Notes
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[1]
V. not. CEDH, déc., 16 oct. 2001, Einhorn c/ France ; CEDH, 11 avr. 2006, n° 19324/02, Léger c/ France, D. 2006. 1800, note J.-P. Céré ; AJ pénal 2006. 258, obs. S. Enderlin ; cette Revue 2007. 134, chron. F. Massias ; ibid. 350, chron. P. Poncela, § 90 ; 12 févr. 2008, gr. ch., Kafkaris c/ Chypre, § 97.
-
[2]
CEDH, gr. ch., Kafkaris c/ Chypre, préc., § 98 ; dans le même sens, V. gr. ch., 19 févr. 2009, A. et autres c/ Royaume-Uni, § 128.
-
[3]
V. déjà, CEDH, gr. ch., Kafkaris c/ Chypre, préc., § 97.
-
[4]
Dans le même sens, V. not. CEDH, 29 mars 2006, n° 67335/01, Achour c/ France, D. 2006. 2513, et les obs., note D. Zerouki-Cottin ; ibid. 1649, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; Just. & cass. 2008. 215, étude K. Guermonprez-Tanner ; AJ pénal 2006. 215 ; ibid. 360, obs. C. Saas ; RSC 2006. 677, obs. F. Massias, §§ 44 et 51 ; Kafkaris c/ Chypre, préc. § 99 ; 17 janv. 2012, Choreftaki c/ Grèce, § 55.
-
[5]
Sur cette thèse, V. cette Revue 2009. 656 (obs. ss CEDH, gr. ch., 30 mars 2009, Léger c/ France, préc.).
-
[6]
Sur la question, V. R. Parizot, Prévention du meurtre : la Cour européenne des droits de l'homme va-t-elle trop loin ?, D. 2013. 188.
-
[7]
En ce sens, V. not. CEDH, gr. ch., 28 oct. 1998, Osman c/ Royaume-Uni, § 115 ; 9 juin 2009, n° 33401/02, Opuz c/ Turquie, § 128 (V. cette Revue 2010. 219, obs. J.-P. Marguénaud).
-
[8]
CEDH, gr. ch., 24 oct. 2002, Mastromatteo c/ Italie, § 69 ; dans le même sens, V. CEDH, 15 déc. 2009, Maiorano et autres c/ Italie, § 109 (V. cette Revue 2010. 219, obs. J.-P. Marguénaud).
-
[9]
V. R. Parizot, étude préc., p. 192-193.
-
[10]
V. cette Revue 2010. 656.
-
[11]
Comp. arrêt A. et autres c/ Royaume-Uni, préc., § 128.
-
[12]
V. cep. CEDH, 25 avr. 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni, arrêt dans lequel la Cour a considéré que la peine corporelle de fustigation était « par nature » (§ 33) une « peine dégradante » (§ 35), et 22 juin 2006, D. et autres c/ Turquie, dans lequel elle estime que la peine de flagellation est « “inhumaine” en soi » (§ 50) ; contra, V. l'arrêt Jabari c/ Turquie du 11 juill. 2000 dans lequel la Cour ne suit pas le HCR identifiant clairement le risque pour la requérante « de se voir infliger une peine inhumaine telle la mort par lapidation, le fouet ou la flagellation » (§ 18), évoquant, elle, « le risque réel pour la requérante d'être soumise à des traitements contraires à l'article 3 » (§ 41).
-
[13]
En ce sens, impl., V. CEDH, D. et autres c/ Turquie, préc., § 50 (à propos de la peine de flagellation) ; 17 janv. 2012, Vinter et autres c/ Royaume-Uni, § 89 (à propos des « peines nettement disproportionnées »).
-
[14]
V. C. pén., art. 221-3, al. 2, et 221-4, al. 2.
-
[15]
V. cette Revue 2009. 176, obs. J.-P. Marguénaud.
-
[16]
V. cette Revue 2010. 685, obs. J.-P. Marguénaud.
-
[17]
V. le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature (pour l'heure « suspendu », en l'absence de majorité qualifiée au Parlement), qui prévoit not. de modifier l'art. 65 de la Constitution afin de renforcer l'indépendance des magistrats du parquet, qui seraient tous nommés sur avis conforme du CSM, lequel deviendrait, par ailleurs leur organe disciplinaire et l'art. 30 C. pr. pén. tel que modifié par l'art. 1er de la loi n° 2013-669 du 25 juill. 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l'action publique.
-
[18]
Cette durée pourrait être, en prenant en compte diverses considérations techniques qu'il serait trop long de détailler ici, soit de 24h au moins, soit de 48h au moins.
-
[19]
Ass. plén., 15 avr. 2011, Bull. crim. 2011, Ass. plén. n° 3 ; Ass. plén. n° 4 ; V. aussi Ass. plén., 15 avr. 2011, Bull. crim. 2011, Ass. plén. n° 1.
-
[20]
Dans le même sens, V. not. CEDH, gr. ch., Medvdyev et autres c/ France, préc., § 121.
-
[21]
En ce sens, outre le présent arrêt, V. not. CEDH, gr. ch., 29 avr. 1999, Aquilina c/ Malte, § 51 ; 27 juill. 2004, Ikincisoy c/ Turquie, § 103 ; 5 déc. 2006, Sar et autres c/ Turquie, § 28.
-
[22]
V. not. CEDH, gr. ch., 13 oct. 2006, Mc Kay c/ Royaume-Uni, §§ 31 à 33.
-
[23]
§ 119.
-
[24]
§ 120.
-
[25]
§ 121.
-
[26]
V. cette Revue 2010. 675.
-
[27]
V. cette Revue 2009. 185, 2010. 193 et 2010. 696.
-
[28]
La chambre de la 4e section à la quelle les requêtes avaient été attribuées s'étant dessaisie, en application de l'art. 30 de la Convention, au profit de la Grande chambre.
-
[29]
V. not. CEDH, déc., 4 mai, Naleticic c/ Croatie ; déc., 17 janv. 2006, Kolk et Kislyiy c/ Estonie ; 24 juill. 2008, Kononov c/ Lettonie.
-
[30]
V. le § 186 de l'arrêt ; dans le même sens, V. déjà Comm. EDH, 20 juill. 1957, X. c/ Belgique ; 13 janv. 1997, Touvier c/ France.
-
[31]
Déjà commise, il est vrai, au § 186 de l'arrêt de Grande chambre Kononov c/ Lettonie du 17 mai 2010.
-
[32]
Contra, V. l'opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, jointe au présent arrêt, qui n'envisage étrangement le jeu de la clause de dérogation exceptionnelle que pour la seule norme de comportement.
-
[33]
V. J.-P. Marguénaud, cette Revue 2010. 234.
-
[34]
En ce sens, V. Crim., 30 mai 2000, Bull. crim. n° 205.
-
[35]
V. J.-P. Marguénaud, cette Revue 2009. 185.
-
[36]
Comme elle le fait souvent, de manière contestable, elle évacue la question de la qualité de la loi, l'estimant étroitement liée à celle de la nécessité de l'ingérence.
-
[37]
J.-P. Marguénaud, cette Revue 2009. 184.
-
[38]
L'art. 706-53-10, al. 1er, C. pr. pén. dispose que « toute personne dont l'identité est inscrite dans le fichier peut demander au procureur de la République […] d'ordonner l'effacement des informations la concernant si les informations ne sont pas exactes ou si leur conservation n'apparaît plus nécessaire compte tenu de la finalité du fichier, au regard de la nature de l'infraction, de l'âge de la personne lors de sa commission, du temps écoulé depuis lors et de la personnalité actuelle de l'intéressé ».
-
[39]
V. l'art. 21 de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 loi portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France.
-
[40]
En ce sens, cf. Crim., 21 déc. 1966, Bull. crim. n° 300 ; cette Revue 1967. 449, obs. A. Vitu.
-
[41]
V. cette Revue 2011. 716.
-
[42]
§ 31 de l'arrêt Artun et Güvener c/ Turquie.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
§ 55 de l'arrêt Orti et Mondragon c/ Espagne.
-
[45]
P. Auvret, Délits de presse envers les autorités publiques françaises, J.-Cl. Communication, Fasc. 3136, 2007, n° 1.
-
[46]
V. le rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République sur le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France, par Mme Marietta Karamanli, enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 27 mars 2013, Rapport législatif n° 840, p. 8 et 23 (V. aussi les p. 157-158).
