Couverture de RSC_1703

Article de revue

Procédure pénale

Pages 579 à 586

Notes

  • [1]
    F. Alt-Maes, La contractualisation du droit pénal. Mythe ou réalité ?, RSC 2002. 501.
  • [2]
    X. Pin, La privatisation du procès pénal, RSC 2002. 245.
  • [3]
    A. Garapon, P. Servan-Schreiber (dir.), Deals de justice, PUF, 2013.
  • [4]
    A. Mignon Colombet, Justice négociée - Le deferred prosecution agreement américain, une forme inédite de justice négociée punir, surveiller, prévenir ? JCP 2013. Doctr. 359.
  • [5]
    Décr. n° 2017-660 du 27 avr. 2017 relatif à la convention judiciaire d'intérêt public et au cautionnement judiciaire.
  • [6]
    Cf. égal. A. Mignon Colombet, préc., qui évoque un « instrument de répression hybride » à propos du deferred prosecution agreement américain.
  • [7]
    Selon les propos tenus par la députée Karine Berger devant la commission des lois de l'Assemblée nationale : « en vingt ans d'application de la loi, pas une seule condamnation définitive n'a visé des personnes morales en France pour des faits de corruption ».
  • [8]
    J. Lelieur, Première condamnation française de personnes morales pour corruption transnationale, D. 2016. 1240. Cf. égal. le Rapport de l'OCDE sur la corruption transnationale, 2014, p. 32 (analyse des pays dans lesquels les faits de corruption sont sanctionnés).
  • [9]
    Cf. l'intervention de M. Lelouche, dans le Rapport de S. Denaja, au nom de la commission des lois, n° 3785 et 3786, p. 150.
  • [10]
    Rapport AN, préc., p. 158.
  • [11]
    M. E. Boursier, Lutte contre la corruption - L'impact de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique sur la corruption dans le secteur bancaire et financier : de la sécurisation à l'innovation, RD bancaire et bourse n° 6, nov. 2016. Étude 32.
  • [12]
    F. Pillet, Rapport au nom de la commission des lois du Sénat, n° 712, p. 89.
  • [13]
    Ainsi, les termes de « conclusion » de la convention ou de « droit de rétractation » ont été contestés par le Sénateur François Pillet, lequel a dénié à la convention judiciaire, le caractère d'un contrat, ibid., p. 89.
  • [14]
    De façon exhaustive, il s'agit des délits prévus aux art. 433-1, 433-2, 435-3, 435-4, 435-9, 435-10, 445-1, 445-1-1, 445-2 et 445-2-1, à l'avant-dernier alinéa de l'art. 434-9 et au 2e alinéa de l'art. 434-9-1 du code pénal, pour le blanchiment des infractions prévues aux art. 1741 et 1743 du code général des impôts, ainsi que pour des infractions connexes, à l'exclusion de celles prévues aux mêmes art. 1741 et 1743.
  • [15]
    Le blanchiment de fraude fiscale, contrairement à la fraude fiscale proprement dite, n'est pas soumis au mécanisme dit du « verrou de Bercy » qui soumet l'acte de poursuite à une plainte de l'administration fiscale. Dès lors, en matière de blanchiment, le ministère public est libre dans l'usage de l'action publique.
  • [16]
    M. Segonds, Corruption - Les apports de la loi du 9 décembre 2016 à l'anticorruption, Dr. pénal 2017, n° 2, étude 4.
  • [17]
    M. Perdriel-Vaissiere, Prévenir et combattre la corruption dans les transactions commerciales internationales, Plaidoyer pour la justice transactionnelle, Transparency international France, 25 févr. 2015.
  • [18]
    Ces mesures sont définies et précisées à l'art. 131-39-2 C. pén.
  • [19]
    Sont ainsi exclues de la procédure de passation des marchés publics les personnes qui ont fait l'objet d'une condamnation définitive pour des faits de corruption ou de fraude fiscale, art. 45 de l'ord. n° 2015-899 du 23 juill. 2015 relative aux marchés publics.
  • [20]
    S. Albertin, Justice transactionnelle et lutte contre la corruption : à la recherche d'un modèle, AJ pénal 2015. 354 ; M. Delebarre, Ch.-A. Frassa, Droit des entreprises : enjeux d'attractivité internationale, enjeux de souveraineté, fait au nom de la commission des lois du Sénat, n° 395, 8 avr. 2015.
  • [21]
    C. pr. pén., art. 180-2.
  • [22]
    Toutefois, la CJIP n'est pas prévue devant la juridiction de jugement.
  • [23]
    A. Mignon Colombet, La convention judiciaire d'intérêt public : vers une justice de coopération ?, AJ pénal 2017. 68.
  • [24]
    Avec la précision que cette autorité a été modifiée par la loi n°2016-1547 du 18 nov. 2016, de modernisation de la justice du XXIe siècle. L'art. 2052 C. civ. prévoit désormais que « la transaction fait obstacle à l'introduction ou à la poursuite entre les parties d'une action en justice ayant le même objet ».
  • [25]
    Cette homologation juridictionnelle constitue une exigence constitutionnelle depuis la décis. n° 95-360 DC du 2 févr. 1995 dans laquelle le Conseil constitutionnel a censuré la procédure d'injonction pénale.

