Notes
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[1]
On notera entre autres que la recherche a ainsi pointé comment le cinéma carcéral hollywoodien a pu alimenter un « populisme pénal » tout au long des années 1990 (Mason, 2006), en quoi il peut inspirer une nouvelle théorie réformatrice (Wilson & O'Sullivan, 2005) ou selon quels motifs il prépare le public aux peines du futur (Nellis, 2006).
-
[2]
Christian Metz (1977) souligne le fait que le cinéma mobilise la vue et l'ouïe de son public. Ces deux sens sont « plus marqués du côté de l'imaginaire que le toucher, le goût ou l'odorat. Ce sont des sens à distance dont les pulsions respectives (scopique et invocante) admettent plus facilement la suppléance que les autres sens » (Metz, 1977, 82).
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[3]
Par exemple, les prisons belges construites depuis 30 ans ressemblent à des entreprises installées dans des zones industrielles ; elles sont éloignées des centres des villes et leur style architectural ne témoigne d'aucune fonction démonstratrice.
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[4]
Il en existe d'autres dont certaines ont disparu (cartes postales) et d'autres encore sont apparues, telles les séries de télévision, concomitantes de la féminisation croissante de l'emprisonnement, rapportée par Davis (2003 ; v. aussi Griffiths, 2016). On pense aussi au nouveau film de la réalisatrice palestinienne, Mai Masri, intitulé 3000 Nuits, sur les femmes détenues palestiniennes dans les prisons israéliennes. On notera que le sous-genre « films de prison pour femmes » a généré une littérature spécifique abondante (v. Bouclin, 2007 ; Shai, 2013).
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[5]
Pour un ordre de grandeur de la vitalité de ce genre, on consultera le site www.prisonmovies.net qui, à l'heure d'écrire ces lignes (janv. 2017), recense et commente plus de 600 films de prison.
Enfermés à l'écran. Une étude des représentations cinématographiques de l'expérience carcérale
1Cet article rend compte d'une observation de la prison sous le prisme de ses représentations cinématographiques et s'attarde spécifiquement sur la façon dont certains films montrent l'expérience carcérale et les souffrances qu'elle comporte. Après avoir présenté quelle fut notre méthode pour choisir, puis analyser, les films constitutifs de notre échantillon (I), nous éclairerons la manière dont ces œuvres mettent en scène l'épreuve pénitentiaire subie par leur héros (II). Ensuite, et en mobilisant une grille de lecture étrangère à la sociologie carcérale, nous identifierons les différentes stratégies que ces héros mettent en place pour surmonter leurs épreuves (III). Sur cette base, nous identifierons enfin la représentation - ancrée dans notre matériau cinématographique - de la prison et des fonctions qu'elle remplit (IV).
I - L'objet et la méthode
2La mobilisation scientifique de la culture populaire œuvre, depuis peu, de nombreuses pistes d'analyse, notamment dans le domaine de la prison, parmi lesquelles nous avons dû faire un choix (A). Ensuite, nous présenterons succinctement les quatre films sélectionnés (B) et les motifs qui légitiment cette sélection (C).
A - Les usages académiques du cinéma carcéral... et le nôtre
3Parmi les travaux, de plus en plus nombreux, visant à étudier les institutions judiciaires à travers leur représentation culturelle et populaire (v. Greenfield et al., 2010 ; Freeman, 2005 ; Sherwin, 2004 ; Machura, Robson, 2001), le système d'administration de la justice pénale et son secteur carcéral en particulier suscitent des analyses à la fois très nombreuses et diversifiées (v. not. Gonthier, 2006 ; Mason, 2006 ; Ogletree et Sarat, 2015). Au sein de ces usages académiques du cinéma carcéral, une fonction illustrative domine. Les films peuvent servir d'outils pédagogiques (Oliver, 2011) : certains extraits permettent, mieux que toute explication verbeuse, de montrer ce qu'est un panoptique ou une institution totale. Un scénario peut parfaitement illustrer ce qu'est un stigmate ou ce que recouvrent les expressions telles que la « pénalisation du social » ou la « racisation de la justice ». Plus fondamentalement, un second usage du cinéma consiste à prendre la production culturelle au sérieux. Cette production, même la plus hollywoodienne, indique quelles sont les luttes sociales, les tensions, les logiques de domination [1] qui la traversent. Tel fut d'ailleurs le principal agenda de recherche proposé, dès les années 1970, par les Cultural Studies, pour lesquelles les pratiques culturelles (mainstream ou underground) sont des actes politiques, hégémoniques ou contre-hégémoniques qui méritent d'être analysés comme tels.
4Mais, s'agissant du film de prison, né dans les premiers pas du cinéma (Griffiths, 2014), le cinéma joue un rôle tout particulier puisqu' il constitue, pour de nombreuses personnes et de façon croissante, le seul espace de projection du spectateur sur l'institution carcérale. Le cinéma carcéral remplit une fonction scopique [2] : il rend visible une réalité à la fois impossible à éprouver pour le plus grand nombre et assez largement occultée, jusque dans sa matérialité [3]. Il est dès lors évident que cette représentation cinématographique pèse sur les représentations sociales que les personnes charrient à l'égard de la prison ; étudier les films de prison, c'est en quelque sorte étudier une des principales sources de ces représentations [4]. Un courant critique, représenté significativement par Nicole Rafter insiste sur la représentation dominante que donne le cinéma pénitentiaire « de l'oppression, de la transgression et de la restauration de l'ordre naturel de la justice » (Rafter, 2002). On sait, avec Nicole Rafter encore, que le cinéma carcéral présente quatre fonctions dominantes : l'identification du spectateur avec un héros, la magnification de l'amitié dans des conditions difficiles, la suggestion d'une fantasmagorie sexuelle et la satisfaction de la curiosité pour une forme de vie inaccessible au public.
5O'Sullivan (2001) a notamment étudié deux des films que nous avons sélectionnés (Shawshank Redemption, American History X) dans une série de quatre contenant également Convict Cowboy et Con Air. Il conclut que ces films mettent l'accent sur des criminels dangereux, servant de longues peines ; ils acceptent tacitement la prison comme une nécessité, aucun n'exprimant une critique radicale sur l'emprisonnement, sur son fiasco ou sur l'accroissement de la population carcérale.