-
[47]
Compte tenu du fait que la Cour européenne des droits de l'Homme a rendu treize arrêts le 13 mars 2013, la rédaction est toutefois un peu surprenante : porté par son élan européaniste, le Parlement aurait pu se référer à « l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme Eon c/ France du 14 mars 2013 ».
-
[48]
En ce sens, V. CEDH, 25 janv. 2007, Vereinigung, Bildender Künstler c/ Autriche, § 33.
-
[49]
V. déjà, CEDH, 20 oct. 2009, Alves da Silva c/ Portugal, § 27.
-
[50]
V. cette Revue 2012. 260.
Article 3 – Interdiction des peines et traitements inhumains ou dégradants
1. Du droit à l'espoir des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité
1(CEDH, 9 juillet 2013, n° 66069/09, 130/10 et 3896/10, Vinter c/ Royaume-Uni, D. 2013. 2081, obs. M. Lena, note J.-F. Renucci ; AJ pénal 2013. 494, obs. D. van Zyl Smit)
2Entre 2001 et 2008, la Cour européenne des droits de l'Homme a eu plusieurs fois l'occasion d'indiquer qu'« [elle] n'exclut pas que la condamnation d'une personne à une peine perpétuelle puisse poser une question sous l'angle de l'article 3 de la Convention [1] ». Dans son arrêt de Grande chambre Kafkaris c/ Chypre du 12 février 2008, elle a précisé les conditions dans lesquelles une peine perpétuelle est, selon elle, compatible avec la Convention : « là où le droit national offre la possibilité de revoir la peine perpétuelle dans le but de la commuer, de la suspendre ou d'y mettre fin ou encore de libérer le détenu sous condition, il est satisfait aux exigences de l'article 3 [2] ». Le 17 janvier 2012, munie de cette « feuille route », une chambre de la quatrième section de la Cour, par quatre voix contre trois, avait cru pouvoir conclure à la non-violation de l'article 3 dans la présente affaire. C'est à une tout autre conclusion qu'arrive la Grande chambre, qui constate, elle, une violation de l'article 3 par seize voix contre une, confortant et complétant utilement les principes dégagés dans l'arrêt Kafkaris sus-évoqué.
3En l'espèce, les requérants, trois détenus britanniques condamnés en 1986, 1996 et 2008 à une peine de perpétuité réelle (whole life order) pour de scabreux assassinats, arguaient d'une violation de l'article 3 de la Convention dans la mesure où, en application de l'article 30 § 1 du Crime (Sentences) Act de 1997 permettant au ministre de l'Intérieur (Secretary of State) de mettre en liberté conditionnelle un détenu condamné à la réclusion à perpétuité s'il est convaincu que des circonstances exceptionnelles justifient pareille mesure, ils n'étaient très hypothétiquement libérables que pour les motifs humanitaires (maladie mortelle avec risque de décès à brève échéance ou état grabataire ou invalidité grave) et aux conditions cumulatives (risque de récidive minime, maintien en détention réduisant l'espérance de vie, dispositions prises pour soigner et traiter le détenu hors de l'établissement pénitentiaire et libération anticipée « grandement dans l'intérêt du détenu ou de sa famille ») énumérés de manière exhaustive au Chapitre 12 de l'ordonnance n° 4700 de l'administration pénitentiaire précisant les critères d'exercice du pouvoir ministériel. Partant, selon eux, leurs peines étaient incompressibles, aucun détenu condamné à la perpétuité réelle n'ayant jamais été élargi en vertu de l'article 30 de la loi de 1997.
4La Cour commence par réaffirmer [3] que les États contractants sont libres d'infliger des peines perpétuelles aux auteurs d'infractions particulièrement graves telles que l'assassinat : « le faire n'est pas en soi prohibé par l'article 3 ni par aucune disposition de la Convention » (§ 106). Elle adopte ainsi, il faut le relever, un niveau de protection moindre que celui qui existe dans plusieurs États membres du Conseil de l'Europe, par elle cités (Andorre, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, l'Espagne, le Monténégro, la Norvège, le Portugal, Saint-Marin et la Serbie), qui excluent purement et simplement la réclusion à perpétuité de leur arsenal répressif. Plus que par l'affirmation un peu alambiquée selon laquelle « le choix que fait l'État d'un régime de justice pénale, y compris le réexamen de la peine et les modalités de libération, échappe en principe au contrôle européen pour autant que le système ne méconnaisse pas les principes de la Convention [sic] » (§ 104 [4]), ce refus de la Cour de Strasbourg de considérer la peine de réclusion à perpétuité comme étant en soi inhumaine [5] s'explique par la promotion, dans sa jurisprudence, de l'obligation positive de prévenir le meurtre [6], laquelle doit s'entendre non seulement comme l'obligation pour l'État d'agir aux fins de prévenir le meurtre d'une ou plusieurs personnes identifiées [7] mais aussi, désormais, comme celle d'« assurer une protection générale de la société contre les agissements éventuels [de] personnes purgeant une peine d'emprisonnement pour avoir commis des crimes violents [8] ». Dans le présent arrêt, la Cour confirme cette évolution jurisprudentielle en affirmant que « la Convention impose aux États contractants de prendre des mesures visant à protéger le public des crimes violents » (§ 107), estimant, dans la foulée, qu'« elle ne leur interdit pas d'infliger à une personne convaincue d'une infraction grave une peine d'une durée indéterminée permettant de la maintenir en détention lorsque la protection du public l'exige » (ibid.). Selon la Cour, « le simple fait [que des individus reconnus coupables de meurtre ou d'autres infractions graves] sont peut être déjà restés longtemps en prison n'atténue en rien l'obligation positive de protéger le public qui incombe à l'État : celui-ci peut s'en acquitter en maintenant en détention les condamnés à perpétuité aussi longtemps qu'ils demeurent dangereux » (§ 108).
5Le malaise qui peut légitimement naître de l'ampleur, dans la jurisprudence européenne, de l'obligation positive incombant aux États de protéger la vie [9] et la déception de ne pas voir, dans le présent arrêt, le juge européen des droits de l'Homme franchir le Rubicon garantiste qu'eût constitué le constat d'inconventionnalité de la réclusion à perpétuité [10] sont atténués par les développements consacrés à la nécessité d'offrir aux personnes condamnées à perpétuité la perspective, fût-elle ténue, d'être un jour libérées. Plus diserte que dans l'arrêt Kafkaris c/ Chypre, la Cour estime que « plusieurs raisons expliquent que pour demeurer compatible avec l'article 3, une peine perpétuelle doit offrir à la fois une chance d'élargissement et une possibilité de réexamen » (§ 110). Elle considère, tout d'abord, qu'« il va de soi que nul ne peut être détenu si aucun motif légitime d'ordre pénologique ne le justifie » (§ 111), les impératifs de châtiment, de dissuasion, de protection du public et de réinsertion qui existent au moment de la condamnation évoluant en cours d'exécution de la peine, « ce qui était la justification première de la détention au début de la peine ne le sera peut-être plus une fois accomplie une bonne partie de celle-ci » (ibid.), et « c'est seulement par un réexamen de la justification du maintien en détention à un stade approprié de l'exécution de la peine que ces facteurs ou évolutions peuvent être correctement appréciés » (ibid.). La Cour met ensuite en exergue ce que la juge Power-Forde qualifie pertinemment de « droit à l'espoir » dans son opinion concordante : « une personne mise en détention à vie sans aucune perspective d'élargissement ni possibilité de faire réexaminer sa peine perpétuelle risque de ne jamais pouvoir se racheter » (§ 112), et, « quoi qu'elle fasse en prison, aussi exceptionnels que puissent être ses progrès sur la voie de l'amendement, son châtiment demeure immuable et insusceptible de contrôle » (ibid.). S'inspirant de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, la Cour justifie encore les droits pour les condamnés à perpétuité à un réexamen de leur peine et à un éventuel élargissement par le « respect de la dignité humaine » (§ 113), « essence même [de la Convention] » (ibid.). Après avoir observé que « le droit européen et le droit international confortent aujourd'hui clairement le principe voulant que tous les détenus, y compris ceux purgeant des peines perpétuelles, se voient offrir la possibilité de s'amender et la perspective d'être mis en liberté s'ils y parviennent » (§ 114), la Cour met enfin en exergue l'impératif de réinsertion des détenus, précisant que « les instruments pertinents du Conseil de l'Europe […] démontrent tout d'abord que [cet impératif] de réinsertion vaut tout autant pour les détenus condamnés à la prison à vie et ensuite que, lorsque pareils détenus s'amendent, ils doivent eux aussi pouvoir espérer bénéficier d'une libération conditionnelle » (§ 116), et relevant que l'« on trouve dans le droit international cette même volonté de réinsérer les condamnés à perpétuité et de leur offrir la perspective d'être libéré un jour » (§ 118).
