Alex Gagnon, La communauté du dehors. Imaginaire social et crimes célèbres au Québec (XIXe-XXe siècles) Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 2016, 497 pages
1Ce livre est un livre « hors du commun ». En effet, écrit par un jeune « littéraire » de moins de 30 ans, Alex Gagnon, l'auteur a réussi le tour de force de mettre en parallèle sept approches scientifiques, à savoir : la littérature (il est docteur en littérature), l'histoire, la criminologie, le droit pénal, la sociologie, l'anthropologie et la science politique. Son livre est son premier livre. Il doit incessamment publier un autre livre sur la société et la culture contemporaine. Comme l'auteur le signale tout de go, on connaît « la Corriveau », exécutée à Québec pour meurtre en 1763 au moment où la France vient de perdre la Nouvelle-France aux mains de l'Angleterre, sa légende sulfureuse, les grincements de sa cage et les exploits sanguinaires que lui attribue la tradition. Mais on connaît beaucoup moins les crimes illustres du « docteur l'Indienne » (1820), la terreur inégalée qu'ont semée à Québec les « brigands du Cap-Rouge » (1834-1837) et le meurtre inoubliable (1839) par lequel George Holmes a durablement ébranlé la société seigneuriale du XIXe siècle. Et ainsi de suite. Mais le lecteur ne doit pas se méprendre. Il ne s'agit pas d'un livre anecdotique pour un lecteur friand de causes célèbres. En effet, le livre demande au lecteur une concentration intellectuelle de qualité car l'auteur fait une véritable analyse sociale et politique en profondeur (497 pages…) de ces cas divers. C'est l'histoire culturelle de ces figures marquantes, aujourd'hui méconnues, mais longtemps obsédantes, que raconte ce livre. On y découvre un ensemble de biographies légendaires. Interrogeant le processus par l'entremise duquel ces figures criminelles deviennent célèbres, Alex Gagnon analyse la généalogie de leurs représentations et met en lumière, autour de chacune d'elles, la cristallisation et l'évolution d'une mémoire collective. Au croisement entre le discours médiatique, la tradition orale et la littérature, l'imaginaire social fabrique, à partir de faits divers, de grandes figures antagoniques, « incarnations du mal ou avatars du démon », selon l'auteur. La perspective est historique, l'analyse, littéraire et l'horizon, anthropologique. Les faits relèvent évidemment de la criminologie et du droit pénal. Toute société a ses crimes et criminels légendaires : entrer dans ce « panthéon maudit », aller à la rencontre de cette « communauté du dehors », selon le titre du livre, c'est aussi éclairer et questionner la dynamique fondatrice de nos sociétés, qui produisent de la cohésion sociale en construisant des figures de l'ennemi et de la menace. En ce sens, l'ouvrage d'Éric Gagnon ne révèle pas seulement un pan inexploré de l'histoire et de la culture québécoises (et même universelles, à vrai dire…). Il poursuit, en s'appuyant sur des bases historiques concrètes, une réflexion générale sur ce que Cornelius Castoriadis appelait « l'institution de la société ». Et Cornelius d'être cité en exergue du prologue du livre, une citation qui colle tellement bien à la démonstration remarquable de l'auteur : « Il est impossible de comprendre ce qu'a été, ce qu'est l'histoire humaine, en dehors de la catégorie de l'imaginaire » (p. 9).
2Là où l'auteur rejoint en particulier le criminologue et le juriste en droit pénal, c'est lorsqu'il affirme (p. 27-28) que toute société a ses points névralgiques, et l'étude de ceux-ci permet sans doute de saisir, de manière en quelque sorte privilégiée, la dynamique fondatrice par laquelle elle peut prendre et tenir en s'affirmant, en actes et en discours, contre ce qu'elle considère comme une menace pour sa propre existence. Or, à l'instar de tout ce qui s'écarte de ce qu'une société fait entrer dans le domaine du tolérable, le « crime » fonctionne comme un repoussoir. Ce qu'une collectivité définit comme « criminel » appartient en effet à ce qu'elle assimile à un « dehors » (le titre du livre) moral, à une transgression des principes qui la fondent et qu'elle considère comme formant le socle de son existence. En ce sens, le crime est un phénomène radicalement culturel. Et l'auteur de rappeler l'idée de Freud lorsque ce dernier définissait, en élaborant le mythe de la « horde primitive », le meurtre comme l'origine de la culture, c'est-à-dire comme le point à partir duquel ont pu s'élaborer et se mettre en place des interdits et des normes de conduite, bref se déployer toute une organisation sociale fondée sur le contrôle des comportements.
