Couverture de RSG_217

Article de revue

Le don d'actions

Une façon d'impliquer les salariés lors de l'introduction en bourse

Pages 21 à 39

Notes

  • [1]
    L’enquête ACEMO-PIPA (Participation, Intéressement, Plan d’épargne d’entreprise et Actionnariat des salariés) réalisée en 1999 sur 25000 entreprises françaises montre que l’actionnariat salarié est surtout présent dans les entreprises de 500 salariés et plus. Il reste néanmoins limité puisque 17 % seulement des entreprises de cette taille comptent des salariés parmi leurs actionnaires (moins de 3 % pour les sociétés en deçà du seuil précédent).
  • [2]
    Certains pays d’Europe ont tout de même amorcé un mouvement très net d’ouverture des plans d’actionnariat à l’ensemble des salariés (Royaume-Uni, Pays-Bas, France). Il est important de préciser toutefois que ce mouvement se retrouve le plus souvent dans des sociétés de 200 salariés et plus, où la structure participative en équipe est très développée, la main d’œuvre hautement qualifiée et le système de représentation des salariés reconnu (Poutsma, E. 2001). Ces résultats confirment à l’échelle européenne des indicateurs relevés précédemment aux Etats-Unis par Ben-Ner A.A. et al. (2000).
  • [3]
    Une présentation synthétique du groupe est fournie en p. 6 et 7 de cet article.
  • [4]
    il s’agit le plus souvent de dispositifs associant l’actionnariat à des « primes reposant sur des mesures comptables de la performance ».
  • [5]
    cf. partie 2. Méthodes.
  • [6]
    En France, les travaux traitant directement de la relation entre actionnariat salarié et implication sont quasi inexistants. L’accent est mis sur l’étude de la performance de l’entreprise, notamment en terme de rentabilité financière ou de rentabilité économique (Dondi J., 1992 ; d’Arcimoles C.H. et Trébucq S., 2002).
  • [7]
    Au sens de behavioral commitment, traduit par Neveu J.-P. (1996) par « Engagement ».

1 Pour une entreprise, l’introduction en Bourse constitue au départ une opération à vocation stratégique et financière destinée à trouver de nouveaux capitaux pour son développement. Il s’agit le plus souvent de vendre une partie des titres de propriété sur le marché pour renouveler l’actionnariat et faciliter la croissance par l’émission d’actions nouvelles. Cette opération induit de nouvelles exigences et surtout de nouvelles priorités ; elle modifie le fonctionnement de l’entreprise, notamment en matière de Ressources Humaines. Les salariés doivent admettre de nouvelles performances et y contribuer. Ils ont à développer de nouveaux comportements (Dévalée, 1995), de nouvelles valeurs (Ollivier, 1995) et de nouveaux repères.

2 Pour la Gestion des Ressources Humaines, le changement est toujours un défi. Les spécialistes évoquent ainsi les résistances des salariés et leurs difficultés à accepter les nouvelles réalités : difficultés à les percevoir puis à leur donner sens. Ce à quoi les manuels répondent : qu’« il faut communiquer ! », qu’« il n’y a qu’à expliquer ! », qu’« il faut impliquer ! ». Tout devrait donc se jouer sur la transparence et la confiance (Westphalen, 1997), mais en pratique, les choses se révèlent souvent plus compliquées : les salariés ont chacun leur façon de saisir et de comprendre le fonctionnement de l’organisation, une façon d’en parler et de l’expliquer qui ne coïncide pas toujours avec celle des dirigeants (Labasse P., 1994 ; Dévalée, 1995).

3 L’actionnariat salarié est souvent introduit à cette occasion : c’est une façon relativement évidente d’associer les salariés, de les « impliquer » dans ces changements. Ceci dit, ces opérations restent relativement restrictives :

4

  • elles concernent le plus souvent les grandes entreprises [1] ;
  • elles touchent le plus souvent les cadres [2] ;
  • elles opèrent sur la base du volontariat.

5 Ce faisant, l’actionnariat et ses effets bénéfiques ne concernent généralement que les salariés les plus impliqués.

6 Le Groupe Bourbon [3] a expérimenté une option plus audacieuse lors de son introduction sur le second marché en 1998 : peu de bavardage mais un don de dix actions pour chaque salarié ayant plus de 5 ans d’ancienneté. Quatre ans après, notre étude fait le bilan de l’opération : dans quelle mesure le don d’actions implique-t-il le salarié ? A-t-il permis d’accompagner le changement ? Dans quelle mesure peut-on parler de succès ?

7 Dans une première partie, nous reprenons différents éléments de théorie concernant les résistances aux changements et les conséquences possibles de l’actionnariat salarié en termes d’implication. Nous présentons ensuite le mode opératoire de la recherche. Puis nous introduisons nos résultats formulés sous la forme de trois propositions. Une quatrième partie les intègre dans le cadre d’un modèle de changement d’implication.

8 Il ressort de cette recherche que le don d’action constitue une pratique de gestion relativement différente de l’actionnariat classique, dans la mesure où il attire l’attention des salariés sans exiger en retour de contrepartie. Il les fait réagir, il les amène à mieux percevoir les changements liés à l’introduction en Bourse. L’acceptation de ces changements reste néanmoins le fruit d’un travail personnel ayant pour cadre les référentiels de chacun. C’est pourquoi, nous suggérons un mode de gestion des ressources humaines relativement prudent, axé sur le respect des différences.

1. Les recherches sur l’actionnariat salarié et l’implication

9 L’introduction en Bourse permet à l’entreprise d’élargir le cercle de ses actionnaires et le financement de sa croissance. Elle assure a fortiori une intensification de la notoriété, grâce notamment au renforcement de la structure financière et à une plus grande liquidité du patrimoine (Depallens G. et Jobard J.-P., 1997). Pour les salariés, l’introduction en Bourse change surtout les exigences quotidiennes en termes de rentabilité. L’entrée de nouveaux actionnaires dans le capital amène à une redéfinition des objectifs et des résultats à atteindre au sein des équipes de travail. Partant de là, le don d’actions constitue une forme d’actionnariat salarié susceptible d’accompagner ce changement.

1.1. L’introduction en Bourse : un changement

10 Comme tout changement, l’introduction en Bourse risque de provoquer des résistances. Pour Fabi B., Martin Y. et Valois P. (2003), une transformation organisationnelle est « un changement qui concerne certains aspects clés d’un système organisationnel ; cela comprend notamment la stratégie, la structure, les ressources humaines, la culture, la technologie, la distribution du pouvoir et le contrôle. C’est un phénomène de caractère exceptionnel qui se distingue des transformations routinières » (p. 185). Cette définition s’applique, de toute évidence, à l’introduction de l’entreprise en Bourse.

11 Le concept de résistance au changement a, pour la première fois été abordé en ces termes par Coch L.L. et French J.R.P. (1947). Pour Collerette P.P. et Delisle G. G. (1982), il peut être défini comme l’expression implicite ou explicite de réactions négatives ou défensives face au changement. Ces « réactions psychologiques » constituent notamment un obstacle à la réorganisation des savoir-faire et à l’acquisition de nouvelles compétences. Elles constituent pour Bareil et Savoie (2003) l’un des principaux facteurs d’échec des changements organisationnels. Pour eux, ces résistances sont souvent synonymes de craintes, de peurs, d’appréhension, d’hostilité, d’intrigues, de conflits et d’impatience. Kotter J.- P. et Schlesinger L.A. (1979) et Scott et Jaffe (1992) expliquent ces résistances par la peur ou la perte effective d’une situation a priori satisfaisante.

