Notes
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[1]
Cité par Sainsaulieu R., « Culture, entreprise et société. Réflexions à partir de l’expérience française », in, Chanlat J.F., Sous la Direction, L’individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées, Les Presses de l’Université Laval et les Editions ESKA, 1990, p. 612.
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[2]
Sainsaulieu R., L’entreprise, une affaire de société, PFNSP, 1990 ; Dubar C., La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, A. Colin, Paris, 1991.
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[3]
Liu M., « L’autonomie des entreprises dans le champ social », L’entreprise, une affaire de société, PFNSP, 1990, p. 122. « Dans ses formes historiques de réalisation européenne, l’entreprise a évolué entre les deux notions « ouvert-fermé ». Certains auteurs voient la première forme de l’entreprise moderne dans le monastère bénédictin succédant à l’idéal de vie érémitique. Ils tiennent la règle de Saint Benoît pour le premier manuel d’organisation de l’entreprise et y relèvent que toutes les caractéristiques de l’entreprise moderne s’y trouvent, la finalité du monastère étant, bien entendu, d’une autre nature. Si nous les suivons, force est de constater qu’à l’origine l’entreprise se présente comme étant « fermée » au monde extérieur. Ceux qui rejoignent le monastère quittent le monde pour un univers clos. A sept ou huit siècles de là, la manufacture, que l’on peut tenir pour la première réalisation de l’entreprise industrielle, opère semblablement vis-à-vis du monde du travail artisanal. Elle regroupe les ouvriers en un même lieu, les isole du monde familial et urbain, elle les retient selon des horaires bien déterminés, afin qu’ils oeuvrent à une tâche commune. La manufacture est un lieu clos, où l’on n’entre et dont on ne sort librement. Cette tendance ira en se renforçant à travers l’invention de la machinofacture, première ébauche de l’usine moderne, vers 1840, puis avec l’entreprise taylorienne. Cette dernière forme d’organisation pousse très loin son souci de fermeture. Dans sa conception d’abord, elle se construit selon des règles qui ne tiennent qu’à la « science » de l’organisation du travail. Ces règles sont universelles et permanentes, donc indépendantes de toutes les caractéristiques locales et conjoncturelles ».
-
[4]
Martin D., Metzger J.L. et Pierre P., Les métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation, Editions du Seuil, 2003.
-
[5]
Denieuil P.N., « L’entreprise comme culture. Recherches socio-anthropologiques des années 80 », Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XC, 1991, p. 114.
-
[6]
Harzing A.W.K., Managing the Multinationals : An International Study of Control Mechanisms, Edward Elgar, 1999.
-
[7]
Pour J. Levy, si vous voulez relier deux objets sociaux a et b, vous pouvez soit déplacer matériellement a vers b (c’est la mobilité), soit faire circuler de l’information de a vers b (c’est la télécommunication), soit enfin placer a et b en contact direct, en créant un lieu (c’est la coprésence) (Rencontre avec LEVY J., « La géographie pour comprendre les sociétés », Sciences Humaines, n° 122, décembre 2001, p. 38).
-
[8]
Ohmae K., The Borderless World. Power and Strategy in the Interlinked Economy, Collins, 1990 ; Reich R., L’économie mondialisée, Dunod, 1993.
-
[9]
Noiriel G., Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe siècle et XXe siècle, Editions du Seuil, 1988.
-
[10]
On pourra citer récemment la publication en France des travaux de Engbersen G. (« Sans-papiers. Les stratégies de séjour des immigrés clandestins », Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 1999) ou de PORTES A. (« La mondialisation par le bas. L’émergence des communautés transnationales », Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 1999).
-
[11]
Berry J.W., « Psychology of Acculturation », in Bernam J., Cross-Cultural Perspectives. Nebraska Symposium on Motivation, University of Nebraska Press, 1990.
-
[12]
Camilleri C. et Malewska-Peyre H., « Socialization and identity strategies » in Berry J.W., Dasen P. et Saraswathi T.S., Handbook of Cross-Cultural Psychology, vol. 2, Allyn et Bacon, 1996.
-
[13]
Pierre P., « La socialisation des cadres internationaux dans l’entreprise mondialisée. L’exemple d’un groupe pétrolier français », Thèse pour le doctorat de sociologie de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, 2000.
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[14]
Les résultats que nous présentons dans cet article reposent sur 120 entretiens semi-directifs menés, en 1993 et 1994, auprès d’une population de cadres et dirigeants d’Alpha. L’échantillon de cadres enquêtés représente 12 % de la population totale des équipes « exploration-production » d’Alpha. 86 de ces entretiens ont été conduits avec des cadres « internationaux ». Par ce terme, nous entendons les cadres « non-français » qui vivent ou ont vécu, dans l’entreprise Alpha, l’expérience de la mobilité internationale depuis leur filiale d’origine, que celle-ci se soit déroulé en France (pour 70 d’entre-eux) ou dans une autre filiale de l’organisation étudiée (pour 16 d’entre-eux). Sur ces 86 entretiens, il convient de noter que l’on dénombre seulement deux femmes interrogées. En provenance de 18 filiales de l’entrepriseAlpha, 6 de ces cadres sont issus de pays du Moyen-Orient, 24 de pays d’Europe, 5 d’Asie, 31 d’Afrique, 11 d’Amérique du Nord et 9 d’Amérique du Sud. 17 de ces cadres internationaux travaillent dans le domaine « Administration » (RH, Juridique, Economie), 15 dans le domaine « Finance » (Comptabilité, Contrôle de Gestion, Audit), 4 dans le domaine « Communication » (Informatique, Télécommunications, Organisation), 17 dans le domaine « Exploration » (Géologie et Géophysique) et 33 dans le domaine « Techniques Pétrolières » (Exploitation, Gisement, Forage). L’ancienneté moyenne (en CDI) de ces cadres internationaux étudiés est de 11, 3 années ; le nombre moyen de séjours à l’étranger, de plus de trois mois, vécu par ces cadres est de 2, 3 et la durée moyenne du séjour à l’étranger est de 2, 6 années. Sur 86 cadres internationaux interrogés, 5 % ont moins de 5 années d’ancienneté, 30 % entre 5 et 15 années, 35 % entre 15 et 20 années et 30 % ont plus de 20 années d’ancienneté (occupant le plus souvent des postes de Directeur de Filiale ou de Division Fonctionnelle). Les cadres français qui, eux aussi, vivent l’expérience de la mobilité internationale (intra-organisationnelle), seront appelés les « expatriés » dans cet article.
-
[15]
Schneider S.C. et Barsoux J.L., Managing Across Cultures, Editions Prentice Hall, 1997.
-
[16]
Forster N., « The myth of the international manager », International Journal of Human Resource Management, février 2000, Volume 1/11.
-
[17]
Boltanski L. et Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
-
[18]
Le modèle de C.A. Barlett et S. Ghoshal est construit à partir de deux dimensions identifiées par P.A. Lawrence et J.W. Lorsch, l’intégration ou la tendance à l’uniformisation et la différenciation ou la recherche d’adaptation des activités et des comportements en fonction des pays d’implantation. En croisant ces deux dimensions, C.A. Barlett et S. Ghoshal distinguent quatre catégories d’entreprises (Le management sans frontières, Les Editions d’Organisation, 1991) :
- L’entreprise mondiale, centralisée, qui est organisée par fonctions ou par lignes de produits mondiaux. Les filiales sont peu autonomes et les postes importants sont détenus par des managers du pays d’origine.
- L’entreprise multinationale, décentralisée, qui cherche à s’adapter aux très nombreux marchés en confiant une grande autonomie aux filiales dirigées par des locaux.