6Certes intéressante, cette forme d'analyse critique nous semble cependant rater quelque chose en ceci qu'elle présuppose que le cinéma devrait avoir une valeur éducative, nécessairement indexée à une critique radicale de la prison, et ce, au sein d'un scénario improbable qui ressemblerait à un sinistre cours de pénologie. Autant reprocher au cinéma d'être du cinéma...
7D'autres auteurs (ou les mêmes : Wilson, O'Sullivan, 2004) témoignent du bénéfice significatif que le cinéma carcéral comporte, quoi qu'il en soit des représentations qu'il véhicule : il continue à montrer, même mal, une expérience que tout concourt à cacher dans la vie réelle, la fonction scopique (donner à voir ce qui ne peut être vu sans la suppléance que le sens de la vue permet) évoquée plus haut étant dès lors valorisée pour elle-même.
8Nous pensons encore au projet de visual criminology auquel le cinéma peut contribuer, non à titre d'illustration, mais en tant que forme de discours contemporain (Ferrell et al., 2015 [2008], 228) entrant en composition avec d'autres formes. Nous sommes dans une ère de culture visuelle et une criminologie culturelle se doit, selon les promoteurs de ce courant de recherches, de développer des outils théoriques et méthodologiques qui, au-delà de la justice pénale et des politiques publiques, s'intéressent à la puissance de l'image du crime et de la peine ; cette puissance va bien au-delà de son statut classique de ressource pour la consommation voyeuriste de la violence (Hayward et Presdee, 2010, 3).
9Nous proposons néanmoins de suivre ici un autre fil « critique » qui consiste à se poser trois questions d'ordre théorique :
- 1) Comment la domination (spécifique à l'expérience carcérale) est-elle représentée dans le cinéma pénitentiaire ?
- 2) En suivant le vocabulaire deleuzien (v. infra), le cinéma carcéral nous montre-t-il des clichés ou des images-temps ?
- 3) Le cinéma carcéral favorise-t-il l'effet critique essentiel que l'on appelle suspension du jugement ou épochè ?
11En partant de la conclusion de Rafter selon laquelle le cinéma carcéral permet de nous identifier à un héros placé dans des conditions difficiles, nous avons choisi d'axer notre analyse sur ce que ce cinéma donnait à voir de ces « conditions difficiles » et de la façon dont elles étaient vécues et combattues. Regarder un film de prison, c'est surtout « regarder la souffrance d'autrui » (Sontag, 2003). À partir de quatre films dont nous expliquerons ci-dessous comment ils furent sélectionnés, il s'agira d'identifier inductivement d'abord l'épreuve que constitue l'emprisonnement et, en particulier, les blessures que subit le héros détenu. Seront abordées l'origine et la nature de ces blessures telles qu'elles apparaissent à l'écran. Nous avons choisi de ne pas distinguer les « épreuves » représentées selon qu'elles sont des traumatismes (conséquences psychiques d'un événement dévastateur), des injustices (nées de l'inadéquation entre un comportement victimisant et des attentes normatives) ou plus sobrement des coûts sociaux, et d'observer plutôt la façon dont le cinéma carcéral représente toute forme de blessure (physique ou morale) infligée aux détenus.
12Ensuite, comment les quatre héros font-ils face à cette épreuve ? Une grille de lecture empruntée à la sociologie, bien connue et relative aux réactions à l'insatisfaction, sera convoquée aux fins de répondre à cette question. L'usage de cette grille de lecture permettra de mettre en évidence comment la prison pèse sur les conduites individuelles et comment elle pousse les personnes détenues à jouer de différentes stratégies en vue de traverser l'épreuve carcérale.
13Enfin, à partir de cette double représentation - épreuve et réaction à l'épreuve -, on examinera comment, toujours à partir des quatre sources choisies, le cinéma contribue ou non à la justification de l'institution carcérale. Autrement dit, comment ces films répondent-ils implicitement ou explicitement à cette question fondamentale : à quoi sert la prison ?
B - Présentation de l'échantillon
14Birdman of Alcatraz est un film de John Frankenheimer de 1962. Le film raconte l'histoire extrapolée de la vie de Robert Stroud condamné, en 1909, à 12 ans de prison pour l'assassinat d'un client indélicat de la femme dont il était le souteneur. Le film met en scène un second meurtre commis en prison sur un gardien, qui lui vaut une condamnation à mort qui sera remplacée par une peine d'isolement à vie. En 1920, il trouve dans la cour individuelle affectée à sa promenade un jeune moineau qu'il décide d'emmener dans sa cellule, de nourrir et de soigner. Commence alors une passion pour les oiseaux qu'il rassemble petit à petit dans sa cellule. Au fil des années, il éleva plus de 300 canaris et écrivit deux livres, traitant des maladies des oiseaux qui font toujours référence. En 1942, il est transféré à Alcatraz en pleine nuit et ne peut plus s'occuper d'oiseaux. Il se lance alors dans la rédaction d'une autobiographie et d'un essai historique sur le système pénal américain dont un des tomes fut finalement publié en 2013. Robert Stroud meurt en 1963, à l'âge de 73 ans, au Centre médical pour les prisonniers fédéraux de Springfield (Missouri), après avoir été incarcéré pendant 54 ans, dont 42 en isolement.
15Shawshank Redemption, film de Frank Darabont (1994), raconte, au départ d'une nouvelle de Stephen King (Le jour où Rita Hayworth entra à Shawshank, 1982), vingt ans de la vie en prison d'Andy Dufresne, banquier condamné (deux fois à vie) à tort pour le meurtre de sa femme et de son amant en 1947. Durant sa détention, Andy use de ses capacités sociales pour se rendre indispensable d'abord au personnel, puis au directeur corrompu, ainsi qu'aux entreprises de réhabilitation qu'il réalise pour ses codétenus (bibliothèque, formation...). Pendant ces vingt ans, Andy prépare en fait une évasion dont il a tu le plan à tous et à laquelle succédera la révélation publique de la corruption de la direction et de la violence du personnel.
