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Article de revue

La magistrature face au management judiciaire

Pages 49 à 66

Notes

  • [1]
    N. Arpagian, Et si la justice se mettait au management ?, Le nouvel économiste, 1998, n° 1115, p. 116.
  • [2]
    Sur les manifestations concrètes du management judiciaire, nous renvoyons notamment aux ouvrages d'A. Garapon, La raison du moindre État, le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile Jacob, 2010, J. Danet, La justice pénale entre rituel et management, PUR, Rennes, 2010 ; (dir.), La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, PUR, Rennes, 2013 et D. Kaminski, Pénalité, management, innovation, Travaux de la faculté de droit de Namur, n°29, Presses universitaires de Namur, 2009
  • [3]
    Il est devenu récurrent de voir des établissements pénitentiaires et des juridictions en état de cessation des paiements dans des proportions parfois très importantes. V. not. l'art. du Monde daté du 7 déc. 2012, « 60 % des établissements pénitentiaires sont en cessation de paiement ».
  • [4]
    N. Belorgey, L'hôpital sous pression, enquête sur le « nouveau management public », La découverte, Paris, 2010, p. 76.
  • [5]
    Loi organique relative aux lois de finance du 1er août 2001 et Révision générale des politiques publiques mises en œuvre de 2007 à 2012.
  • [6]
    B. Bastard et C. Mouhanna, Une justice dans l'urgence, PUF, Paris, 2007, p. 22.
  • [7]
    V. not. C. Vigour, Justice : l'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques, Droit et société, 2006/2, n° 63-34, p. 425-455.
  • [8]
    Pour autant, il est aujourd'hui admis que la pratique ancienne du classement sans suite était déjà une forme, embryonnaire certes, de management, permettant de gérer les flux.
  • [9]
    J. Commaille, La justice entre détraditionnalisation, néolibéralisation et démocratisation : vers une théorie de sociologie politique de la justice, in J. Commaille et M. Kaluszynski, La fonction politique de la justice, La découverte, 2007, p. 309.
  • [10]
    M. Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, Coll. Tel, 1976, p. 190.
  • [11]
    V. en ce sens les analyses de Michel Foucault, not. Surveiller et punir, Gallimard, Coll. Tel, 1975, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004 et Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France,1978-1979, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004.
  • [12]
    J. Chevallier, Management public et droit, Politiques et management public, Vol. 26/3, 2008, p. 95.
  • [13]
    Sur cette nouvelle économie de la justice pénale, l'auteur se permet de renvoyer, not., aux nombreuses contributions de Jean-Paul Jean, entre autres : 10 ans de réformes pénales : une recomposition du système judiciaire, Revue Regards sur l'actualité ; n° 300, La Documentation française, avr. 2004, p. 33-48 ; Politique criminelle et nouvelle économie du système pénal, AJ pénal 2006. 473 ; De l'efficacité en droit pénal, in Le droit pénal à l'aube du troisième millénaire, Mélanges en l'honneur du professeur Jean Pradesh, Cujas éd., nov. 2006 p. 135-152 et Le système pénal, La Découverte, coll. Repères, 2008.
  • [14]
    M. Walzer, Sphères de justice, Seuil, 1997.
  • [15]
    M. Revault d'Allonnes, La crise sans fin, Seuil, 2012, p. 141-142.
  • [16]
    M. Revault d'Allonnes, Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie ?, Seuil, 2010, p. 128.
  • [17]
    P. d'Iribarne, La logique de l'honneur, gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, 1989.
  • [18]
    W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Néolibéralisme et néoconservatisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2007, p. 84-85.
  • [19]
    I. Bruno et E. Didier, Benchmarking, La découverte, Zones, Paris, 2013, p. 210.
  • [20]
    V. de Gaulejac, La recherche malade du management, Versailles, Quæ, 2012.
  • [21]
    R. Gori, B. Cassin, C. Laval (dir.), L'appel des appels, pour une insurrection des consciences, Mille et une nuits, 2009, p. 58. V. également Contre la mort de l'hôpital public : l'appel des 25, www.tempsreel.nouvelobs.com, site consulté le 28 janv. 2014.
  • [22]
    Rapport de l'Institut des hautes études sur la justice, La prudence et l'autorité, l'office du juge au XXIe siècle, mai 2013, p. 115.
  • [23]
    J.-P. Jean, Le service public de la justice, Conférence d'ouverture du colloque : Peut-on évaluer l'efficacité des systèmes judiciaires ?, Site Internet du Conseil de l'Europe, Commission européenne pour l'efficacité de la justice, Newsletter de la CEPEJ n° 6, mars 2010, www.coe.int/t/dghl/cooperation/cepej/newsletter/2010/newsletterMars10_fr.asp, site consulté le 10 janv. 2015.
  • [24]
    Les barèmes ne sont toutefois qu'indicatifs et il appartient à chaque magistrat d'y déroger lorsqu'il estime que le cas qui lui est soumis le justifie. De plus, les barèmes permettent d'assurer, notamment pour des infractions de masse, une égalité de traitement entre les justiciables.
  • [25]
    Cité par B. Bastard et C. Mouhanna, op. cit., p. 20.
  • [26]
    C. Mouhanna et B. Bastard, Procureurs et substituts : l'évolution du système de production des décisions pénales, Droit et société, 2010/1, n° 74, p. 42.
  • [27]
    V. sur ce point D. Dray, Une nouvelle figure de la pénalité : décision correctionnelle en temps réel, rapport pour la Mission de recherche Droit et Justice, 1999.
  • [28]
    Crim., 8 janv. 2013, n° 12-84.953, Bull. crim. n° 2 ; AJ pénal 2013. 222, obs. J. Gallois ; RSC 2013. 400, obs. D. Boccon-Gibod.
  • [29]
    Ce que confirme l'art. D4 du Recueil des obligations déontologiques qui dispose que « le magistrat ne peut se déterminer sur des considérations étrangères à la loi ».
  • [30]
    J.-P. Vicentini, Le management et l'action du parquet, in B. Frydman et E. Jeuland (dir.), Le nouveau management de la justice et l'indépendance des juges, Paris, Dalloz, Paris, 2011, p. 33.
  • [31]
    B. Bastard et C. Mouhanna, op. cit., p. 40.
  • [32]
    Ibid. p. 43.
  • [33]
    C. Mouhanna et B. Bastard, op. cit., p. 41.
  • [34]
    J. Danet (dir.), La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, PUR, Rennes, 2013, p. 291.
  • [35]
    Ibid., p. 273.
  • [36]
    V. de Gaulejac, La recherche malade du management, Versailles, Quæ, 2012, p. 31-32.
  • [37]
    C. Vigour, Politiques et magistrats face aux réformes de la justice en Belgique, France et Italie, RFDA 2008. 22.
  • [38]
    V. de Gaulejac, La recherche malade du management, op. cit., p. 32.
  • [39]
    V. à ce sujet les publications du CEPEJ sur le site www.coe.int/cepej/fr.
  • [40]
    Successivement, art. a 15, d 22, c 37, c 10 et c 12 du Recueil des obligations déontologiques des magistrats, Conseil supérieur de la magistrature, Dalloz, 2010.
  • [41]
    À Créteil, un travail « moins rigoureux, moins respectueux », Le Monde, édition du 28 déc. 2013.
  • [42]
    P. Martens, Préface, in B. Frydman et E. Jeuland (dir.), op. cit., p. 1.
  • [43]
    D'autres magistrats vanteront, au contraire, les vertus d'une comparution en audience publique.
  • [44]
    J. Danet, La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 296.
  • [45]
    A. Ogien et S. Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie ?, La découverte, Paris, 2013, p. 121.
  • [46]
    M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 253.
  • [47]
    G. de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault, Fayard, 2012, p. 36.
  • [48]
    P. Martens in B. Frydman et E. Jeuland (dir.), op. cit., p. 3.
  • [49]
    G. de Lagasnerie, op. cit., p. 156.
  • [50]
    J. Revel, Le vocabulaire Foucault, Ellipses, Paris, 2009, p. 88.
  • [51]
    A. Garapon, Un nouveau modèle de justice : efficacité, acteur stratégique, sécurité, Esprit, nov. 2008, p. 121.
  • [52]
    V. de Gaulejac, La recherche malade du management, op. cit., p. 57.
  • [53]
    N. Belorgey, op. cit., p. 288.
  • [54]
    Des « gestionnaires de lits » pour sauver les urgences, Le Monde, édition du 10 avr. 2013.
  • [55]
    Sur la thématique de la qualité du système judiciaire, l'auteur se permet de renvoyer aux nombreuses contributions de Jean-Paul Jean, et notamment, La qualité de la justice au sens du Conseil de l'Europe, in « La qualité des décisions de justice, Actes du colloque de Poitiers », Conseil de l'Europe, Études de la CEPEJ n° 4, 2007 ; L'administration de la justice en Europe et l'évaluation de sa qualité, D. 2005. Chron. 598 ; Le contrôle et l'évaluation de la qualité du service public de la justice, in Le contrôle, Actes du colloque Franco-Néerlandais, Universités de Poitiers et Nimègue, PUP, LGDJ, 2012, p. 165-173. Mais également, M.-L. Cavrois, H. Dalle, J.-P. Jean (dir.), La qualité de la justice, La Documentation française, 2002 ; J.-P. Jean et D. Salas (dir.), Une administration pour la justice, RFAP n° 125, La Documentation française, 2008.
  • [56]
    Rapport du Club des juristes, Pour une administration au service de la justice, mai 2012, Rapport de l'Institut des hautes études sur la justice, La prudence et l'autorité, l'office du juge au XXIe siècle, mai 2013, Rapport de la commission de modernisation de l'action publique, sous la présidence de J.-L. Nadal, Refonder le ministère public, nov. 2013, Rapport du groupe de travail présidé par P. Delmas-Goyon, Le juge du XXIe siècle, déc. 2013, Rapport du groupe de travail présidé par D. Marshall, Les juridictions du XXIe siècle, déc. 2013.
  • [57]
    Rapport de l'Institut des hautes études sur la justice, op. cit.
  • [58]
    Rapport du Club des juristes, op. cit., p. 36.
  • [59]
    Souffrance que l'on retrouve de manière prégnante dans le milieu policier.
  • [60]
    Rapport de l'Institut des hautes études sur la justice, op. cit., p. 70.
  • [61]
    J.-P. Vicentini, op. cit., p. 35.
  • [62]
    I. Bruno et E. Didier, op. cit., p. 30.
  • [63]
    C. Vigour, op. cit., p. 451.
  • [64]
    N. Belorgey, op. cit., p. 29.
  • [65]
    J.-P. Vicentini, op. cit.
  • [66]
    M. Beauvallet, Les stratégies absurdes, comment faire pire en croyant faire mieux, Seuil, 2009.
  • [67]
    Comme c'est actuellement le cas au Tribunal de grande instance de Beauvais.
  • [68]
    F. Gros, Le principe sécurité, Gallimard, 2012, p. 236.
  • [69]
    Institut des hautes études sur la justice, op. cit., p. 70.
  • [70]
    H. Rosa, Accélération, Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 pour la traduction française, p. 149.
  • [71]
    J. Danet (dir.), La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 341.
  • [72]
    Ibid., p. 292.
  • [73]
    Ibid., p. 293.
  • [74]
    Institut des hautes études sur la justice, op. cit., p. 73.
  • [75]
    Pour autant, le rituel judiciaire tel que pratiqué il y a quelques années péchaient également par ses audiences tardives et les stocks de dossiers importants.
  • [76]
    J. Danet (dir.), La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 324.
  • [77]
    Rapport du Club des juristes, op. cit.
  • [78]
    J. Danet, La notion de schéma d'orientation, Cah. just. 2013. 21.
  • [79]
    V. DE GAULEJAC, Qui est je ?, Seuil, mars 2009.