La procédure pénale hybride. À propos de la convention judiciaire d'intérêt public issue de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique

1Au début des années 2000, plusieurs auteurs français ont mis en évidence dans cette revue les phénomènes de contractualisation du droit pénal  [1] et de privatisation du procès pénal  [2]. Observant la montée en puissance de mécanismes nouveaux, les auteurs décrivaient le phénomène consensualiste qui commençait à gagner la justice pénale : l'offre, la négociation, la convention. Se tournant vers le modèle américain, certains auteurs ont évoqué l'évolution de ce phénomène sous l'expression de « deals de justice »  [3]. Les auteurs décrivaient alors le « changement de paradigme » que constituent les formes contemporaines de justice négociée entre les grandes entreprises et le Department of Justice des États-Unis. Le deferred prosecution agreement faisait son apparition dans l'univers doctrinal français et devenait progressivement un modèle dont il fallait s'inspirer pour lutter contre certaines formes de criminalité économique, telle que la corruption  [4]. On voyait apparaître dans cette évolution législative mondialisée, une transformation profonde des modes de réalisation du droit pénal et une progression constante du concept de réponse pénale, qui coexistait désormais avec la peine. Les manifestations de ce phénomène sont bien connues en procédure pénale. Du classement sous condition à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, en passant par la composition pénale et la transaction pénale, les modes alternatifs de réponse pénale qui se sont développés depuis la fin du XXe siècle ont profondément changé l'esprit du procès pénal et la gestion quotidienne des flux dans les parquets. La convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) - adoptée par le législateur fin 2016 et dont le décret d'application a été pris le 27 avril 2017  [5] - constitue le prolongement de ce phénomène et participe à l'avènement d'un modèle procédural hybride. Cette hybridation se caractérise par l'introduction en droit français d'une procédure issue de la culture de la common law et elle aboutit à la constitution d'un modèle procédural qui emprunte son consensualisme au procès civil et son caractère répressif au procès pénal  [6]. Avec la convention judiciaire d'intérêt public, la réponse pénale n'est pas simplement constituée par une sanction pénale, mais elle devient également une modalité de retour à la conformité. La réalisation du droit pénal a lieu sans avoir recours aux impératifs de régularité procédurale imposés par le Code, sans prononcé ou reconnaissance de culpabilité et sans inscription de la sanction au casier judiciaire. Ces caractéristiques sont si particulières qu'elles expliquent en partie le cheminement difficile de ce mécanisme tout au long du processus d'adoption de la loi n° 2016-1691, dite « Sapin II », relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