- L’entreprise internationale, type intermédiaire, qui est organisée par groupes d’activités et grandes régions géographiques. La diffusion des connaissances élaborées au siège s’opère lentement vers les filiales.
- L’entreprise transnationale qui recherche un éclatement des centres de décision et « la promotion des meilleurs éléments d’où qu’ils viennent ». Le top management a pour rôle de développer des procédés de coordination multiples visant l’optimisation d’économies d’échelle pour des unités de production dispersées, mais néanmoins interdépendantes.
C.A. Barlett et S. Ghoshal présentent l’intérêt des structures transnationales dans le fait que le pouvoir stratégique est partagé entre plusieurs centres nationaux sans que ne s’affirme l’autorité formelle d’un seul centre. L’entreprise procède à une « pollennisation croisée » qui consiste à confier des responsabilités opérationnelles dans un pays, tout en faisant participer à des comités de coordination européens ou mondiaux. -
[19]
Lipovetsky G., L’ère du vide, Gallimard, 1983, p. 59.
-
[20]
Cailles A., France-Japon, Confrontation culturelle dans les entreprises mixtes, Librairie des Méridiens, 1986, p. 131.
-
[21]
Selon l’expression de SEGAL J.P., « Les pièges du management interculturel. Une aventure franco-québécoise », Gérer et comprendre, Annales des Mines, décembre 1990, p. 50.
-
[22]
Wagner A.C., Les nouvelles élites de la mondialisation, PUF, 1998, p. 38. Tout se passe aussi comme si le prestige du pays d’affectation rejaillissait sur la carrière du cadre international qui y est envoyé : trajectoires géographiques et trajectoires professionnelles sont loin d’être indépendantes.
-
[23]
Hansen M.L., « The Problem of the Third Generation Immigrant », Augustana Historical Society, 1938.
-
[24]
Chevrier S., Le management des équipes interculturelles, PUF, 2000, p. 154.
-
[25]
C. Tapia entrevoit « le profil possible d’un médiateur interculturel de niveau supérieur, dont les traits majeurs seraient : la polyvalence – se traduisant par la capacité de conception, de réalisation et de soutien d’actions complexes sur le terrain impliquant des populations hétérogènes ou des spécialistes sectoriels —, la maîtrise des langues — -européennes ou autres —, l’adhésion à une éthique de la tolérance et à une idéologie universaliste, une culture générale adossée aux sciences humaines, sociales, juridiques et économiques, une sensibilité aux rapports humains qui exclut la démagogie, le sentimentalisme, la condescendance, l’exotisme » (Tapia C., « La médiation interculturelle », Cahiers de sociologie économique et culturelle, n° 32, décembre 1999, p. 13).
-
[26]
Chanlat J.F., "Vers une anthropologie de l’organisation", L’individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées, Les Presses de l’Université Laval et les Editions ESKA, 1990
1 L’entreprise, dans la mondialisation, s’affirme comme un lieu de socialisation à part entière des sociétés industrielles et urbaines, et s’impose pour ses salariés comme un espace privilégié de satisfaction de besoins d’ordre psychologique, d’apprentissage de normes de relation, comme un « espace culturel premier » au sens de B. Candot [1]. Des travaux fondateurs [2] se sont attachés à démontrer qu’on ne peut réduire le rapport au travail à un simple lien instrumental, simple réceptacle des rapports sociaux, et isoler l’acteur de la société dans laquelle il vit.
2 L’entreprise, pour fonctionner, doit désormais prendre en compte une dynamique du « milieu », peser l’influence des cultures… que celles-ci soient professionnelles, nationales ou encore régionales. Pour M. Liu, « toute entreprise pourrait être évaluée selon un continuum allant des adjectifs « perméable » à « fermé ». « Perméable » signifierait que l’entreprise est totalement ouverte aux influences de l’environnement, tandis que « fermé » voudraitdire que celle-ci est insensible à toute action externe » [3]. La mondialisation, ou plus exactement les différentes mondialisations des sphères culturelles, économiques, financières ou technologiques [4], avivent donc ces questions pour l’entreprise qui ne peut plus être considérée comme un lieu de traduction simple de conflits socio-historiques qui la dépassent. P.N. Denieuil, à cet égard, souligne que « l’entreprise doit être abordée tout à la fois comme organisation et comme institution, dans une interaction constante avec son environnement (le marché). Elle apparaît ainsi comme le lieu privilégié de cristallisation sociale « entre une institution économique et des procès de travail concrets » [5].
3 L’hypothèse que nous formulons, dans cet article, est que plus l’entreprise connaît un développement international, promeut la mobilité géographique et fonctionnelle comme principe moteur, intègre en son sein un nombre sans cesse grandissant de nationalités, plus elle projetterait ses membres dans une culture inattendue, multiculturelle, où l’univers relationnel se développe plus en extension, en nombre qu’en profondeur de contact.
4 Le développement de l’économie mondiale induit de profonds changements dans la gestion des carrières professionnelles à l’international. Depuis une vingtaine d’années, nous observons, paradoxalement, dans la plupart des secteurs économiques, une stagnation des effectifs expatriés. De nouveaux besoins des entreprises, et une motivation pour les candidats au départ, centrée sur le développement de carrière marquent aujourd’hui la fin des formes d’expatriation « classiques » au profit de la « mobilité internationale » [6].
5 Les organisations internationales intègrent des équipes non plus formées uniquement d’occidentaux. De nouvelles formes de mobilité internationale naissent : « l’impatriation », par exemple, est le mouvement d’un cadre, ou d’un technicien qualifié, d’une filiale vers le siège de l’entreprise. Pour des missions d’assistance technique, ou dans une perspective de formation pour ceux que l’on identifie comme « hauts potentiels », la « quasi-mobilité » désigne une mobilité internationale courte de quelques semaines ou de quelques mois ; elle tend également à se développer, particulièrement en Europe où les transports rapides le permettent. « L’internationalisation sur place » née du développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication permet à de nombreux collaborateurs de travailler, sur place, à une échelle internationale, via messagerie, vidéo-conférence, automatisation de la production, télé-travail… Partout, la gestion des mouvements de personnel ne s’effectue plus depuis la maison-mère vers les filiales seulement, mais de filiale à filiale dans une logique de coordination informelle [7].
6 De plus en plus nombreux sont donc les individus en entreprise qui communiquent entre eux par-dessus les Etats et forment, derrière le flux abstrait de l’argent, ce qui serait une nouvelle « élite » transnationale [8] (K. Ohmae, 1990 ; R. Reich, 1993).
7 Rares sont les recherches qui, mobilisant des connaissances en gestion mais également dans les domaines de la psychologie comme de la sociologie, tentent de percer la complexité des rapports entre identité sociale, identité professionnelle et identité ethnique chez des cadres d’une institution « mondialisée ». Dans le champ des sciences humaines, c’est souvent, en effet, en référence aux étrangers des milieux défavorisés, d’une immigration de travail destinée à faire face à une pénurie de main d’œuvre nationale [9], que se sont construites les réflexions sur ceux qui éclairent d’un jour nouveau la question des relations interethniques, en même temps que celle de la mondialisation de l’économie et des politiques d’entreprise [10]. Ces travaux s’efforcent de repérer empiriquement et de théoriser les manipulations de codes culturels antagonistes par lesquels groupes et individus cherchent à gérer leur équilibre identitaire. L’accent est mis sur les pratiques d’exploitation et d’exclusion dans le milieu scolaire, le logement, le lieu de culte qui privent ces individus des droits les plus élémentaires, instaurant des frontières entre « eux » (les membres de la société majoritaire) et « nous » afin de faire vivre un rapport de type particulier, et mis en lumière par M. Weber, à des ancêtres réels ou putatifs.