6Pour toutes ces raisons, « la Cour considère qu'en ce qui concerne les peines perpétuelles l'article 3 doit être interprété comme exigeant qu'elles soient compressibles, c'est-à-dire soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l'exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l'amendement qu'aucun motif légitime d'ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention » (§ 119). Toutefois, « compte tenu de la marge d'appréciation qu'il faut accorder aux États contractants en matière de justice criminelle et de détermination des peines » (§ 120), elle se refuse à dicter, d'une part, la forme que doit prendre un tel réexamen et, d'autre part, à indiquer à quel moment celui-ci doit intervenir. Sur la question du délai, elle constate cependant qu'« il se dégage des éléments de droit comparé et de droit international produits devant elle une nette tendance en faveur de l'instauration d'un mécanisme spécial garantissant un premier réexamen dans un délai de vingt-cinq ans au plus après l'imposition de la peine perpétuelle, puis des réexamens périodiques par la suite » (§ 120 in fine, renvoyant au § 117 dans lequel elle relève qu'une large majorité d'États garantissent en général un réexamen au bout de vingt-cinq années d'emprisonnement et au § 118 qui fait notamment référence à l'article 110 § 3 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale qui prévoit un réexamen au terme d'un même laps de temps). Quoi qu'il en soit, pour la Cour, « là où le droit national ne prévoit pas la possibilité d'un tel réexamen, une peine de perpétuité réelle méconnaît les exigences découlant de l'article 3 de la Convention » (§ 121). In casu, la Cour conclut à la violation de l'article 3, jugeant les conditions d'élargissement découlant de l'article 30 du Crime (Sentences) Act et du Chapitre 12 de l'ordonnance n° 4700 de l'administration pénitentiaire « extrêmement restrictives » (§ 127), une « mise en liberté pour motifs d'humanité ne correspondant pas à ce que recouvre l'expression “perspective d'élargissement” employée dans l'arrêt Kafkaris » (ibid.). Il apparaît ainsi que la conventionnalité des peines de réclusion à perpétuité est désormais conditionnée par l'existence d'un mécanisme efficient de réexamen susceptible de jouer au-delà d'un certain laps de temps (vingt-cinq ans, semble-t-il…) et permettant d'élargir les condamnés dont l'évolution permet d'envisager une réinsertion [11], la seule possibilité d'un élargissement pour les personnes mourantes ou infirmes ne satisfaisant pas aux exigences découlant de l'article 3.
7Si l'arrêt de Grande Chambre Vinter et autres c/ Royaume-Uni du 9 juillet 2013 ne fait a priori que préciser les principes dégagés dans l'arrêt, lui aussi de Grande Chambre, Kafkaris c/ Chypre du 12 février 2008, il contient en filigrane un apport intéressant quant à la lecture même de l'article 3 de la Convention. En effet, alors que ce dernier prohibe, outre la torture, les « peines ou traitements inhumains ou dégradants », tant la jurisprudence de la Cour que la doctrine entretiennent un certain flou artistique quant à la possibilité de considérer une peine comme étant per se inhumaine ou dégradante [12]. Pourtant, cette autonomie des notions de « peine inhumaine » et de « peine dégradante » est logiquement révélée par l'emploi de la première conjonction « ou » apparaissant dans le texte de l'article 3. L'intérêt d'une telle autonomie est de dispenser le juge européen des droits de l'Homme d'apprécier le dépassement du seuil de gravité nécessaire à l'identification d'un traitement inhumain et/ou dégradant : une peine inhumaine et/ou dégradante l'est en son principe, et point n'est besoin de caractériser, en plus, l'existence d'un traitement inhumain et/ou dégradant qui ne peut qu'être la conséquence logique du prononcé d'une telle peine [13]. Ainsi, en l'espèce, si la Cour fait abstraction de la problématique des seuils de gravité - au grand dam du juge partiellement dissident Villiger -, c'est parce qu'elle considère qu'une peine réellement perpétuelle, parce qu'incompressible, est incompatible avec l'article 3 de la Convention, et cela « dès la date d'imposition de la peine perpétuelle » (§ 122) - d'où l'indifférence de la Cour à l'égard du temps passé par les trois requérants en établissement pénitentiaire -, un détenu ayant le « droit […] de connaître le moment où le réexamen de sa peine aura lieu ou pourra être sollicité » (ibid.). Autant dire qu'une peine réellement perpétuelle - incompressible - doit être aujourd'hui considérée comme étant une « peine inhumaine » (cette qualification étant a priori induite par l'usage fait par la Cour du concept de « dignité humaine », il est quelque peu surprenant que l'arrêt n'y fasse pas expressément référence).
8S'agissant de l'impact de l'arrêt Vinter et autres sur le système pénal français, la Cour n'en facilite pas l'évaluation. De prime abord, le délai de trente ans prévu à l'article 720-4, al. 3, du code de procédure pénale, au seul terme duquel les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité incompressible pour certains meurtres aggravés [14] peuvent éventuellement bénéficier des dispositions concernant la suspension ou le fractionnement de la peine, le placement à l'extérieur, les permissions de sortir, la semi-liberté et la libération conditionnelle, n'est pas nécessairement incompatible avec l'article 3 de la Convention, puisque la Cour affirme ne pas pouvoir chiffrer le délai de réexamen d'une peine perpétuelle compte tenu de la marge nationale d'appréciation qu'elle reconnaît aux États parties en matière de justice criminelle et de détermination des peines. Sa faveur manifeste, et explicitée, pour un délai de vingt-cinq ans devrait cependant inciter le législateur français à réécrire l'article 720-4, al. 3, du code de procédure pénale aux fins de réduire de cinq ans le délai actuellement en vigueur et, un jour, les magistrats et les experts à considérer que ledit article n'a pas vocation à demeurer ad vitam aeternam purement décoratif.
Article 5 – Droit à la liberté et à la sûreté
2. La garde à vue préventive des hooligans
9(CEDH, 5e section, 7 mars 2013, n° 15598/08, Ostendorf c/ Allemagne, D. 2013. 710)
10 Au cours de ces dernières années, la Cour européenne des droits de l'Homme, de Salduz en Brusco, s'est surtout intéressée à la question du comment la garde à vue doit être organisée. La question du pourquoi une personne peut être placée en garde à vue mérite aussi de retenir son attention. Une affaire, relevant tout autant du droit du sport que du droit criminel, vient d'ailleurs de la rappeler à son bon souvenir.
11 L'arrêt Ostendorf c/ Allemagne du 7 mars 2013 invite donc à assister à une rencontre entre les droits de l'Homme et le football qui promet d'être particulièrement tendue. Tout, ou presque, oppose, en effet, le système européen de protection des droits de l'Homme, irradié par le principe de proportionnalité et le monde du football qui est le monde de la démesure et de la disproportion : démesure et disproportion des salaires des joueurs et des entraîneurs ; démesure et disproportion de la couverture médiatique obligeant à interrompre un reportage sur l'évolution dramatique de la situation en Syrie, en Égypte ou à Fukushima pour annoncer en direct que Châteauroux vient de relancer le championnat de Ligue 2 en égalisant à la dernière minute contre Laval ; démesure et disproportion des supporters qui, se faisant hooligans, n'hésitent pas à utiliser la violence pour peser sur le résultat d'un match ou pour se défouler à la fin de la rencontre. La Cour de Strasbourg avait déjà eu à connaître du fléau du hooliganisme puisque, par sa décision Association nouvelle des Boulogne Boys c/ France du 22 février 2011, elle avait déjà déclaré irrecevable la requête d'une association de supporters du PSG dissoute en 2008 pour avoir, au cours des saisons 2006/2007 et 2007/2008, multiplié, à l'occasion des matchs de leur équipe favorite, les actes de violence et d'incitation à la haine, notamment au moyen d'une banderole de sinistre mémoire assimilant les ch'tis lensois à des pédophiles. Cette décision éclairante pour l'étendue du droit à la liberté d'association consacrée par l'article 11 de la Convention n'était cependant que d'un intérêt secondaire pour les pénalistes. Or, l'affaire Ostendorf vient de placer le hooliganisme sur le terrain de l'article 5 § 1 qui s'est prêté à des développements majeurs du point de vue de la procédure pénale.