La diversité des objectifs poursuivis

2La convention judiciaire d'intérêt public répond à des attentes de nature très diverses. La première concerne la défaillance de la lutte contre les infractions de corruption commises par les entreprises françaises. Comme cela a été signalé à plusieurs reprises, les poursuites contre des personnes morales n'ont pratiquement jamais abouti en France  [7], à l'exception d'une condamnation symbolique du groupe Total, prononcée par la cour d'appel de Paris le 26 février 2016  [8]. Les facteurs explicatifs de cet échec résident dans la difficulté probatoire que représentent les affaires de corruption, spécifiquement dans un contexte international. Une autre raison relève de l'inadaptation de la législation à la répression des délits commis par les personnes morales. Dans l'arrêt précité, la société Total a été condamnée à payer une amende de 750 000 euros, car ce montant correspondait à la peine maximale encourue. La modestie de cette sanction contraste à la fois avec les profits qu'une entreprise peut tirer d'actes de corruption et avec les amendes records imposées aux entreprises par les autorités américaines pour ce type de délinquance. Cette situation a provoqué une sorte de réflexe nationaliste de la part des parlementaires. Ainsi, les députés ont clairement exprimé leur mécontentement à propos des amendes payées par les entreprises françaises aux États-Unis. Ces amendes constituaient tout autant un affront à la santé économique de la France qu'un manque à gagner dans les caisses du Trésor public national  [9]. Un tableau des principaux accords transactionnels conclus par des entreprises françaises avec les autorités américaines a été établi par le service central de prévention de la corruption et il montre que les amendes consenties par les entreprises de 2008 à 2014 vont de 95 millions à 800 millions de dollars  [10]. La création de la convention judiciaire d'intérêt public a donc pour finalité tout à la fois de renforcer l'efficacité de la lutte contre la corruption en France et de protéger les entreprises françaises contre les risques encourus à l'étranger. En effet, au-delà des États-Unis, il a été observé que des procédures transactionnelles existaient déjà au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Belgique. À cet égard, un auteur a parlé d'effet de concurrence internationale dans la répression des actes de corruption  [11].

Un parcours législatif sinueux

3À l'origine, le projet de loi comportait un dispositif de « convention de compensation d'intérêt public » qui a reçu un accueil pour le moins mitigé devant le Conseil d'État. Dans son avis du 30 mars 2016, ce dernier a considéré de façon assez générale que le dispositif ne s'inscrivait pas dans les grands principes qui gouvernent l'équilibre de la procédure pénale. Il a ajouté que cette procédure ne pouvait s'appliquer de façon générale aux faits de corruption et de trafic d'influence, mais qu'elle pouvait s'envisager de façon restrictive pour les qualifications de corruption transnationale. Compte tenu de cet avis, le gouvernement a retiré la convention de compensation d'intérêt public du projet de loi. En première lecture devant l'Assemblée nationale, plusieurs amendements ont été présentés pour rétablir des mécanismes similaires et leurs auteurs se sont affrontés. Le premier amendement reprenait en substance le modèle qui avait reçu un avis mitigé du Conseil d'État. Il était délibérément calqué sur la procédure américaine. Il confiait au juge un rôle très limité et laissait les victimes d'infraction à l'écart du processus. À l'inverse, le deuxième amendement s'intégrait facilement dans le système judiciaire français en adaptant la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. En définitive, c'est le troisième amendement, présenté par Sandrine Mazetier, qui a été retenu par la commission des lois. Celle-ci a proposé une voie intermédiaire, faisant le choix d'une procédure ne débouchant pas sur une reconnaissance de culpabilité, mais dans laquelle le juge judiciaire avait pleinement sa place, ainsi que la victime de l'infraction. Toutefois, les difficultés ne se sont pas arrêtées là. Devant le Sénat, une querelle de mots a surgi. La convention judiciaire d'intérêt public a été renommée par le rapporteur sous l'appellation de « transaction judiciaire »  [12]. Cette dénomination a été contestée à l'Assemblée nationale ; l'auteure de l'amendement originel considérant que le mécanisme ainsi proposé ne présentait pas les caractères d'une transaction. Cette bataille sémantique prend un sens tout particulier en la matière. En effet, elle montre la difficulté de transposition de concepts issus du droit civil, dans le champ pénal  [13] et elle illustre le caractère hybride du mécanisme étudié. En définitive, l'Assemblée nationale ayant eu le dernier mot à l'issue de l'échec de la commission mixte paritaire, l'appellation « convention judiciaire d'intérêt public » a été rétablie.