1« Et si la justice se mettait au management ? [1] » L'anachronisme d'une telle interrogation formulée en 1998 n'a que peu duré, tant l'introduction du management au sein de l'institution judiciaire relève aujourd'hui d'un simple constat. Les évolutions législatives, les pratiques professionnelles et les contributions doctrinales sont convergentes. La justice devient partiellement, progressivement, insidieusement managériale [2].

2Depuis plusieurs années, la justice est confrontée à une augmentation de ses dépenses, notamment des frais de justice, alors que ses ressources sont contraintes. La problématique budgétaire, réelle et de plus en plus prégnante [3], ne saurait toutefois expliquer, à elle seule, l'importance de la place prise aujourd'hui par la norme managériale. Il y a inévitablement de cela, mais il y a autre chose qui tient à l'impératif pour l'institution de répondre à l'augmentation des contentieux, autrement dit des flux judiciaires, avec toujours plus d'efficacité. Présenté ainsi, « le problème ne résiderait pas dans un manque de moyens, mais dans la mauvaise utilisation des moyens disponibles [4] ».

Une nouvelle grille de lecture néolibérale

3À partir des années 1990, les théories néolibérales, prônant l'extension du marché à l'ensemble du corps social, ont facilité l'intégration de doctrines adaptant le management aux institutions publiques. Parce que ses thuriféraires prétendent qu'il est objectif et transcendant, le New public management, proche des théories anglosaxonnes Law and Economics, s'est imposé comme une évidence, permettant de rationaliser le fonctionnement de l'ensemble des services publics. C'est dans ce cadre que la justice, à l'instar d'autres institutions, a connu d'importantes mutations, impulsées par des réformes structurelles telles que la LOLF et la RGPP [5]. Le néolibéralisme devient donc un prisme nouveau pour analyser la recomposition du système judiciaire et l'éclosion d'une forme de rationalité économique, portant comme objectif la restructuration permanente du service public de la justice, au nom de valeurs telles que l'efficacité, l'efficience, la productivité, la performance, la rentabilité et l'adaptabilité.

4Fruit de l'ensemble de ces évolutions, le management judiciaire émerge en réponse aux critiques d'une justice dénoncée comme étant coûteuse, lente, complexe, peu prévisible et surannée. L'un des symboles du management judiciaire qu'est la systématisation du traitement en temps réel (TTR) au début des années 2000 a contribué à moderniser l'image de la justice en accroissant sa productivité ; le développement concomitant des comparaisons statistiques permettant, quant à lui, de chiffrer sa performance. Désormais, l'efficacité « se veut mesurable, évaluable, contrôlable [6] ».

5L'équation judiciaire néolibérale peut dès lors se résumer à la formule suivante : face à l'augmentation des flux, comment maintenir une réponse pénale adaptée à chaque infraction, le tout à moindre coût ? Après une première phase de modernisation technologique, l'institution judiciaire, devenue entre-temps une organisation productrice de décisions, est aujourd'hui amenée à interroger sa propre efficacité. Alors que le champ des possibles semble se réduire à une simple rationalisation des choix budgétaires, contribuant à une dépolitisation de la justice [7] et à sa contraction sur des problématiques gestionnaires, tout l'enjeu des débats actuels consiste à réinvestir la discussion sur cette conversion managériale afin de mieux l'appréhender et, à terme, la contrôler.

Justice et management : une rencontre complexe

6L'intégration du management au sein de la justice ne va pas de soi. À l'origine, existe une indifférence [8] entre la norme juridique et le précepte managérial. « Une des grandes spécificités de la justice tenait à son extraordinaire capacité à cultiver son exceptionnalité, ce qui se mesurait par exemple par son obstination à défendre une vision a-économique ou a-financière ou a- organisationnelle de son fonctionnement […] [9] ». Au droit revient le contrôle de la régularité des procédures fondée sur une règle préétablie ; au management, la promotion permanente de la performance.

7Comme le soulignait déjà Michel Foucault en son temps, « nous sommes entrés dans une phase de régression du juridique [10] », au profit de la norme, économique ajoutons-nous aujourd'hui. L'on tend à passer du droit à la gestion, de la loi à la norme chiffrée, de la procédure au process. Le gardien des promesses que dépeignait Antoine Garapon devient également le promoteur d'une efficacité constamment recherchée.

8Il serait pourtant erroné de croire à une substitution chronologique du management au droit. Après avoir été dominée dans un premier temps par la rationalité légale, exaltant les supplices comme marque de la souveraineté, puis par la discipline avec la naissance de la prison et d'une certaine orthopédie sociale, la justice est désormais modelée par le marché et devient donc, tout à la fois, rituelle, disciplinaire et managériale [11]. « C'est [donc] en termes d'entrecroisement, d'hybridation, de parasitage, plutôt que de conflit de rationalités, que la question de leurs rapports doit être évoquée [12] », rendant d'autant plus difficile une critique, nécessaire, du seul néolibéralisme.

9Depuis plusieurs années, les professionnels de la justice ont pris conscience de la puissance et de l'irréversibilité de la lame de fond managériale, venant progressivement redessiner les contours du rituel judiciaire [13]. La prégnance du néolibéralisme au sein de la justice devient incontestable et il ne s'agit plus d'en remettre en cause l'existence. La simple dénonciation de l'exigence croissante de performance ne suffit pas ou plus. Il semble que nous soyons d'ores et déjà au-delà. Nous sommes convaincus que la structure même de cette nouvelle rationalité impose aux services publics qu'elle recompose de penser un système dans lequel le marché est intégré et contrôlé, et non un monde duquel il serait absent - vision utopiste, voire, à l'inverse, un monde dans lequel il aurait tout perverti et serait omnipotent. En proposant, à travers sa théorie de l'égalité complexe, de redéfinir les frontières du marché afin d'en réduire la prédominance sur les autres sphères, au nombre desquelles figure la justice, Michaël Walzer ne disait pas autre chose [14].

10La puissance du néolibéralisme contraint donc la magistrature à une réflexion subtile, dépassant les cadres habituels. Si sa principale force tient à l'incontestable et déconcertante analyse pragmatique qu'il propose, il est illusoire de vouloir contester sa légitimité sur le terrain de l'efficacité, car qui contesterait qu'une justice de qualité doit être rapide, efficace et à moindre coût ? Quel magistrat prônerait le retour à une justice bureaucratique, pêchant par tous les défauts qu'on lui connaît ? La structure même du néolibéralisme anéantit donc, ab initio, toute résistance frontale.