8 Cet article cherche à s’inscrire dans le prolongement de recherches, menées dans d’autres contextes sociaux que l’entreprise multinationale, et qui évoquent l’expérience personnelle del’acculturation vue au travers du « stress d’acculturation » [11], au travers des différentes « stratégies » qu’une personne peut adopter afin de réguler la diversité socio-culturelle perçue et vécue [12], au travers des types de « réponses psychologiques » au contact culturel ou des types « d’acculturation ».
9 L’objet de cet article est d’éclairer la question de la socialisation des cadres internationaux en présentant les principaux résultats d’une longue enquête menée au sein d’une grande entreprise française du domaine de l’exploration-production pétrolière (que nous avons rebaptisée Alpha) [13].
10 Différentes à la fois des situations d’immigration, de celles des expatriations prolongées (en famille) des années soixante ainsi que des types de mobilité professionnelle analysées par les sociologues du travail au cours des années quatre-vingt, des formes nouvelles de mobilité internationale se font jour en entreprise. L’histoire des changements dans les pratiques de mobilité internationale d’Alpha met en valeur l’opposition entre un modèle centré sur la « singularité » du Français expatrié, univers largement autarcique, et l’instauration progressive d’un modèle fondé sur l’internationalisation des cadres locaux, où les modes de socialisation reposent davantage sur la recherche par l’entreprise d’une nouvelle mobilisation interculturelle.
11 Notre démonstration nous conduira à présenter une analyse de cinq stratégies de l’identité pour des cadres en situation de mobilité internationale (les « Conservateurs », les « Défensifs », les « Opportunistes », les « Transnationaux » et les « Convertis ») [14](Annexe I) et à porter l’accent sur les principales ressources qui permettent de s’adapter dans un nouveau contexte de travail à l’étranger (le pouvoir en organisation, le rapport à la communauté de semblables et la gestion du rapport à la famille). La variété constatée des processus d’adaptation de cadres internationaux dans des contextes d’acculturation différents amène, pour nous, à constater la diversité de leurs formes de rationalités et des ajustements interculturels qui s’opèrent entre eux. Le caractère hétérogène de leurs identifications va à l’encontre de l’idée d’une élite transnationale homogène.
12 Dans les firmes pétrolières, le recours massif à l’expatriation d’un contingent de collaborateurs du pays de création vers les filiales, a longtemps permis de pallier un manque d’expertise technologique vers les pays en voie de développement. L’internationalisation des sites de production comme des circuits de distribution, éclaire cependant aujourd’hui les limites d’un modèle fondateur et autoritaire de relations entre filiales et entreprise-mère, cherchant à imposer des méthodes de gestion ou de production, à « cadenasser » l’ensemble des postes de direction, sans parvenir à mobiliser le personnel local autour d’objectifs partagés [15]. Le coût élevé des affectations longue durée en famille, de nouvelles formes de mobilité internationale comme l’impatriation (des filiales vers le siège), sous la pression des politiques de quotas instaurés par les gouvernements des pays d’implantation soucieux de défendre l’emploi, les plus grandes possibilités de travail à distance (par vidéo-conférences ou messageries) [16], l’obligation croissante de traiter l’information « en temps réel » et « à distance », tendent à réfuter le modèle de l’entreprise pyramidale, strictement hiérarchisée et cloisonnée. De simple pourvoyeur de compétences défaillantes dans des pays à faible niveau de développement technologique, représentant fidèle des intérêts de la société-mère, l’expatrié devient un contracteur, un formateur chargé de contrôler le travail des locaux, de développer et d’étendre des réseaux de professionnels, de proposer une formule de partage des compétences qui ne soit pas la simple imitation ou répétition du modèle des détenteurs de technologie mais permette à terme, sur le terrain, dans le foisonnement des métiers, un retour d’expérience. D’une attitude systématique d’exportation du savoir-faire, d’un modèle de contractualisation base-sommet, Alpha, l’entreprise étudiée dans cet article, cherche à substituer des rapports de travail plus participatifs où l’expatrié endosse le rôle d’animateur d’équipe, prend en charge les différents contextes sociaux pour mobiliser d’un point de vue « culturel ».
13 Le contrôle stratégique depuis le siège devient plus difficile, passant d’une logique de contrôle « administratif » autoritaire à une logique de contrôle « normatif », davantage centré sur la formation des locaux par les expatriés, sur le développement des remplaçants dans les filiales et sur la « bonne manière de faire les choses », c’est-à-dire sur la formalisation de procédures à suivre.En ce sens, le développement organisationnel d’Alpha illustre un modèle fondateur qui est celui des pionniers du pétrole et qui en appelle à l’indépendance énergétique nationale, au rationalisme des ingénieurs français, à la protection d’un ensemble de règles et dispositions conventionnelles publiques (autour du « Statut du mineur »), et qui doit s’adapter à un environnement international fortement concurrentiel, dans lequel s’opère une nouvelle reconnaissance du pouvoir des filiales. « Le monde du pétrole a beaucoup changé ces deux dernières décennies. Sur les plates-formes, lors des différentes actions de sondage et d’exploration, l’efficacité est de plus en plus liée à la part d’invention que prennent les salariés de l’entreprise à gérer les incomplétudes des règles prescrites et des machines. D’autre part, les travaux d’interprétation et de suivi des forages, les recherches en géophysique se font de plus en plus sous la forme de « groupes projets ». L’activité pétrolière moderne exige que chaque terrain sédimentaire, chaque problème de production, soit traité comme un cas d’espèce, sujet d’extrapolations et de scénarii » souligne, lors de nos entretiens, un géologue français d’Alpha. A un savoir-faire formalisé et « ritualiste » s’oppose un savoir-faire plus informel, plus complexe et moins routinier qui doit déboucher sur une sorte de « mutualisation » nouvelle de la connaissance. Dans ce contexte en évolution, les qualités « relationnelles » de médiation des individus prennent une importance croissante. La mobilisation de compétences, de codes de sociabilité et de normes de comportement est au moins aussi importante que les seuls savoirs techniques. L’émergence de nouveaux collectifs de travail plus interdépendants et plus transversaux tend à affecter le modèle fondateur de l’expatriation tel qu’il a pu être porté par un important contingent de Français dans l’entreprise Alpha. En situant autant la compétence sur le « terrain », base traditionnelle de l’expatriation, que dans les services fonctionnels du siège, lieu stratégique de traitement des données, le secteur pétrolier s’ouvre à de nouvelles catégories de personnel international (experts, auditeurs, informaticiens des filiales…) qui disputent leur leadership aux techniciens et ingénieurs français expatriés. Dans cette logique de coordination informelle, le personnel international peut être comparé, par son importance et la vivacité des contacts souterrains, hors des structures formelles qu’il ne cesse d’entretenir, à une bonne partie du « système nerveux » de l’organisation. Tandis que la mobilité géographique internationale est devenue un mode de coordination stratégique à part entière, l’idéal de référence de l’entreprise devient le manager (de toute nationalité) et de moins en moins le cadre français expatrié. Figure de proue d’un monde de l’entreprise en « connexions », le manager international est une personne qui mobilise des réseaux, qui parvient à engager des collègues autour d’un projet pour une durée limitée. Le manager « exclu » est, au contraire, celui qui est poussé à la marge du réseau, qui ne peut plus soutenir sa mobilité internationale par la force de liens sociaux connectés [17].
14 Alpha est ainsi le théâtre de la fin d’un système classique d’expatriation (des mobilités vécues pendant 3 à 5 années) et de l’émergence d’un corps plurinational de spécialistes voués professionnellement à une intense mobilité géographique (des missions de quelques semaines à quelques mois, sans le conjoint et les enfants). L’enjeu pour l’entreprise pétrolière est non plus le simple accueil de ces cadres étrangers à l’intérieur d’un système qui annule les différences, mais leur collaboration durable [18].