16Hunger, produit en 2008, est le premier film de l'artiste contemporain Steve McQueen. Inspiré d'une histoire vraie, le film relate les évènements survenus dans la prison nord-irlandaise de Maze entre 1976 et 1981 où un groupe de militants indépendantistes de l'IRA ont multiplié les actions revendicatives en vue de récupérer le statut de prisonnier politique qu'une loi britannique leur avait retiré en 1976. Durant deux ans, ces prisonniers pratiquent la grève de l'uniforme (Blanket Protest) par laquelle ils refusent de revêtir l'uniforme carcéral. À partir de 1978, l'action se transforme en grève de l'hygiène : les détenus refusent de se laver et maculent d'excréments les murs de leur cellule. Après une première grève de la faim (fin 1980) qui leur permet d'obtenir le droit de porter des habits civils, une seconde grève de la faim est entamée en mars 1981. Dans la seconde partie du film, on suit un des grévistes, Bobby Sands, condamné à quatorze ans de prison en 1977 pour possession d'armes, qui prend la direction du mouvement. Neuf autres militants suivront ; tous mourront en prison après plus de deux mois de grève de la faim.
17American History X, de Tony Kaye, sorti en 1998, décrit la relation de deux frères (dont le père, pompier, fut assassiné par deux dealers noirs), Danny, le cadet, et Derek Vinyard, l'aîné, à Venice Beach en Californie. Derek est un leader du groupe de suprématistes blancs. Lors d'une tentative de vol de sa voiture, il assassine sauvagement le jeune voleur noir. Il est condamné à trois ans de prison. En prison, il se lie d'abord d'amitié avec les suprématistes enfermés avant de rompre avec eux à la suite du viol qu'il y subit. À sa sortie de prison, il découvre que son petit frère marche dans ses pas et il le dissuade de continuer à fréquenter le groupe de néo-nazis du coin. Trop tard... Danny est assassiné à l'école, le lendemain de la sortie de prison de son frère aîné, par un jeune Noir avec qui il avait eu un litige la veille.
C - Justification de l'échantillon
18Pourquoi ces quatre films, parmi les centaines estampillés « films de prison » [5] ? Cette sélection repose, d'une part, sur des lectures exploratoires (les films sélectionnés ont fait l'objet de plusieurs analyses), d'autre part, sur la volonté de comparer ce qui peut être comparable, à la fois en fonction de critères d'homogénéisation et de critères de diversification. Une hypothèse de l'échantillonnage se tient dans l'idée que la représentation du traumatisme carcéral, des réactions qu'il suscite et de son issue peut différer selon les variantes scénaristiques permettant d'identifier le héros.
19Les quatre films sont anglo-saxons (trois américains et un anglais, Hunger) et se sont dès lors globalement adressés à un même public. Ces films ont en outre, plus ou moins, un même statut critique et public : mis à part Hunger, film plus expérimental et réservé à un public plus averti, tous se situent, pourrait-on dire, à la frontière entre films d'auteur et blockbusters. D'un budget modeste, ils ont relativement bien fonctionné au box-office et ont reçu des critiques souvent élogieuses.
20Ensuite, leur contenu est suffisamment commun pour permettre une comparaison de chacune des expériences carcérales représentée à l'écran. On retiendra ainsi le fait que les quatre héros sont des hommes blancs. Par ailleurs, aucun d'eux n'est le narrateur, comme s'ils étaient privés de voix, redoublant dans la scénarisation du film, le silence auquel ils sont forcés dans leur expérience carcérale. Dans Shawshank Redemption, le récit est conté par Red, l'ami du héros ; dans American History X, par Danny, le frère du héros et dans Birdman of Alcatraz, par le biographe de Robert Stroud. Dans Hunger, il n'y a ni narrateur, ni point de vue, ce qui renforce le sentiment d'objectivité clinique de la lutte et de l'agonie montrées à l'écran. On remarquera aussi la présence des parents du détenu dans trois des films étudiés. Si Shawshank Redemption, dans lequel Andy évolue sans aucune connexion avec sa vie antérieure, ce qui accentue la dimension de conte du récit, les trois autres films accordent une place aux proches du détenu, autrement dit aux épreuves vécues par ces derniers ou en relation avec eux.
21S'agissant des différences entre ces films, également fécondes en vue de procéder à leur comparaison, on note que deux des films sont inspirés d'une histoire vraie (Hunger et Birdman of Alcatraz).
22En outre, les motifs respectifs ayant conduit nos héros en prison peuvent également justifier leur sélection. Deux films présentent des détenus de droit commun (Birdman et Shawshank Redemption), deux autres des détenus « politiques » (Hunger et American History X), en tout cas des personnes dont les actes commis l'ont été au nom d'une idéologie revendiquée. Deux détenus sont coupables : ils ont commis les faits qui leur sont reprochés (American History X et Birdman) ; parmi les deux autres, l'un est innocent (Shawshank Redemption) et l'autre s'estime innocent (Hunger), en raison du caractère politique de la lutte qui lui vaut son incarcération. Enfin, si trois de ces quatre films sont des films de prison au sens strict, American History X ne l'est pas en tant que tel : il a été choisi parce que la prison joue un rôle décisif dans le récit, une fonction pivot dans l'évolution du personnage. Au regard d'autres films qui auraient pu faire partie de l'échantillon, la question de recherche a aussi déterminé le choix à partir d'une « analyse sauvage » d'autres films finalement non retenus.
23Enfin, au regard d'une criminologie critique mobilisant les variables de classe, de race et de genre, il est intéressant de constater que les trois films américains étudiés ne font aucune place à une division classiste des rôles ; que ces trois films présentent exclusivement des hommes (reproduisant la réalité du partage sexuel de l'incarcération) ; que ces trois films présentent uniquement des hommes blancs, sauf Red (le narrateur dans Shawshank Redemption) qui n'est noir que de peau. Il ressemble à une sorte d'alibi du réalisateur du film qui ne montre aucun autre Afro-américain (sachant par ailleurs que Red est, dans la nouvelle de Stephen King, un Irlandais). Si la question raciale est omniprésente dans American History X, la prison ne fait qu'y reproduire une division clanique à laquelle la prison ne semble pas participer.
II - Les représentations de l'épreuve : origine et nature
24S'agissant de la nature des traumatismes, dans trois des films choisis (Birdman, Hunger et American History X), l'emprisonnement ne semble pas lui-même constituer une rupture significative dans la vie des protagonistes représentés, même si ce qui se passe pour eux en prison n'est pas sans effets dramatiques. À l'inverse, Shawshank Redemption constitue, lui, un modèle pédagogique sur les blessures infligées aux détenus dans leur expérience de la prison.