12 Un supporter du Werder de Brême, dûment répertorié pour avoir organisé de nombreuses bagarres à la sortie des matchs, s'était rendu en avril 2004 à Francfort-sur-le-Main en compagnie d'une quarantaine de ses congénères. Alertée de sa présence, la police locale, le soupçonnant de vouloir déclencher un pugilat de sa façon à la fin de la rencontre entre le Werder et l'Eintracht de Francfort, l'avait intercepté et, l'ayant trouvé porteur d'un certain nombre d'équipements parfaitement adaptés à de brutales modalités de défoulement, lui avait donné l'ordre de ne pas quitter le groupe de supporters qui l'accompagnait et qu'elle entendait surveiller étroitement. Comme il avait tenté de s'en écarter aux fins plausibles d'aller mettre au point les modalités pratiques de la bagarre avec une bande rivale, il avait été placé en garde à vue pendant 4 heures et libéré une heure après la fin du match, à un moment où il ne lui était plus possible de mettre au point à Francfort un programme d'action hooliganique.
13 Henrik Ostendorf avait donc fait l'objet d'une garde à vue décidée à fin exclusivement préventive. Or, par un important arrêt Ciullia c/ Italie du 22 février 1989, la Cour européenne des droits de l'Homme avait déjà jugé, dans une affaire relative à la lutte contre la délinquance mafieuse, qu'une privation de liberté ne répondait pas aux exigences de l'article 5 § 1 lorsqu'elle ne « s'inscrivait pas dans le cadre d'une procédure pénale ». En outre, un arrêt Epple c/ Allemagne du 24 mars 2005 avait consolidé cette solution, fondée sur une lecture combinée de l'article 5 § 1-c, de l'article 5 § 1-a et 5 § 3, au bénéfice d'un jeune punk adepte de journées du chaos que l'on avait placé en garde à vue pendant la durée du festival international de costumes folkloriques de l'île de Landau où sa présence remarquable avait laissé craindre une contestation énergique de ce type de manifestation culturelle passéiste. Le hooligan Ostendorf avait donc de fortes raisons de croire que la Cour de Strasbourg le reconnaîtrait victime d'une violation du droit à la liberté et à la sûreté consacré par cet article. Les juges européens ne l'ont pas suivi, mais le raisonnement qu'ils ont retenu pour pouvoir juger, à l'unanimité, qu'il n'y avait pas de violation de l'article 5 § 1 mérite de retenir l'attention. Il présente deux volets formant un contraste saisissant ; l'un, déployé à partir de l'article 5 § 1-c, peut passer pour un modèle de protection de la liberté contre les risques de détention arbitraire ; l'autre, s'appuyant sur la disposition de la lettre b de ce texte, fait la part très belle aux intérêts de l'action policière.
14 L'article 5 § 1-c spécifie l'un des rares cas dans lesquels une personne peut être privée de liberté suivant les voies légales : c'est celui de la personne arrêtée ou détenue en vue d'être conduite devant l'autorité judiciaire compétente lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l 'avoir accomplie. En l'espèce, il y avait des raisons plus que raisonnables de croire à la nécessité d'empêcher Henrik Ostendorf de commettre une infraction puisqu'on l'avait trouvé porteur de protège-dents et de gants de boxe remplis de sable annonçant une volonté de se lancer dans une grand concours de coups et blessures volontaires. Il n'y avait eu, en revanche, nulle intention de le traduire devant l'autorité judiciaire compétente puisqu'il s'agissait essentiellement de le neutraliser pendant la brève période où il aurait pu organiser des altercations entre bandes rivales de hooligans. Or, la Cour s'est montrée inflexible quant au respect de cette condition essentielle à la lutte contre les privations arbitraires de liberté. Elle a eu beaucoup de mérite à le faire car le gouvernement de l'État défendeur, soulignant l'importance accordée par la législation allemande aux gardes à vue préventives afin d'éviter les graves menaces que les manifestations de masse font courir à des victimes potentielles, avait vigoureusement plaidé pour une relecture jurisprudentielle de l'article 5 § 1-c de la Convention permettant d'inclure dans le champ des restrictions de liberté permises les confinements de précaution réalisés le temps de laisser passer l'orage indépendamment de toute intention de traduire les intéressés devant une autorité judiciaire. La Cour a néanmoins réaffirmé avec force que cet article ne pouvait pas être interprété de cette manière sans méconnaître le principe de protection de l'individu contre l'arbitraire qui lui est sous-jacent. On peut donc comprendre que, s'agissant du droit à la liberté, les réécritures de l'article 5 ne peuvent venir que d'un protocole additionnel dont l'Allemagne n'aura plus qu'à convaincre les 46 autres États membres du Conseil de l'Europe de l'impérieuse nécessité juridique et politique… Il faut croire que cette voie diplomatique n'inspire aucune confiance à la Cour puisque, aussitôt après s'être drapée dans les grands principes de protection de l'individu contre l'arbitraire, elle a trouvé la parade pour découvrir une justification conventionnelle aux 4 heures de garde à vue imposées au hooligan teuton impatient d'en découdre aux alentours de la pelouse de l'Eintracht de Francfort.
15 C'est l'article 5 § 1-b, admettant la privation de liberté d'une personne arrêtée ou détenue pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi, qui aura permis de voler au soutien de la prévention policière. C'est, plus précisément, au titre de l'exécution d'une obligation prescrite par la loi que la justification de la garde à vue par temps de match de football a été trouvée. On sait, notamment depuis l'arrêt Epple précité, que la privation de liberté est compatible avec la Convention si l'obligation en question est spécifique et concrète, si l'intéressé a négligé de la remplir, et si la détention vise exclusivement à garantir l'exécution de l'obligation sans revêtir de caractère punitif. En l'espèce, l'absence de caractère punitif semblant aller de soi, la Cour a estimé que Henrik Ostendorf avait été prévenu de manière suffisamment concrète et spécifique de l'obligation qui lui était faite de ne pas quitter le groupe de supporters du Werder de Brême de crainte qu'il n'aille organiser une confrontation générale avec les rivaux de Francfort et qu'il avait ostensiblement tenté de se soustraire à la surveillance de la police en prenant contact avec un autre hooligan. Pour bien montrer à quel point la protection de la liberté individuelle lui importe, la Cour a introduit une exigence supplémentaire en instaurant une distinction entre obligation d'accomplir un acte spécifique et obligation de ne pas commettre une infraction en un temps et en un lieu donnés qui appelle la fin de la privation de liberté dès que le temps est dépassé ou dès que l'intéressé a fait connaître son intention de ne plus commettre l'infraction. Or, le bouillant Ostendorf n'avait jamais manifesté le moindre désir de renoncer à aller défier les hooligans de Francfort pendant la garde à vue qui avait cessé une heure après la fin du match (lequel, il faut le préciser à l'intention des lecteurs passionnés de football et légitimement soucieux de rigueur sportive, s'était d'ailleurs terminé par la victoire à l'extérieur du Werder de Brême sur le score de 1 à 0). Même en tenant compte de ces exigences spécifiques, aucune privation de liberté arbitraire ne pouvait donc être reprochée à la police de Francfort-sur-le-Main.
16On peut admettre que la Cour européenne des droits de l'Homme se soit montrée compréhensive à l'égard des autorités qui luttent astucieusement contre les hooligans dont les accointances néo-nazies ne sont plus à démontrer. Du point de vue des principes conventionnels, sa démarche, qui laisse dans le flou le régime de la garde à vue préventive, stigmatisée en principe mais admise en pratique, doit cependant appeler quelques réserves. Il est notamment permis de se demander si la Cour n'est pas en train d'oublier que l'article 5 § 1-b vise l'exécution d'une obligation « prescrite par la loi ». Or, dans les précédentes applications de cette disposition invoquées dans l'arrêt Ostendorf, à savoir les arrêts Illiya Stefanov c/ Bulgarie du 22 mai 2008, Sarigiannis c/ Italie du 5 avril 2011, Lolova Karadzhova c/ Bulgarie du 27 mars 2012, Johansen c/ Norvège du14 octobre 1985 ou Gatt c/ Malte du 27 juillet 2010, il s'agissait bien d'obligations directement prescrites par la loi : obligation de témoigner ; obligation de décliner son identité ; obligation d'assister à une audience ; obligation d'accomplir un service civique, de verser une caution assortissant une mesure de libération conditionnelle… Ici, il s'agit de l'obligation légale de faire ce que la police a dit de faire. Ce n'est pas très rassurant et doit être mis en liaison avec les arrêts, tel que l'arrêt de Grande chambre Austin c/ Royaume-Uni du 15 mars 2012 relatif à la pratique du kettling, par lesquels la Cour déploie des trésors d'imagination pour aider la police à contenir les foules en toute conventionnalité…
17J.-P. M.