3Au-delà de ces considérations fort théoriques, l'auteur, à plusieurs reprises, aborde des questions criminologiques toujours sur la sellette de nos jours, soit l'efficacité de la punition, la peine capitale et l'emprisonnement. Ainsi, il rappelle que l'ouvrage célèbre de l'Italien Cesare Beccaria (1738-1794), Des délits et des peines, publié en Europe en 1764, est connu et discuté au Québec à cette période, ainsi que les écrits du Britannique John Howard, autour des années 1800-1815, un instigateur et partisan important de la réforme du milieu carcéral. Il souligne également la visite au Québec en 1831 du Français Alexis de Tocqueville (1805-1859) qui, subséquemment, devait publier un livre sur la réforme des prisons en Amérique du Nord, en Europe et, en particulier en France. Un livre, avec Gustave de Beaumont, qui eut écho au Québec, au Canada et aux États-Unis.
4Tout compte fait, ce livre d'Éric Gagnon est tout à fait « remarquable ». Tellement bien écrit par un littéraire qui est aussi un scientifique, au croisement des sept disciplines mentionnées en début de recension, un livre, il faut le dire, « exceptionnel ». Je ne dis pas ça à la légère. Un livre qui se lit, selon l'expression populaire, « comme un roman », un « roman historique » sérieux, difficile et touffu, mais qu'il vaut la peine de lire attentivement. Et, puisque l'auteur est un littéraire, mentionnons que, comme le disait le grand poète français, Paul Verlaine (1844-1896) : « Et tout le reste n'est que littérature ».
5André Normandeau
Université de Montréal
Pierre Berthelet (dir.), Sécurité, justice et libertés en Europe, Cahiers numéro 38 de l'INHESJ. Paris, La documentation française, 2017, 224 pages
6Un numéro thématique d'une revue criminologique (au sens large) est l'équivalent d'un livre, surtout s'il s'agit d'un numéro de qualité comme celui-ci : « Sécurité, justice et libertés en Europe ». C'est pourquoi, de temps en temps, notre revue se fait un devoir de recenser exceptionnellement tel ou tel numéro spécial. Cette fois-ci, il s'agit du numéro 38 des Cahiers de la sécurité et de la justice, revue de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). Cet Institut a été créé il y a plus de 25 ans, soit en 1989, au sein du ministère de l'Intérieur (Paris). L'Institut s'est d'abord défini par le concept de « sécurité intérieure », poursuivi par le concept plus large de « sécurité globale », soit une politique incluant de nombreux acteurs autant publics que privés, autour d'un objet élargi à d'autres risques et menaces que ceux-là seuls liés aux phénomènes criminels. De plus, l'Institut a inclus dans un même mouvement de stratégies de sécurité la dimension incontournable de l'ensemble de la justice : la prévention, la police et la sécurité privée, la loi et le tribunal, la prison et les alternatives à la prison… Il est de ces revues, de ces cahiers, où l'on peut dire qu'il s'agit de revues fort importantes et indispensables au développement d'idées novatrices et éventuellement très utiles non seulement aux universitaires, mais également aux praticiens de la justice pénale : policiers ou autres métiers et professions de la justice pénale. L'une de ces revues fort pertinentes est précisément celle sous nos yeux, soit celle de ces Cahiers de l'Institut.