11Soucieuse de rendre une justice de qualité, la véritable problématique à laquelle est confrontée la magistrature, entre inquiétudes et résignation, concerne son propre positionnement face à ce cette exigence de performance dont elle est désormais comptable ; car c'est précisément là, à l'endroit d'un conflit entre efficacité et qualité de la justice que les divergences apparaissent. En effet, nombre de magistrats considèrent le management comme un tropisme de l'institution, se développant au détriment de la qualité de la production judiciaire. Notre réflexion a précisément pour objet d'investir la rencontre entre ces deux pôles et la tension qui en résulte. La question qui se pose au juge est alors la suivante : « quelle peut être, dans cette problématique d'un changement social entièrement déterminé par la loi du système, la part des mouvements, des expériences, des résistances (si ténues soient-elles) qui s'opposeraient aux contraintes de l'accélération en initiant d'autres temporalités, en mettant en œuvre d'autres rythmes et d'autres scansions ? [15] »

12 Plutôt que d'appréhender l'ascension du management judiciaire dans son ensemble, nous avons fait le choix d'aborder la question plus précise du positionnement des acteurs, c'est-à-dire des magistrats, juges et procureurs, face à cette exigence nouvelle de performance, en limitant volontairement notre propos à la justice pénale.

13 Du reste, la justice, en ce compris l'administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse, est loin d'être la seule institution concernée par cette conversion managériale. Si sa spécificité l'a certainement préservée, un temps, de cette mutation généralisée des services publics, l'hôpital, l'université et les services d'enquêtes pour ne citer qu'eux, subissent une évolution et une évaluation similaires. Cette rencontre de la justice et du management n'est donc qu'une illustration parmi d'autres d'un mouvement général de rationalisation des politiques publiques. Il est, à cet égard, intéressant de confronter ces professions entre elles, bien qu'étrangères a priori. Comment ces praticiens se positionnent t-ils face à ce qu'ils considèrent le plus souvent comme une dénaturation de leurs fonctions et une atteinte à leur éthique professionnelle ? Qu'y a-t-il de commun dans la défense du désintéressement du médecin, de la liberté du chercheur et de l'indépendance du juge ? Au nom de quoi refusent-ils, non pas d'être gouvernés, mais d'être « ainsi gouvernés [16] » ? Si les réponses à apporter sont certainement différentes car inhérentes à la spécificité de chaque fonction, le point de départ nous semble être le même : comment et à quel titre résister à cette inflexion néolibérale ?

Une magistrature plurielle face au management judiciaire

14Exerçant au sein d'une institution traditionnellement étrangère aux préoccupations gestionnaires, n'ayant pour principal référentiel que le droit et attachant une certaine importance à l'honneur de sa fonction [17], la magistrature a traditionnellement fait montre d'une certaine rétivité à l'égard du management. Pour reprendre le titre que nous avons attribué à cet article, il s'agit bien, pour l'instant, de la magistrature face au management et non à l'heure du management car, semble-t-il, cette évolution est loin d'avoir été pleinement intégrée par l'ensemble des professionnels.

15À y regarder de plus près, il est possible d'isoler quatre attitudes, quasi chronologiques, susceptibles d'être adoptées par les magistrats. Résistance générale, résistances techniques, résignation et promotion. Cette diversité permet d'ores et déjà de comprendre la complexité du positionnement du juge face à cette « tentation du management » dont parle Paul Martens, et qui, à l'évidence, ne saurait se satisfaire d'une opposition binaire tenant à l'adhésion ou au rejet de cet élément d'extranéité.

Une résistance générale vaine

16Une grande partie des ouvrages dédiés à l'analyse du néolibéralisme s'achèvent sur une invitation à la résistance. Que l'on songe à Wendy Brown qui en appelle à « développer et promulguer [une] contre-rationalité [18] », à Isabelle Bruno et Emmanuel Didier qui voient dans une utilisation stratégique des statistiques une « ressource de résistance et d'imagination politiques [19] » ou encore au sociologue Vincent De Gaulejac [20] qui incite ses lecteurs à entrer en résistance en investissant les mouvements collectifs et en rejoignant, notamment, l'Appel des appels. Ce mouvement fédérateur, regroupant des professionnels du soin, du travail social, de l'éducation, de la justice, de l'information et de la culture entend résister à « l'étouffement éthique qu'opère sur ces métiers l'application obsessionnelle du paradigme managérial [21] ».

17 Il n'est donc pas surprenant que l'introduction de la logique néolibérale au sein de l'institution judiciaire ait suscité, en premier lieu, une résistance de principe. En rejetant le management, les magistrats, tout comme les professionnels des autres services publics, manifestent leur volonté de protéger ce qui constitue, selon eux, le cœur traditionnel de leur identité professionnelle. Ils entendent promouvoir la qualité de la réponse apportée, que les objectifs d'efficacité et de performance seraient sensés contrarier. La qualité des décisions rendues, tout comme celle des soins prodigués ou des investigations policières menées, constituent une part importante de l'éthique professionnelle à laquelle sont attachés, notamment, juges, médecins et enquêteurs.

18Au titre des valeurs défendues, est avancé l'« éloge de la lenteur » qu'évoque Jacques Commaille, alors qu'une utilisation soutenue des comparutions immédiates, du traitement en temps réel et des procédures de jugement rapide achève de convaincre que l'urgence est devenue une donnée prépondérante du temps judiciaire. De même, l'attachement au respect du rituel et l'idée que l'institution judiciaire n'est pas un service public comme les autres, sont tout autant de convictions personnelles et professionnelles opposées au processus de dévaluation et de nivélation de la justice avec les autres services publics, au sein desquels la logique gestionnaire serait devenue prépondérante. L'Institut des hautes études sur la justice souligne à ce titre que « l'administration pénitentiaire actuellement n'a plus qu'un objectif : faire tourner « les lits » (comme les hôpitaux) [22] ».

19D'ailleurs, si la justice peut être considérée comme un service public [23], c'est, remarque Jean-Paul Jean, uniquement concernant l'accueil lato sensu des justiciables, autrement dit la base de l'institution, à l'exclusion des principes indérogeables du procès équitable, présidant à l'activité juridictionnelle. Une ambivalence est donc consubstantielle à l'institution judiciaire, la préservant, semble-t-il, d'une conversion totale au management.

20Plus fondamentalement, les magistrats craignent que les exigences de rapidité, d'efficacité et d'économies n'en viennent à porter atteinte à leur indépendance, bien que garantie constitutionnellement. En intégrant dans la prise de décision des impératifs relevant de l'organisation de la juridiction, de la nécessité d'apporter une réponse prompte et diversifiée à chaque fait délictueux, le tout en maîtrisant les frais de justice, juges et procureurs sont incités à devenir, en sus de leurs qualités de juristes, de véritables managers. Or, le développement du traitement en temps réel et des barèmes [24] a vu l'émergence de critiques pointant du doigt le risque de standardisation du processus décisionnel au détriment du principe d'individualisation de la réponse pénale, « relayées par des travaux d'universitaires annonçant « la fin du droit » [25] ».

21D'aucuns considèrent même que s'agissant des magistrats du parquet, la gestion a permis d'instaurer ou de restaurer une relation d'autorité dans les relations hiérarchiques, l'homogénéité des réponses l'emportant sur l'autonomie [26]. De manière plus générale, la prise de décision par les magistrats du parquet a été profondément remodelée, pour ne pas dire systématisée sous l'effet du TTR [27]. De nombreux juges du siège critiquent quant à eux les voies de jugement rapide dans lesquelles leur office se réduit à valider ou homologuer une proposition de peine du procureur de la République où à statuer, sans débat contradictoire, dans le cadre d'une ordonnance pénale. Les prétendues vertus du débat public, propre à l'audience classique, sont ici avancées, pour ne pas dire regrettées.

L'acceptation conditionnelle des juges du siège

22Les dénonciations générales étant assurées de n'avoir qu'un effet très limité, voire quasi nul sur le néolibéralisme, une majorité de juges ont préféré opter pour des stratégies d'ajustement ponctuelles et techniques, bien plus efficaces car permettant une acceptation conditionnelle d'un management irréversible. L'exemple des magistrats du siège est à cet égard évocateur. Se sentant de plus en plus dépossédés de leur office au profit d'un parquet dont les prérogatives se sont considérablement accrues ces dernières années, les juges ont accepté d'intégrer les impératifs gestionnaires au sein de leurs pratiques professionnelles en posant, toutefois, certaines limites.

