie, la banalise, préoccupée qu’elle est par son efficacité et sa performance souligne effectivement Dubouloy (1996). Or, Chanlat (2002) rappelle à juste titre que l’action managériale la plus efficace est celle qui tient compte autant des personnes que des impératifs économiques. D’ailleurs, nous dit-il, la prise en compte des éléments humains n’est pas contradictoire à la bonne performance économique de l’organisation.

Bibliographie

Bibliographie

  • Argyris C., 1990, Overcoming Organizational Defenses – Facilitating Organizational Learning, Boston, Allyn et Bacon.
  • Ashforth B.E. et Humphrey R.H., 1995, « Emotion in the Workplace : A Reappraisal », Human Relations, Vol. 48, N° 2, pp. 97-125.
  • Ashkanasy N., 2002, « Emotion in the workplace : The new challenge for managers », Academy of Management Executive, 16, 76-86.
  • Baumard P. et Starbuck W., 2005, « Learning from Failures : Why It may not Happen », Long Range Planning, 38, 1-18.

Mots-clés éditeurs : expérience, échec commercial, apprentissageorganisationnel, émotions

Mise en ligne 01/05/2011

https://doi.org/10.3917/rsg.222.0149

Notes

  • [1]
    Garcia-Prieto et alii (2005) rappellent que les termes d’affect et d’émotion sont souvent utilisés de manière interchangeable dans la littérature organisationnelle, position que nous adopterons dans le cadre de cette recherche.
  • [2]
    Nous parlerons par la suite de modèle ARI pour faire référence à ces travaux.
  • [3]
    Rappelons qu’une « trajectoire d’innovation » est composée de plusieurs innovations visant un même segment de marché et/ou s’appuyant sur une même technologie (Ben Mahmoud-Jouini, 2004).
  • [4]
    Nous parlerons par la suite de théorie AET pour « affective events theory ».
  • [7]
    Les acteurs utilisent d’ailleurs des mots très explicites tels que « tuer », « supprimer », « virer », « cannibaliser », « massacrer » ou « taper dans ».
  • [8]
    Les détracteurs du projet étaient généralement sceptiques, dès le départ, quant aux chances de succès de ce concept de rangement (cf. supra).
  • [9]
    « J’aime cette entreprise et je la sers avec beaucoup de passion ».
  • [10]
    Le champ lexical de la mor t est d’ailleurs très présent dans les entretiens : « J’ai vu le début du projet, tout comme je l’ai vu mourir ».
  • [11]
    Exemple : « J’avoue que c’était une période… Quand on m’a dit que c’était arrêté, bon, ben, il faut passer à autre chose, voilà ! Je n’ai pas plus à vous dire sur ça ».
  • [12]
    Certaines personnes se sont d’ailleurs dites étonnées que nous ayons obtenu l’autorisation du BHV pour cette étude : « Avez-vous l’autorisation [du Président] ? C’est bizarre ». D’ailleurs, le DRH du BHV – qui n’était pas là à l’époque de Box & Co – nous avait envoyé une lettre de refus par rapport à notre projet de collaboration dans un premier temps, avant de se raviser et de nous re-contacter dans un second temps.
  • [13]
    Le terme de « modèle » doit être compris ici au sens de description d’un processus.
  • [14]
    Téfal en constitue, à ce titre, un exemple canonique depuis les travaux de Chapel (1997).
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