25Le film nous montre, en effet, une sorte de best of des stéréotypes sur les traumatismes carcéraux : Andy subit une arrivée en prison traumatique, une douche forcée, découvre des insectes dans sa nourriture, se fait violer, puis tabasser par des codétenus, se fait menacer de mort par le gardien-chef, sans compter ses longs séjours au cachot. Si la coupe des souffrances est pleine, il importe cependant de signaler que, dans ce film, la prison n'est pas nécessairement représentée comme la « cause » de ces épreuves, pour au moins deux raisons. Tout d'abord, seul un innocent semble les subir (Andy), parce qu'il est le héros ; le film ne suggère quasiment jamais que les autres détenus, coupables, aussi sympathiques soient-ils, en sont affectés de la même manière ; Andy est d'ailleurs un sujet de curiosité pour Red (le narrateur) et l'objet initial d'un pari sur ses chances de surmonter l'épreuve de l'incarcération, compte tenu de son air d'oiseau pour le chat. Ensuite, les traumatismes sont tous attribuables à des figures stéréotypées de « sales types » (directeur corrompu, gardien-chef sadique, codétenus prédateurs sexuels). Hormis l'effet initial produit par l'architecture gothique de la prison, toutes les blessures physiques ou morales sont le produit d'individus identifiés, appartenant à un des camps de la division morale des rôles du film. Les souffrances vécues par le héros ne sont jamais présentées comme la conséquence logique et systémique d'une institution en soi brutale et mortifère.
26Passons à Birdman of Alcatraz. L'histoire de Robert Stroud est évidemment placée sous le sceau de ses 42 ans d'isolement, conséquence de la décision du président Wilson de commuer sa peine de mort en emprisonnement à vie (grâce à l'intervention de sa mère). Si les vicissitudes de sa vie en prison sont liées aux obstacles qu'il rencontre devant le développement de son projet personnel (la recherche d'un traitement de la septicémie hémorragique des oiseaux), projet qui subvertit de façon créative son isolement, le traumatisme essentiel apparemment vécu par Robert est la rupture avec sa mère, comme le montre une séquence pivot du film qui se déroule au moment où Stroud, aidée par une femme providentielle, voit son régime carcéral amélioré. Sa mère lui demande de choisir entre elle et cette femme qu'il veut épouser, car elle lui permet de développer la production des médicaments qu'il a découverts pour soigner les oiseaux. Le refus de Stroud de privilégier sa mère lui vaudra la disparition totale de son soutien aux demandes de libération qu'il adressera sans succès. Pire, la mère s'opposera publiquement, dans la presse, à la libération envisagée de son fils... Au final, le « traumatisme » n'est pas carcéral, mais attribuable à un acteur individuel externe et aimé.
27Le film Hunger montre une escalade de violences directement associées à l'institution pénitentiaire, relais d'un gouvernement qui refuse de reconnaître le statut de prisonniers politiques aux militants de l'IRA. Ainsi, au refus opposé par l'administration de porter des habits civils, les détenus ne se vêtent que de couvertures, puis pratiquent la grève de l'hygiène. À la violence due aux séances de ratonnades, les détenus opposent une violence bien plus radicale par la grève de la faim. La prison est un champ de bataille, un front de guerre, sur lequel s'échangent des violences subies et auto-infligées. Le film montre les ennemis, en prenant bien soin de ne les considérer, ni les uns ni les autres, comme des « sales types ». Ils sont les actants d'un programme de guerre, qui, dès lors qu'il est décidé, s'enclenche de façon indépendante des affects (d'ailleurs montrés dans les deux camps).
28Dans American History X, le traumatisme est « localisé » et exclusif ; il relève d'un seul incident, dont la prison est le lieu de production et non la cause (comme dans Shawshank Redemption). Au départ, Derek s'éloigne de ses amis suprématistes en raison de la pureté idéologique qui est la sienne, alors que ses amis se « compromettent » dans des trafics avec les latinos de la prison. Plus tard, il se liera d'amitié avec un codétenu noir. Enfin, et notamment pour cette raison, Derek est violé par cinq de ses camarades suprématistes (figures de « sales types ») dans les douches de la prison (avec la complicité discrète d'un gardien qui laisse faire, seule évocation très fugace d'une maigre consistance institutionnelle de la prison). Derek est violé parce qu'il « devient noir », selon l'expression de son violeur. L'incident du viol, qui aurait pu se produire dans les vestiaires d'un club de football, constitue le tournant pour Derek qui abandonnera son idéologie. Et, parce que ce viol est aussi une trahison non seulement physique et psychique, mais aussi « politique », il atteint Derek de plein fouet.
29À la vision de ces films, on constate que, quelles que soit la nature et l'origine des épreuves subies, un thème apparaît, à la fois ressort de l'intrigue et point de douleur significatif : la solitude. Cette solitude est aussi une exigence scénaristique, destinée à entretenir une identification et un certain suspense. Elle prend cependant quatre visages différents.
III - Les réactions face aux épreuves traumatisantes
30Pour traiter des réactions face à ces épreuves, nous avons choisi de mobiliser une typologie sociologique des « réactions aux insatisfactions » (élargies ici aux blessures carcérales). Notre grille de lecture repose sur le quadryptique Exit-Loyalty-Voice-Apathy. Il s'agit d'une typologie bien connue, forgée par Albert Hirschman (1970) et complétée par Guy Bajoit (1988). Cette typologie vise les conduites des consommateurs mécontents de biens et de services qui leur sont offerts, généralisables aux conduites sociales et politiques. On pourrait s'étonner de l'importation de cette typologie dans le domaine des expériences carcérales (déjà réalisée par Chantraine, 2004), mais, on notera d'abord qu'elle fut parfois utilisée pour rendre compte de situations proches (dans des camps de travail par exemple, voir Rettig, 2012 ; ou à la suite d'une réforme de la probation en Grande-Bretagne, voir Robinson et al., 2015). Ensuite, les variables de la coopération et du contrôle social qui discriminent les types établis sont centrales dans la vie carcérale. Enfin, utiliser une grille de lecture extra-carcérale nous semble précisément permettre de nous rendre compte de ce que fait la prison à l'expérience « normale » de l'insatisfaction.