3. Précisions sur l'exigence de prompte traduction devant un juge ou un magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires des personnes arrêtées ou détenues
18(CEDH, 5e section, 27 juin 2013, n° 62736/09, Vassis c/ France, D. 2013. 1687, obs. O. Bachelet ; AJ pénal 2013. 549, obs. G. Roussel)
19La mer est décidément une pourvoyeuse d'affaires mettant en cause le droit à la liberté et à la sûreté consacré à l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'Homme. Après la décision d'irrecevabilité Rigopoulos c/ Espagne du 12 janvier 1999 et les arrêts Medvedyev et autres c/ France des 10 juillet 2008 [15] et 29 mars 2010 (Grande chambre) [16], dans la présente affaire, la Cour de Strasbourg a eu, une nouvelle fois, à se prononcer sur le respect dudit droit dans des circonstances que l'on peut qualifier de maritimes.
20 Particulièrement surveillé depuis plusieurs semaines par l'Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants, le Junior, un navire battant pavillon panaméen dont l'activité habituelle consistait à faire du cabotage entre les ports d'Afrique de l'Ouest, fut intercepté dans cette région le 7 févier 2008, à 1h30, par un bâtiment de la marine nationale, le Tonnerre. L'identité des neuf membres de l'équipage, de diverses nationalités, fut immédiatement contrôlée par les militaires de la marine nationale. Le 9 février, le ministère des Relations extérieures de Panama donnait officiellement son accord à un transfert de compétence juridictionnelle au profit de la France. Le 10 février, le Junior était dérouté vers Brest. Le 14 février les militaires découvrirent et saisirent divers produits stupéfiants. L'équipage fut alors placé sous la garde de fusiliers-marins. Le 25 février, le navire arriva dans le port breton. Les membres de son équipage furent remis au procureur de la République de Brest à 9h45 et placés en garde à vue 10h50. Le 26 février, leur garde à vue était prolongée pour une durée de vingt-quatre heures par le procureur de la République. Le 27 février, deux juges de la liberté et de la détention prolongèrent à nouveau la garde à vue des marins suspecté de trafic de produits stupéfiants. Enfin, le 29 février, ils furent mis en examen. Ayant vainement tenté d'obtenir l'annulation de l'ensemble de la procédure sur le fondement des paragraphes 1 et 3 de l'article 5 de la Convention (seuls les procès-verbaux établis durant leur détention en mer ayant été annulés par la chambre de l'instruction de Rennes), et après un infructueux pourvoi en cassation, les membres de l'équipage du Junior saisirent la Cour européenne des droits de l'Homme en octobre 2009, arguant, pour l'essentiel, d'une présentation trop tardive à un juge ou à un autre magistrat habilité à exercer des fonctions judiciaires au sens de l'article 5 § 3 de la Convention. Cette démarche est couronnée de succès puisque, à l'unanimité, le juge européen des droits de l'Homme constate une violation de la disposition conventionnelle invoquée (succès sans aucun effet juridique sur les condamnations prononcées à l'encontre des requérants le 8 février 2012 par la cour d'assises spéciale de Rennes).
21 En l'occurrence, la Cour était donc appelée à se prononcer sur le point de savoir si les autorités françaises avaient respecté l'exigence de promptitude qu'expriment les termes « aussitôt traduite » de l'article 5 § 3 de la Convention, étant précisé que, selon elle, « l'intervention d'un magistrat du ministère public au début et pendant la garde à vue ne soulève pas, en soi, de difficulté, pourvu que la personne gardée à vue soit ensuite présentée à "un juge ou [à] un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires" dans un délai conforme aux exigences de l'article 5 § 3 » (§ 53). Elle commence par rappeler qu'« elle a déjà admis, dans sa décision Rigopoulos […] et [dans] son arrêt [de Grande Chambre] Medvedyev et autres […], que la détention d'un équipage le temps de son convoiement vers un port de l'État défendeur, pendant seize et treize jours respectivement, n'était pas incompatible avec la notion d'“aussitôt traduit” énoncée à l'article 5 § 3 de la Convention, compte tenu de l'existence de “circonstances tout à fait exceptionnelles” qui justifiaient un tel délai » (§ 54). Dans la foulée, elle considère que les dix-huit jours nécessaires au convoiement du Junior relèvent de cette théorie des circonstances exceptionnelles, observant notamment que « rien n'indique que son acheminement ait pris plus de temps que nécessaire » (§ 55). S'agissant de la présentation des requérants aux deux juges de la liberté et de la détention environ quarante-huit heures après leur arrivée dans le chef-lieu du Finistère, elle indique que si « [elle] a déjà jugé qu'une durée de deux ou trois jours avant la présentation à “un juge ou [à] un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires” répondait à l'exigence de promptitude qu'expriment les termes “aussitôt traduite”, cela concernait des affaires dans lesquelles le début de la garde à vue coïncidait avec le début de la privation de liberté » (§ 56). Or, en l'espèce, la garde à vue a succédé à une période de dix-huit jours de privation de liberté. Aux yeux de la Cour, « rien ne pouvait justifier un […] délai supplémentaire d'environ quarante-huit heures dans les circonstances de l'espèce » (§ 59), les autorités judiciaires ayant eu tout le temps de préparer l'arrivée de l'équipage du Junior. Selon elle, le délai d'acheminement de dix-huit jours, sans contrôle juridictionnel, d'une part, « prive de justification la garde à vue de quarante-huit heures à laquelle les requérants ont ensuite été soumis » (§ 60), et, d'autre part, « constitue une circonstance particulière rendant l'exigence de promptitude, prévue à l'article 5 § 3 de la Convention, plus stricte que lorsque le début de la garde à vue coïncide avec la privation de liberté » (ibid.). Partant, « les requérants auraient dû être traduits, dès leur arrivée en France et sans délai, devant “un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires” » (ibid.). Eu égard à la clarté de la leçon européenne, et sous réserve d'un hypothétique arrêt de Grande Chambre qui lui sauverait la mise, le législateur français, pour éviter de futurs constats de violation de l'article 5 de la Convention, devra remettre les dispositions du code de procédure pénale relatives à la garde à vue sur le métier parlementaire aux fins de prévoir la présentation physique immédiate au juge des libertés et de la détention (ou au procureur de la République, peut-être prochainement « magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires [17] ») des personnes ayant subi, dans des circonstances exceptionnelles (maritimes ou autres), une privation de liberté (d'une durée à déterminer [18]) avant même d'être placées en garde à vue. En l'absence de réaction du législateur, les chambres de l'instruction éventuellement saisies de telles situations, se souvenant que « les États adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, sans attendre d'être attaqués devant elle ni d'avoir modifié leur législation [19] », pourraient annuler les gardes à vue s'étant déroulées en méconnaissance de la jurisprudence Vassis.
22Pour conclure, il convient de relever les contradictions qui apparaissent au paragraphe 61 de l'arrêt. En effet, pour étayer sa démonstration, après avoir précisé que « sa jurisprudence relative à des délais de deux ou trois jours […] n'a pas pour finalité de permettre aux autorités d'approfondir leur enquête et de réunir les indices graves et concordants susceptibles de conduire à la mise en examen des requérants par un juge d'instruction » - quelle est, alors, la finalité d'un tel délai ? -, la Cour juge utile de rappeler que « le but poursuivi par l'article 5 § 3 de la Convention est de permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle afin de protéger l'individu, par un contrôle automatique initial, et ce dans une stricte limite de temps qui ne laisse guère de souplesse dans l'interprétation [20] ». Il faudra peut-être que la Cour s'interroge sérieusement sur la compatibilité, par elle reconnue, d'un délai de « deux ou trois jours » sans présentation à un juge ou à un magistrat par la loi habilité à exercer des fonctions judiciaires [21] avec l'exigence d'un « contrôle automatique initial […] dans uns stricte limite de temps » ; étant rappelé, par ailleurs, que dans l'arrêt de Grande Chambre Medvedyev et autres c/ France - et dans quelques autres arrêts [22] - elle a observé que « l'article 5 § 3 vise structurellement deux aspects distincts : les premières heures après une arrestation, moment où une personne se retrouve aux mains des autorités, et la période avant le procès éventuel devant une juridiction pénale, pendant laquelle le suspect peut être détenu ou libéré [23] », et considéré que, s'agissant du premier aspect, « la jurisprudence de la Cour établit qu'il faut protéger par un contrôle juridictionnel la personne arrêtée ou détenue [24] », ajoutant que « [ce] contrôle juridictionnel […] doit […] être rapide [25] ». Certaines jurisprudences de la Cour ont ainsi parfois, telle la mer du fou chantant, des reflets bien changeants…
23D. R.