7Ce numéro, sous la direction de Pierre Berthelet, est fort important. Pierre Berthelet est un docteur en droit qui travaille aux confins du droit pénal « et » des sciences sociales. Ancien conseiller ministériel, il a publié plusieurs ouvrages sur la sécurité, dont Le paysage européen de la sécurité intérieure. Il administre le site www.securiteintérieure.fr. Encore récemment chercheur à l'Université de Pau, il est maintenant chercheur en matière de sécurité à la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval à Québec. De par ses travaux, nous aurons éventuellement droit à une comparaison fort éclairante entre l'Europe et l'Amérique du Nord. Le numéro 38 des Cahiers est divisé en deux parties. La première, sous le nom de « Dossier », traite précisément du thème du numéro : « Sécurité, justice et libertés en Europe ». Dix-neuf (19) articles sont ainsi présentés des pages 5 à 176. La seconde partie est celle des « Actes du Colloque » de l'Institut en octobre 2016, sous le thème : « L'Europe de la sécurité et de la justice / Quels enjeux pour la France ? », soit en 11 articles des pages 177 à 219. Comme le souligne la directrice de l'Institut, Hélène Cazaux-Charles, au sujet de la section « Dossier », en page 4, la construction d'une sécurité intérieure européenne soulève un ensemble de défis au regard des menaces et des risques qui pèsent de manière permanente sur chaque pays membre. Nous songeons en particulier ici aux événements terroristes des dernières années et même des derniers mois dans plusieurs pays européens et… ailleurs dans le monde. Affronter ensemble ces défis, nous dit-elle, c'est assumer de porter des politiques, d'initier des actions, d'inventer de nouveaux dispositifs qui posent immédiatement la question du cadre juridique comme du compromis politique dans lequel ils doivent être élaborés. À travers toutes ces questions sur la dynamique à l'œuvre en matière de sécurité et de justice européennes, il s'agit toujours, en réalité, du même enjeu politique central de l'Union européenne, celui d'une coopération ou d'une intégration. De nombreuses contributions dans la section « Dossier » et dans la section « Actes du colloque » montrent l'extrême difficulté à trancher, affirme-t-elle.
8Je n'essaierai pas ici de résumer les 19 articles du « Dossier » ou les 11 articles des « Actes ». Contrairement à un livre où, règle générale, l'ensemble des chapitres sont intégrés par une vision particulière de l'auteur, un numéro de revue, fût-il thématique, ne prétend pas présenter une vision intégrée du sujet présenté. Ce qui est normal puisque l'on fait appel à plusieurs spécialistes qui ont des idées intéressantes et pertinentes à présenter, mais qui, travaillant souvent de façon autonome, ne peuvent pas en venir naturellement à une telle vision intégrée. Ce qui n'enlève rien à la qualité des contributions de ce numéro, par exemple. En conséquence, s'il est impossible de résumer tous ces articles, qu'il nous soit permis simplement d'attirer le lecteur de notre revue sur certains articles du numéro, que nous avons personnellement et particulièrement appréciés, sans jugement de valeur sur les articles non retenus. Ainsi :
9- La présomption d'innocence…, par Jean Pradel, ancien juge d'instruction et professeur émérite de l'Université de Poitiers, professeur invité à plusieurs reprises à l'Université de Montréal, p. 48 ;
10- La lutte antiterroriste dans l'espace pénal européen, par Mikael Benillouche, professeur à l'Université de Picardie, p. 54 ;
11- Eurojust - Une réponse judiciaire plus solide que jamais de l'Union européenne, par Michèle Coninsx, magistrate à Eurojust, p. 75 ;
12- La progression d'un statut de victimes en droit de l'Union européenne, par Claire Saas, professeure à l'Université de Paris-Sud, p. 88 ;
13- Mettre un terme à la concurrence entre les communautés policières et de renseignement…, par Pierre Berthelet, chercheur au Québec, p. 106 ;
14- La coopération douanière en Europe, Bruno Domingo, chercheur à l'Université de Toulouse, p. 122 ;
15- L'Europe en danger d'implosion, par Viviane de Beaufort, professeure de droit européen au Centre européen de droit, p. 164 ;
16- La coopération policière européenne : obstacles et solutions, par Émile Perez, co-auteur avec Benoît Dupont de l'Université de Montréal, du Que Sais-Je : Les polices au Québec, p. 209 ;
17- Sécurité intérieure européenne et définition de l'intérêt national : le modèle français revisité, par Jacques de Maillard, Université de Versailles, co-auteur avec Fabien Jobard du livre récent : Sociologie de la police, p. 212.
18Qu'il nous soit donc permis de reconnaître que ce numéro 38 des Cahiers est de toute première qualité et tout à fait de lecture abordable autant pour un universitaire que pour un praticien de la sécurité intérieure. Au moment où le terrorisme en milieu urbain, en particulier, est devenu une monnaie quasi-quotidienne, ce numéro est fort utile pour non seulement soulever des questions légitimes, mais également pour trouver des solutions originales dont nous avons un bien grand besoin.
19André Normandeau
Université de Montréal