31Le tableau suivant synthétise la façon dont Bajoit (1988, 332) présente les quatre idéaux-types, dégagés du croisement des deux variables que sont le contrôle social et la coopération. Nous verrons ensuite comment nos quatre héros détenus se situent dans cette typologie.
32Robert Stroud se montre loyal à la prison. Il fait état de difficultés et de demandes liées à son activité vétérinaire, mais il fait confiance à l'administration et espère qu'elle lui apportera une solution (ce qu'elle fait d'ailleurs dans la première partie du film). Une relation de confiance s'établit ; elle repose sur la coopération et renforce le contrôle social exercé. Stroud ne proteste, et encore d'une façon sobre, que lorsque l'administration témoigne d'un défaut de loyauté à son égard. Remarquons d'ailleurs que le traumatisme principal qu'il subira procède d'un défaut de loyauté, émanant de sa mère qui l'abandonne. La réaction significative à la fin de cette relation forte avec sa mère relève du meurtre symbolique : il brûle la photo de sa mère qui lui sert d'icône depuis le début de son emprisonnement. Dès lors, elle n'existe plus.
33Cependant, l'apathie, définie par Bajoit comme un « mélange de résignation, de passivité, de repli sur soi » (1988, 328), n'est pas étrangère à l'attitude de Stroud. Ainsi, quand on le prive de ses oiseaux en le transférant à Alcatraz, il semble accepter la décision sans témoigner d'une insatisfaction fondamentale ; quand une émeute met la prison à feu et à sang, il reste assis dans sa cellule ouverte et n'y participe pas, sauf en aidant un prisonnier blessé et en parlementant avec le directeur, après la mort d'autres détenus. Et, vers la fin du film, dans une scène étonnante, quand le directeur d'Alcatraz témoigne de ses propres affects eu égard à l'attitude de Stroud, ce dernier justifie la fin de sa loyauté et son apathie corrélative en dénonçant la vacuité du programme pénitentiaire auquel on l'astreint. Car actif et créatif dans le domaine de recherche qu'il investit, Stroud se montre indifférent à ce programme et aux attentes de l'administration, sauf si ce programme et ses attentes font obstacle à ses propres activités.
34Or, l'apathie, si elle reproduit le contrôle social, provoque surtout une détérioration de la coopération dans la mesure où l'individu apathique n'adhère plus à la finalité de celle-ci. Et dans le film, cette détérioration est confirmée dans la scène que nous venons d'évoquer. Enfin, notons que Robert Stroud, dans son investissement ornithologique, réalise, quant à lui le programme de réhabilitation des petits détenus que sont ses oiseaux puisqu'une fois guéris, ils seront chassés de sa cellule par Stroud lui-même. Si elle peut sembler un peu grosse, cette métaphore est particulièrement efficace à l'écran.
35Bobby Sands est, quant à lui, le détenu protestataire par excellence. Mais l'issue du film, la mort du héros, nous montre aussi une défection définitive. Or, dans la théorie de Bajoit, protestation et défection sont opposées : la première suscite une coopération puisqu'il s'agit de modifier l'interaction alors que la seconde implique la cessation de toute coopération. Hunger nous montre qu'en réalité, dans le contexte particulier d'un combat politique mené en prison, ces deux modalités, ces deux réponses à l'insatisfaction, peuvent être associées. Bobby Sands réagit à l'escalade guerrière de la prison de Maze par l'arme ultime de la grève de la faim. Cette forme de protestation le conduit à la mort en passant par des souffrances auto-infligées qui altèrent la relation à la prison : de champ de bataille, la prison se transforme en hôpital. La prison était altérée par la violence ; elle est dorénavant altérée par la défection paradoxale de Bobby Sands (on parlera volontiers, moyennant jeu de mots, de la « pathie »). Au moment de sa mort, une très belle scène finale voit le jeune Bobby en train de courir dans les bois et se retourner longuement - comme s'il se retournait sur lui-même mourant dans une cellule médicalisée de la prison -, intrigué de ne plus voir ses compagnons de course. Il décide néanmoins de reprendre sa foulée rapide. Le message est clair : continuer au-delà des limites - la mort n'arrête pas le projet de vie et de liberté. C'est d'ailleurs en faisant référence à cet épisode de son enfance, le fait qu'il courait sans jamais s'arrêter, que Bobby Sands justifiera son projet de grève de la faim à l'occasion de la visite d'un prêtre en prison. Cette visite constitue la seule scène dialoguée du film : un plan fixe de 15 minutes dans laquelle le radicalisme de Sands s'exprime face à un prêtre gagné à la cause, mais effaré par sa détermination qu'il qualifie de suicidaire.
36Andy Dufresne est un maître de la duplicité. Par duplicité, on entendra ici la mobilisation des quatre formes de réaction idéal-typiques dans des registres explicites et selon un agenda caché. C'est probablement une des clés du succès public de ce film.
37Loyauté. Andy se montre le comptable loyal des corruptions du directeur, se montre l'ami loyal de Red (bien qu'en 19 ans il ne lui ait pas touché un mot du projet d'évasion qu'il réalise) et, de cette loyauté généralisée, il tire des contreparties dont il fait bénéficier ses codétenus (des bières pour les travailleurs, une nouvelle bibliothèque et des formations pour ses codétenus...).
38Voix. la scène de l'opéra qu'Andy diffuse à travers toute la prison, après s'être enfermé dans le bureau du directeur, est au sens propre du terme une valorisation de la voix et préfigure son évasion, tout en élevant une protestation contre la prison. Lorsqu'il dispose des preuves de son innocence, il tente de les faire valoir à la direction qui les étouffe ; il réagit en refusant de continuer le jeu du directeur et passe plusieurs mois au cachot. Il tente systématiquement de résister aux « sisters » qui abusent sexuellement de lui. Il négocie longuement auprès de pouvoirs publics l'obtention des moyens de produire les conditions de la « resocialisation » des autres détenus...
39L'apathie est la tonalité dominante de l'attitude d'Andy. Son apparence de détachement lui sert de masque pour ses véritables projets et/ou contraste énigmatiquement avec ses autres attitudes. Elle constitue un ressort scénaristique permettant de couvrir son agenda caché.