Un modèle de justice dominé par une logique économique

4La convention judiciaire d'intérêt public n'est pas seulement un mécanisme procédural. Il s'agit plus généralement d'un modèle de résolution des conflits portant sur une conduite pénalement répréhensible. Ainsi, le législateur a mis en place des règles qui portent tout autant sur le processus de résolution que sur les conséquences pénales de ce comportement. Si l'ensemble du mécanisme est inséré dans le code de procédure pénale, il n'en reste pas moins qu'une partie des règles édictées porte en réalité sur des questions de droit substantiel. Ce modèle à la fois substantiel et processuel est dominé par des considérations économiques.

5En effet, sur le terrain de la procédure, tout est mis en œuvre pour garantir l'efficacité maximale des poursuites à un moindre coût. L'article 41-1-2 du code de procédure pénale prévoit que « tant que l'action publique n'a pas été mise en mouvement, le procureur de la République peut proposer à une personne morale mise en cause pour un ou plusieurs délits […] de conclure une convention judiciaire d'intérêt public imposant une ou plusieurs […] obligations ». Insérée au sein des dispositions sur les modes alternatifs de réponse pénale, la CJIP est rattachée au principe d'opportunité des poursuites et elle s'intègre dans le dispositif plus général de management de l'action publique. Elle permet au ministère public d'obtenir une réponse pénale sans avoir à convaincre une juridiction du bien-fondé de sa demande. Cela signifie théoriquement que la CJIP peut être mise en œuvre lorsque le dossier n'est pas suffisamment solide ou lorsqu'il comporte des éléments de preuve qui, en raison de leur irrégularité, ne pourraient pas être présentés devant une juridiction. La CJIP prend ainsi part à un processus de négociation dans lequel les parties prenantes vont évaluer en amont du procès pénal, les chances de succès ou d'échec de leur action, et les risques que comporterait une éventuelle mise en mouvement de l'action publique. D'un côté, la personne morale mise en cause doit évaluer le risque de condamnation pénale - mais également les conséquences d'une procédure pénale longue - sur son économie, sur son image de marque, etc. D'un autre côté, le ministère public doit mesurer le coût que représentent les investigations qu'il souhaite engager et le comparer avec les moyens dont il dispose. Les parties peuvent ainsi estimer que la procédure de négociation présente plus d'intérêts économiques que l'ouverture d'un procès. Elles peuvent sécuriser leur situation en gardant la maîtrise des coûts que représentent la procédure et la sanction, tout en évitant les aléas liés à une décision de justice.

6La dimension économique est également très présente dans les dispositions substantielles de l'article 41-1-2.

7D'une part, le champ d'application de la procédure se limite à des infractions de nature économique  [14]. De façon synthétique, il s'agit des différentes infractions de corruption et de trafic d'influence, ainsi que de blanchiment de fraude fiscale  [15]. La liste d'infraction visée - qui a été jugée incohérente par certains auteurs  [16] - est le reflet d'un processus parlementaire complexe. À l'origine, le dispositif n'était destiné qu'à lutter contre la corruption. Il suivait ainsi les recommandations de l'OCDE et de certaines organisations non gouvernementales  [17]. Mais au cours des débats au parlement, il a été décidé d'ajouter le blanchiment de fraude fiscale. À vrai dire, aucune raison ne justifie de limiter le recours à la CJIP à une liste si limitée d'infractions économiques. À titre de comparaison, aux États-Unis, la société BNP Paribas a consenti à payer neuf milliards de dollars pour avoir contrevenu aux règles américaines sur les embargos imposés à plusieurs autres pays. Cette illustration montre que la CJIP constitue un mécanisme efficace sur tout le spectre du droit pénal des affaires et que son domaine pourrait être étendu au-delà du cadre actuel.