1.2 Le don d’actions : une forme d’actionnariat salarié

12 La distribution gratuite d’actions (ordonnance n° 59-126 du 7 janvier 1959) constitue un support spécifique de participation financière impliquant le partage du contrôle et des résultats de l’entreprise (Milgrom P. et Roberts J., 1992 ; Ben-Ner A. et Jones D. C, 1995). Comparativement à l’intéressement, au plan d’épargne d’entreprise ou à la participation légale, elle reste la forme la plus directe d’accession à la propriété. En théorie, les salariés détiennent, dans ce cadre, les mêmes droits qu’un actionnaire ordinaire, notamment le droit de vote et le droit aux dividendes (Albouy M., 2002). En pratique, si les salariés détiennent effectivement 3 à 4 % du capital des entreprises incluses dans le CAC40 et le SBF (Trébucq S. 2001), leur présence dans les conseils d’administration ou de surveillance reste très peu répandue (Balligand J.-P. et De Foucauld J.-B.J.B., 2000). Ce constat s’explique notamment par l’absence d’une législation rendant obligatoire cette présence dans les organes de gestion des entreprises françaises. On trouve également une explication dans la théorie de l’agence.

13 Les actionnaires sont en effet en droit d’attendre de la part de l’organisation une plus grande maturité, une meilleure information, une meilleure visibilité des activités et décisions. Les enjeux de pouvoir et la maximisation des utilités personnelles limitent toutefois la transparence et la crédibilité des actions entreprises. La théorie financière de l’agence a ainsi évoqué pendant de nombreuses années la difficulté de gérer les contrats entre actionnaires et dirigeants en présence de conflits d’intérêt et d’asymétries informationnelles (voir les synthèses de Harris M. et Raviv A., 1991 ; Charreaux G., 1999). Aujourd’hui, les résultats obtenus dépassent les considérations strictement financières : il est en effet montré que l’actionnariat salarié peut contribuer au recrutement et à la fidélisation du personnel par divers mécanismes de rémunération [4] ; il peut également conduire à une amélioration de la satisfaction, de l’implication et de la motivation des salariés (Sesil J. et al., 2001 ; Desbrières P., 2002). Dans ce contexte, l’attribution d’actions peut être perçue comme une juste récompense des « efforts déployés » ou comme la contrepartie « de l’investissement non diversifiable et souvent spécifique » du capital humain dans l’entreprise. La détention d’actions par les salariés est alors d’autant plus incitative que les compétences et les savoir-faire sont peu redéployables dans d’autres sociétés. Ces articles évoquent ainsi l’identification à l’organisation et le partage des valeurs, autrement dit l’implication.

1.3 Le concept d’implication

14 L’implication, dans sa forme générique, décrit la relation entre l’individu et son environnement de travail (Becker T.E., 1992 ; Morrow P.C., 1993). Pendant les années 80, la majorité des contributions convergeaient vers des formes particulières d’implication : (1) une implication affective dans l’organisation capable d’optimiser les intérêts des deux parties, (2) une identification à l’organisation associée au partage des buts et des valeurs, à la volonté d’agir dans ce sens, et au souhait de rester (Mowday R.J., Porter & Steers R.M., 1975, 1982). Depuis les années 90, le concept est davantage fondé sur des approches multidimensionnelles qui mettent en avant l’objet, le mode et l’intensité de l’implication (Valeau P., 2002).

15 Les objets d’implication peuvent ainsi être directement liés à l’entreprise, mais ils peuvent également toucher d’autres aspects de l’environnement de travail comme par exemple le client, la carrière, les collègues, ou le métier (Reicher A.E., 1986 ; Redding, Norman et Schandler, 1991 ; Morrow P.C., 1993).

16 Il existe, par ailleurs, différentes façons de s’impliquer (Etzioni A., 1961 ; O’Reilly C.A. & Chatman J., 1986 ; Becker H.S., 1992, Allen N.J. & Meyer J.-P., 2001) :

17

  • des façons affectives et morales fondées sur le partage de valeurs et de sentiments. La relation est alors intrinsèquement valorisée (Kelman H.C., 1959 ; Etzioni A., 1961 ; Buchanan B., 1974 ; Mowday R.T., Porter L.W. & Steers, 1979 ; Cook J.-D., 1981) ;
  • des façons normatives décrivant une loyauté : Allen N.J. et Meyer J.-P. (1990) ;
  • des façons plus calculées instituant l’échange d’intérêts différents (Etzioni A., 1961 ; Hrebiniak L.G. & Alutto J.-R., 1972 ; Allen N.J. et Meyer J.-P., 1990).

18 Cette typologie d’Allen N.J. et Meyer J.-P. (2001) est actuellement la plus citée : elle tend à définir l’implication comme la somme de ces différentes dimensions. On notera néanmoins l’hétérogénéité ontologique des dimensions retenues, avec une implication normative proche d’un trait de personnalité. On notera également l’absence d’un cas de figure relativement fréquent : l’implication aliénante (Etzioni A., 1961 ; Penley & Gould, 1988), que l’on pourrait traduire comme l’expression des relations de souffrances du salarié face à son environnement de travail.

19 Pour notre part, suivant une approche constructiviste [5], nous travaillons avant tout sur les représentations de l’individu concernant sa relation avec son environnement de travail. Afin de prendre en compte la diversité des formes d’implication que ces représentations expriment, nous reprenons le concept en le définissant simplement par « opposition à l’indifférence » : l’implication mesure avant tout l’intensité de la relation quels qu’en soient les modalités et les objets. L’approche qualitative, à travers les dimensions précédemment évoquées constitue un moyen de positionner la diversité des formes d’implication rencontrées sur le terrain.

1.4 L’actionnariat salarié : une pratique a priori impliquante

20 La plupart des résultats sur le sujet d’un « actionnariat impliquant » sont présentés dans la synthèse de Sésil J. et al. (2001). Ces résultats mettent en évidence une augmentation des implications individuelles lorsque les salariés participent activement à la prise de décision et lorsqu’ils perçoivent des changements significatifs dans leurs conditions de travail (revenus, sécurité de l’emploi, risques). On trouve un écho à cette analyse dans l’étude européenne EPOC (la participation directe des travailleurs dans le changement organisationnel) : l’étude montre « que la participation des travailleurs au processus de prise de décision, soit seule, soit en interaction avec l’actionnariat, peut avoir un impact positif sur le comportement des salariés et se traduirait par une amélioration des relations industrielles, de la productivité et de la coopération au sein de l’entreprise » (Poutsma E., 2001) [6]. Ce qui confirme les travaux antérieurs : l’actionnariat des salariés réduit le turnover (Buchko A.A., 1992) et l’absentéisme (Festing M. et al, 1999) ; il conduit à un plus grand attachement et une plus grande confiance envers la direction (Marens P., Wicks A. et Huber V., 1999) ; il permet un meilleur partage de l’information (Gordon J., 1999), il contribue ce faisant à une meilleure performance (Poole & Jenkins (1990). Nous retenons pour notre part l’approche de Poole M. et Jenkins G. en termes d’engagement et de perception (Figure 1).

Figure 1

Un modèle de perception et d’engagement dans les organisations

figure im1

Un modèle de perception et d’engagement dans les organisations

21 En confrontant les travaux sur l’actionnariat salarié aux « nouvelles » théories de l’implication, nous pouvons par ailleurs émettre les hypothèses suivantes :

22

  • l’actionnariat salarié accroît l’implication calculatrice : en tant que co-propriétaire, l’actionnaire salarié a intérêt à ce que son entreprise prenne de la valeur et fasse des bénéfices (ensuite redistribués sous forme de dividendes),
  • l’actionnariat salarié favorise l’implication affective et normative : la co-propriété conduit à une appartenance de fait et peut se transformer en appartenance plus affective ; l’existence d’un nouveau statut se traduit alors par une autre forme de socialisation, une adhésion plus marquée aux valeurs de l’entreprise, une forme d’affiliation.

23 Cependant, la plupart des recherches, parce qu’elles sont pour la plupart quantitatives, restent dans des considérations très générales : elles évoquent des mécanismes universels sans décrire les nuances et les contingences individuelles. Elles ne tiennent pas compte non plus des spécifités de différents contextes organisationnels.