15 Comme l’admet, lors de nos entretiens, un responsable des ressources humaines d’origine écossaise, « l’entreprise connaît une évolution notable. Les managers, qui sont cadres présents au siège, viennent en réalité de filiales de plus en plus nombreuses, d’environnements culturels certainement plus variés qu’auparavant. Cette réalité nouvelle complexifie nos pratiques de rémunération, de gestion de carrière et de formation. Les pratiques de management des expatriés français, que l’on croyait relever d’une rationalité universelle et dictées par des contraintes technologiques universelles, cachent en fait les dimensions culturelles de leurs origines nationales. Il est devenu rationnel de cesser de soumettre les autres à sa rationalité ».
16 De nouveaux acteurs, tels ce foreur nigérian qui dirige une équipe de géophysiciens libyens sous la direction d’un manager néerlandais ou ce chef de chantier belge en Arabie Saoudite pour le compte d’une entreprise d’origine française, qui se définit désormais comme « mondiale » au niveau de ses dirigeants, émergent et font vivre de nouvelles formes d’exercice d’une responsabilité à l’international.
17 Alpha voit s’affirmer en son sein une contradiction entre des intentions d’intégration du personnel international, et la réalité des classements qu’opèrent les acteurs marquant la présence de préjugés et de phénomènes de « résistance culturelle ». Dans le cas de l’impatriation au siège parisien, par exemple, un gestionnaire des ressources humaines d’Alpha reconnaît que « beaucoup de cadres internationaux s’étaient préparés à s’éloigner, voireperdre leurs amis dans leur pays d’origine et à devoir tout recommencer. Mais ils sentent souvent que certains Français sont réticents à l’idée de développer des relations durables avec des étrangers de passage. La lenteur de la prise de décision en France, son caractère non partagé et le manque d’attributions précises des responsabilités posent pour eux souci. Dans le système anglo-saxon, les cadres avaient comme habitude de désamorcer les conflits en organisant des réunions pour poser les problèmes « à plat ». Ils regrettent qu’en France, les heurts soient cachés et que la tension s’accumule. Une part importante des problèmes réside, je crois, dans le sens accordé à ce que pour les Français, décider c’est admettre une sorte d’armistice dans un combat de mots et d’argumentation. Les Français n’hésitent pas à remettre en cause les décisions au nom de ce qu’ils croient au-dessus des hommes, la rationalité technique. Pour beaucoup de cadres issus des filiales, être un manager efficace c’est être celui qui va participer à l’élaboration collective et se soumettre quoi qu’il arrive à la décision, fruit d’un long processus de délibération ».
18 La mise en œuvre de mouvements croisés de personnel est difficile et de nombreux cadres internationaux vivent l’expérience d’un décalage de représentations entre un « modèle idéal professionnel » construit avant le départ, et un « modèle pratique » qui recouvre le quotidien difficile de l’adaptation lié à la prise de fonction et vient relativiser largement les supposés effets favorables de la rencontre interculturelle. Au sein d’Alpha, se pose alors avec acuité la question de la socialisation de cadres étrangers amenés à vivre une importante mobilité géographique et fonctionnelle et qui s’inscrivent de fait entre plusieurs communautés, plusieurs pôles de valeurs attractifs mais parfois inconciliables (culture nourricière, culture du pays d’accueil, culture(s) d’entreprise…).
19 Parce qu’elle oblige souvent à des choix répétés et difficiles sur l’éducation des enfants, le logement, le travail du conjoint, dans de nouveaux environnements juridiques et sociaux, une carrière internationale se présente particulièrement comme une recherche d’équilibre entre des intérêts dispersés et un travail d’arrangement entre sphères personnelle et professionnelle.
20 L’effort d’adaptation lors de la mobilité internationale, aussi réussi soit-il au regard des critères de l’entreprise, engendre cependant, pour beaucoup de ces cadres, contraints d’intérioriser rapidement des savoirs spécialisés d’un genre nouveau — savoirs professionnels et rôles enracinés dans la division du travail propre à l’entreprise — qui comprennent un vocabulaire et des procédures, véhiculent une conception du travail pouvant être très éloignée de leur culture d’appartenance, un bouleversement déconnectant le sujet de son être intime et le conduisant à introjecter de nouvelles valeurs. Celui qui se déplace pour découvrir le monde est découvert à son tour par les milieux d’accueil. Et lorsque les conduites héritées du passé et de la socialisation primaire ne suffisent plus pour influer en sa faveur sur les transactions sociales et professionnelles, certains cadres internationaux vont développer des tentatives de manipulation des différents codes culturels, d’authentiques stratégies de mobilisation de leur ethnicité. A ce « jeu », nos travaux démontrent que les cadres sont diversement préparés et peuvent être appréhendés à travers plusieurs types identitaires, présentant des modalités variées de résistance ou d’ouverture au milieu culturel ambiant : depuis le repli radical et hermétique sur sa culture d’origine jusqu’à la perméabilité quasi-totale à la culture du milieu d’accueil et les signes d’une conversion identitaire. Le problème de l’exercice du pouvoir pose donc aujourd’hui de manière accentuée, au sein d’une entreprise « mondialisée », la question de la possibilité de mobilisation des labels ethniques opportuns dans le cours des interactions sociales. Originaires d’Afrique noire, certains cadres illustrent, par exemple, cette problématique de la pluralité des allégeances de façon éloquente. Membres fidèles des confréries religieuses le soir, exprimant dans le dialecte local et en costume traditionnel leurs convictions animistes, ces derniers participent activement, au sein de la firme multinationale qui les emploie, à la vie économique et politique du pays, parlent anglais et français avec leurs collègues, jugent de la faisabilité d’un projet selon des critères « rationnels » et endossent ainsi, non sans tensions, un autre rôle social. En ces hommes et ces femmes « ubiquistes » [19], et appelés à vivre intensément la mobilité internationale, semble s’affirmer plus que chez toute autre personne une duplicité qui spontanément s’exprime en ces termes : rester fidèle à sa communauté d’origine tout en cherchant à faire vivre dans l’organisation, dont ils dépendent et qui les rémunère, des éléments culturels ou ethniques utilisés comme compétences interactionnelles de comportement.
21 Différemment selon les cadres internationaux, l’ethnicité répondra au besoin d’affirmer son individualité ou à celui de conserver la chaleur affective d’une communauté d’origine. La construction de l’identité de ces cadres internationaux s’apparente sans cesse à un « bricolage » puisant dans un stock d’éléments précontraints qui prennent soudainement un autre sens en situation interculturelle. L’articulation et la concomitance de formes d’investissement ethnique et de participation réussie à la marche de l’entreprise s’établit en fonction d’une rationalité propre à l’acteur qui est influencée d’abord par de nombreuses variables socio-économiques, dont la durée, le lieu et la nature de la mission professionnelle ou la qualité de l’insertion dans la société d’accueil (Annexe II).
22 Les modalités de socialisation et de mobilisation de l’ethnicité du cadre international nous apparaissent fortement tributaires du degré de pouvoir entretenu dans les relations de travail (« atout pouvoir »). Dans certaines situations durables où personnel local et cadres internationaux doivent résoudre un problème commun pouvant menacer à terme l’intégrité de tous, mieux quand c’est le cadre international qui, par son savoir, est porteur d’adaptation (comme c’est le cas du traducteur spécialisé ou du géologue expert en son domaine), alors on constaterait de la part du groupe dominant un affaiblissement des stéréotypes négatifs etdes marques d’acceptation envers un « pair » que l’on estime comme son « égal ». L’équilibre des pouvoirs dans la relation permet le mieux de saisir l’autre en sa différence et tendrait à ramener l’échange aux difficultés de toute communication interpersonnelle [20].