4. Les droits de l'Homme face à la guerre : le massacre de Srebrenica voilé par l'immunité de juridiction de l'ONU
24(CEDH, déc., 3e section, 11 juin 2013, n° 65542/12, Stichting Mothers of Srebrenica et autres c/ Pays-Bas)
25Faisant écho à un colloque limousin intitulé « Les droits de l'Homme face à la guerre : d'Oradour à Srebrenitsa » dont les Actes ont été publiés dans la collection « Thèmes et commentaires » des éditions Dalloz en 2009, et à une thèse limousine, éditée aux PULIM en 2012, consacrée à « la victime devant la justice pénale internationale » par Aurélien-Thibault Lemasson se prononçant fermement « pour une action civile internationale », une décision d'irrecevabilité du 27 juin 2013 Stichting mothers of Srebrenica et autres c/ Pays-Bas mérite de retenir l'attention au titre des sources internationales des droits de l'Homme, même si d'autres chroniques ont vocation à lui consacrer de plus larges développements.
26 Par une Résolution du Conseil de sécurité de l'ONU adoptée en avril 1993, la ville de Srebrenica et ses environs avaient été déclarés zone de sécurité à l'abri de toute attaque armée. Elle était devenue, au cœur du territoire contrôlé par l'armée de la République serbe de Bosnie (VRS), une enclave où une population majoritairement constituée de musulmans bosniens vivait tant bien que mal. Or, comme chacun s'en souvient, plus de 7 000 hommes et adolescents y furent exécutés en juillet 1995 par des unités de l'armée serbe sous le commandement du sinistre général Ratko Mladic. Ce dont on se souvient un peu moins, c'est que le massacre de Srebrenica a été perpétré sous les yeux d'un bataillon de la force de protection de l'ONU constitué de soldats néerlandais peu armés, en sous-effectif et sous-équipés, qui s'étaient montrés complètement impuissants à empêcher la prise de contrôle de l'enclave par la VRS. Sur le plan politique, le rapport d'un institut de recherche sur ces tragiques événements devait conduire à la démission du gouvernement néerlandais en avril 2002. Sur le plan juridique, une fondation de droit néerlandais créée pour introduire une procédure au nom des proches des victimes du massacre et dix ressortissants de la Bosnie-Herzégovine eux-mêmes proches de quelques unes de ces victimes se sont mobilisés pour engager, devant les juridictions nationales, une action civile contre l'État néerlandais et contre l'ONU en raison du génocide imputable au manquement à leur obligation d'assurer la protection de la population de l'enclave en échange du désarmement des forces bosniaques. Les juridictions néerlandaises les ayant déboutées en fonction de l'immunité de juridiction absolue dont bénéficie l'ONU, et la Cour suprême n'ayant pas jugé nécessaire de saisir la Cour de Justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, la fondation Stichting mothers of Srebrenica et les dix ressortissants de Bosnie-Herzégovine proches de victimes du massacre n'avaient plus pour seul espoir que de faire juger par la Cour européenne des droits de l'Homme que la mise en œuvre de l'immunité de juridiction de l'ONU devant les juridictions nationales avaient porté atteinte à leur droit d'accès à un tribunal découlant de l'article 6 § 1 de la Convention.
27 Ce n'était pas la première fois que la Cour de Strasbourg était pressée d'apprécier au regard de la Convention les conséquences d'opérations militaires menées, au nom d'une organisation internationale, par un État membre du Conseil de l'Europe sur le territoire d'un État qui n'en fait pas ou qui n'en faisait pas partie au moment des faits. Il est advenu que pareille confrontation ait favorisé une interprétation progressiste d'un article de la Convention. Tel a été le cas, on s'en souvient, dans l'affaire Al-Saadoon et Mufdhi c/ Royaume-Uni du 2 mars 2010 [26] où la participation du Royaume-Uni à la guerre d'Iraq à partir de 2003 a fourni à la Cour l'occasion d'admettre enfin que la peine de mort peut s'analyser en elle-même comme une peine inhumaine et dégradante au sens de l'article 3. Il est arrivé plus souvent, néanmoins, que la rencontre entre le droit de la Convention européenne des droits de l'Homme et les opérations militaires, conduites au nom de l'ONU ou de l'OTAN en dehors du Conseil de l'Europe par des États qui en sont membres, ait inspiré des décisions timorées à la Cour de Strasbourg. Tel a été le cas, en particulier, de la célèbre et très équivoque décision du 12 décembre 2001 Bankovic et autres c/ 17 États membres de l'OTAN qui avaient contribué aux bombardements de Belgrade du 24 mars au 8 juin 1999, suivant laquelle la Convention européenne des droits de l'Homme est un traité multilatéral opérant dans un contexte essentiellement régional, en sorte qu'elle n'a pas vocation à s'appliquer partout dans le monde même à l'égard des États qui l'ont ratifiée. Tel a aussi été le cas des décisions d'irrecevabilité du 2 mai 2007, exceptionnellement rendues par une Grande Chambre, dans les affaires Behrami et Behrami c/ France et Saramati c/ Allemagne, France et Norvège relatives aux événements du Kosovo suivant lesquelles :
28 1° l'ONU a une personnalité juridique distincte et n'est pas partie à la Convention en sorte qu'elle ne saurait relever du contrôle de la Cour européenne des droits de l'Homme ;
29 2° la Convention ne saurait s'interpréter de manière à faire relever du contrôle de la Cour de Strasbourg les actions et omissions des États Parties à la Convention couvertes par les Résolutions du Conseil de sécurité et commises avant ou pendant les missions de l'ONU consistant à préserver la paix et la sécurité internationale, car cela s'analyserait en une ingérence dans l'accomplissement d'une mission essentielle de l'ONU dans ce domaine, voire dans la conduite efficace de pareilles actions.
30 La décision Stichting mothers of Srebrenica et autres c/ Pays-Bas, qui se concentre sur le sort des dix parents de victimes du massacre après avoir, classiquement mais sèchement, fait observer à la fondation que, en tant que personne morale, les tragiques événements de juillet 1995 ne l'avaient nullement affectée, se situe dans le prolongement direct des décisions Behrani et Behrani et Saramati dont elle reprend l'essentiel de l'argumentation relative à l'importance de l'accomplissement de la mission de maintien de la paix et de la sécurité nationale de l'ONU. On remarque cependant que, au lieu d'examiner directement, comme ses devancières, la question de savoir si un État membre du Conseil de l'Europe peut être jugé responsable de violations de la Convention en raison d'une mission accomplie au nom de l'ONU, elle déduit indirectement l'irrecevabilité de la requête dirigée contre les Pays-Bas de l'affirmation suivant laquelle l'immunité de juridiction dont jouit l'ONU ne permet pas d'interpréter la Convention de telle sorte qu'elle soumettrait les actions et omissions du Conseil de sécurité à une juridiction nationale en l'absence de décision de l'ONU en ce sens. Surtout, la décision Stichting mothers of Srebrenica et autres se caractérise par l'interférence entre le plan civil sur lequel l'affaire avait été initialement placée et le droit international pénal.