8D'autre part, la dimension économique se retrouve dans le choix des sanctions. La convention proposée par le procureur de la République est susceptible de comporter deux types de sanctions : une amende d'intérêt public versée au Trésor public, dont le montant peut atteindre 30 % du chiffre d'affaires moyen annuel calculé sur les trois derniers exercices et l'exécution d'un programme de mise en conformité destiné à s'assurer de l'existence et de la mise en œuvre au sein de l'entreprise de mesures telles qu'un code de conduite, un dispositif d'alerte, une cartographie des risques, des procédures d'évaluation des situations des partenaires commerciaux, etc.  [18]. Il faut ajouter à ces deux sanctions, celle de l'indemnisation de la victime, lorsqu'elle est identifiée. Pour l'État, ces sanctions sont plus avantageuses que les peines encourues dans le code pénal, qui se chiffrent en centaines de milliers d'euros, là où les sanctions négociées peuvent atteindre des milliards d'euros. Pour l'entreprise, l'intérêt de s'engager dans ce processus très coûteux consiste dans l'absence de reconnaissance et de déclaration de culpabilité. L'article 41-1-2 précise que l'ordonnance de validation de la convention n'emporte pas déclaration de culpabilité et n'a ni la nature ni les effets d'un jugement de condamnation. Dans cet esprit, la convention judiciaire d'intérêt public n'est pas inscrite au bulletin n° 1 du casier judiciaire. La conséquence directe est que l'entreprise qui choisit la voie de la CJIP évite le risque d'être exclue en France de l'accès aux marchés publics  [19]. À l'étranger, la sanction évitée est plus redoutable encore, puisqu'une condamnation pénale peut conduire à l'exclusion générale de l'accès au marché  [20]. Le paiement d'une amende, même lorsque le montant est très élevé, se révèle ainsi un moindre mal pour l'entreprise. Toutefois, à l'amende, il faut ajouter les coûts liés à la mise en œuvre de la sanction. En effet, le programme de mise en conformité est contrôlé par l'agence française anticorruption, qui peut avoir recours à des experts ou des autorités qualifiées. Ces frais sont supportés par la personne morale mise en cause.

9En définitive, la logique de la CJIP incite les acteurs de ce processus à agir comme des agents économiques rationnels, qui évaluent le coût à payer au regard du risque que représente une procédure pénale ordinaire. On est très loin de l'esprit traditionnel de l'action publique. Toute idée de morale ou de rétribution est ici évincée. Le ministère public n'exerce plus son rôle de gardien d'un ordre social ou de préservation d'un ordre public pénal. L'action publique devient l'instrument d'un calcul économique qui vise non seulement à améliorer l'efficacité du rapport coût/bénéfice dans la réalisation du droit pénal, mais également à imposer des obligations qui sont susceptibles de s'avérer plus efficaces qu'une peine pour éviter la réitération de l'infraction. À ce titre, la CJIP a pour finalité de rendre l'acte de corruption moins rentable que la sanction. C'est pour cette raison que le juge qui homologue la convention doit vérifier la proportionnalité des mesures prévues aux avantages tirés des manquements. En d'autres termes, à l'issue du processus l'infraction ne doit pas demeurer lucrative.

Le caractère hybride de la convention judiciaire d'intérêt public

10La CJIP manifeste un caractère hybride en ce qu'elle intègre à la fois des éléments issus de modèles étrangers qui contribuent à transformer en profondeur la nature de l'action publique et des éléments issus du droit civil. Toutefois, cette dénaturation laisse persister un certain classicisme dans la conception de ce mode négocié de réponse pénale.