23 Par delà les tentatives de chaque partie de codifier les relations à travers des contacts ritualisés, ces situations de travail « équilibrées » conduisent les cadres internationaux à utiliser une expertise liée au métier, des connaissances techniques et des relations personnalisées au chef, qui leur permettent d’adapter la règle et de l’interpréter au travers d’une position de médiateur entre deux groupes culturels. Les stratégies internationales les plus fructueuses sont précisément celles qui reposent sur la médiation et la mobilisation dans le champ international de ressources nationales. De manière apparemment paradoxale, les cadres internationaux de l’industrie pétrolière qui se définissent le plus radicalement comme « internationaux » et cultivent réellement des traits de style de vie internationaux (plurilinguisme, mariage avec une personne d’une autre nationalité, cosmopolitisme des amitiés, scolarité internationale de leur descendance…) sont aussi le plus souvent ceux qui mobilisent le plus systématiquement leurs ressources nationales dans l’ensemble des dimensions de la vie sociale et entretiennent les liens les plus étroits avec le pays d’origine. Une culture internationale d’entreprise ne peut que difficilement s’élaborer au détriment des identités nationales.
24 Le processus de mise en mouvement culturelle et identitaire du cadre international dépend également de la présence ou pas, au sein du pays d’accueil, d’une communauté de pairs, qui permette à l’individu de maintenir, hors de la sphère du travail et du cadre strict des rapports de production, un lien affectif fort avec la culture d’origine (« atout communautaire »). La famille nucléaire, la disponibilité des épouses et l’inscription dans une mobilité groupée entre « co-ethniques » assurent notamment une stabilité émotionnelle en devenant un lieu protégé « d’expression de soi », un espace de « ressourcement » faisant face aux nécessités fonctionnelles et instrumentales du travail.
25 Mais se différenciant d’un modèle de l’expatriation traditionnel (affectation longue durée en famille), le souci de « cohérence » de leur trajectoire de carrière amène aussi de plus en plus de cadres internationaux, à chacune des étapes qui bornent cette dernière, à tenter de faire correspondre un mode d’intégration maximale dans l’entreprise avec un mode d’organisation familiale adéquat (« atout familial »). Les « nouveaux » cadres internationaux du pétrole accentueraient en cela, par rapport à leurs aînés, la plasticité de leur cellule familiale, choisissant, en fonction du pays d’implantation, de partir seul ou en couple et introduisant, à chaque mobilité, une profonde redistribution des rôles et de l’autorité au sein de la famille.
26 L’expérience de l’ascension sociale et de la mobilité pour les cadres internationaux, « à haut degré de métissage », ne fait pas pour autant tomber les barrières ethniques pesant sur les relations. Les phénomènes de catégorisation, voire de racisation des rapports sociaux, ne disparaissent pas et l’essentiel de la population du milieu d’accueil, si elle n’enferme pas définitivement « l’autre » dans une collectivité ethnique particulière, opte plutôt pour l’évitement des contacts directs et la constitution d’un « espace du moindre frottement » [21]. Ainsi, si certains cadres internationaux détiennent des caractéristiques accessoires de statut, de diplôme, d’expérience technique, ceux-ci ne possèdent pas pour autant les caractéristiques attendues de manière informelle (le capital social, l’origine ethnique, le « profil »…) et ne sont donc pas appelés à pleinement combattre dans le jeu social. Une « présomption d’incompétence » semble peser sur eux, la couleur de leur peau devenant signe extérieur, révélateur de caractéristiques intellectuelles et de pratiques spécifiques et minoritaires. En cela, la confrontation interculturelle ne peut être examinée indépendamment du « point de départ national » des acteurs, et ainsi que l’écrit A.C. Wagner, « international est loin alors de signifier a-national, puisque certaines nationalités peuvent, plus facilement que d’autres, prétendre à cette appellation » [22]. L’étude de la mobilité de cadres internationaux de l’industrie pétrolière amène à conclure qu’il n’y a pas constitution, à proprement parler, d’un groupe qui imposerait la légitimité de compétences « internationales » et qui, ce faisant, ferait disparaître en son sein les spécificités liées aux différents « points de départ nationaux ». Ce sont, en grande partie, les histoires collectives nationales qui permettent de comprendre les différences de stratégie liées à la mobilité internationale puisque dans certains contextes nationaux, les séjours à l’étranger représentent des étapes obligées de la réussite sociale, dans d’autres des voies refuges et encore dans d’autres, des choix risqués sans avenir de réinsertion réelle et risquant de compromettre l’accès aux positions nationales les plus en vue.
27 Nos travaux admettent le double constat d’un mouvement d’affaiblissement des traits objectifs de l’ethnicité des cadres internationaux sous l’effet du brassage interculturel dans l’entreprise, et l’apparition, chez la plupart d’entre eux, d’une ethnicité subjective, qui s’exprime surtout par une persistance dans l’ordre des relations privées. Les cadres internationaux que nous avons observés expriment un souci de réalisation de soi « ethnique » qui n’est pas une simple défense narcissique contre un environnement sur lequel les individus ont peu d’emprise (comme chez de nombreux immigrés), mais davantage une réappropriation positive de ses origines, une capacité des acteurs à déclencher des procédures de contrôle des désignations qui les assaillent. Ce ne sont pas forcément des acteurs en crise qui mobilisent des appartenances qui ne sont pas rationnelles, et c’est égalementparce qu’ils ont atteint des positions sûres dans l’organisation, que les cadres internationaux étudiés peuvent s’offrir ce « luxe de l’ethnicité » [23].
28 Concluons cet article en proposant quelques pistes de réflexion concrètes sur la réussite des cadres à l’expatriation. Le premier point auquel porter attention nous apparaît la sécurité physique. Parmi les moyens à mettre en œuvre, une check-liste des règles de sécurité à respecter doit être remise au partant. L’expatrié a aussi besoin d’un soutien très fort dans les deux ou trois premières semaines de son arrivée. Il s’agit de sécuriser aussi la famille qui l’accompagne, en assurant dès l’arrivée, de bonnes conditions d’habitation. En opérant un départ entre avril et juillet, on facilite l’intégration scolaire future des enfants. Pour le collaborateur expatrié, la définition du poste devra être précise et les critères de résultats établis de manière la plus objective. On peut mettre en place un parrainage et lui attribuer un mentor (un ancien expatrié qui connaît le pays d’accueil, y a vécu des succès professionnels et y mobilisera, pour le nouveau venu, ses réseaux dans l’entreprise comme au-dehors). Il est essentiel, dans tous les cas, de garder le contact pendant et après la prise de fonction. Si ceux qui se sentent à l’aise dans un milieu culturel différent l’ont souvent déjà manifesté par un certain nombre d’actes (vacances, études ou activités à l’étranger, cosmopolitisme des amitiés… montrent que l’expérience précoce de l’étranger et des langues étrangères est fondatrice d’un rapport spécifique à la mobilité en terre étrangère), la réussite de la mobilité internationale tient aussi à la qualité de la préparation plusieurs mois auparavant au départ et au retour ; elle peut s’effectuer via des stages d’initiation à un pays donné par exemple (films, briefing d’anciens expatriés sur les conditions de vie au quotidien) ou de management interculturel (exercices de mise en situation, jeux de rôle faisant aussi participer les conjoints et parfois les enfants…). Des livrets d’accueil très documentés peuvent éclairer la réalité des coutumes, des titres, des rites… faire comprendre que des dossiers peuvent se débloquer avec des collègues japonais ou des hauts fonctionnaires en Afrique Noire, après les heures de travail, quand le costume national a remplacé le trois-pièces et que l’empathie fait place à la résistance culturelle. Dans l’entreprise « mondialisée », la mise à plat des univers de sens des partenaires, en particulier des différentes conceptions culturelles et de l’explicitation des non-dits qui posent problème, a davantage de chance d’aboutir si elle est accompagnée d’actions de formation adéquates, « sas servant de facilitateurs officiels pour les échanges interculturels » [24], si elle est confiée à des managers contraints de s’intégrer au tissu local et si elle est conduite par un médiateur culturel [25].