40La défection est l'agenda caché d'Andy. Depuis son arrivée, il prépare une évasion qui réussit. Cette défection est cependant associée à la protestation, puisque, sous sa nouvelle identité, il transmet aux médias les informations relatives aux corruptions du directeur. Ce dernier se suicide et le gardien-chef est arrêté. Dans la foulée, le leader des prédateurs sexuels se voit aussi « perdant » à la fin du film. Cette défection est donc à la fois le rétablissement de l'innocence perdue d'Andy et le point de retour de la justice pour l'ensemble des problématiques rencontrées dans la prison.
41American History X est le seul film qui, compte tenu de son message axé sur « le viol thérapeutique » subi en prison, ne permet pas de positionner son protagoniste principal dans la typologie : en tout cas, il ne manque pas de loyauté et s'il apparaît comme une figure de défection, ce n'est pas par rapport à la prison, mais par rapport à son idéologie suprématiste. La prison sera le lieu de la confrontation raciale et de la trahison suprématiste : voilà les épreuves vécues, au regard desquelles on ne perçoit rien d'autre que l'absence de déloyauté. Derek Vinyard réagit à son viol/trahison d'une façon qui montre la prison comme facteur de participation à la solution du problème central du film qu'est l'idéologie raciste. Le traumatisme apparaît ici comme la condition d'un changement que l'on peut appeler « conversion », dont on voit l'amorce dans la scène le montrant en larmes et adressant une promesse de changement à son ancien professeur qui le visite. Cette scène suit immédiatement, de façon assez grossière, celle du viol subi par Derek.
42Au terme de cette présentation des réactions aux traumatismes, on ne trouve donc pas de catégories représentant de façon « pure » les modes de traversée de l'épreuve carcérale. On peut se rendre compte dès lors qu'une nouvelle thématique traverse la typification que l'on vient d'élaborer : celle de la pureté. Le mot « pureté » désigne ici le rapport à un idéal recherché, imposé, vécu, oublié... qui constitue un des enjeux de la traversée de l'expérience. Les figures de la pureté sont nécessaires à l'identification du spectateur au « héros » du film, identification nécessaire à la scénarisation d'un récit.
43On notera ici, que le moins bon, à nos yeux, des quatre films (American History X) ainsi que le meilleur d'entre eux (Hunger) sont les seuls qui, paradoxalement, témoignent d'un questionnement éthique sur la pureté et sur ses conséquences. American History X montre une traversée du traumatisme qui assagit le pur pour le faire rentrer dans l'humanité commune ; Hunger traite du destin d'une pureté assumée jusqu'au bout.
Conclusion
44En conclusion, l'usage du quadriptyque Exit-Voice-Loyalty-Apathy révèle la singularité de l'expérience carcérale. Dans la mesure où cette typologie a été conçue dans une perspective économique utilitariste, il est probable que leurs créateurs n'aient pas perçu à quel point les réactions ainsi catégorisées sont probablement, dans des situations d'épreuves lourdes, subverties en pôles entre lesquels les acteurs sont susceptibles de naviguer, alternant nécessairement les positions ou en produisant tactiquement une version feinte. Dans la vie courante, la protestation et la défection sont coûteuses, même si, dans une version utilitariste, le coût peut en être moins élevé que le bénéfice. En prison, les deux positions susdites sont l'une interdite et l'autre impossible, sauf exception. Il est donc souvent « obligatoire » de feinter ou de mourir... Autrement dit, aucun type pur de réaction n'est représenté devant l'épreuve carcérale : Robert Stroud est apathiquement loyal, Bobby Sands use de la défection comme moyen de protester et Andy Dufresne nous révèle la mobilité (l'instabilité nécessaire à la survie) la plus complète des catégories d'Hirschman et de Bajoit. En quelque sorte, nous pourrions dire que l'expérience carcérale décloisonne les réactions idéales-typiques et les associe nécessairement. En d'autres termes, si nous avons utilisé une typologie pour observer ce que fait faire la prison, nous observons du même coup ce que la prison fait aux catégories conceptuelles pertinentes dans la vie libre.
45Ainsi au cinéma, mais sans doute aussi dans la vraie vie, la prison produit, permet, visibilise un ou plusieurs traumatismes face auxquels les acteurs alternent des réactions sincères ou feintes, parfois jusqu'à en perdre la vie. Qu'en conclure en termes de discours sur la prison ? Pour poser la question autrement, quel message ces films nous proposent-ils sur les fonctions que l'institution carcérale remplit ?
IV - Les images de la prison et de ses fonctions
46Birdman est sans doute, des quatre films choisis, le plus critique sur la prison. Paradoxalement, la loyauté de Robert Stroud révèle l'échec de la prison, de son programme et de son discours officiel. Stroud détourne le programme pour se construire une vie dans l'isolement, et ce détournement constitue la preuve douloureusement vécue de l'échec institutionnel et personnel du directeur de la prison. En quelque sorte, la réussite personnelle de Stroud et son indifférence fondamentale devant les épreuves vécues signent l'échec du programme pénitentiaire. Une scène pénologique, qui se déroule à la fin du film et le clôture en quelque sorte, explicite la perversion du mot réhabilitation quand il est utilisé dans un programme pénitentiaire. Par un habile renversement des rôles, elle montre le directeur aussi groggy qu'un prisonnier humilié, lorsque Robert Stroud démonte implacablement la facticité du travail de réhabilitation auquel le directeur a consacré sa vie professionnelle.
47Shawshank Redemption est un titre a priori mystérieux qui indique pourtant bien, en fin de compte, la portée critique, très relative, du film. Le film est consacré à la rédemption de la prison de Shawshank et non à la rédemption de ses détenus. Le film est un récit d'aventures qui l'emporte sur la critique de la prison. En effet, plusieurs éléments laissent entendre que la prison peut être rachetée par l'élimination des corrupteurs qui la peuplent : le film se déroule dans une période révolue (objet de la nostalgie spécifique de Stephen King) ; il porte sur l'affrontement entre héros innocent (et compétent, surfant sur la vague des épreuves) et « sales types » ; il se termine par la victoire totale du héros sur tous les « sales types ».