23Ainsi, certains juges du siège acceptent-ils d'homologuer les peines proposées par le procureur de la République dans le cadre de la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), à conditions, par exemple, que le prévenu ne soit pas déféré au préalable, que ne lui soit pas proposé de peine d'emprisonnement ferme assortie d'un mandat de dépôt et que ne soient pas poursuivis des faits de nature sexuelle. D'autres encore refusent de prononcer une condamnation dans le cadre d'une ordonnance pénale en considérant que le prévenu a agi en état de récidive, exclusif de ladite procédure, et ce, alors même que le parquet n'avait pas visé cette circonstance, dans le but précisément de recourir à une procédure de jugement simplifié. D'autres enfin contesteront la qualification pénale retenue en renvoyant l'examen des faits en formation collégiale, faisant ainsi échec au choix du parquet de préférer une qualification des faits ayant pour conséquence une orientation en juge unique, jugée moins dispendieuse. Dans ces cas, les juges considèrent que le rituel traditionnel de l'audience correctionnelle doit assurer une symbolique plus forte ainsi qu'un cadre offrant, entre autres, davantage de garanties pour la défense, lui permettant ainsi de développer une véritable plaidoirie et non de simples observations en CRPC, dont l'utilité est, il faut bien l'admettre, limitée.

24La chambre criminelle de la Cour de cassation a quant à elle décidé, dans un arrêt du 8 janvier 2013 [28], que commettait un excès de pouvoir le président de la chambre de l'instruction qui, pour refuser de saisir cette juridiction d'une demande d'acte présentée par la partie civile en application du dernier alinéa de l'article 81 du code de procédure pénale, se déterminait par la seule référence à des difficultés de fonctionnement de la juridiction ainsi qu'à la nécessité, pour lui, d'opérer des choix entre les contentieux, et non au regard des spécificités de l'information en cause. La Cour vient ici rappeler que les considérations gestionnaires avancées en tant que telles sont exclues du processus décisionnel juridictionnel [29]. Le droit vient alors encadrer, ponctuellement certes, le management.

Une adhésion par défaut

25Nombre de magistrats ont toutefois compris qu'ils n'ont d'autres possibilités que d'adhérer à cette évolution. La résignation face au management, ou l'acceptation, c'est selon, semble être la position majoritaire d'un corps qui adhère in fine à l'utilisation des nouvelles procédures, mais qui peine à penser une alternative au dogme d'une réponse pénale de qualité apportée à chaque infraction. Les juges du siège ont d'ailleurs conscience de la nécessité du rôle de filtre exercé par le parquet, en développant les procédures alternatives aux poursuites ou de jugement rapide, afin de limiter l'encombrement des audiences correctionnelles classiques. Il n'est d'ailleurs par rare d'observer lors de ces audiences un président s'étonner que telle affaire, à la faible gravité des faits et dont la culpabilité a été reconnue par le prévenu lors de l'enquête, n'ait pas fait l'objet d'une procédure de jugement rapide, situation impensable il y a encore quelques années.

26 De leur côté, les magistrats du parquet vont, dans certaines juridictions, s'entretenir avec leurs collègues du siège pour anticiper les éventuels refus d'homologation de peines ou les difficultés relatives à l'application des barèmes qu'ils ont élaboré. On assiste bien là à une coproduction de la réponse pénale, qui n'est autre qu'une forme d'acceptation du management. D'ailleurs, tous s'accordent à dire que les juges du siège n'ont qu'une marche de manœuvre limitée en la matière car peuvent-ils véritablement refuser d'homologuer ou de valider un nombre conséquent de peines proposées, au risque d'augmenter le nombre d'affaires jugées en audience et donc d'enrayer la chaîne de production ?

De nouveaux « magistrats managers »

27La promotion du management s'observe principalement en la personne des chefs de juridiction devenus, pour la plupart, de véritables managers, ayant un rôle d'animateur au sein de la juridiction. « L'action publique mise en place par le procureur de la République doit elle aussi être managée [30] » dira un procureur convaincu. Les qualités de gestionnaire côtoient désormais celles de juriste, en ce qu'elles deviennent également indispensables. Le profil de ces magistrats, notamment au parquet, « se caractérise par l'image dynamique et volontariste qu'ils donnent d'eux-mêmes dans l'exercice de leur fonction et par la dimension entrepreneuriale qu'ils font valoir dans leur vision du poste de chef de parquet [31] ». À rebours des critiques formulées contre les pratiques exclusivement gestionnaires, ces professionnels semblent animés par le souci d'apporter une réponse judiciaire acceptable, autrement dit, d'« ajuster le nombre des affaires poursuivies aux capacités de traitement existantes de manière à résorber les stocks - quand il y en a - et à maintenir les délais [32] ».

28Mais le management jouit également chez bon nombre de magistrats du parquet, ayant totalement adhéré aux nouveaux dispositifs que sont la téléphonie et l'informatique, d'une image stimulante et motivante. Les parquetiers vantent, à travers ce système, « la métaphore sportive, la comptabilité du nombre de décisions prises, les records, la résistance physique, les temps de récupération […] Un autre facteur d'enthousiasme réside dans l'impression que ressentent ces mêmes substituts d'être « dans l'action [33] » », sentiment à l'évidence moins ressenti par leurs collègues du siège.

Une magistrature divisée face au management

29Une fois dit tout cela, il est possible de comprendre que le degré d'adhésion du management par les magistrats varie, notamment, selon les responsabilités exercées - les chefs de juridictions ont désormais en charge la mise en œuvre d'un projet global de gestion de la juridiction qu'ils dirigent ; l'ancienneté - les jeunes parquetiers semblent plus réceptifs aux dispositifs gestionnaires ; les fonctions exercées - les magistrats du parquet ont été précurseurs dans l'intégration des techniques managériales, expérimentées au niveau local puis développées ensuite à l'échelon national comme le TTR ou les alternatives aux poursuites. De même, la procédure de CRPC peut être préférée par le prévenu en raison de l'absence de publicité et de la réduction de peine proposée, ainsi que par le parquet compte tenu de la rapidité de la procédure, tandis que les juges du siège y verront une remise en cause de la symbolique du jugement, réduit à une homologation massive de peines proposées, voire négociées. L'adhésion au management dépendra enfin de la culture professionnelle et de la sensibilité personnelle de chaque professionnel - certains magistrats ayant imaginé la mise en place de tableaux de bords, de bureau de suivi des enquêtes ou encore de schémas d'orientation des poursuites, importeront ces outils dans les juridictions où ils seront nouvellement promus, participant d'autant à leur diffusion.

30Les divergences constatées entre les magistrats du siège et du parquet, laissant entrevoir une séparation du corps au nom de l'indépendance des premiers, doivent, au contraire, mettre en garde contre une telle dérive, tant il est évident que la production judiciaire est en réalité une coproduction. Le parquet ne peut opter pour telle ou telle voie procédurale que parce que les juges du siège acceptent de « jouer le jeu » de la gestion des flux. D'ailleurs, dans l'hypothèse d'une telle séparation, quelle influence pourra exercer le siège face à un parquet d'ores et déjà rompu à la rhétorique managériale et qui ne sera dès lors plus comptable d'une mise en échec éventuelle de la politique de gestion des flux par les juges du siège ? Les discussions actuelles sur l'application des barèmes ou les schémas d'orientation des poursuites seront, à ce moment-là, totalement exclues car vécues, à plus fortes raisons, comme une atteinte à la séparation des fonctions et donc à l'indépendance des juges.

31Par-delà les sensibilités personnelles de chaque magistrat, la résignation face au management, positionnement majoritairement observé, s'explique avant tout par la structure même d'un management axiologiquement neutre, s'imposant comme une évidence et ayant le double avantage d'être incontournable et incontestable.

L'avènement d'un management incontournable et incontestable

La difficile contestation d'un management pensé comme une évidence

32La principale force du management réside dans son imperméabilité à toute critique frontale. Cela tient, en premier lieu, aux effets bénéfiques que son utilisation a su apporter à l'institution. En effet, la justice a réussi le pari non seulement de donner une réponse pénale à chaque infraction, mais, plus encore, de graduer cette réponse au fur et à mesure de la commission de nouveaux faits, garantissant cohérence et progressivité. La diversification des procédures a ainsi « permis de faire prévaloir une logique de gestion des flux sur un risque d'inflation non contrôlée des stocks [34] ». Les juridictions sont alors parvenues « non pas tant [à] accroître de manière générale la célérité de la réponse, mais à traiter la moitié des dossiers dans un délai de 3 à 9 mois. Ce qui est loin d'être dramatique [35] ». Les gains de productivité ayant été absorbés par l'augmentation constante des contentieux, seul un équilibre, temporaire de surcroît, a pu être trouvé.

33Bien plus, c'est la structure même du néolibéralisme qui lui a permis de s'imposer sans qu'aucune résistance n'ait réussie à en remettre en cause la pertinence. Dépassant les clivages politiques, la révolution managériale « ne s'annonce pas comme une nouvelle doctrine politique. Elle se veut pragmatique, opératoire, fonctionnelle, uniquement préoccupée d'efficience [36] ». En somme, elle n'est pas une idéologie, et cela modifiera profondément la physionomie des contestations possibles dès lors que ce n'est pas le management qui devient problématique mais l'utilisation qui en est faite.