24 Dans le cas du groupe Bourbon, le contexte se trouve marqué par un grand nombre de particularités soulignant le passage d’une politique RH paternaliste à une politique orientée « marché ». Caillé A. (1994) définit alors le don comme un échange dont on ne sait pas ni quand, ni comment il sera retourné. Ce qui le caractérise c’est la réciprocité (Mauss M., 1923). Pour Beauvois J.V.J.V. et Joules J.-L.J.L. (1987), le don oblige donc celui qui le reçoit. Compte tenu de ces éléments, on peut se demander si les constats seront identiques aux études précédentes. Le fait que l’action soit donnée à tous plutôt qu’achetée sur la base du volontariat modifiera-t-il fondamentalement les logiques implicationnelles qui en découlent ? Pour comprendre le processus à l’œuvre, nous explorons suivant des méthodes qualitatives des questions relativement ouvertes : Dans quelle mesure le don d’actions peut-il affecter l’implication ? Affecte-t-il tous les salariés de la même façon ? Son impact est-il différent d’un actionnariat volontaire ? Dans quelle mesure permet-il d’accompagner le changement ?

2. Méthodes

25 Du point de vue organisationnel, cette recherche utilise un cas unique : celui du Groupe Bourbon. Mais, « l’unité d’analyse » (Yin, 1989), retenue pour cette recherche est l’individu : du point de vue des salariés, elle comprend 20 cas. Compte tenu de ce contexte organisationnel unique, nous pouvons opérer des comparaisons très fines entre les expériences et les réactions des uns et des autres et, ce faisant, analyser en profondeur les variables individuelles. La confrontation de ces 20 cas permet d’explorer les effets du don d’actions sur l’implication des salariés et l’accompagnement des changements liés à l’introduction en Bourse.

2.1. Le contexte organisationnel

26 Le groupe Bourbon est né de la fusion de plusieurs sociétés familiales après la seconde guerre mondiale (1948). Les investissements entrepris pour développer l’industrie sucrière à la Réunion ont très vite permis au groupe de détenir le leadership sur l’île. Il s’agit à l’époque de la société « Sucreries de Bourbon ». Des huit sucreries initialement modernisées il n’en reste aujourd’hui que deux, suite à des restructurations progressives qui ont commencé en 1979 pour s’achever 18 ans après. L’intégration progressive de nouvelles activités — pêche industrielle (1989), distribution (1991), produits laitiers (1992), services maritimes (1992) — a ensuite eu pour conséquence de confirmer la renommée internationale du groupe et d’instaurer différentes formes de partenariats. Aujourd’hui, le groupe se recentre sur les activités de distribution et sur les activités maritimes ; il crée des alliances pour pérenniser sa politique de développement à l’international. Le Groupe Bourbon est déjà présent à la Réunion, à Madagascar, à Mayotte, à l’île Maurice, au Vietnam. Il souhaite néanmoins réorganiser les systèmes d’affiliation et d’approvisionnement de ses magasins en s’appuyant notamment sur la centrale d’achat du groupe Casino (Casino détient aujourd’hui 33,34 % de la branche distribution), et accroître ses savoir-faire dans le offshore profond.

27 C’est donc dans un passé encore récent que le groupe a amorcé des changements stratégiques majeurs. En amont de ces changements, est intervenu un événement marquant le 20 octobre 1998 : l’introduction en Bourse (200000 actions au second marché de la Bourse de Paris). Cette introduction en Bourse a permis l’apport des capitaux nécessaires à l’extension des nouvelles activités. Elle a été accompagnée d’une restructuration importante de l’actionnariat Bourbon, avec une ouverture du capital aux salariés du groupe. La « démocratisation » du capital dans le Groupe s’est réalisée en trois temps : un don de 10 actions gratuites à chaque salarié en 1998, 1 action nouvelle pour 10 anciennes en juin 2000 et 1 action nouvelle pour 11 anciennes en juin 2002. Le Groupe Bourbon a ainsi, comme il l’annonce dans un communiqué de presse de juin 2000, exprimé le souhait de renforcer les liens avec les actionnaires salariés et la liquidité du titre.

28 Ces évènements ont constitué au fil du temps un contexte identique pour tous les salariés. Les dix actions détenues par chaque salarié en 1998 représentaient environ 3000 francs. Ils étaient libres de les conserver ou de les revendre. Le « focus » de cette recherche repose précisément sur l’analyse des réactions possibles face à un même changement. Ces réactions sont analysées à travers des engagements et des perceptions. Elles conduisent à différentes formes d’implication.

2.2. Les entretiens avec les salariés

29 Notre objectif étant une étude approfondie de l’expérience vécue par les salariés, nos méthodes ont tout naturellement privilégié l’entretien semi-directif. Nous avons travaillé sur des récits de vie. Nous sommes intervenus quatre années après l’introduction en Bourse et le don d’actions. Nos recherches se sont concentrées pour une large part sur les salariés des hypermarchés (GS) et supermarchés (MS) gérés par la branche distribution du groupe. D’autres entretiens ont été conduits auprès des gérants des activités « grossiste », « logistique et production ». Trois catégories de salariés ont été interrogées en juin et juillet 2002 : les directeurs et cadres, les agents de maîtrise, et les employés (Tableau 1). Toujours à des fins de comparaison, nous avons constitué un échantillon raisonné en termes de diversité (Morse J.-M.J.M., 1994).

30 Les interviews concernaient en grande partie des salariés très attachés au terrain. La plupart des agents de maîtrise, par exemple, occupaient des postes de responsables de rayon dans des unités se différenciant par l’emplacement géographique et par la taille. Des similarités se retrouvaient entre ces individus concernant le métier lui-même. Des différences significatives apparaissaient quand il s’agissait de l’attachement de l’interviewé envers son unité ou envers le Groupe. Il paraissait donc nécessaire de conserver une certaine flexibilité sur le temps de chaque entretien. Nous rencontrions les salariés sur leur lieu de travail pendant trente minutes à une heure et demie.

31 Les entretiens proprement dits commençaient toujours par la question « Pourrions-nous revenir sur votre parcours au sein de la branche ou du groupe ? ». Cette entrée en matière permettait de démarrer sur des éléments relativement factuels (formation, date et lieu d’entrée, etc.). Partant de là, chaque interviewé pouvait, à son rythme, introduire des éléments de sens plus personnels : exprimer ses motivations et satisfactions professionnelles, revenir sur des événements marquants, prendre du recul par rapport à son évolution, parler de son avenir. Outre les informations ainsi obtenues, c’était une façon de lier connaissance avec l’interviewé et de le mettre en confiance, pour l’amener peu à peu sur le terrain de l’actionnariat. Nous posions alors la question : « comment avez-vous vécu le don de 10 actions en 1998 ? ». Nous suivions alors notre interlocuteur en lui demandant d’approfondir certains points ; nous lui posions des questions sur ce qu’il ressentait et comprenait à l’époque.