11L'acculturation à la common law a déjà été soulignée à plusieurs reprises dans cette étude. Dans la CJIP, l'esprit de la négociation est porté à la limite extrême du système pénal français. En effet, dans ce dispositif, le processus pénal ne se déroule pas de façon ordinaire. La démonstration de la culpabilité n'est pas un objectif poursuivi par le ministère public. De même, l'exercice de l'action publique devient réversible puisque le juge d'instruction, lorsqu'il a été saisi, peut décider que la procédure sera transmise au procureur de la République aux fins de mise en œuvre d'une CJIP  [21]. L'atteinte au principe d'indisponibilité de l'action publique est ici consommée. L'esprit de ce régime consiste bien à autoriser la conclusion d'une convention même lorsque la procédure pénale est très avancée et que l'action publique a déjà été mise en mouvement. On retrouve ici la logique du plea bargaining : les parties peuvent tenter de s'entendre à tout moment  [22].

12Plus marquante encore, est l'imprégnation civiliste du régime de la CJIP  [23]. À cet égard, le choix des mots est important. Le procureur de la République « propose » à la personne morale mise en cause de « conclure une convention », laquelle impose des « obligations ». De son côté, la personne morale donne son « accord » à la proposition de convention. Elle dispose encore d'un « droit de rétractation », même après la validation de la convention par le juge. Tout ce processus est inspiré par l'esprit consensualiste du droit des contrats, jusqu'à faire prédominer la volonté individuelle sur une décision juridictionnelle. En d'autres termes, l'autonomie de la volonté est reine dans ce processus de réalisation du droit pénal. Cette autonomie a presque la même force qu'en matière civile, puisque l'exécution de la convention éteint l'action publique. On retrouve ici l'effet de l'autorité de la chose jugée de la transaction civile  [24]. Toutefois, pour la CJIP, cet effet n'est pas attaché au contrat, comme en droit civil, mais à son exécution. L'autorité de chose jugée doit être relativisée, dès lors que rien ne garantit qu'elle évite à la personne morale une condamnation ou une procédure similaire à l'étranger. Pour résoudre une telle difficulté, l'article 4 de la Convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales prévoit que les États doivent se concerter lorsqu'une infraction transnationale relève de la compétence de plusieurs parties à la Convention pour éviter l'effet de double condamnation. Toutefois, cette Convention n'a été signée que par 41 pays et le mécanisme qu'elle propose n'a pas la force de l'autorité de la chose jugée.

13L'inspiration civiliste de la CJIP a conduit le législateur à remplacer le terme d'infraction par celui de « manquement ». Ces mots ne sont pas innocents. Dans l'esprit des parlementaires, il s'agit d'éviter que la sanction qui découle de la convention ne soit associée à une condamnation pénale, car cette dernière pourrait entraîner à l'étranger des conséquences économiques désastreuses. L'idée consiste donc à transformer une procédure pénale en mécanisme de sanction sui generis. À cet effet, le code de procédure pénale précise que la décision du président du tribunal n'a ni la nature ni les effets d'un jugement de condamnation.