34Face à la « construction d'une crise de la justice [37] », le management a été approuvé par les professionnels comme une évidence pragmatique. Toute résistance est quant à elle d'emblée disqualifiée et considérée comme rétrograde car « comment être contre plus d'efficience, plus d'excellence, plus de performance, plus de qualité ? [38] » Aucun magistrat ne peut souhaiter, sérieusement, abandonner le traitement des procédures en temps réel par téléphonie et informatique au profit d'un retour à l'examen des procédures exclusivement sur support papier, pas plus qu'il n'est envisageable d'abandonner les alternatives aux poursuites ainsi que les procédures de jugement rapide. Comment absorberait-on dès lors ce qui constitue, dans certaines juridictions, plus de 50 % des affaires poursuivables ?

35L'Europe joue également un rôle important dans le développement de ce nouveau paradigme. À travers sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l'homme impose aux juridictions des États membres du Conseil de l'Europe de faire application des principes du procès équitable, au nombre desquels figure le respect des délais raisonnables. La création de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice en 2002, a en outre permis d'opérer une comparaison chiffrée qualitative et quantitative des différents systèmes de justice et de formuler des recommandations pour améliorer l'efficacité de leur fonctionnement [39].

36Enfin, le management fait partie intégrante des obligations professionnelles des magistrats. Le recueil de leurs obligations déontologiques considère « la gestion des flux et le traitement des affaires dans un délai raisonnable » comme une exigence légitime pour ces professionnels qui doivent agir « avec diligence », « efficacité », tout en assurant une « gestion rigoureuse du budget » de la juridiction en « évitant gaspillage, utilisation excessive ou appropriation abusive [40] ». La conversion managériale de la justice, bien que partielle, semble donc acquise et irréversible.

Management de la qualité et management de qualité

37Le management n'est pas seulement irrésistible, il est également subtile, et il suffit de s'intéresser à l'ambivalence qu'il entretient autour de la notion de qualité pour s'en convaincre. Nous avons vu que l'évolution managériale de la justice s'effectuerait selon certains au détriment de la qualité des décisions rendues, c'est-à-dire, pour simplifier, du respect des principes du procès équitable. Ainsi, le manque de magistrats dans certaines juridictions, conjugué avec l'impératif d'efficacité conduirait parfois à produire un travail « moins rigoureux, moins respectueux [41] » à l'égard du justiciable et de la déontologie. La qualité et le management seraient alors antinomiques. « Le respect des droits de l'homme en procès n'est pas très économe ; il est même franchement dispendieux ; il est antimanagérial [42] ». La contraction de l'audience et de l'office du juge permettront certainement de respecter les délais raisonnables mais n'y a-t-il pas un risque de porter atteinte à la qualité de la justice, celle-là même que l'on prétendait atteindre en première intention ?

38Si le management peut s'imposer avec autant de facilités, c'est précisément parce qu'il prétend servir cette qualité, et nous avons déjà démontré les effets bénéfiques qu'il a pu apporter. Bien que certains juges soient toujours très attachés à l'audience classique, nombre de magistrats, notamment au parquet, considèrent que les alternatives aux poursuites et les procédures de jugement rapide offrent, parfois, un traitement de meilleure qualité. La CRPC permettrait ainsi un échange feutré plus productif entre le procureur et le prévenu, contrairement à l'audience correctionnelle classique, plus inconfortable pour le prévenu lorsqu'il s'agit de s'expliquer sur les faits et de développer sa propre anamnèse [43]. De même, peut-on considérer qu'une décision mûrement réfléchie et soigneusement motivée mais rendue longtemps après les faits, soit une décision de qualité ? Et ce d'autant plus lorsque l'on sait que le principal reproche adressé par les justiciables à l'institution concerne son manque de célérité. « Tantôt le soucis des délais et de la rapidité du traitement est pensé comme un critère d'appréciation de la qualité de la justice, tantôt il est vu comme un obstacle à l'amélioration de la qualité, prévalant sur cet objectif [44] ». Si les injonctions d'écoute du justiciable et d'accélération du rythme judiciaire peuvent paraître contradictoires, l'objectif poursuivi semble être paradoxalement le même : rendre une justice de qualité, c'est-à-dire une décision fondée, motivée, respectueuse de la procédure et rendue dans un délai prévisible et raisonnable.

39La notion de qualité entre alors en tension, pouvant servir tout à la fois la cause managériale que celle dénonçant un management ravageur. En réalité, cette ambiguïté s'explique par le fait que le management procède à un « usage stratégique de la notion de qualité afin d'accélérer la modification des pratiques dans les établissements publics [45] ». En dissimulant l'exigence d'accroissement de la productivité sous l'objectif plus louable d'amélioration de la qualité de la justice, des soins, de la recherche, le néolibéralisme se veut tactique, sournois et ainsi résolument puissant, déjouant toute contestation possible, et c'est bien là que réside son caractère insidieux.

40Mieux, en partant des bénéfices apportés par le management, il est possible d'envisager une utilisation stratégique du néolibéralisme, telle qu'expérimentée par Michel Foucault à l'encontre de la norme disciplinaire il y a plus de trente ans. En soumettant la justice au « cynisme d'une critique marchande » qu'offre ce « tribunal économique permanent [46] », le management peut permettre d'interroger son fonctionnement, parfois peu satisfaisant. « Il ne faut pas regretter ce qui s'élabore à travers le néolibéralisme, mais à l'inverse partir de ce qu'il est afin de se demander ce qu'il nous impose de reconsidérer [47] ».

41Face à une norme économique prétendant critiquer les rigueurs du légalisme, que faire alors en cas de débordement du marché, lorsque, par un management intensif, l'économie en vient à pervertir les fondements mêmes du système judiciaire ? Certains diront que « c'est en infectant le discours économique de la part indérogeable de ses valeurs que la justice entrera dans l'après-modernité sans s'y dissoudre [48] ». D'autres mettront en garde contre une critique du néolibéralisme qui ferait l'éloge du droit, en ce qu'elle s'exposerait au risque d'apparaître « potentiellement régressive et réactionnaire [49] » ; et Michel Foucault de préciser que toute résistance doit présenter les mêmes caractéristiques que le pouvoir : « aussi intensive, aussi mobile, aussi productive que lui [50] ». Dont acte.

Quelle critique du néolibéralisme ?

42Reste alors la critique du néolibéralisme sur son terrain. « C'est au nom de ses propres valeurs que le néolibéralisme doit être critiqué. […] Il faut prendre le modèle néolibéral à son propre mot : il se prétend plus pragmatique ? Regardons concrètement ce qu'il produit ! [51] » Toute critique en est ainsi réduite à travailler le néolibéralisme de l'intérieur, à le retourner contre lui-même, à le faire jouer à son insu pour, finalement, l'asservir en quelques sortes. Le management judiciaire ne sera acceptable que s'il est lui-même efficace, productif et performant pour remplir la mission de justice, bref s'il est considéré comme un outil et non une fin en soi.

43 Il est donc devenu impératif d'évaluer le management tout comme il évalue la justice, de repérer ses propres contradictions et ses résultats manqués, sans tomber dans les ornières d'un culte du retour en arrière. « Ce qu'il convient de combattre, ce ne sont pas ses valeurs mais l'utilisation qui en est faite pour mettre en œuvre des modes opératoires qui les pervertissent : quand la qualité se transforme en quantophrénie ; quand l'excellence se traduit en exigence du toujours plus [52] ».

44L'exemple de la permanence téléphonique permet, à cet égard, de souligner les effets pervers potentiels d'une pratique novatrice. Le TTR a certes permis de traiter plus d'affaires, augmentant d'autant le taux de réponse pénale. Toutefois, compte tenu de la rapidité de la prise de décision qui s'effectue au téléphone sur la base d'un compte rendu oral de l'enquêteur, son utilisation a conduit à une diminution du contrôle du parquet sur les procédures établies par les services d'enquête et donc à une augmentation des erreurs ou des lacunes dans les procédures, ce que déplorent nombre de procureurs. S'en suivent inévitablement une augmentation des classements sans suite, des retours en enquête et des relaxes devant la juridiction de jugement. L'augmentation de la productivité judiciaire s'effectue ici, semble t-il, au détriment de la qualité substantielle de la réponse apportée, ce que déplorent nombre de juges du siège. De la même manière, nombre de médecins déplorent des consultations médicales trop succinctes qui entraîneront une augmentation du taux de retour à l'hôpital [53]. Bref, le résultat définitif vient contredire les espérances initiales.

Le défi actuel de production d'une justice de qualité

45Confrontée à cette aporie de la résistance, la magistrature est donc contrainte de penser la manière d'intégrer au mieux le management afin de trouver comment cette norme économique étrangère à la justice, peut la servir sans l'asservir.

46À rebours d'une inertie faussement protectrice, les magistrats se doivent de prendre une part active dans la définition concrète du management judiciaire, ce qu'il peut être et ce qu'il ne doit pas être, au risque sinon de se laisser déborder par les managers eux-mêmes. Alors que l'institution sollicite d'ores et déjà les services de cabinets d'audit privés pour proposer une amélioration de son fonctionnement, il existe un risque que les managers s'emparent eux-mêmes de ces problématiques gestionnaires, comme cela se pratique déjà à l'hôpital. En effet, des « bed managers » [54] y ont été recrutés pour permettre une optimisation de la répartition des patients au sein des services, avec comme contrainte néanmoins le respect des conditions préalablement définies par le corps médical. On voit bien ici que les managers ont pris une place de direction d'une toute autre nature que celle de simples consultants techniques.