Tableau 1

Les cas

CAS n° Lieu Taille Catégorie Ancienneté
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
Nord — Périphérie
Nord- Périphérie
Ouest
Ouest
Nord-Périphérie
Nord-Périphérie
Nord-Périphérie
Nord-Périphérie
Ouest
Ouest
Ouest
Ouest
Centre Ville
Centre Ville
Centre Ville
Centre Ville
Centre Ville
Ouest
Ouest
Ouest
GS
GS
GS
GS
GS
GS
GS
GS
GS
GS
GS
GS
MS
MS
MS
MS
MS
GS
GS
GS
Maîtrise
Directeur
Cadre
Directeur
Cadre
Maîtrise
Employé
Employé
Directeur
Maîtrise
Employé
Cadre
Directeur
Cadre
Maîtrise
Maîtrise
Employé
Maîtrise
Employé
Employé
8 ans
22 ans
10 ans
> 5 ans
> 5 ans
6 ans
7 ans
> 5 ans
> 5 ans
6 ans
7 ans
10 ans
> 5 ans
6 ans
4 ans
16 ans
26 ans
> 5 ans
7 ans
> 5 ans
figure im2

Les cas

32 Nous interrogions ensuite notre interlocuteur sur les motivations qui avaient pu guider son choix de « conserver ou de vendre les actions du groupe ». Nous intervenions peu dans cette partie de l’entretien, laissant le salarié donner lui même un sens aux décisions prises. Il nous importait également de connaître les sources d’information dont disposait le salarié et la façon dont il les interprétait. Tout ceci nous conduisait logiquement à aborder le vécu de notre interlocuteur au cours des trois dernières années au sein du groupe, ainsi que ses attentes en tant que nouvel actionnaire. Nous terminions notre entretien par des échanges sur « les derniers événements stratégiques intervenus au sein du groupe », tels que le désengagement sur les activités sucre et produits laitiers, les investissements dans le maritime ou l’entrée dans le capital du groupe Casino. Notre attention se portait notamment sur la façon de poser les problèmes et les allers-retours effectués entre une vision générale de la situation et ces moments particuliers. Nous invitions notre interlocuteur à évoquer le plus possible d’anecdotes et de décisions.

33 On pourra bien évidemment reprocher à cette méthode les risques que l’interviewé ne reconstruise a posteriori les événements. Mais, nous nous intéressions à l’expérience vécue : plus que les événements eux-mêmes, nous valorisions ce que l’individu avait pu vivre et ressentir dans ce cadre. Dans cette perspective, le sens produit « après coup » pouvait s’avérer au moins aussi juste que celui développé en temps réel : avec le recul, l’individu peut être davantage en mesure d’accepter certaines réalités. Nous pensions également que ces biais pouvaient être limités par notre façon de mener les entretiens : une « acceptation inconditionnelle » de l’interviewé pouvant l’amener à plus d’authenticité (Rogers C.R., 1966).

2.3. Les analyses

34 Nos interprétations des discours ainsi recueillis ne prétendent pas à la « vérité » au sens « positiviste du terme », mais à une « vraisemblance » (Guba E.G. & Lincoln Y.S., 1994 ; AdlerP.A. & Adler P., 1994). Ces interprétations opéraient tout d’abord au premier degré : à partir des retranscriptions écrites et exhaustives des entretiens, nous tentions de comprendre ce que nos interlocuteurs avaient voulu signifier. Par exemple, par « on a quand même un pied dans le groupe maintenant, on se sent plus proche, ce n’est qu’une petite miette mais on est quand même dedans » : nous comprenions une implication affective moyenne dans le groupe.

35 Puis, dans un second temps, nous abordions ces discours de façon plus critique : nous analysions l’activité cognitive visant à mettre un sens à l’expérience vécue. Dans l’expression « on a quand même un pied dedans » comme dans « je ne dis pas que c’est une mauvaise chose, mais… », nous percevions les indicateurs linguistiques (Glady & Valéau P., 1995) d’une implication ambivalente. Nous pouvions ce faisant nuancer les interprétations précédentes. Ces deux premières lectures nous amenaient petit à petit à dépasser les variables initialement envisagées pour en intégrer de nouvelles issues des réalités du terrain (Glaser B.B. & Strauss A., 1978).

36 Dans un troisième temps, nous approfondissions l’analyse en comparant les différents entretiens : en mesurant leurs similarités et leurs différences. Nous relevions ainsi différents cas de figures possibles concernant les liens entre les différentes variables retenues (implication antérieure, réaction au don d’actions, confusion, ajustement, etc.). Nous avons finalement retenu 8 profils. Nous illustrons chacun d’eux par un cas représentatif. Ces différents profils ont vocation à améliorer la compréhension des dynamiques RH et financières liées à l’introduction en Bourse et au don d’actions.

2.4. Les apports des méthodes qualitatives

37 Ancrée dans les réalités de terrain la « vraisemblance » de ces analyses a été confirmée par les acteurs eux-mêmes. Une première synthèse des résultats de l’enquête a été communiquée à la direction de la branche distribution du groupe en octobre 2002. Le fait que chacun y trouve un reflet acceptable, voire éclairant de son expérience constitue un indice non négligeable de pertinence (Glaser B. & Strass, 1978 ; Morse J.-M., 1994). Nos propositions ont fait écho à ce que certains médiateurs, comme le responsable communication, avaient eux-mêmes perçus ou entendus. Nos travaux semblent donc bien traduire la réalité des vécus par les uns et les autres suite à l’introduction en Bourse et aux changements qui ont suivi.

38 Les propositions établies à propos du Groupe Bourbon se trouvent « saturées » par les réalités de notre échantillon (Guba E.G. & Lincoln Y.S., 1994), mais elles ne s’appliquent pas nécessairement à d’autres cas de figure, c’est là, l’une des principales limites des approches qualitatives. Ceci dit, nos résultats nuancent et approfondissent les travaux antérieurs sur l’actionnariat salarié. Les méthodes qualitatives nous permettent notamment de voir les processus en continu et d’observer dans ce cadre la simultanéité de certaines étapes. Elles montrent également les diversités des expériences vécues. Au-delà de toute représentativité, chaque exemple reste un cas de figure possible et mérite, à ce titre, qu’on s’y intéresse. Il est, dans une certaine mesure, suffisant pour alimenter ou réfuter les théories à vocation plus universelle (Popper K., 1934).

3. De quelles façons le don d’actions modifie-t-il l’implication des salariés ?

39 En préambule à cette analyse, il peut être utile d’évoquer un certain nombre d’attitudes communes à l’ensemble des salariés : tous se disent satisfaits de leurs conditions de travail dans le cadre de leurs unités de distribution. La plupart reconnaissent avoir eu un parcours professionnel intéressant et avoir bénéficié de formations valorisantes ; beaucoup apprécient la simplicité des relations hiérarchiques et l’autonomie qui leur est laissée dans l’exercice de leurs fonctions. Une majorité reconnaît l’image forte du groupe et de ses dirigeants : les implications de départ (temps 1) témoignent de ces tendances. Le don a ensuite impliqué les salariés en tant qu’actionnaires (temps 2). La cohabitation entre ces deux implications s’est souvent traduite par une certaine confusion (temps 3), incitant la grande majorité des salariés interrogés à s’ajuster (temps 4).

3.1. Le rôle des implications antérieures

40 Selon Poole M. et Jenkins G. (1991, p. 64), l’actionnariat salarié peut aboutir à une implication affective et morale plus forte envers le travail et les objectifs de l’entreprise. Il a des incidences sur les attitudes et le comportement des salariés parce qu’il crée une « identification à l’organisation ». Les résultats de notre recherche montrent dans un premier temps un processus qui suit une logique inverse : ce sont les implications forgées au cours des expériences passées qui orientent la façon dont chaque salarié perçoit et donne un sens aux actions reçues.

41 Proposition 1 : Les salariés intègrent le don d’actions en fonction de leurs implications antérieures.

42 Le tableau 2 montre la diversité des implications des salariés. Ces différentes implications induisent diverses interprétations du don d’actions. Le premier directeur (D1) se trouve ainsi dans une implication normative vis-à-vis de son entreprise et de son métier : il se réfère systématiquement au métier de la grande distribution et semble porteur d’une culture. Il se définit par rapport à son entreprise en termes de responsabilité et d’obligation morale. Dans ce sens, « il se devait » de croire au don d’actions. A la limite, la nature de l’évènement devient secondaire, puisque l’obligation morale qu’il se donne est quasi-inconditionnelle : « Même si elle devait valoir 0 francs », il continuerait à lui accorder de la valeur. Dans un registre un peu différent, le deuxième directeur (D2) s’identifie surtout à la performance du groupe et interprète le don comme un succès de plus. Pour lui la réalité c’est la « concurrence » : ce qui fait la différence, c’est l’expérience acquise et la formation. Il voit le don comme une reconnaissance des efforts entrepris.