14Si la CJIP emprunte de nombreux éléments au droit civil, elle prend l'aspect d'un processus hybride car de nombreux éléments de son régime la rattachent à la procédure pénale. Dans le même esprit, au-delà du processus d'acculturation vis-à-vis d'une procédure de common law, la CJIP conserve des caractères qui la relient au modèle procédural français. Plusieurs illustrations montrent cet ancrage dans la procédure pénale française. Lorsque la négociation aboutit à la conclusion d'une convention, le procureur de la République doit saisir le président du tribunal de grande instance aux fins de validation  [25]. Le rôle du juge est à la fois déterminant et intrusif. Le Code lui impose de vérifier le bien-fondé du recours à la procédure de CJIP, la régularité de son déroulement, la conformité de l'amende aux limites légales et la proportionnalité des mesures aux avantages tirés des manquements. La décision du juge n'est pas susceptible de recours. Avant de prendre sa décision, le président du TGI procède à une audition en audience publique de la personne morale mise en cause, de la victime et, le cas échéant, de leurs avocats. L'ordonnance de validation, le montant de l'amende et la convention sont publiés sur le site internet de l'Agence française anticorruption. La victime est prise en compte dans la procédure, conformément à la tradition française. Lorsqu'elle est identifiée, la convention doit prévoir son indemnisation. La victime est informée de l'audience devant le président du TGI et également de la décision rendue par ce magistrat. La victime n'a donc pas à exercer son action devant le juge civil et la convention lui permet d'obtenir le recouvrement de ses dommages et intérêts par la procédure de l'injonction de payer. En dernier lieu, le dossier de la procédure est couvert par le secret, à l'instar du dossier de l'enquête ou de l'instruction. Ainsi, en cas d'échec de la procédure négociée, le procureur de la République ne peut faire état devant la juridiction d'instruction ou de jugement des déclarations faites ou des documents remis par la personne morale. On trouve là une manifestation du droit de ne pas s'auto-incriminer. Ainsi, la CJIP respecte les principes directeurs de la procédure pénale : droits de la défense (celui d'être entendu par le juge), publicité de l'audience et de la décision de validation, droit de ne pas d'auto-incriminer, protection de la victime. De surcroît, seule la décision juridictionnelle permet de valider le processus transactionnel sur le fond et de lui conférer sa force exécutoire.

15En définitive, la CJIP s'intègre dans un mouvement contemporain de la procédure pénale qui a débuté en 1999 avec l'apparition du classement sous condition et qui s'est considérablement développé depuis. À ce titre, la CJIP emprunte une grande partie de son régime aux dispositifs préexistants : la composition pénale, la transaction pénale et la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Toutefois, elle se détache de chacun de ces mécanismes par certains traits caractéristiques. Ainsi, les modes alternatifs de réponse pénale ont généralement pour objectif de permettre une gestion efficace des flux de la délinquance quotidienne. À l'inverse, la CJIP a pour vocation de traiter des infractions graves et peu fréquentes commises par des grandes entreprises pour lesquelles d'importants moyens d'investigations doivent être mis en œuvre. Elle se présente ainsi comme une forme très aboutie de justice pénale négociée, destinée à faciliter le traitement d'infractions complexes. En ce sens, elle manifeste une grande modernité et s'éloigne de la procédure pénale traditionnelle. Si ce mécanisme devait rencontrer un certain succès en pratique, il est très probable que son application serait étendue à un plus grand nombre d'infractions économiques.