29 Au retour, il nous apparaît important pour le collaborateur comme pour l’entreprise de capitaliser les compétences acquises et les informations pertinentes. En provoquant un retour d’expérience, on met le cadre international en situation de reconnaissance et d’échange avec ses nouveaux collègues.
30 En contexte interculturel, l’origine du problème ne semble pas liée à la nature des différences culturelles en elles-mêmes. En réalité, c’est la façon dont les managers appréhendent ces différences qui fait qu’elles paralyseront ou condamneront la collaboration. Chaque fois qu’on veut faire un contrôle de gestion au Gabon, un cercle de qualité en Norvège, il convient, au préalable, de se demander ce que contrôle et hiérarchie veulent dire en Afrique, en Scandinavie et pour les populations qui y vivent et (re)transforment sans cesse les significations données. L’important, pour le praticien comme pour le chercheur, est de mettre à jour les processus de socialisation de ces cadres amenés à vivre une importante mobilité géographique et fonctionnelle et qui s’inscrivent, de fait, entre plusieurs communautés, plusieurs pôles de valeurs attractifs mais parfois inconciliables (culture nourricière, culture du pays d’accueil, culture(s) d’entreprise…). On s’aperçoit alors que les cadres internationaux ne forment pas une « internationale » des cadres, tous identiques dans leurs pratiques et leurs représentations au travail. On prend également conscience que le degré de « pouvoir » détenu dans les relations, que les capacités de négociation avec ses collègues, mais aussi le soutien d’une communauté nationale ou d’un réseau familial, en dehors des murs de l’entreprise, peuvent jouer un rôle décisif dans l’adaptation professionnelle. La connaissance des systèmes culturels en présence est souvent de peu d’aide quand on s’intéresse à la rencontre de A et de B. Chacun manie sa formule culturelle en fonction de ce qu’il perçoit de l’autre et de ce qui se passe dans leur relation. Il faut penser ces processus d’interférence culturelle autrement que comme des processus entre agents qui actualisent des « conserves culturelles ».
31 Il est aujourd’hui important de porter un autre regard sur le management interculturel et pour cela, de surmonter les barrières qui séparent l’analyse des changements organisationnels (apanage des sciences sociales et de gestion) et celles de l’épreuve de soi dans le travail (réservée souvent à la psychologie) [26].
Annexe I : cinq stratégies de l’identité de cadres internationaux
- Les « Conservateurs » : pour les « Conservateurs », la mobilité internationale est vécue comme une contrainte limitée dans le temps mais librement acceptée. Au cours de celle-ci, les « Conservateurs » souhaitent entretenir le maximum de liens avec l’environnement dont ils sont issus. Le poids des obligations envers les parents et les proches restés au pays souligne une grande densité de relations. Il témoigne également d’un retranchement protecteur vers l’identité ethnique. Lors de leur mobilité internationale, les « Conservateurs » paraissent diviser l’univers social en deux hémisphères. Les « Conservateurs » fantasment un « dedans » (le foyer familial le plus souvent) où ils cherchent à garder intact les modes de penser hérités de leur culture d’origine et un « dehors » (principalement le monde de l’entreprise) où ils adoptent les comportement minimaux exigés par la vie des affaires (sans apprendre, par exemple, la langue du pays d’accueil).
- Les « Défensifs » : la mobilité internationale a comme « éveillé », pour les « Défensifs », la conscience d’une appartenance locale et le brassage interculturel a en fait aiguisé le sens d’une revendication culturelle. Pleinement intégrés à l’activité de l’entreprise, ils se construisent en « étrangers » et y trouvent des moyens de se distinguer socialement. Alors que la figure « apatride » du financier international ou du « fonctionnaire européen » jouent, pour les « Défensifs », un effet repoussoir, nombre d’entre-eux n’hésiteront pas à apparaître comme « l’américain » ou « le norvégien » de Port Harcourt ou Libreville. En fin de carrière, au bout de plusieurs années de mobilité intense, nombre de « Défensifs » souhaitent retourner « au pays » comme pour conjurer symboliquement la fluidité d’un temps qu’on a passé ailleurs de chez soi. Pour ces cadres internationaux, les racines deviennent plus importantes qu’une réussite professionnelle éloquente à l’étranger. Ils deviennent alors des entrepreneurs locaux où il s’agit de mettre à profit les compétences « interculturelles » que la mobilité internationale a fait naître et permis de cultiver. L’accession à des responsabilités associatives ou d’enseignement, l’entrée en politique sont aussi des possibilités concrètes d’intégrer travail, niveau de rémunération, vie familiale, sens patrimonial en un tout harmonieux.
- Les « Opportunistes » : les « Opportunistes » rassemblent de façon prioritaire de jeunes cadres pétroliers qui fournissent l’exemple d’une labilité des identifications car ils vont chercher à rendre leurs comportements « synchrones » avec ce qu’ils saisissent d’une conduite-type approuvée par leurs interlocuteurs. L’effort des « Opportunistes » consiste à résorber les dissonances, gérer les entrées-sorties de rôles. S’en suit une réflexivité grandissante liée précisément à cette distance aux rôles. Ce sont des individus qui tirent leur sens de la situation plus qu’ils ne l’apportent avec eux. Mais de même que l’on ne sort d’un cadre de référence que parce que l’on entre dans un autre en construction, il serait vain de considérer les « Opportunistes » comme des sujets ethniques et culturels « vides ». Toute identité de façade appelle la connaissance maîtrisée des comportements allant avec, la migration d’un mode d’être à un autre, et suppose l’apprentissage minimal et limité d’un certain capital culturel et d’un registre d’identités « disponibles ».
- Les « Transnationaux » : avec les « Transnationaux » s’illustre le fait qu’à l’instar des différences de prestige entre écoles de commerce ou d’ingénieurs, les filières nobles de l’internationalisation se distinguent de celles qui le sont moins. Parce que leur univers familial leur a transmis très jeune des valeurs « cosmopolites », les « Transnationaux » font figure d’héritiers en qui les pratiques degestion de carrières rencontrent des dispositions acquises dès l’enfance. Cadres mobiles de « la seconde génération », ils se différencient ainsi des cadres locaux qui vivent leur mobilité en terre étrangère comme la récompense, « en fin de course », d’une carrière méritante (comme certains des « Conservateurs »). Les « Transnationaux » suivent donc souvent les pas de leurs aînés, amènent souvent avec eux leurs souvenirs d’enfance ou d’adolescence, éduqués qu’ils ont été aux voisinages urbains transfrontaliers. Les mêmes parcours résidentiels, les mêmes fidélités aux lieux et sociétés traversées, plusieurs générations auparavant signent et initient les déplacements. Pour les « Transnationaux », il y a possibilité de pallier aux malentendus issus des différences de cultures en s’entendant autour de critères de gestion rationnels et construits en commun. L’identité professionnelle est moins l’enracinement dans une terre particulière que plutôt la capacité à prendre partout racine.
- Les « Convertis » : les « Convertis » s’efforcent d’entretenir la plus grande similitude possible avec ceux qu’ils considèrent comme les détenteurs du pouvoir dans l’organisation étudiée, les dirigeants français. Le choix de la naturalisation, la recherche d’une carrière entièrement faite dans l’Hexagone, le fait de donner des prénoms français à leurs enfants marquent un processus partiellement conscient, et toujours imparfait, de déculturation. L’orientation dominante de la conduite des « Convertis » met en lumière le concept d’identité négative qui recouvre l’ensemble des traits que l’individu apprend à isoler et à éviter. Les « Convertis » fournissent ainsi le meilleur exemple d’individus cherchant à rejeter une partie de leur histoire, dans un effort de réécriture personnelle.