31 Les requérants avaient, en effet, soutenu que l'immunité de juridiction de l'ONU devait être levée dans la mesure où son comportement, et celui des Pays-Bas exerçant une mission en son nom dans l'enclave bosniaque, étaient la cause d'un génocide. Cependant, la Cour de Strasbourg a écarté cet argument en estimant que le droit international ne permet pas de dire qu'une action civile devrait l'emporter sur l'immunité de juridiction pour la seule raison que l'action repose sur une allégation faisant état d'une violation particulièrement grave d'une norme internationale. Il faut souligner que la Cour de Strasbourg a puisé la force d'un tel courage de ne pas oser dans un récent arrêt de la Cour internationale de Justice Allemagne c/ Italie du 3 février 2012 relative à l'immunité de juridiction empêchant de réclamer à l'Allemagne réparation pour les dommages provoqués par ses troupes pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est pas la première fois que la Cour européenne de Strasbourg s'inspire de la Cour internationale de Justice de La Haye pour justifier une solution. C'est ainsi que, par son arrêt de Grande Chambre Mamatkoulov et Askarov c/ Turquie du 4 février 2005, elle s'était appuyée sur le célèbre arrêt de la CIJ Lagrand du 27 juin 2001 relatif à l'extradition par l'Allemagne de deux frères condamnés à mort aux U.S.A. Elle l'avait néanmoins fait pour justifier un courageux revirement de jurisprudence progressiste relatif au caractère obligatoire des mesures provisoires. La décision Stichting mothers of Srebrenica et autres c/ Pays-Bas offre donc un exemple inquiétant de synergie des sources internationales conduisant à une interprétation régressive de la Convention qui fait contraste avec les principes de synergie mise au service d'une interprétation évolutive dégagés par l'arrêt de Grande Chambre Demir et Baykara c/ Turquie du 12 novembre 2012. Cette attitude timorée conduit concrètement la Cour de Strasbourg à abandonner au bon vouloir de l'ONU la création d'un mode de règlement des contestations relatives aux conséquences de ses actions et omissions. De manière plus générale, elle se sert de l'immunité de juridiction de l'ONU pour empêcher les droits de l'Homme de venir au chevet des victimes directes ou collatérales des bombardements effectués et des massacres laissés s'accomplir en son nom par des États membres du Conseil de l'Europe. Il est quand même un peu paradoxal que des missions militaires, officiellement et généralement menées au nom des droits de l'Homme, puissent être conduites à l'abri des regards et du contrôle des droits de l'Homme…
32J.-P. M.
Article 7 – Non-rétroactivité de la norme pénale
5. La perte d'une chance d'être moins sévèrement puni sanctionnée par le juge européen des droits de l'Homme
33(CEDH, gr. ch., 9 juillet 2013, n° 2312/08 et 34179/08, Maktouf et Damjanovic c/ Bosnie-Herzégovine)
34 Après les arrêts de Grande chambre Korbely c/ Hongrie du 19 septembre 2008 et Kononov c/ Lettonie du 17 mai 2010 [27], l'arrêt Maktouf et Damjanovic c/ Bosnie-Herzégovine rendu, lui aussi en Grande chambre [28], le 18 juillet 2013 peut prima facie apparaître comme le troisième volet d'un triptyque européen consacré à la délicate question de la légalité pénale internationale. Ledit volet est toutefois un peu terne, dans la mesure où les enjeux juridiques de la présente affaire, s'ils ne sont pas négligeables, sont moindres que ceux qui étaient en cause dans les affaires Korbely et Kononov (il s'agissait, alors, de savoir si la seule existence d'une norme internationale de comportement au moment T1 de la commission de faits suffit à fonder leur répression dans un ordre juridique interne à un moment T2, alors pourtant que les normes nationales de comportement et de pénalité n'ont été adoptées dans ledit ordre que postérieurement au moment T1).
35 En l'espèce, le premier des deux requérants, Abduladhim Maktouf, pour des faits commis en octobre 1993 pendant la guerre d'indépendance, a été condamné à cinq ans d'emprisonnement le 4 avril 2006, par une chambre d'appel de la Cour d'État pour le crime de guerre de complicité de prise d'otages en application des articles 31 § 1 et 173 § 1 combinés du nouveau code pénal de Bosnie-Herzégovine entré en vigueur le 1er mars 2003 et ayant succédé au code pénal de 1976. Le second requérant, Goran Damjanovic, quant à lui, pour des faits perpétrés en juin 1992 à l'occasion de ces même événements historiques, a été condamné à onze ans d'emprisonnement le 19 novembre 2007 pour le crime de guerre de torture, lui aussi prévu par l'article 173 § 1 du code pénal de 2003. Pour apprécier correctement les faits de la cause, il convient de préciser que jusqu'en 2009 la Cour d'État appliquait systématiquement le code pénal de 2003 aux crimes de guerre commis en Bosnie-Herzégovine durant cette sombre période, l'estimant toujours plus clément que le code pénal de 1976 applicable lors de la commission des faits infractionnels. Depuis, elle applique le code pénal de 1976 aux cas les moins graves et continue à appliquer celui de 2003 aux cas les plus graves, qui concernent des faits passibles de la peine de mort en application du code de 1976, et à chaque fois qu'elle juge que, pour, une raison ou pour une autre, le code de 2003 est plus clément pour l'auteur de l'infraction. Il convient de relever que les deux codes pénaux en concurrence prévoient des éventails de peines différents pour les crimes de guerre : en vertu du code de 1976, les crimes de guerre sont passibles d'une peine d'emprisonnement de cinq à quinze ans ou, pour les cas les plus graves, de la peine de mort (une peine de vingt ans d'emprisonnement pouvait aussi être imposée au lieu de la peine de mort), les complices de crimes de guerre, comme le premier requérant, devant être punis comme s'ils étaient eux-mêmes les auteurs des crimes en question, leur peine pouvant être réduite à un an d'emprisonnement ; en application du code de 2003, les crimes de guerre sont punis d'une peine d'emprisonnement de dix à vingt ans ou, pour les cas les plus graves, d'une peine d'emprisonnement de longue durée de vingt à quarante-cinq ans, les complices de crimes de guerre devant être punis comme s'ils étaient eux-mêmes les auteurs des crimes en question, leur peine pouvant être ramenée à cinq ans d'emprisonnement. In casu, tout en indiquant que la peine de l'intéressé devait être ramenée au minimum possible, la Cour d'État a condamné A. Maktouf à cinq ans d'emprisonnement, peine minimale que prévoyait le code pénal de 2003, alors que si elle avait appliqué le code de 1976, elle aurait pu le condamner à un an d'emprisonnement seulement, et G. Damjanovic à onze ans d'emprisonnement, peine légèrement supérieure à a peine minimale de dix ans, alors que si elle avait appliqué le code de 1976, la Cour d'État aurait pu lui imposer une peine de cinq ans seulement, étant précisé que tant la peine de cinq ans infligée au premier requérant que celle de onze ans prononcée à l'encontre du second auraient pu être prononcées sur le fondement du code pénal de 1976. Les deux requérants ayant échoué dans leur tentative de faire annuler leurs condamnations par la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, ils saisirent la Cour européenne des droits de l'Homme aux fins de faire constater une violation de l'article 7 de la Convention au motif qu'ils s'étaient vu appliquer une loi pénale plus sévère que celle qui était applicable au moment de la commission des infractions pénales dont ils ont été reconnus coupables. Après avoir refoulé le second paragraphe de l'article 7 brandi par le Gouvernement de Bosnie-Herzégovine, la formation la plus solennelle de la Cour, à l'unanimité, conclut à violation de l'article 7 § 1, en prenant le soin d'indiquer que « cette conclusion doit être comprise comme signifiant non pas que des peines plus légères auraient dû être imposées, mais simplement que pour ce qui est de la fixation des peines ce sont les dispositions du code de 1976 qui auraient dû être appliquées aux requérants » (§ 76). La solution retenue, en ce qu'elle met hors jeu la clause de dérogation exceptionnelle de l'article 7 § 2 de la Convention, n'est pas à l'abri de la critique. Abstraction faite de cette réserve, il faut relever qu'elle permet de préciser le contenu de l'interdiction d'appliquer rétroactivement les normes de pénalité plus sévères.