43 Les maîtrises et les employés montrent quant à eux des implications dont les référentiels se situent surtout au niveau local. Ils s’identifiaient à leur unité de distribution, par rapport à son prestige et à ses succès. Ils se positionnaient également par rapport au métier. Leurs interprétations sont aujourd’hui partagées. Certains comme M1 et M3 ont perçu le don comme une reconnaissance, une légitimation de ce sentiment qu’ils ressentaient. Ils ont avant tout perçu la générosité du geste, l’aspect symbolique du don. Ils ont été renforcés dans cette implication. D’autres ont davantage perçu le moyen pour la direction de récompenser la fidélité et l’assiduité de chacun. Par contraste, les salariés les moins impliqués ou impliqués dans d’autres référentiels comme la carrière, ont vécu ce don avec plus de détachement. Soit comme les employés M2 et E3, ils ont suivi une logique calculatrice : ils ont vu dans ce don une prime, la juste récompense du travail fourni. Soit comme E2, ils ont effectivement perçu un don sans contrepartie. Ces salariés auront éventuellement un peu de gratitude, mais leurs comportements ne correspondent ni à de l’implication affective ni à de l’implication normative.

44 Pourquoi le don d’actions ne modifie-t-il pas, dans un premier temps, l’implication des salariés ? Nous trouvons des éléments de réponse dans les théories cognitives constructivistes de Piaget J.J. (1971) et Watzlavick P.P. (1975) : le salarié « assimile » les évènements dans ses « cadres de références » antérieurs. Pour Piaget J., l’individu construit des schèmes mentaux, des processus non conscients qui lui permettent de produire ses représentations du monde : les perceptions et le sens qu’il leur donne. Afin de gagner en cohérence, il tend à traiter les nouveautés à l’intérieur des cadres dont il dispose déjà. L’implication ajustée après les premières expériences (Valéau P., 1998, 2002) sert ainsi de cadre de référence, elle constitue un schème général à travers lequel le don est interprété. Finalement, et dans un premier temps, le don d’actions ne change pas fondamentalement la nature de l’implication.

3.2. L’émergence de nouvelles implications

45 La littérature sur l’implication attitudinale considère que l’attitude précède les comportements. Les résultats de cette recherche montrent que le don d’actions « engage » [7] petit à petit le salarié dans l’action : devenant propriétaire d’un titre, il doit choisir entre le garder ou le vendre. Indépendamment de ses implications antérieures, il est amené à s’informer sur la valeur de l’action. Petit à petit, il comprend que cette dernière dépend de certaines performances du Groupe. Ce faisant, il prend conscience de l’entrée au second marché, de l’arrivée de nouveaux « patrons » et de l’existence de nouvelles exigences. Il réagit alors par une nouvelle implication (Tableau 3).

Tableau 2

Le don d’actions est interprété en fonction des implications passées

S t a t ut Anc ie nne t é For ma t ion/
expérience
I mplica t ion
(temps 1)
Illustration Interprétation
du don
Illustration
D1 22 ans 1er travail,
Sans formation initiale,
Sans expérience.
Normative /
dirigeants et métier
« j’accompagne beaucoup mon management par l’expérience que j’ai acquise à ces différents postes »
« JMB, nous étions quelques fidèles à l’avoir suivi » - « il avait besoin de gens sur lesquels il pouvait s’appuyer, si on était sérieux... confiance »
Affiliation
Loyauté
« Je veux dire moi j’ai été le premier à y croire (...) , moi encadrement, je me suis dit, si je ne crois pas à ça, à la limite j’ai peut-être pas ma place dans l’entreprise », « même si demain les actions devaient valoir 0 franc, et ben je dis une connerie, mais je les encadrerai »
D2 10 ans Bac+expérience grande distribution en Métropole
de 10 ans.
Normative /
métier
Affective/
groupe
« le frais est un métier à part entière, une formation et une forte expérience sont nécessaires », « on a transpiré pour en arriver là et donc on est attaché » Reconnaissance
Identification
« l’idée est bonne », « quelque part c’est une reconnaissance pour l’ensemble du personnel », « cela nous montre qu’on est pas si mauvais par rapport à la concurrence »
M1 6ans Formation et expérience
Métropole 2ans
+formation interne
Normative/
métier
« on faisait attention au niveau des objectifs et du travail pour maintenir les bénéfices » Affiliation
Motivation
Reconnaissance
« nous avions l’impression de devenir propriétaires d’une partie de notre unité de travail » « nous étions également fiers de travailler pour un Groupe à forte image, il n’y avait pas que l’aspect pécunier »
M2 16 ans Sans formation initiale,
Expérience dans la
distribut° sur l’île.
Affective / unité « quand je pense à mon métier je pense à Score, au commerce, c’est ouvert », « ici, c’est du travail en équipe et dans la bonne humeur » Récompense « l’action c’était comme si je recevais un billet de 100 francs »
M3 6ans Sans formation initiale ,
expérience dans
différents métiers sur
l’île.
Indifférence /
groupe
Calculatrice /
travail
« je ne savais pas si je resterai, … mon avenir je le vois ici ou ailleurs… ce ne sera pas forcément dans la grande distribution » Affiliation
Reconnaissance
Récompense
« c’est comme si on devenait propriétaire d’un petit coin de la société… même s’il nous avait donné qu’une action on aurait été content (...) c’est des fruits récoltés après avoir semé »
E1 7 ans 1er travail,
Bac compta, sans
expérience.
Normative & calculatrice
/ travail
« l’introduction en Bourse n’a rien changé dans notre façon de travailler » Indifférence « j’ai pas trop réalisé sur le coup ce que c’était les actions, il n’y avait pas trop d’information, on nous a donné ça et puis voilà »
E2 7 ans 1er travail,
Bac, sans expérience,
+formation interne.
Normative/
métier
Calculatrice /
groupe
« je me sens très bien dans ce poste, mais si l’occasion se présente je souhaiterais passer secrétaire de direction même avec une mutation géographique » Affiliation
Valorisation
« on a quand même un pied dans le groupe maintenant, on se sent plus proche, ce n’est qu’une petite miette mais on est quand même dedans » « A la Réunion, Groupe Bourbon, vendémia, c’est les meilleurs »
E3 26 ans Sans format° intiale, sans
expérience
Affective/ unité « je suis très attachée à ce magasin mais on fait partie du groupe » Récompense « c’était surprenant, on ne s’y attendait pas », « je l’ai plutôt vu comme une prime (...) si c’était pas une action B cela aurait été pareil »
figure im3

Le don d’actions est interprété en fonction des implications passées

46 Proposition 2. La possession d’actions amène la perception de l’introduction en Bourse et conduit à de nouvelles implications attitudinales.

47 Les salariés du Groupe Bourbon ont pu, à leur guise, vendre ou conserver leurs titres et disent avoir apprécié cette liberté. Comme le montre les deux premières colonnes du tableau 4, les comportements finalement adoptés ont été dans certains cas diamétralement opposés. Parmi les dirigeants, aucun n’a vendu. Parmi les agents de maîtrise, ceux qui ont vendu l’ont fait, comme M1, par contrainte de liquidité. Parmi les employés, certains comme E3 ont vendu pour disposer d’argent liquide, même s’ils n’en avaient pas besoin : ils souhaitaient ainsi donner à ce don une réalité plus concrète et plus familière, tout simplement parce qu’ils ne comprenaient pas comment gérer ces actions. D’autres ont vendu pour faire comme « tout le monde ».