47Les réflexions relatives à la qualité de la justice ne sont pas nouvelles. Plusieurs travaux, notamment du CEPEJ ont déjà été produits relatifs à la définition de la qualité de la justice, sa mise en œuvre concrète et son évaluation, notamment dans les différents pays européens [55].

48Depuis le mois de mai 2012, cinq rapports [56] formulant de très nombreuses propositions ont été publiés. Outre certaines propositions qu'il convient de relever, relatives à la création d'une part de « chambres pénales [57] » permettant aux magistrats du siège de réfléchir de manière concertée à leurs pratiques, et d'autre part d'un véritable corps d'administrateurs de la justice [58] chargés de gérer les juridictions dans le respects de leurs spécificités, l'évaluation problématique de la justice mérite un développement particulier.

L'évaluation du fonctionnement de l'institution judiciaire en question

49L'évaluation de la justice constitue un enjeu particulièrement prégnant en raison des conséquences qu'elle induit sur les pratiques. Depuis l'entrée en vigueur de la LOLF, le service public de la justice est évalué à travers divers indicateurs tel que le délai moyen de traitement des procédures pénales. Si les statistiques ont pris une telle importance, cela tient notamment à l'indexation de l'allocation des moyens humains et financiers sur ces résultats chiffrés. Existe donc une tentation de modification du mode d'entrée des statistiques et d'accentuation sur les indicateurs les plus significatifs afin d'obtenir des crédits au moins équivalents à l'année en cours.

50Si le principe de l'évaluation n'est pas contesté, ses conditions concrètes peuvent l'être en revanche. En effet, l'Institut des hautes études sur la justice souligne la souffrance des magistrats [59] de n'être évalués que sur les délais et le nombre d'affaires jugées, à l'exclusion de la qualité intrinsèque de leur travail [60]. Comme le regrette un procureur [61], le travail effectué sur un dossier qui sera classé sans suite n'est pas comptabilisé alors même qu'un temps d'analyse a été indispensable à cette prise de décision.

51Qu'il s'agisse de la recherche avec la bibliométrie et le classement des universités, de l'hôpital avec le palmarès des meilleurs et des pires établissements, ou encore de la justice avec la comparaison nationale des parquets en fonction des taux de réponse pénale, la même logique est à l'œuvre : celle du benchmarking, autrement dit, la comparaison statistique permettant une évaluation et une comparaison rationnelle des items sélectionnés. Le benchmarking n'est toutefois pas un dispositif neutre qui se contenterait d'une description statistique, dès lors qu'il « produit le changement qu'il prétend accompagner [62] » en introduisant de nouveaux objectifs à atteindre. L'on tend donc à passer de l'efficacité, c'est-à-dire de la « capacité d'une institution à remplir les fonctions qui lui sont confiées [63] » à l'efficience, caractérisée par l'optimisation des ressources disponibles, si bien que « ce sont les moyens utilisés ou la productivité qui demeurent évalués, plutôt que l'efficacité [64] ». En ce sens, le benchmarking est un dispositif concurrentiel parfois vide de sens, à tel point que nombreux sont les procureurs qui affirment aujourd'hui que le taux de réponse pénale n'est plus un indicateur suffisamment pertinent pour mesurer l'activité des parquets.

52Ce sont les raisons pour lesquelles il est nécessaire d'investir la définition de ces indicateurs aux termes d'une réflexion concertée avec l'ensemble des magistrats. Seul le développement d'une évaluation réfléchie, regroupant des données tant quantitatives et qualitatives, le cas échéant labellisées par le Conseil supérieur de la magistrature [65], et confiée à une agence nationale d'évaluation de la justice tel que le propose le Club des juristes, permettra d'éviter que l'utilisation non réfléchie d'indicateurs n'aboutisse à mettre en œuvre des « stratégies absurdes » qui finalement iront à l'encontre de l'objectif recherché. Car c'est là l'un des risques du management : faire pire en croyant faire mieux [66]. Assurément, c'est dans le détail des indicateurs que le véritable contrôle du droit sur le management peut s'opérer.

Des pratiques en constante innovation

53Par-delà ces propositions, la multiplication des contentieux, symbole parmi d'autres de l'accélération du temps judiciaire, oblige à repenser la manière de traiter les flux, non seulement pour gagner en efficacité mais, mieux, pour que la réponse apportée, à qualité au moins égale, continue de faire sens tant pour les acteurs que pour les justiciables. Il est donc question d'optimisation des process et, pourquoi pas, d'innovation des procédures.

54Si l'institution judiciaire veut continuer à apporter une réponse satisfaisante à moyens constants, elle est contrainte de se réformer en permanence, pour ajuster l'offre à la demande en quelque sorte. D'aucuns suggèrent ainsi de repenser le fonctionnement du TTR, par exemple en favorisant les réponses pénales par courriels pour les affaires dénuées d'urgence, en développant des applications informatiques pour conserver une trace écrite des appels téléphoniques ou encore en filtrant les appels par un greffier, capable d'effectuer de nombreux actes qui ne requièrent pas le contrôle d'un magistrat, tel que cela se pratique déjà dans plusieurs parquets. De même, la création ou le développement d'un véritable bureau des enquêtes destiné à suivre le déroulement de certaines enquêtes préliminaires ou encore l'amélioration de la transmission d'informations entre les services d'enquête et le parquet et entre le parquet et les juges du siège ou ses partenaires, constituent tout autant d'axes d'amélioration possibles.

55Les gains de productivité et même de qualité peuvent également être atteints par la mise en place de nouvelles procédures, créées de toutes pièces par des parquets désireux d'inventer d'autres réponses, mobilisant des partenaires toujours plus nombreux. Il en va ainsi de certaines juridictions qui mettent en place différents stages de sensibilisation ou qui inventent une procédure de déferrement-classement sous conditions, le cas échéant associé à un « suivi renforcé », permettant une prise en charge rapide du justiciable par une association dans le cadre de programmes de prévention de la récidive [67]. Les premiers résultats de ces expérimentations seraient encourageants.

56Ce management de la réponse pénale prend assurément du temps mais a le mérite de démentir ceux qui ne voient en lui qu'une obsession quantophrénique. Cela permet surtout de comprendre que le sens et la forme de la réponse judiciaire, sa qualité et son efficacité peuvent emprunter d'autres voies, qui restent à penser et à construire. C'est bien en cela que le management peut constituer une occasion pour l'institution d'améliorer son fonctionnement et, paradoxalement peut-être, de produire plus, certes, mais aussi de produire mieux.

Une nouvelle légitimité professionnelle pour la magistrature ?

57Les effets du nouveau paradigme de la performance ne se réduisent toutefois pas à de simples modifications structurelles. Ils soulèvent également de fortes interrogations identitaires chez les professionnels concernés, et c'est sans doute là le point le plus sensible de cette évolution. La magistrature doit aujourd'hui apporter la preuve de son efficacité. Pour cela, elle est évaluée à l'aune de ses résultats et de ceux-ci découlera sa légitimité, qui n'est plus donnée et extérieure mais bien acquise et intériorisée au niveau même des acteurs. Désormais, « la sécurisation des identités, des institutions […] passe par ces processus continus d'évaluations [68] ».

La crainte d'une perte de sens

58En orientant de manière excessive la justice sur son versant organisationnel, le management conduit à une indéniable « dépolitisation » de la fonction. Comme le souligne Antoine Garapon, il existe un risque que l'institution ne produise plus de sens qu'à travers la réponse qu'elle apporte aux usagers, réponse désormais scrutée, décortiquée, analysée à l'aune d'indicateurs économiques. Inévitablement, « les juges se sentent déchirés entre […] les réquisits du débat impartial et la réduction d'une affaire à un élément d'un flux [69] ». C'est alors que se pose la question de la persistance de l'identité professionnelle traditionnelle de la magistrature, à l'heure où les questions statutaires sont particulièrement prégnantes.

59Face à cette accélération du traitement des flux et au risque d'emballement du système judiciaire, les magistrats craignent, pour reprendre l'image employée par le sociologue allemand Hartmut Rosa, de se retrouver « sur des pentes qui s'éboulent [70] », ne sachant plus décrypter ni expliquer le sens de leur action. Cette tension est d'autant plus vivement ressentie par les juges du siège qui voient dans la réduction constatée ou proposée de leur office « une déqualification globale de [leur] profession [71] ». Ces professionnels semblent ne pas entrevoir d'issue favorable, de forme de décélération du rythme de travail que constituerait, par exemple, une réforme de l'office du juge couplé à une déflation pénale et à une remise en question du dogme de l'existence d'une réponse pénale apportée à chaque fait constaté.