48Les admirateurs du film ne s'y trompent pas, il s'agit d'un film sur l'espoir et sur la récompense de la ténacité individuelle des hommes bons contre les hommes mauvais. Le titre français - Les évadés - et le titre portugais - Um sonho de libertade - font perdre la portée critique déjà faible du titre original et accentuent une lecture individualiste et morale du film (c'est un feel-good movie). Comme telle, la prison est préservée de l'analyse. Seuls deux éléments du scénario interrogent le programme de la prison : une scène pédagogique (peu crédible dans sa mise en scène) sur l'institutionnalisation, comme effet du long enfermement, et le triple passage de Red devant le parole board (commission de libération conditionnelle). On y voit un Red qui, de dix ans en dix ans, après avoir tenté deux fois la conformité contrite, décide finalement de ne plus jouer le jeu de la réhabilitation réussie, renvoyant cette dernière à un mot (« bullshit », s'exclame-t-il lors de sa troisième convocation) qui ne sert qu'à payer des gens en costume pour décider de son sort. La succession de ces trois scènes fait l'objet d'une interprétation critique : le parole board est arbitraire dans ses décisions paradoxales. Mais on peut aussi l'envisager sous un angle clinique qui dénoue le paradoxe : le parole board se montre insensible au discours convenu du détenu et sensible au discours de vérité qu'il tient enfin après trente ans de prison.
49Hunger nous montre successivement deux altérations de la prison toutes deux absurdes : espace de guerre et espace de soin (champ de bataille et hôpital). Il nous montre en fait deux versions d'une même « agonie » : collective, puis individuelle (étymologiquement lutte, combat contre la mort). Le film donne deux images extrêmes de la prison : un lieu de torture politique (répression) et un mouroir attentionné (soin). On pourrait en conclure que Hunger n'est pas un film sur la prison, mais un film de guerre, où les lois de la guerre se jouent en vase clos. Le film est critique en ce sens qu'il dénonce la guerre, en ne magnifiant aucun des camps en conflit, ni l'IRA, ni la prison et son personnel, ni Bobby Sands lui-même, bien que celui-ci s'introduise en « héros de l'effacement » dans la seconde partie du film. Seule la rigidité du gouvernement de Margaret Thatcher semble stigmatisée. Hunger nous montre une prison dans laquelle se prolonge la guerre politique des détenus. On peut dire que le rôle de la prison est nul et que l'emprisonnement est contreproductif, sauf à soutenir que la prison sert ici d'instrument de pure neutralisation, objectif que la défection de Bobby Sands réalise à la perfection : la mort est le résultat attendu de la guerre.
50Enfin, pour American History X, la prison constitue non pas un acteur, mais seulement le lieu où s'opère l'événement traumatique transformant le héros. Ce lieu est montré, mais il apparaît sans autre consistance que l'espace où se jouent, à huis clos, dans la concentration spatiale, l'affrontement racial et les trahisons. On ne peut s'empêcher de retirer de cette inconsistance de l'institution (semblable à celle du film Un Prophète de Jacques Audiard) le sentiment qu'elle constitue une sorte de mal nécessaire ou d'espace thérapeutique par la traumatisation qu'elle rend possible, mais dont elle n'est en elle-même pas responsable.
Conclusion
51On retiendra d'abord que la prison est peu présente dans American History X et omniprésente dans les trois autres films. Mais la présence en question est différenciée. Birdman est un huis-clos à quatre : Stroud (et ses oiseaux), son gardien attitré, le directeur et l'administration pénitentiaire, dans lequel l'absurdité de l'incarcération infinie d'un homme est centrale - d'un et un seul homme, comme le veut le plus souvent le scénario agonistique du cinéma. Hunger est une partie à deux : les détenus de l'IRA contre le gouvernement qui envoie des agents pénitentiaires « au front ». Shawshank Redemption est une partie plus complexe, dans laquelle cependant l'institution comme telle est « inconsistante », en ceci qu'elle n'a pas de réalité politique : elle n'est qu'un espace dans lequel des individus se distribuent des rôles plus ou moins moraux et ne produit pas d'effet comme telle. American History X rend en quelque sorte gloire à la prison d'avoir été le lieu du déclenchement d'une rédemption. Celle-ci n'est cependant pas attribuée à un quelconque programme pénitentiaire, mais aux effets des règlements de comptes entre ethnies rivales incarcérées.
52Sans doute est-il intéressant de conclure sur un point dont la sociologie carcérale récente a témoigné (Chantraine, 2004) : la prison ne produit pas « nécessairement » une rupture biographique - ni heureuse, ni malheureuse, au regard des intentions pénales - chez les détenus. Le cinéma que nous avons observé semble favoriser, malgré la rupture scénaristiquement brutale pour Andy (l'innocent), cette représentation de la continuité. À l'exception, trop simpliste pour être crédible de Derek, le seul dont on nous montre une transformation grossière et « heureuse » à la suite d'une expérience traumatique vécue en prison, Stroud est loyal dedans et dehors ; Bobby est depuis son plus jeune âge celui qui repousse les limites et son agonie est le reflet de sa lutte dans la vie ; Andy est et a toujours été un « honnête homme » un peu mystérieux.
53Les héros mobilisent en prison les ressources qui leur sont familières en dehors de la prison. Les personnages sont purs ou épurés, dans le sens suivant : lorsqu'il est placé dans un environnement hostile, le héros est représenté dans sa « pureté psychique » conservée (Andy, Robert et Bobby) ou perdue « pour un mieux » (Derek). Sans doute, on ne peut mieux dire que l'expérience carcérale est représentée au cinéma comme un parcours d'épreuves qui fait du détenu choisi un héros dont la survie (jusque dans la mort) n'opère pas une critique de l'enfermement, mais, tout au plus, dans certains cas, une observation des conditions particulières de l'enfermement (Hunger), de sa pérennisation (Birdman), de la conversion qu'il pourrait produire par le traumatisme qu'elle fait subir (American History X) ou du manque d'espoir qu'il pourrait susciter (Shawshank Redemption). L'innocence initiale, l'innocence acquise (par l'effet de la prison ou par l'effet du vieillissement) et l'innocence de l'agonie forment la même et unique condition de trouble jeté sur la prison ab initio ou « à la longue ». L'individualisme forcené qui émane de Shawshank Redemption, d'American History X et de Birdman of Alcatraz est tempéré dans la première partie de Hunger, mais c'est bien l'agonie individuelle de Bobby Sands qui occupe la seconde partie de ce film.