Date de mise en ligne : 01/04/2019

https://doi.org/10.3917/rsc.1703.0579

Notes

  • [1]
    F. Alt-Maes, La contractualisation du droit pénal. Mythe ou réalité ?, RSC 2002. 501.
  • [2]
    X. Pin, La privatisation du procès pénal, RSC 2002. 245.
  • [3]
    A. Garapon, P. Servan-Schreiber (dir.), Deals de justice, PUF, 2013.
  • [4]
    A. Mignon Colombet, Justice négociée - Le deferred prosecution agreement américain, une forme inédite de justice négociée punir, surveiller, prévenir ? JCP 2013. Doctr. 359.
  • [5]
    Décr. n° 2017-660 du 27 avr. 2017 relatif à la convention judiciaire d'intérêt public et au cautionnement judiciaire.
  • [6]
    Cf. égal. A. Mignon Colombet, préc., qui évoque un « instrument de répression hybride » à propos du deferred prosecution agreement américain.
  • [7]
    Selon les propos tenus par la députée Karine Berger devant la commission des lois de l'Assemblée nationale : « en vingt ans d'application de la loi, pas une seule condamnation définitive n'a visé des personnes morales en France pour des faits de corruption ».
  • [8]
    J. Lelieur, Première condamnation française de personnes morales pour corruption transnationale, D. 2016. 1240. Cf. égal. le Rapport de l'OCDE sur la corruption transnationale, 2014, p. 32 (analyse des pays dans lesquels les faits de corruption sont sanctionnés).
  • [9]
    Cf. l'intervention de M. Lelouche, dans le Rapport de S. Denaja, au nom de la commission des lois, n° 3785 et 3786, p. 150.
  • [10]
    Rapport AN, préc., p. 158.
  • [11]
    M. E. Boursier, Lutte contre la corruption - L'impact de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique sur la corruption dans le secteur bancaire et financier : de la sécurisation à l'innovation, RD bancaire et bourse n° 6, nov. 2016. Étude 32.
  • [12]
    F. Pillet, Rapport au nom de la commission des lois du Sénat, n° 712, p. 89.
  • [13]
    Ainsi, les termes de « conclusion » de la convention ou de « droit de rétractation » ont été contestés par le Sénateur François Pillet, lequel a dénié à la convention judiciaire, le caractère d'un contrat, ibid., p. 89.
  • [14]
    De façon exhaustive, il s'agit des délits prévus aux art. 433-1, 433-2, 435-3, 435-4, 435-9, 435-10, 445-1, 445-1-1, 445-2 et 445-2-1, à l'avant-dernier alinéa de l'art. 434-9 et au 2e alinéa de l'art. 434-9-1 du code pénal, pour le blanchiment des infractions prévues aux art. 1741 et 1743 du code général des impôts, ainsi que pour des infractions connexes, à l'exclusion de celles prévues aux mêmes art. 1741 et 1743.
  • [15]
    Le blanchiment de fraude fiscale, contrairement à la fraude fiscale proprement dite, n'est pas soumis au mécanisme dit du « verrou de Bercy » qui soumet l'acte de poursuite à une plainte de l'administration fiscale. Dès lors, en matière de blanchiment, le ministère public est libre dans l'usage de l'action publique.
  • [16]
    M. Segonds, Corruption - Les apports de la loi du 9 décembre 2016 à l'anticorruption, Dr. pénal 2017, n° 2, étude 4.
  • [17]
    M. Perdriel-Vaissiere, Prévenir et combattre la corruption dans les transactions commerciales internationales, Plaidoyer pour la justice transactionnelle, Transparency international France, 25 févr. 2015.
  • [18]
    Ces mesures sont définies et précisées à l'art. 131-39-2 C. pén.
  • [19]
    Sont ainsi exclues de la procédure de passation des marchés publics les personnes qui ont fait l'objet d'une condamnation définitive pour des faits de corruption ou de fraude fiscale, art. 45 de l'ord. n° 2015-899 du 23 juill. 2015 relative aux marchés publics.
  • [20]
    S. Albertin, Justice transactionnelle et lutte contre la corruption : à la recherche d'un modèle, AJ pénal 2015. 354 ; M. Delebarre, Ch.-A. Frassa, Droit des entreprises : enjeux d'attractivité internationale, enjeux de souveraineté, fait au nom de la commission des lois du Sénat, n° 395, 8 avr. 2015.
  • [21]
    C. pr. pén., art. 180-2.
  • [22]
    Toutefois, la CJIP n'est pas prévue devant la juridiction de jugement.
  • [23]
    A. Mignon Colombet, La convention judiciaire d'intérêt public : vers une justice de coopération ?, AJ pénal 2017. 68.
  • [24]
    Avec la précision que cette autorité a été modifiée par la loi n°2016-1547 du 18 nov. 2016, de modernisation de la justice du XXIe siècle. L'art. 2052 C. civ. prévoit désormais que « la transaction fait obstacle à l'introduction ou à la poursuite entre les parties d'une action en justice ayant le même objet ».
  • [25]
    Cette homologation juridictionnelle constitue une exigence constitutionnelle depuis la décis. n° 95-360 DC du 2 févr. 1995 dans laquelle le Conseil constitutionnel a censuré la procédure d'injonction pénale.

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