48 Comme on peut le voir ensuite dans la 3e et la 6e colonnes du tableau 3, qu’ils aient conservé ou non leurs titres, les salariés ont presque tous perçu, à travers les actions, les nouvelles réalités de l’entreprise. Ils ont pris conscience que l’action avait une valeur particulière, qu’il s’agissait d’un bien qui pouvait être échangé contre de l’argent et que, d’un moment à l’autre, la somme finalement obtenue pouvait être plus ou moins élevée. A l’image de M2, une partie des salariés a parfaitement identifié l’aspect spéculatif de ces titres. Compte tenu de ces éléments, certains vendent, d’autres gardent, mais tous suivent les cours de l’action Bourbon. Le don engendre ainsi une nouvelle dynamique : les salariés deviennent souvent des actionnaires actifs : ils s’informent. Comme M2 et M3, ils perçoivent les « nouvelles » logiques du Groupe, notamment celles induites par les autres actionnaires. Aujourd’hui la plupart de ces salariés ont finalement une perception assez précise de ce qui s’est passé. A la suite du don, dans sept des huit cas repris dans le tableau 3, les salariés ont intégré l’introduction du Groupe en Bourse. Seul E2 conserve ses actions sans véritablement comprendre leur nature. Comme le montrent les colonnes 4 et 5, une fois ces réalités perçues, les salariés leur donnent sens, ils se positionnent, autrement dit ils s’impliquent en tant que salariés, mais aussi et surtout en tant qu’actionnaires. Les directeurs et agents de maîtrise cherchent à améliorer les résultats. Les propos de M3 illustrent parfaitement cette démarche : « on a été obligé d’appliquer les règles, les points clés, on a dû communiquer nos résultats et rester compétitif pour le cours de l’action ». L’assimilation de la valorisation du titre par le marché suffit à les impliquer davantage : elle induit de nouveaux devoirs (implication normative) tout en réaffirmant une identification et une appartenance (implication affective). Les employés sont quant à eux plus partagés. Ils ont conscience que l’arrivée de nouveaux actionnaires dans le capital du groupe se traduit par de nouvelles exigences. Certains y sont totalement indifférents, ce sont les salariés les moins impliqués, comme E3. D’autres ne mesurent pas au quotidien, et dans leurs activités, la nécessité de changer leurs habitudes. Certains trouvent des sources de motivation supplémentaires dans tous ces changements. Ces salariés comprennent que si les principaux actionnaires ne sont pas satisfaits, ils revendront et s’ils revendent, le cours chutera.

49 Pourquoi les salariés du groupe développent-ils dans un deuxième temps d’autres perceptions et d’autres implications ? Un certain nombre d’éléments de réponse peuvent être apportés par le concept d’implication comportementale (« behavioral commitment »). Ce concept peut être défini comme ce qui pousse l’individu à s’engager puis à persévérer dans une « ligne d’action » donnée (Becker, 1960). Cet attachement trouve, suivant les auteurs, différentes explications possibles :

50

  • les investissements (« side bets », Becker T.E., 1960) effectués, par l’individu. La poursuite du comportement constitue un moyen de récupérer les coûts ainsi engagés ;
  • la dissonance cognitive (Festinger L., 1957), la cohérence de la ligne d’action entreprise constitue, dans cette perspective, une fin en soi. Staw B.M. montre comment cette volonté de rester cohérent peut, dans certains cas, devenir de l’entêtement et mener à des surenchères irrationnelles ;
  • les pressions sociales s’exerçant, sur l’individu, dans le sens d’une perpétuation des comportements que l’individu a, jusque-là, donné à voir (Pfeffer J. et Salancick G.B., 1978).

51 Suivant cette perspective comportementaliste, le don d’actions a mis les salariés en « situation », comme s’ils avaient fait un investissement. Ce don constitue un premier pas que la plupart d’entre eux n’auraient certainement pas franchi spontanément (Beauvois J.V. & Joules J.-L., 1987). Partant de là, il ne s’agit pas tout à fait de récupérer les coûts engagés, mais de tirer partie de la « situation ». Les salariés doivent ainsi réagir sous le regard des autres. Ils cherchent de l’information. Ils commencent « par la force des choses » à s’intéresser à la Bourse. En tant qu’actionnaires, ils cherchent à comprendre ce qui fait que les titres dont ils disposent vont prendre de la valeur. Ils « se prennent au jeu » et un bon nombre d’entre eux se focalisent sur les performances du Groupe. La ligne d’action établie en tant qu’actionnaire se retrouve ainsi au niveau de leurs comportements et de leurs attitudes en tant que salariés. Dans ce sens, le don d’actions incite les salariés, conformément aux logiques décrites par la théorie de l’agence, à aligner leurs objectifs sur ceux des dirigeants (Miller M. et Scholes M.S., 1982). Comme le montre Beatty A. (1995), ils peuvent de cette façon avoir le sentiment de contrôler un tant soit peu le niveau de l’emploi et réduire ainsi les probabilités de licenciement.

3.3. L’ajustement : un passage par la confusion

52 Pour Allen N.J. & Meyer J.-P. (2001), l’implication globale dans l’organisation est égale à la somme de toutes les implications : ainsi l’implication normative s’ajouterait à l’implication affective et à l’implication calculatrice ; l’implication dans le métier s’additionnerait à l’implication envers les dirigeants.

53 Les résultats de cette recherche montrent que les différentes implications peuvent se nuirent mutuellement. Issues de périodes différentes, elles comprennent des perceptions et significations multiples, hétérogènes voire opposées. Elles créent ainsi des appréhensions dissonantes de la réalité (Festinger L., 1957), laissant le salarié dans la confusion. Cette confusion semble être un passage plus ou moins obligé avant de pouvoir s’ajuster (tableau 4).

Tableau 3

Le don d’actions induit de nouvelles perceptions et une nouvelle implication dans l’entreprise

figure im4

Le don d’actions induit de nouvelles perceptions et une nouvelle implication dans l’entreprise

54 Proposition 3. La cohabitation de deux implications amène des interprétations confuses des évènements.

55 Pris entre leurs différentes implications, les salariés ne savent plus trop quoi penser. Depuis toujours, l’entreprise était relativement paternaliste et les salariés s’identifiaient à l’image forte des dirigeants. Il y avait des possibilités d’évoluer au sein du groupe et les positions occupées étaient déjà fortement appréciées : ces deux facteurs se traduisaient par une sorte d’affiliation. Aujourd’hui, les salariés voient que le groupe tend à changer de nature, qu’il devient une affaire plus spéculative. Ils mesurent désormais les enjeux, mais également les dangers que peut signifier, pour eux, l’ouverture du capital : les perceptions de nombreux salariés sont pour l’instant partagées entre une « ancienne » implication à laquelle ils s’accrochent, et une « nouvelle » implication engagée par le don et issue de ces changements. Ils ressentent les contradictions possibles entre leur statut d’actionnaires et leur statut de salariés.

56 Comme le montre la 5e colonne, les salariés superposent des pensées souvent contradictoires. L’exemple le plus frappant est celui du premier directeur. Il voudrait adhérer et croire aux nouvelles logiques de développement du groupe, mais, en même temps, il ne retrouve plus ses anciennes valeurs : satisfaire la clientèle, évoluer avec elle, s’adapter tout en conservant le respect des hommes. Il a lui-même été imprégné d’une politique paternaliste lors de son ascension au sein de la branche distribution. Le référentiel est aujourd’hui devenu le cours de l’action Bourbon, les priorités ont changé. Il veut rester loyal, mais il ne peut adhérer aux nouveaux principes. Son implication devient nécessairement confuse. Plus distant, le second directeur pointe les contradictions entre les anciennes stratégies de développement et celles dictées par les nouveaux actionnaires. Les agents maîtrises sont inquiets, ils cherchent la vérité. Après l’effet de surprise, est venu le temps de la réflexion, le temps de l’incertitude : « il fallait réfléchir ? », « Est-ce que le personnel allait vraiment être concerné par l’évolution du groupe ? ». Ils ne savent plus. Certains comme M2 tentent de dépasser cette confusion en s’en remettant aux dirigeants : « j’ai pensé que les dirigeants avaient été très malins, que cela allait rapporter de l’argent frais à la société pour combler les déficits ou pour investir ailleurs ». Parmi les employés, les positions sont très diversifiées. Certains, comme E1, ont l’impression d’être mal intégrés dans les nouvelles logiques parce qu’ils n’ont pas conservé leurs actions. Alors que d’autres, comme E2, se sont toujours sentis reconnus et valorisés par le groupe.