Annexe II : adaptation au travail et stratégies identitaires des cadres internationaux
- ATOUT POUVOIR : Ensemble des ressources détenues par l’acteur de la mobilité internationale dans l’espace de la prise de responsabilité dans l’entreprise et renvoyant à des facteurs liés notamment au statut hiérarchique, à la qualification dans l’organisation…
- ATOUT COMMUNAUTAIRE : Ensemble de ressources détenues par l’acteur de la mobilité internationale dans l’espace de la communauté de semblables et renvoyant à des facteurs liés notamment à l’appartenance culturelle, à des réseaux sociaux porteurs d’une mémoire collective…
- ATOUT FAMILIAL : Ensemble de ressources détenues par l’acteur de la mobilité internationale dans l’espace de la cellule familiale et renvoyant à des facteurs liés notamment à la plasticité de l’organisation familiale selon le type de déplacement géographique.
- ADAPTATION ANTICIPEE : Correspond à la dimension de l’adaptation qui commence et s’effectue dans la filiale d’origine (rôle important du témoignage des cadres expérimentés de retour au pays). Aboutissant à une appréciation réaliste des responsabilités et du niveau de performance attendu, elle aide à réduire l’incertitude.
-
FORMATION INTERCULTRELLE : Pour R. L. TUNG (1981), les méthodes de formation doivent être contingentes à deux facteurs déterminants :
- le degré d’interaction interpersonnelle entre le cadre mobile et les « locaux » (dureté de la communication) ;
- la similarité entre la culture d’origine du cadre mobile et la culture d’accueil (dureté de la culture).
34 Un lien de corrélation positif existe, selon nous, entre l’adaptation au travail et une formation interculturelle construite autour de films, ouvrages et briefing d’anciens sur la zone de mobilité internationale, mais également autour de situations véritables que les cadres mobiles pourront rencontrer au travail (jeux de rôles, voyages de courte durée…). Le degré de participation de la cellule familiale à ces formations joue également positivement.
- DIMENSION PERSONNELLE : M. MENDENHALL et G. ODDOU (1985) classent les capacités des individus à s’adapter selon trois dimensions. Dans cette perspective, la dimension personnelle comprend les capacités qui permettent au cadre mobile de maintenir ou de renforcer sa santé mentale, son bien être psychologique et l’estime qu’il se porte. Elle se compose de la capacité à faire face au stress, aux compétences techniques et de la capacité de remplacer des activités qui procurent plaisir et bien être dans le pays d’origine par des activités similaires dans le pays d’accueil.
- DIMENSION RELATIONNELLE : Englobe les capacités à entrer en relation avec les nationaux du pays d’accueil. Elle comprend la volonté d’utiliser les langages du pays d’accueil, la confiance dans l’interaction avec les autres ainsi que l’habileté à développer des relations.
- DIMENSION PERCEPTUELLE : Comprend la capacité de percevoir, d’analyser les raisons du comportement des étrangers et de se délivrer des jugements ou comportements ethnocentrés.
- TRAVAIL DU PARTENAIRE AVANT LE DEPART : Frein traditionnel à la décision et au succès de l’expatriation, le travail du conjoint (notamment les doubles carrières) n’a pas, selon nous, d’influence systématiquement négative.
- SUPPORT SOCIAL DU PARTENAIRE : Concerne l’adaptation aux conditions de vie à travers les actions entreprises dans le domaine du logement, de la nourriture, du shopping, des loisirs, des soins, des formalités administratives…
-
SATISFACTION ET ATTACHEMENT ENVERS LA COMMUNAUTE D’ORIGINE : La communauté fait référence au tissu social, dans une zone géographique, incluant les liens avec les amis, le rôle associatif ou civique que remplit le cadre international au sein d’un groupe particulier ayant des buts communs. La question de l’atout communautaire se pose selon trois dimensions (C. D. FISCHER et J. B. SHAW, 1994) :
- la nouveauté de la culture du pays d’accueil par rapport au pays d’origine ;
- la satisfaction envers la communauté d’origine et envers la communauté de semblables dans le pays d’accueil ;
- l’attachement envers la communauté d’origine et envers la communauté de semblables dans le pays d’accueil.
- AIDE LOGISTIQUE ET SUPPORT SOCIAL : Concerne l’aide au logement, l’accomplissement des formalités administratives, la découverte de la zone d’affectation à travers des voyages de préparation, la scolarité des enfants… Peuvent être prodigués par l’entité d’origine ou d’accueil, le supérieur direct ou les collègues sur place.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : confrontation interculturelle, Mobilité internationale, ethnicité, stratégies identitaires, socialisation professionnelle
Mise en ligne 01/05/2011
https://doi.org/10.3917/rsg.220.0149Notes
-
[1]
Cité par Sainsaulieu R., « Culture, entreprise et société. Réflexions à partir de l’expérience française », in, Chanlat J.F., Sous la Direction, L’individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées, Les Presses de l’Université Laval et les Editions ESKA, 1990, p. 612.
-
[2]
Sainsaulieu R., L’entreprise, une affaire de société, PFNSP, 1990 ; Dubar C., La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, A. Colin, Paris, 1991.
-
[3]
Liu M., « L’autonomie des entreprises dans le champ social », L’entreprise, une affaire de société, PFNSP, 1990, p. 122. « Dans ses formes historiques de réalisation européenne, l’entreprise a évolué entre les deux notions « ouvert-fermé ». Certains auteurs voient la première forme de l’entreprise moderne dans le monastère bénédictin succédant à l’idéal de vie érémitique. Ils tiennent la règle de Saint Benoît pour le premier manuel d’organisation de l’entreprise et y relèvent que toutes les caractéristiques de l’entreprise moderne s’y trouvent, la finalité du monastère étant, bien entendu, d’une autre nature. Si nous les suivons, force est de constater qu’à l’origine l’entreprise se présente comme étant « fermée » au monde extérieur. Ceux qui rejoignent le monastère quittent le monde pour un univers clos. A sept ou huit siècles de là, la manufacture, que l’on peut tenir pour la première réalisation de l’entreprise industrielle, opère semblablement vis-à-vis du monde du travail artisanal. Elle regroupe les ouvriers en un même lieu, les isole du monde familial et urbain, elle les retient selon des horaires bien déterminés, afin qu’ils oeuvrent à une tâche commune. La manufacture est un lieu clos, où l’on n’entre et dont on ne sort librement. Cette tendance ira en se renforçant à travers l’invention de la machinofacture, première ébauche de l’usine moderne, vers 1840, puis avec l’entreprise taylorienne. Cette dernière forme d’organisation pousse très loin son souci de fermeture. Dans sa conception d’abord, elle se construit selon des règles qui ne tiennent qu’à la « science » de l’organisation du travail. Ces règles sont universelles et permanentes, donc indépendantes de toutes les caractéristiques locales et conjoncturelles ».
-
[4]
Martin D., Metzger J.L. et Pierre P., Les métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation, Editions du Seuil, 2003.
-
[5]
Denieuil P.N., « L’entreprise comme culture. Recherches socio-anthropologiques des années 80 », Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. XC, 1991, p. 114.
-
[6]
Harzing A.W.K., Managing the Multinationals : An International Study of Control Mechanisms, Edward Elgar, 1999.