54Reprenons, pour y répondre, les trois questions « critiques » posées au début de cette contribution.
55Contre quelle domination les héros détenus luttent-ils ? Andy Dufresne lutte contre des agents pourris de l'administration et pour son évasion. Derek Vyniard lutte contre les clans raciaux qui, dans la prison, le prennent en tenaille. Aucun de ces deux personnages ne met en évidence une domination « systémique ». Par contre, Bobby Sands lutte contre le gouvernement britannique, dont la prison n'est qu'un instrument, qu'un terrain de déplacement et de radicalisation de la lutte. Robert Stroud lutte contre le temps vide et la bonne volonté rédemptrice de l'administration. Eu égard à cette façon de synthétiser le rapport à la domination révélé par chaque film, on peut dire que Birdman présente une radicalité très significative : on n'y reproduit pas un ordre confortable entre bons et méchants ; on y révèle plutôt l'absurdité de l'emprisonnement, même et peut-être surtout lorsqu'il est pavé de bonnes intentions. Il reste que Robert Stroud est un personnage singulier et énigmatique, qui ne porte aucune cause collective et qui, au contraire, transforme le temps infini de sa détention en activité significative pour lui seul. Bobby Sands interroge la domination subie d'une tout autre manière. Son corps devient indissociablement celui d'une cause collective provisoirement perdue. La prison est le lieu de deux « agonies » : celle du mouvement indépendantiste irlandais et celle du corps singulier offert à sa cause. Entre le champ de bataille collectif et le mouroir singulier (les deux parties du film), il n'y a pas d'espace tiers qui donnerait à la privation de liberté une tonalité modérée : la prison n'est, en quelque sorte, jamais modérée.
56A-t-on affaire à des clichés ou à des images-temps ? Il faut ici donner la parole à Gilles Deleuze. Le cliché est un moyen de faire percevoir une réalité « en fonction de ce que nous avons intérêt à voir autour de nous » (Bouaniche, 2007, 243). « Le rôle du cliché est [...] d'amortir ce que le réel peut avoir pour nous d'insupportable, en nous le présentant sous un jour tolérable, acceptable, identifiable » (Bouaniche, 2007, 243 ; v. Deleuze, 1985). Ce que Deleuze nomme « image-temps » recouvre l'image de type nouveau, devant laquelle la pensée fait l'épreuve de sa limite et de sa condition. Cette image produit une « situation d'énonciation inédite, disqualifiant les partages traditionnels, où tout est joué et interprété à l'avance suivant un point de vue prédéfini, distribué selon des dualités rigides et des places prédéfinies : bons/méchants, riches/pauvres, dominants/dominés, etc. » (Bouaniche, 2007, 245). À nouveau, Shawshank Redemption et American History X nous distribuent des clichés, alors que Birdman of Alcatraz et Hunger nous offrent des images-temps, décrochant les rôles montrés des attentes confortables du cliché. Il est très probable d'ailleurs que l'esthétique (incomparable) de ces deux films contribue à soutenir la distance avec les clichés.
57Enfin, le cinéma carcéral permet-il l'effet critique essentiel que l'on appelle suspension du jugement ou épochè ? Cet effet critique est la suspension du jugement au profit de la pensée. Le jugement est pour Deleuze ce qui « empêche tout nouveau mode d'existence d'arriver » (Deleuze, 1993, 168). Or la création de nouveaux modes d'existence est au cour de la création. Ici, probablement, Hunger se démarque, car ce film, en ne prenant aucun parti (au contraire des trois autres), en étant muet pour l'essentiel, produit cet effet de suspension du jugement au profit d'une pensée, elle-même définie comme forme de « confrontation avec le chaos », « exercice dangereux » devant une relation qui ne nous laisse pas indemnes (Bouaniche, 2007, 293 ; v. Deleuze et Guattari, 1991). À cet égard, il nous semble que la portée véritablement critique de Hunger tient à ceci : ce film, non seulement dépasse de loin la mobilisation des catégories de la domination de classe, d'ethnie et de genre, mais surtout brouille les distributions paradigmatiques bon/méchant, individuel/collectif, privé/public, esthétique/politique, critique/clinique, pour atteindre ce que Barthes (2002) appelle le « Neutre », soit cette forme d'écriture, de représentation ou de pensée qui « déjoue le paradigme ». À cette puissance du Neutre, seul Hunger nous permet de nous brûler, de brûler le jugement, d'entrer dans l'exercice dangereux de la pensée.
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
On notera entre autres que la recherche a ainsi pointé comment le cinéma carcéral hollywoodien a pu alimenter un « populisme pénal » tout au long des années 1990 (Mason, 2006), en quoi il peut inspirer une nouvelle théorie réformatrice (Wilson & O'Sullivan, 2005) ou selon quels motifs il prépare le public aux peines du futur (Nellis, 2006).
-
[2]
Christian Metz (1977) souligne le fait que le cinéma mobilise la vue et l'ouïe de son public. Ces deux sens sont « plus marqués du côté de l'imaginaire que le toucher, le goût ou l'odorat. Ce sont des sens à distance dont les pulsions respectives (scopique et invocante) admettent plus facilement la suppléance que les autres sens » (Metz, 1977, 82).
-
[3]
Par exemple, les prisons belges construites depuis 30 ans ressemblent à des entreprises installées dans des zones industrielles ; elles sont éloignées des centres des villes et leur style architectural ne témoigne d'aucune fonction démonstratrice.
-
[4]
Il en existe d'autres dont certaines ont disparu (cartes postales) et d'autres encore sont apparues, telles les séries de télévision, concomitantes de la féminisation croissante de l'emprisonnement, rapportée par Davis (2003 ; v. aussi Griffiths, 2016). On pense aussi au nouveau film de la réalisatrice palestinienne, Mai Masri, intitulé 3000 Nuits, sur les femmes détenues palestiniennes dans les prisons israéliennes. On notera que le sous-genre « films de prison pour femmes » a généré une littérature spécifique abondante (v. Bouclin, 2007 ; Shai, 2013).
-
[5]
Pour un ordre de grandeur de la vitalité de ce genre, on consultera le site www.prisonmovies.net qui, à l'heure d'écrire ces lignes (janv. 2017), recense et commente plus de 600 films de prison.