57 Pourquoi cette confusion ? Cette confusion constitue un préalable au changement. « La confusion, en préparant la situation pour un recadrage, devient ainsi une étape importante dans le processus permettant d’effectuer un changement « (Watzlavick P., Weakland J. & Fisch R., 1975). Piaget J. (1971) parle d’assimilation lorsque la réalité est intégrée suivant les mêmes schèmes mentaux et d’accommodation lorsque ces schèmes demandent à être changés. L’accommodation est une déconstruction et une reconstruction des schèmes mentaux. Watzlavick P. (1975) de façon comparable évoque les changements de niveau 1 et les changements de niveau 2. Le passage d’un cadre de références à l’autre passe par la « confusion ». Freud dans son processus de deuil évoque le déni, la confusion et l’acceptation. Ce processus se retrouve chez l’entrepreneur dans le « deuil » des motivations de départ. Cette confusion s’accompagne d’une dépression plus ou moins marquée qui peut être rapprochée de celle caractérisant les deuils contrariés. « Il y a deuil chaque fois qu’il y a perte, refus ou frustration… Le deuil est cette frange d’insatisfaction ou d’horreur, selon le cas, par quoi le réel nous blesse et nous tient, d’autant plus fortement que nous tenons davantage à lui. » (Comte-Sponville A., 1995). Cette confusion apparaît ainsi comme une étape nécessaire à l’ajustement.

58 Proposition 4 : Après un moment de confusion, la plupart des salariés finissent par s’ajuster à la situation.

59 Le second directeur a finalement bien intégré le changement. Son parcours dans un cadre élargi à la métropole l’a sans doute mieux préparé à ce genre de discours : « lorsqu’on entre en actionnariat sur une boîte ce n’est pas que pour recevoir des dividendes, c’est pour devenir patron et en tirer profit au maximum […] aujourd’hui toute prise de participation est éphémère […] il n’y a pas de juste milieu ».

Tableau 4

Confusion et ajustement

figure im5

Confusion et ajustement

60 Il passe sans trop de difficultés à une implication calculatrice, ses priorités du moment se centrant davantage sur le métier. Le premier directeur, après avoir tout fait pour « y croire », finit sur une forme d’implication aliénante : les nouvelles logiques ne cadrent pas avec ses valeurs personnelles. Ce qui frappe dans ce dernier tableau, c’est la diversité des implications chez les employés et les maîtrises.

61 M3 par exemple est passé à une implication calculatrice, son horizon s’est élargi, il y a d’abord eu la satisfaction de devenir propriétaire : l’intérêt porté au métier s’est ainsi étendu au Groupe et à sa valorisation sur le marché. En fait, on relève un recentrage très net des objectifs et préoccupations sur le métier (D1, D2 et M3) et sur l’unité de travail (M1 et E2), avec cependant des différences quant à l’implication finale. Ainsi, M1 a clairement intégré la valorisation de son travail et du groupe par la Bourse ; il passe d’une implication normative à une implication calculatrice. Pour d’autres, on peut parler au contraire d’ouverture. Si l’implication première reste dominante chez M2, son comportement évolue au fil du temps, il réfléchit, il prend du recul. Il passe ainsi d’une implication affective envers l’unité à une implication normative envers le groupe, voire à une implication calculatrice : « en ce moment le cours a perdu 4 points, il y a un mois c’était mieux ». Le cas extrême est peut-être le cas de E1 qui passe d’une implication calculatrice et normative à une implication affective envers le groupe exprimant ainsi un besoin de propriété et de reconnaissance.

62 Finalement, les salariés se sentent bien dans le groupe, ils sont parfois un peu plus inquiets, mais le quotidien les rassure. Comme ils ont une perception assez précise du lien entre la performance et la valeur de l’action, ils ont compris qu’une implication plus forte ou différente (métier, unité, groupe) leur permettra de mieux gérer la confusion et les ajustements. Ils ont en ce sens perçu la nécessité de faire évoluer leurs schèmes mentaux et la nécessité de les confronter aux nouvelles réalités.

63 Pour autant, on ne peut pas affirmer que les effets du don sur l’implication soient automatiques. Les nouvelles implications ne s’ajoutent pas facilement aux anciennes. Dans tous les cas, il y a le changement : un changement majeur dans la vie de l’organisation et dans la vie de chaque salarié. Nous situons donc notre modèle par rapport aux théories du changement.

4. Vers un modèle du changement d’implication

64 Cette recherche explore les effets du don d’actions sur l’implication organisationnelle face au changement organisationnel. Ces changements sont toujours un défi en termes de GRH : il s’agit de garder les salariés mobilisés. Les propositions issues de nos découvertes sont reprises sur la figure 2. Elle correspondent à quatre temps au cours desquels le don fait son chemin. L’organisation est plus ou moins en position de gérer, mais le don d’actions opéré permet d’engager les salariés dans les nouvelles réalités.

65

  1. Dans un premier temps, les salariés réagissent au don d’actions en fonction de leurs implications antérieures. Pour paraphraser Watzlavick P. (1975), ils réagissent « toujours plus de la même façon ».
  2. Puis, dans un deuxième temps, cherchant à mieux saisir la nature de l’objet qui vient de leur être donné, ils « captent » une partie des informations que l’entreprise tente de leur communiquer sur l’actionnariat et le fonctionnement des titres émis en Bourse ; ce faisant, ils réalisent qu’une partie du capital de leur entreprise s’échange sur le second marché. Ainsi « engagés » au sens de Becker T.E. (1960), dans cette histoire ils développent une nouvelle implication. Cette seconde implication naît de l’action : de la décision à prendre concernant les titres reçus. Elle est plus une implication en tant qu’actionnaire qu’en tant que salariés
  3. Dans un troisième temps, la cohabitation de ces deux implications amène la confusion : les salariés envisagent les changements présents et à venir sans pour autant complètement abandonner les positionnements issus des années passées. Ils perçoivent des choses mais ne parviennent pas complètement à les « assimiler » (Piaget J., 1967). Cette confusion est d’autant plus marquée que certains évènements, comme par exemple les cessions de la branche agroalimentaire et de la branche sucre, « partagent » l’individu : en tant qu’actionnaires les cessions sont perçues positivement, en tant que salariés, elles renforcent les inquiétudes du moment. Au bout d’un moment, ils finissent par lâcher prise, ils ne savent plus quoi penser. La confusion n’est alors plus liée à la contradiction entre les deux cadres de référence implicationnels, elle résulte d’une absence de cadre. Le deuil tel que le conçoit Z. Freud est également émotionnel et cognitif.
  4. Dans un quatrième temps, et tous les salariés n’en sont pas encore là, les salariés reconstruisent une nouvelle implication à partir de tout ce qu’ils ont vécu. Pour ou contre, ils s’ajustent à la situation : il la perçoivent clairement dans le cadre d’une implication cohérente en tant que salarié-actionnaire du groupe. Les implications, relativement variées, restent finalement très personnelles.

66 Ce modèle s’inscrit de toute évidence dans ce que Bareil et Savoie (2003) appellent les approches dynamiques du changement. Ces modèles se focalisent sur les « transitions ». Ils évoquent dans ce cadre trois types de modèles :

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  • des modèles cognitivo-temporels notamment celui de Lewin K. (1952) fondés sur le processus de « décristallisation » — « état transitoire » — « recristalisation » ;
  • des modèles socio-émotionnels (Scott C.D., Jaffe D.T., 1991 : Perlman D., Takacs G.J., 1990) qui analysent les processus de deuil en termes de déni, tristesse, culpabilité, colère et confusion ;
  • l’approche cognitivo-affective (Bareil et Savoie) qui implique différentes catégories de préoccupations en termes de choc, résistance, exploration et implication.