-
[7]
Pour J. Levy, si vous voulez relier deux objets sociaux a et b, vous pouvez soit déplacer matériellement a vers b (c’est la mobilité), soit faire circuler de l’information de a vers b (c’est la télécommunication), soit enfin placer a et b en contact direct, en créant un lieu (c’est la coprésence) (Rencontre avec LEVY J., « La géographie pour comprendre les sociétés », Sciences Humaines, n° 122, décembre 2001, p. 38).
-
[8]
Ohmae K., The Borderless World. Power and Strategy in the Interlinked Economy, Collins, 1990 ; Reich R., L’économie mondialisée, Dunod, 1993.
-
[9]
Noiriel G., Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe siècle et XXe siècle, Editions du Seuil, 1988.
-
[10]
On pourra citer récemment la publication en France des travaux de Engbersen G. (« Sans-papiers. Les stratégies de séjour des immigrés clandestins », Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 1999) ou de PORTES A. (« La mondialisation par le bas. L’émergence des communautés transnationales », Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 1999).
-
[11]
Berry J.W., « Psychology of Acculturation », in Bernam J., Cross-Cultural Perspectives. Nebraska Symposium on Motivation, University of Nebraska Press, 1990.
-
[12]
Camilleri C. et Malewska-Peyre H., « Socialization and identity strategies » in Berry J.W., Dasen P. et Saraswathi T.S., Handbook of Cross-Cultural Psychology, vol. 2, Allyn et Bacon, 1996.
-
[13]
Pierre P., « La socialisation des cadres internationaux dans l’entreprise mondialisée. L’exemple d’un groupe pétrolier français », Thèse pour le doctorat de sociologie de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, 2000.
-
[14]
Les résultats que nous présentons dans cet article reposent sur 120 entretiens semi-directifs menés, en 1993 et 1994, auprès d’une population de cadres et dirigeants d’Alpha. L’échantillon de cadres enquêtés représente 12 % de la population totale des équipes « exploration-production » d’Alpha. 86 de ces entretiens ont été conduits avec des cadres « internationaux ». Par ce terme, nous entendons les cadres « non-français » qui vivent ou ont vécu, dans l’entreprise Alpha, l’expérience de la mobilité internationale depuis leur filiale d’origine, que celle-ci se soit déroulé en France (pour 70 d’entre-eux) ou dans une autre filiale de l’organisation étudiée (pour 16 d’entre-eux). Sur ces 86 entretiens, il convient de noter que l’on dénombre seulement deux femmes interrogées. En provenance de 18 filiales de l’entrepriseAlpha, 6 de ces cadres sont issus de pays du Moyen-Orient, 24 de pays d’Europe, 5 d’Asie, 31 d’Afrique, 11 d’Amérique du Nord et 9 d’Amérique du Sud. 17 de ces cadres internationaux travaillent dans le domaine « Administration » (RH, Juridique, Economie), 15 dans le domaine « Finance » (Comptabilité, Contrôle de Gestion, Audit), 4 dans le domaine « Communication » (Informatique, Télécommunications, Organisation), 17 dans le domaine « Exploration » (Géologie et Géophysique) et 33 dans le domaine « Techniques Pétrolières » (Exploitation, Gisement, Forage). L’ancienneté moyenne (en CDI) de ces cadres internationaux étudiés est de 11, 3 années ; le nombre moyen de séjours à l’étranger, de plus de trois mois, vécu par ces cadres est de 2, 3 et la durée moyenne du séjour à l’étranger est de 2, 6 années. Sur 86 cadres internationaux interrogés, 5 % ont moins de 5 années d’ancienneté, 30 % entre 5 et 15 années, 35 % entre 15 et 20 années et 30 % ont plus de 20 années d’ancienneté (occupant le plus souvent des postes de Directeur de Filiale ou de Division Fonctionnelle). Les cadres français qui, eux aussi, vivent l’expérience de la mobilité internationale (intra-organisationnelle), seront appelés les « expatriés » dans cet article.
-
[15]
Schneider S.C. et Barsoux J.L., Managing Across Cultures, Editions Prentice Hall, 1997.
-
[16]
Forster N., « The myth of the international manager », International Journal of Human Resource Management, février 2000, Volume 1/11.
-
[17]
Boltanski L. et Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
-
[18]
Le modèle de C.A. Barlett et S. Ghoshal est construit à partir de deux dimensions identifiées par P.A. Lawrence et J.W. Lorsch, l’intégration ou la tendance à l’uniformisation et la différenciation ou la recherche d’adaptation des activités et des comportements en fonction des pays d’implantation. En croisant ces deux dimensions, C.A. Barlett et S. Ghoshal distinguent quatre catégories d’entreprises (Le management sans frontières, Les Editions d’Organisation, 1991) :
- L’entreprise mondiale, centralisée, qui est organisée par fonctions ou par lignes de produits mondiaux. Les filiales sont peu autonomes et les postes importants sont détenus par des managers du pays d’origine.
- L’entreprise multinationale, décentralisée, qui cherche à s’adapter aux très nombreux marchés en confiant une grande autonomie aux filiales dirigées par des locaux.
- L’entreprise internationale, type intermédiaire, qui est organisée par groupes d’activités et grandes régions géographiques. La diffusion des connaissances élaborées au siège s’opère lentement vers les filiales.
- L’entreprise transnationale qui recherche un éclatement des centres de décision et « la promotion des meilleurs éléments d’où qu’ils viennent ». Le top management a pour rôle de développer des procédés de coordination multiples visant l’optimisation d’économies d’échelle pour des unités de production dispersées, mais néanmoins interdépendantes.
C.A. Barlett et S. Ghoshal présentent l’intérêt des structures transnationales dans le fait que le pouvoir stratégique est partagé entre plusieurs centres nationaux sans que ne s’affirme l’autorité formelle d’un seul centre. L’entreprise procède à une « pollennisation croisée » qui consiste à confier des responsabilités opérationnelles dans un pays, tout en faisant participer à des comités de coordination européens ou mondiaux. -
[19]
Lipovetsky G., L’ère du vide, Gallimard, 1983, p. 59.
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[20]
Cailles A., France-Japon, Confrontation culturelle dans les entreprises mixtes, Librairie des Méridiens, 1986, p. 131.
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[21]
Selon l’expression de SEGAL J.P., « Les pièges du management interculturel. Une aventure franco-québécoise », Gérer et comprendre, Annales des Mines, décembre 1990, p. 50.
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[22]
Wagner A.C., Les nouvelles élites de la mondialisation, PUF, 1998, p. 38. Tout se passe aussi comme si le prestige du pays d’affectation rejaillissait sur la carrière du cadre international qui y est envoyé : trajectoires géographiques et trajectoires professionnelles sont loin d’être indépendantes.
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[23]
Hansen M.L., « The Problem of the Third Generation Immigrant », Augustana Historical Society, 1938.
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[24]
Chevrier S., Le management des équipes interculturelles, PUF, 2000, p. 154.
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[25]
C. Tapia entrevoit « le profil possible d’un médiateur interculturel de niveau supérieur, dont les traits majeurs seraient : la polyvalence – se traduisant par la capacité de conception, de réalisation et de soutien d’actions complexes sur le terrain impliquant des populations hétérogènes ou des spécialistes sectoriels —, la maîtrise des langues — -européennes ou autres —, l’adhésion à une éthique de la tolérance et à une idéologie universaliste, une culture générale adossée aux sciences humaines, sociales, juridiques et économiques, une sensibilité aux rapports humains qui exclut la démagogie, le sentimentalisme, la condescendance, l’exotisme » (Tapia C., « La médiation interculturelle », Cahiers de sociologie économique et culturelle, n° 32, décembre 1999, p. 13).
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[26]
Chanlat J.F., "Vers une anthropologie de l’organisation", L’individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées, Les Presses de l’Université Laval et les Editions ESKA, 1990