60Le risque pour la magistrature est de subir cette évolution à marche forcée. En effet, les juges peinent à revendiquer les gains d'efficacité réels qu'ils ont accomplis et qui leur ont permis, jusqu'à présent, de conserver un équilibre, certes précaire. « L'effet général d'accroissement de productivité peine à être assumé par les acteurs [qui craignent] de s'exposer au reproche d'avoir renoncé à la qualité de la justice [72] ». Le malaise entre un parquet innovant, utilisant ce nouveau management pour affermir sa légitimité et accroître ses compétences et des juges du siège résignés et interrogateurs quant à leur office, trouve une explication dans le fait qu'une « partie de cette production n'est pas revendiquée par les magistrats du siège comme étant leur, mais comme étant celle du seul parquet [73] ».

61Dans ce contexte, quand bien même « l'audience doit certes rester le poumon identitaire pour les juges [74] », le risque est grand pour eux de développer une crispation nostalgique autour d'un âge d'or perdu du rituel traditionnel [75] et de se rassurer en espérant « retrouver le chemin d'une identité dans le fait que dorénavant les affaires qui viennent en audience sont plus « sérieuses », c'est-à-dire plus susceptibles d'intéresser une pratique du siège [76] ». Or, il est évident que le rôle des juges se situera toujours plus en amont, dans la discussion avec le parquet de tel ou tel point de la mise en œuvre de la politique pénale. Autrement dit, un rôle plus proactif, à l'image du parquet qui fait figure de précurseur.

Le management comme réponse

62Le management ne sera lui-même productif que si son application est concertée entre l'ensemble des magistrats. Les assemblées générales sont ainsi l'occasion pour le parquet d'expliquer aux juges du siège les orientations de sa politique pénale. Tel que le propose le Club des juristes [77], le schéma d'orientation des poursuites élaboré par le procureur de la République, déterminant les différents types de réponses à apporter en fonction des faits commis, pourrait être officialisé et approuvé par l'assemblée générale plénière. Cette procéduralisation d'un outil gestionnaire, allant dans le sens d'une coproduction déjà évoquée, doit permettre de le discuter, de l'évaluer et ainsi de « concilier les valeurs de performance et celle du procès équitable [78] ».

63Il est évident que les choix effectués en amont par l'ensemble des professionnels rendront d'autant plus fluide et cohérente la chaîne pénale dans son ensemble. De même, l'explication de cette politique pénale aux officiers de police judiciaire et, de manière plus innovante, au barreau, participe à cette exigence de lisibilité de l'action judiciaire et de légitimité qu'exige la mise en place de ce nouveau management. Bref, une politique pénale raisonnée et réfléchie, à mi-chemin entre management de la procédure et procéduralisation de certains process, ne saurait être portée par le seul parquet. Cela doit, à l'inverse, être un projet global de juridiction associant l'ensemble des acteurs.

64 Un retournement est donc nécessaire. D'un management subi qui éroderait les convictions professionnelles des magistrats, il est nécessaire de développer un management maîtrisé et mis au service de l'amélioration du fonctionnement de l'institution judiciaire, et qui permettrait aux magistrats, comme le suggère Jean Danet, de revendiquer les efforts faits, notamment depuis dix ans, face au « défi du nombre et de la complexité » dont parle Loïc Cadiet. En contraignant, par son côté subversif, la magistrature à s'interroger sur l'évolution de sa propre éthique professionnelle, à innover les réponses qu'elle apporte à la délinquance pour atteindre toujours plus d'efficacité, le management ne serait plus tant un risque, une menace de déliquescence qu'une occasion de reconquête de cette légitimité en question.

Conclusion

65En somme, ce que nous donne à voir ces questionnements identitaires, c'est que l'introduction du management au sein de la justice constitue, tout autant qu'une entreprise de rationalisation des choix budgétaires et de recomposition de l'architecture judiciaire, une question de culture professionnelle. En la matière, il appartient à chaque magistrat d'être artisan de ce changement, non sans avoir, au préalable, tenté d'apporter une réponse à la question capitale : « qui est je ? [79] »

  • M. BEAUVALLET, Les stratégies absurdes, comment faire pire en croyant faire mieux, Seuil, 2009
  • W. BROWN, Les habits neufs de la politique mondiale, Néolibéralisme et néoconservatisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2007
  • I. BRUNO et E. DIDIER, Benchmarking, La découverte, Zones, Paris, 2013
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  • M.-L. CAVROIS, H. DALLE, J.-P. JEAN (dir.), La qualité de la justice, La Documentation française, 2002 ;
  • J. DANET, La justice pénale entre rituel et management, PUR, Rennes, 2010 ; (dir.), La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, PUR, Rennes, 2013
  • V. DE GAULEJAC, La société malade de la gestion, Seuil, 2009 ; Travail, les raisons de la colère, Seuil, 2011 ; La recherche malade du management, Versailles, Quæ, 2012
  • G. DE LAGASNERIE, La dernière leçon de Michel Foucault, Fayard, 2012
  • M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France (1977-1978, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004 ; Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France (1978-1979, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004
  • B. FRYDMAN et E. JEULAND (dir.), Le nouveau management de la justice et l'indépendance des juges, Paris, Dalloz, Paris, 2011
  • A. GARAPON, La raison du moindre État, le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile Jacob, 2010
  • D. KAMINSKI, Pénalité, management, innovation, Travaux de la faculté de droit de Namur, n°29, Presses universitaires de Namur, 2009, Condamner, une analyse des pratiques pénales, Erès, 2015
  • M. MASSE, J.-P. JEAN, A. GIUDICELLI (dir.), Un droit pénal postmoderne ? Mise en perspective des évolutions et ruptures contemporaines, PUF coll. Droit et justice, 2009
  • C. MOUHANNA et B. BASTARD, Procureurs et substituts : l'évolution du système de production des décisions pénales, Droit et société, 2010. 35-53
  • C. VIGOUR, Justice : l'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques, Droit et société, 2006. 425-455
  • Club des juristes (le), Pour une administration au service de la justice, Rapport, Mai 2012
  • P. DELMAS-GOYON (dir.), Le juge du XXIe siècle, Un citoyen acteur, une équipe de justice, Rapport, déc. 2013
  • Institut des hautes études sur la justice, La prudence et l'autorité, L'office du juge au XXIe siècle, Rapport, mai 2013
  • J.-L. NADAL (dir.), Refondre le ministère public, Rapport, nov. 2013