68 Notre modèle complète les travaux précédents tout en apportant quelques nuances importantes. Il restitue les éléments affectifs dans leur contexte cognitif. Tout d’abord, la phase de déni du changement n’est pas uniquement le fruit d’un « inconscient affectif », elle est aussi le résultat d’un « inconscient cognitif » (Piaget J., 1971). Elle résulte d’une assimilation partielle de la réalité compte tenu de cadres de référence insuffisants. Le salarié tente naturellement de donner un sens aux changements en s’appuyant sur ses schèmes de pensée habituels. Face à des évènements sans commune mesure avec ses expériences passées (ouverture du capital, entrée de nouveaux actionnaires) il ne peut complètement les « assimiler » (Piaget J., 1926). Du point de vue de notre modèle, il n’y a pas à proprement parlé de déni au sens d’un refus de la réalité, il y a d’abord un problème cognitif lié à des cadres de référence devenus trop étroits. Le salarié n’est tout simplement pas en mesure de percevoir le changement. C’est un « choc » cognitif autant qu’un « choc » émotionnel.

Figure 2

Un modèle d’ajustement de l’implication

figure im6

Un modèle d’ajustement de l’implication

69 Par la suite, après avoir perçu l’introduction en Bourse à travers les actions reçues, la résistance n’est jamais totale. Il y a, en fait, simultanéité entre les phases d’exploration et de résistance. Une nouvelle implication se développe avant même l’abandon de la première. Dans ce contexte, la confusion est au moins autant cognitive qu’affective. Elle n’est pas uniquement le fruit de l’anxiété ; elle est aussi la conséquence de deux cadres de référence qui, souvent, se contredisent. Pendant ce premier stade de « l’état transitoire », le salarié reste partagé.

70 Le deuxième niveau de confusion n’est ni de la « résistance », ni de « l’exploration » mais du vide. Le salarié n’éprouve pas d’anxiété ni de colère ; il ne sait plus quoi penser, ce qui peut conduire à un détachement.

71 La reconstruction va ensuite assez vite. C’est une démarche très personnelle qui donne lieu à des logiques et des implications fort différentes, mais tous ou presque changent leurs perceptions de l’entreprise. L’ajustement ne correspond pas forcément à une implication positive, mais plutôt à une implication plus univoque et à une perception stabilisée des choses. C’est là qu’il peut, dans certains cas, se positionner définitivement « contre ». Cette implication ajustée n’est pas la moyenne de l’ancienne et de la nouvelle. D’une certaine façon, elle est le sens que le salarié donne à ce qu’a pu percevoir l’actionnaire.

72 Ces différentes phases génèrent beaucoup de « désordre » dont une grande partie échappe au gestionnaire. Compte tenu du processus de changement d’implication ainsi modélisé, celui-ci doit non seulement bien penser le contenu des informations communiquées mais également bien choisir ses moments.

Conclusions et implications pratiques

73 L’introduction en Bourse du Groupe Bourbon est un cas de changement organisationnel. Le don d’actions constitue une stratégie visant à gérer les aspects humains de cette opération. L’objectif de cet article était de comparer les différentes réactions des salariés face à cette double expérience. Il faudrait bien évidemment étudier la réplicabilité du modèle proposé (Yin, 1984). Dans le cas présent, le modèle identifie un processus comparable à celui que suit le salarié lors de son arrivée dans l’entreprise : il doit percevoir la réalité et lui donner un sens en dépit de ses implications antérieures (Valéau P., 2002). Le don d’actions contribue au changement de perception et d’implication mais il ne suffit pas : la communication qui l’accompagne doit tenir compte des différentes phases de ce processus.

74 Durant la première phase, le don permet d’attirer l’attention des salariés sur l’introduction en Bourse, mais ils n’en comprennent pas tout de suite les mécanismes : « au départ je ne savais même pas comment récupérer mes actions et comment les gérer ». A ce stade, il ne s’agit pas de convaincre que l’introduction en Bourse est une bonne chose, mais tout simplement d’expliquer ce qu’est une action et dans quelle mesure elle renforce l’identité du groupe en regard d’un environnement qui a lui même changé.

75 Durant la phase de confusion, l’entreprise peut communiquer de l’information, mais il faut surtout laisser au salarié le temps de déconstruire et de reconstruire ses schèmes de pensée. Il s’agit avant tout de simplifier et d’adapter l’information disponible, notamment celle issue des assemblées générales. Il faut atténuer les contradictions issues des rumeurs. Dans ce cadre, l’entreprise ne peut pas contrôler l’ensemble du processus, elle peut néanmoins accompagner les salariés, les guider vers des perceptions plus justes.

76 Par la suite, et au cours de la phase d’ajustement, les salariés réagissent de façon très personnelle : pour la plupart d’entre eux, les implications ont effectivement changé depuis l’introduction en Bourse. Pour autant, ces implications ne se limitent pas à une logique calculatrice (en réponse aux nouvelles logiques de marché) ; elles témoignent également d’un renforcement des implications normatives et affectives.

77 Finalement, le don d’actions associé à une communication relativement sobre, permet une actualisation des perceptions en douceur. La politique en matière de GRH est jugée honnête et respectueuse des salariés : sans trop de condescendance, sans trop de sentimentalisme. Mais cette pratique trouve peu à peu ses limites ; il importe à présent de reconstruire une nouvelle identité. Le moment est sans doute venu pour le groupe de tenter de convaincre les salariés du bien-fondé des stratégies entreprises, de donner plus de sens. Dans ces périodes de changement, il peut donc être utile de maintenir un minimum de lien entre le passé et le futur. La culture d’origine du Groupe Bourbon valorise particulièrement les dirigeants. Ces derniers bénéficient encore aujourd’hui d’un fort capital confiance ; les salariés leur restent très attachés. Si les dirigeants présentent un projet clair, les salariés sont susceptibles de suivre, voire d’adhérer, reconnaissant à nouveau une entreprise fédérée autour de l’identité des hommes. Il importe surtout de conserver une vision cohérente des activités et des décisions qui puisse servir de cadre de référence pour tous.

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Date de mise en ligne : 01/05/2011.

https://doi.org/10.3917/rsg.217.0021

Notes

  • [1]
    L’enquête ACEMO-PIPA (Participation, Intéressement, Plan d’épargne d’entreprise et Actionnariat des salariés) réalisée en 1999 sur 25000 entreprises françaises montre que l’actionnariat salarié est surtout présent dans les entreprises de 500 salariés et plus. Il reste néanmoins limité puisque 17 % seulement des entreprises de cette taille comptent des salariés parmi leurs actionnaires (moins de 3 % pour les sociétés en deçà du seuil précédent).
  • [2]
    Certains pays d’Europe ont tout de même amorcé un mouvement très net d’ouverture des plans d’actionnariat à l’ensemble des salariés (Royaume-Uni, Pays-Bas, France). Il est important de préciser toutefois que ce mouvement se retrouve le plus souvent dans des sociétés de 200 salariés et plus, où la structure participative en équipe est très développée, la main d’œuvre hautement qualifiée et le système de représentation des salariés reconnu (Poutsma, E. 2001). Ces résultats confirment à l’échelle européenne des indicateurs relevés précédemment aux Etats-Unis par Ben-Ner A.A. et al. (2000).
  • [3]
    Une présentation synthétique du groupe est fournie en p. 6 et 7 de cet article.
  • [4]
    il s’agit le plus souvent de dispositifs associant l’actionnariat à des « primes reposant sur des mesures comptables de la performance ».
  • [5]
    cf. partie 2. Méthodes.
  • [6]
    En France, les travaux traitant directement de la relation entre actionnariat salarié et implication sont quasi inexistants. L’accent est mis sur l’étude de la performance de l’entreprise, notamment en terme de rentabilité financière ou de rentabilité économique (Dondi J., 1992 ; d’Arcimoles C.H. et Trébucq S., 2002).
  • [7]
    Au sens de behavioral commitment, traduit par Neveu J.-P. (1996) par « Engagement ».
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