Date de mise en ligne : 01/04/2019

https://doi.org/10.3917/rsc.1501.0049

Notes

  • [1]
    N. Arpagian, Et si la justice se mettait au management ?, Le nouvel économiste, 1998, n° 1115, p. 116.
  • [2]
    Sur les manifestations concrètes du management judiciaire, nous renvoyons notamment aux ouvrages d'A. Garapon, La raison du moindre État, le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile Jacob, 2010, J. Danet, La justice pénale entre rituel et management, PUR, Rennes, 2010 ; (dir.), La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, PUR, Rennes, 2013 et D. Kaminski, Pénalité, management, innovation, Travaux de la faculté de droit de Namur, n°29, Presses universitaires de Namur, 2009
  • [3]
    Il est devenu récurrent de voir des établissements pénitentiaires et des juridictions en état de cessation des paiements dans des proportions parfois très importantes. V. not. l'art. du Monde daté du 7 déc. 2012, « 60 % des établissements pénitentiaires sont en cessation de paiement ».
  • [4]
    N. Belorgey, L'hôpital sous pression, enquête sur le « nouveau management public », La découverte, Paris, 2010, p. 76.
  • [5]
    Loi organique relative aux lois de finance du 1er août 2001 et Révision générale des politiques publiques mises en œuvre de 2007 à 2012.
  • [6]
    B. Bastard et C. Mouhanna, Une justice dans l'urgence, PUF, Paris, 2007, p. 22.
  • [7]
    V. not. C. Vigour, Justice : l'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques, Droit et société, 2006/2, n° 63-34, p. 425-455.
  • [8]
    Pour autant, il est aujourd'hui admis que la pratique ancienne du classement sans suite était déjà une forme, embryonnaire certes, de management, permettant de gérer les flux.
  • [9]
    J. Commaille, La justice entre détraditionnalisation, néolibéralisation et démocratisation : vers une théorie de sociologie politique de la justice, in J. Commaille et M. Kaluszynski, La fonction politique de la justice, La découverte, 2007, p. 309.
  • [10]
    M. Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, Coll. Tel, 1976, p. 190.
  • [11]
    V. en ce sens les analyses de Michel Foucault, not. Surveiller et punir, Gallimard, Coll. Tel, 1975, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004 et Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France,1978-1979, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004.
  • [12]
    J. Chevallier, Management public et droit, Politiques et management public, Vol. 26/3, 2008, p. 95.
  • [13]
    Sur cette nouvelle économie de la justice pénale, l'auteur se permet de renvoyer, not., aux nombreuses contributions de Jean-Paul Jean, entre autres : 10 ans de réformes pénales : une recomposition du système judiciaire, Revue Regards sur l'actualité ; n° 300, La Documentation française, avr. 2004, p. 33-48 ; Politique criminelle et nouvelle économie du système pénal, AJ pénal 2006. 473 ; De l'efficacité en droit pénal, in Le droit pénal à l'aube du troisième millénaire, Mélanges en l'honneur du professeur Jean Pradesh, Cujas éd., nov. 2006 p. 135-152 et Le système pénal, La Découverte, coll. Repères, 2008.
  • [14]
    M. Walzer, Sphères de justice, Seuil, 1997.
  • [15]
    M. Revault d'Allonnes, La crise sans fin, Seuil, 2012, p. 141-142.
  • [16]
    M. Revault d'Allonnes, Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie ?, Seuil, 2010, p. 128.
  • [17]
    P. d'Iribarne, La logique de l'honneur, gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, 1989.
  • [18]
    W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Néolibéralisme et néoconservatisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2007, p. 84-85.
  • [19]
    I. Bruno et E. Didier, Benchmarking, La découverte, Zones, Paris, 2013, p. 210.
  • [20]
    V. de Gaulejac, La recherche malade du management, Versailles, Quæ, 2012.
  • [21]
    R. Gori, B. Cassin, C. Laval (dir.), L'appel des appels, pour une insurrection des consciences, Mille et une nuits, 2009, p. 58. V. également Contre la mort de l'hôpital public : l'appel des 25, www.tempsreel.nouvelobs.com, site consulté le 28 janv. 2014.
  • [22]
    Rapport de l'Institut des hautes études sur la justice, La prudence et l'autorité, l'office du juge au XXIe siècle, mai 2013, p. 115.
  • [23]
    J.-P. Jean, Le service public de la justice, Conférence d'ouverture du colloque : Peut-on évaluer l'efficacité des systèmes judiciaires ?, Site Internet du Conseil de l'Europe, Commission européenne pour l'efficacité de la justice, Newsletter de la CEPEJ n° 6, mars 2010, www.coe.int/t/dghl/cooperation/cepej/newsletter/2010/newsletterMars10_fr.asp, site consulté le 10 janv. 2015.
  • [24]
    Les barèmes ne sont toutefois qu'indicatifs et il appartient à chaque magistrat d'y déroger lorsqu'il estime que le cas qui lui est soumis le justifie. De plus, les barèmes permettent d'assurer, notamment pour des infractions de masse, une égalité de traitement entre les justiciables.
  • [25]
    Cité par B. Bastard et C. Mouhanna, op. cit., p. 20.
  • [26]
    C. Mouhanna et B. Bastard, Procureurs et substituts : l'évolution du système de production des décisions pénales, Droit et société, 2010/1, n° 74, p. 42.
  • [27]
    V. sur ce point D. Dray, Une nouvelle figure de la pénalité : décision correctionnelle en temps réel, rapport pour la Mission de recherche Droit et Justice, 1999.
  • [28]
    Crim., 8 janv. 2013, n° 12-84.953, Bull. crim. n° 2 ; AJ pénal 2013. 222, obs. J. Gallois ; RSC 2013. 400, obs. D. Boccon-Gibod.
  • [29]
    Ce que confirme l'art. D4 du Recueil des obligations déontologiques qui dispose que « le magistrat ne peut se déterminer sur des considérations étrangères à la loi ».
  • [30]
    J.-P. Vicentini, Le management et l'action du parquet, in B. Frydman et E. Jeuland (dir.), Le nouveau management de la justice et l'indépendance des juges, Paris, Dalloz, Paris, 2011, p. 33.
  • [31]
    B. Bastard et C. Mouhanna, op. cit., p. 40.
  • [32]
    Ibid. p. 43.
  • [33]
    C. Mouhanna et B. Bastard, op. cit., p. 41.
  • [34]
    J. Danet (dir.), La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, PUR, Rennes, 2013, p. 291.
  • [35]
    Ibid., p. 273.
  • [36]
    V. de Gaulejac, La recherche malade du management, Versailles, Quæ, 2012, p. 31-32.
  • [37]
    C. Vigour, Politiques et magistrats face aux réformes de la justice en Belgique, France et Italie, RFDA 2008. 22.
  • [38]
    V. de Gaulejac, La recherche malade du management, op. cit., p. 32.
  • [39]
    V. à ce sujet les publications du CEPEJ sur le site www.coe.int/cepej/fr.
  • [40]
    Successivement, art. a 15, d 22, c 37, c 10 et c 12 du Recueil des obligations déontologiques des magistrats, Conseil supérieur de la magistrature, Dalloz, 2010.
  • [41]
    À Créteil, un travail « moins rigoureux, moins respectueux », Le Monde, édition du 28 déc. 2013.
  • [42]
    P. Martens, Préface, in B. Frydman et E. Jeuland (dir.), op. cit., p. 1.
  • [43]
    D'autres magistrats vanteront, au contraire, les vertus d'une comparution en audience publique.
  • [44]
    J. Danet, La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 296.
  • [45]
    A. Ogien et S. Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie ?, La découverte, Paris, 2013, p. 121.
  • [46]
    M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 253.
  • [47]
    G. de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault, Fayard, 2012, p. 36.
  • [48]
    P. Martens in B. Frydman et E. Jeuland (dir.), op. cit., p. 3.
  • [49]
    G. de Lagasnerie, op. cit., p. 156.
  • [50]
    J. Revel, Le vocabulaire Foucault, Ellipses, Paris, 2009, p. 88.
  • [51]
    A. Garapon, Un nouveau modèle de justice : efficacité, acteur stratégique, sécurité, Esprit, nov. 2008, p. 121.
  • [52]
    V. de Gaulejac, La recherche malade du management, op. cit., p. 57.
  • [53]
    N. Belorgey, op. cit., p. 288.
  • [54]
    Des « gestionnaires de lits » pour sauver les urgences, Le Monde, édition du 10 avr. 2013.
  • [55]
    Sur la thématique de la qualité du système judiciaire, l'auteur se permet de renvoyer aux nombreuses contributions de Jean-Paul Jean, et notamment, La qualité de la justice au sens du Conseil de l'Europe, in « La qualité des décisions de justice, Actes du colloque de Poitiers », Conseil de l'Europe, Études de la CEPEJ n° 4, 2007 ; L'administration de la justice en Europe et l'évaluation de sa qualité, D. 2005. Chron. 598 ; Le contrôle et l'évaluation de la qualité du service public de la justice, in Le contrôle, Actes du colloque Franco-Néerlandais, Universités de Poitiers et Nimègue, PUP, LGDJ, 2012, p. 165-173. Mais également, M.-L. Cavrois, H. Dalle, J.-P. Jean (dir.), La qualité de la justice, La Documentation française, 2002 ; J.-P. Jean et D. Salas (dir.), Une administration pour la justice, RFAP n° 125, La Documentation française, 2008.
  • [56]
    Rapport du Club des juristes, Pour une administration au service de la justice, mai 2012, Rapport de l'Institut des hautes études sur la justice, La prudence et l'autorité, l'office du juge au XXIe siècle, mai 2013, Rapport de la commission de modernisation de l'action publique, sous la présidence de J.-L. Nadal, Refonder le ministère public, nov. 2013, Rapport du groupe de travail présidé par P. Delmas-Goyon, Le juge du XXIe siècle, déc. 2013, Rapport du groupe de travail présidé par D. Marshall, Les juridictions du XXIe siècle, déc. 2013.
  • [57]
    Rapport de l'Institut des hautes études sur la justice, op. cit.
  • [58]
    Rapport du Club des juristes, op. cit., p. 36.
  • [59]
    Souffrance que l'on retrouve de manière prégnante dans le milieu policier.
  • [60]
    Rapport de l'Institut des hautes études sur la justice, op. cit., p. 70.
  • [61]
    J.-P. Vicentini, op. cit., p. 35.
  • [62]
    I. Bruno et E. Didier, op. cit., p. 30.
  • [63]
    C. Vigour, op. cit., p. 451.
  • [64]
    N. Belorgey, op. cit., p. 29.
  • [65]
    J.-P. Vicentini, op. cit.
  • [66]
    M. Beauvallet, Les stratégies absurdes, comment faire pire en croyant faire mieux, Seuil, 2009.
  • [67]
    Comme c'est actuellement le cas au Tribunal de grande instance de Beauvais.
  • [68]
    F. Gros, Le principe sécurité, Gallimard, 2012, p. 236.
  • [69]
    Institut des hautes études sur la justice, op. cit., p. 70.
  • [70]
    H. Rosa, Accélération, Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 pour la traduction française, p. 149.
  • [71]
    J. Danet (dir.), La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 341.
  • [72]
    Ibid., p. 292.
  • [73]
    Ibid., p. 293.
  • [74]
    Institut des hautes études sur la justice, op. cit., p. 73.
  • [75]
    Pour autant, le rituel judiciaire tel que pratiqué il y a quelques années péchaient également par ses audiences tardives et les stocks de dossiers importants.
  • [76]
    J. Danet (dir.), La réponse pénale, dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 324.
  • [77]
    Rapport du Club des juristes, op. cit.
  • [78]
    J. Danet, La notion de schéma d'orientation, Cah. just. 2013. 21.
  • [79]
    V. DE GAULEJAC, Qui est je ?, Seuil, mars 2009.

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