36 Pour tenter de convaincre la Cour de la non-violation de l'article 7 de la Convention, le Gouvernement, entre autres arguments, invoquait le second paragraphe de celui-ci stipulant que « le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d'une personne coupable d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d'après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Se plaçant sur le terrain de la norme de pénalité, ici en cause, il affirmait que, selon lui, en application de l'article 7 § 2, « si au moment de sa commission, [une] action [est] criminelle tant d'après les “principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées” que d'après le droit national, une peine plus lourde que celle applicable en droit national au moment des faits [peut] être imposée » (ibid.) ; et, dès lors que « les actes commis par les requérants dans la présente affaire étaient criminels en vertu des “principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées” […], la règle de la non-rétroactivité des peines ne s'appliquerait pas à leur cas et il aurait été possible de leur imposer n'importe quelle peine » (ibid.). La Cour, confirmant sur ce point la position qu'elle avait adopté, après ses hésitations antérieures [29], dans l'arrêt de Grande chambre Kononov c/ Lettonie du 17 mai 2010 [30], déclare ne pas pouvoir souscrire à cet argument tiré du second paragraphe de l'article 7, qui « ne cadre pas avec les travaux préparatoires, d'où il ressort que l'article 7 § 1 peut être considéré comme exposant la règle générale de la non-rétroactivité et que l'article 7 § 2 n'est qu'une précision contextuelle du volet de cette règle relatif à la responsabilité, ajoutée pour lever tout doute concernant la validité des poursuites engagées après la Seconde Guerre mondiale contre les auteurs d'exactions commises pendant cette guerre » (§ 72). Ainsi, pour la Cour, « il est clair que les auteurs de la Convention n'avaient pas l'intention de ménager une exception générale à la règle de la non-rétroactivité » (ibid.), « les deux paragraphes de l'article 7 [étant] liés et [devant] faire l'objet d'une interprétation concordante » (ibid.). Pour deux raisons, au moins, cette réponse à l'argumentaire gouvernemental peut ne pas emporter la conviction. Tout d'abord, eu égard à la rédaction claire et non contextualisée du second paragraphe de l'article 7, il n'est a priori aucune raison de faire prévaloir les intentions des auteurs de la Convention sur la lettre, dépourvue d'ambiguïté, dudit paragraphe - étant rappelé, par ailleurs, cette évidence que des actes contraires aux « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » le sont quelle que soit la date de leur commission ! -. Ensuite, l'affirmation selon laquelle les deux paragraphes de l'article 7, étant liés, doivent faire l'objet d'une « interprétation concordante » laisse perplexe dans la mesure où elle est « hors sujet ». Ici invoquée en faveur de la prétendue absence d'exception générale à la règle de la non-rétroactivité, cette exigence d'interprétation concordante entre les deux paragraphes de l'article 7 a été formulée pour la première fois dans la décision d'irrecevabilité Tess c/ Lettonie du 12 décembre 2002 (cette affaire ne portait d'ailleurs pas sur des faits commis durant la Seconde Guerre mondiale mais sur des faits commis en République soviétique socialiste de Lettonie en février et mars 1949). Or, il s'agissait alors pour la Cour de préciser que la référence faite par le second paragraphe au « jugement et à la punition » ne permettait pas de considérer que ledit paragraphe devait « être interprété comme faisant entrer l'ensemble de cet article en jeu du seul fait du "jugement" de l'accusé, avant même que la condamnation soit prononcée et devienne définitive », faisant ainsi prévaloir la formulation du premier paragraphe (« Nul ne peut être condamné etc. »). D'où le rejet de la requête du dénommé Tess comme étant prématurée, celui-ci ayant été déféré devant la juridiction de jugement mais n'ayant pas encore été condamné. À la lumière - indispensable - de la décision Tess c/ Lettonie, il apparaît ainsi qu'évoquer l'exigence d'interprétation concordante des deux paragraphes de l'article 7 pour conforter la thèse suivant laquelle les auteurs de la Convention n'entendaient pas ménager une exception générale à la non-rétroactivité n'est ni plus moins qu'une erreur de raisonnement [31]. En procédant à une lecture non historicisée, et rationnelle, de l'article 7 § 2 de la Convention, la Cour aurait pu faire sien l'argument du Gouvernement et considérer que cette clause de dérogation exceptionnelle permet de faire rétroagir un texte aggravant les peines encourues - le second paragraphe de l'article 7, qui n'opère aucune distinction, permettant de déroger tant à la règle de la non-rétroactivité de la norme de comportement qu'à celle de la norme de pénalité [32] -. Quoi qu'il en soit, la négation par la Cour du caractère général du second paragraphe de l'article 7 de la Convention fait de celui-ci une verrue historique dont on peut penser qu'elle devrait un jour être éradiquée par un protocole d'amendement (qui pourrait d'ailleurs utilement, par la même occasion, et après l'arrêt de Grande Chambre Scoppola c/ Italie n° 2 du 17 sept. 2009 [33], consacrer la règle de la rétroactivité in mitius).
37 Raisonnant, donc, dans le seul cadre de l'article 7 § 1 de la Convention, la Cour observe que, même si « les peines imposées aux requérants en l'espèce s'inscrivaient aussi bien dans la fourchette prévue par le code pénal de 1976 que dans celle prévue par le code pénal de 2003 » (§ 70), ce qui ne permet pas de « dire avec certitude que l'un ou l'autre se serait vu infliger une peine plus légère si l'ancien code avait été appliqué au lieu du nouveau » (ibid.), « le point crucial […] est que les intéressés auraient pu se voir imposer des peines plus légères si le code de 1976 leur avait été appliqué » (ibid.). Partant, pour la Cour, « dès lors qu'il existe une possibilité réelle que l'application rétroactive du code de 2003 ait joué au détriment des requérants en ce qui concerne l'infliction de la peine, on ne saurait dire que ceux-ci aient bénéficié, conformément à l'article 7 de la Convention, de garanties effectives contre l'imposition d'une peine plus lourde » (ibid.). La Cour va ainsi au-delà des exigences de l'article 7 § 1 - l'article 7 de la Convention est décidément le laboratoire des audaces interprétatives de la Cour… -, qui fait uniquement obstacle à l'infliction d'une « peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise », ce qui, on l'a vu, n'était pas le cas en l'espèce. Elle sanctionne très précisément la perte d'une chance d'être moins sévèrement puni, considérant que si les chambres d'appel de la Cour d'État saisies des crimes de guerre commis par A. Maktouf et G. Damjanovi avaient utilisé le code pénal de 1976, les deux requérants se seraient vraisemblablement vus infliger des peines moins lourdes. En faisant référence à la « possibilité réelle que l'application rétroactive du code de 2003 ait joué au détriment des requérants », elle trouble toutefois son message juridique, car, enfin, une chose est de considérer que la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 7 doit être interprétée comme interdisant de condamner une personne sur le fondement d'une loi nouvelle augmentant le quantum de la ou des peines encourues, quand bien-même la peine prononcée aurait-elle pu l'être sur le fondement de la loi ancienne, une autre est de conditionner le jeu du mécanisme de la non-rétroactivité des peines ainsi conçu à la caractérisation d'une réelle chance d'être moins durement sanctionné par le juge répressif. Du point de vue « franco-français », le byzantinisme de la solution retenue dans le présent arrêt ne contraint pas le législateur à modifier les termes de l'article 112-1, al. 2, du code pénal. Quant à la Chambre criminelle, elle devrait pouvoir continuer à user de la théorie de la peine justifiée lorsque qu'une peine prononcée en application d'une loi ayant rehaussé le maximum encouru entre néanmoins dans les prévisions de la loi ancienne moins sévère [34].
Article 8 – Droit au respect de la vie privée
6. Fichier automatisé des empreintes digitales (FAED) : la France rattrapée par l'arrêt S. et Marper c/ Royaume-Uni
38(CEDH, 5e section, 18 avril 2013, M. K. c/ France, n° 19522/09, France, D. 2013. 1067, et les obs.)
39 Nonobstant certains conseils avisés [35], les autorités normatives françaises n'ont vraisemblablement pas procédé à une lecture attentive de l'arrêt de Grande Chambre S. et Marper c/ Royaume-Uni rendu le 4 décembre 2008 par la Cour européenne des droits de l'Homme. Si tel avait été le cas, elles n'auraient certes pu éviter le constat de violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme dans la présente affaire, dont les faits se sont déroulés avant la publication de l'arrêt de Grande Chambre sus-cité, mais elles auraient, le jour où l'arrêt ici commenté a été rendu, le 18 avril 2013, adopté un dispositif législatif et/ou réglementaire qui se serait d'ores et déjà substitué au défectueux décret n° 87-249 du 8 avril 1987 relatif au fichier automatisé des empreintes digitales géré par le ministère de l'Intérieur.
40 En février 2004, une enquête pour vol de livres fut ouverte à l'encontre du requérant. À cette occasion, ses empreintes digitales furent l'objet d'un prélèvement. En février 2005, le requérant était relaxé par la cour d'appel de Paris. En septembre 2005, il était placé en garde à vue dans le cadre d'une enquête de flagrance, toujours pour vol de livres. Les empreintes digitales de ce grand lecteur furent à nouveau prélevées. En février 2006, cette seconde procédure fut classée sans suite par le procureur de la République de Paris. Dans la foulée, les empreintes relevées lors des deux procédures furent enregistrées au fichier automatisé des empreintes digitales (FAED). Le 21 avril 2006, dans les conditions prévues par l'article 7-1, al. 2, du décret de 1987, le requérant demandait au procureur de la République de Paris l'effacement de ses empreintes. Suite à cette démarche, le 31 mai 2006, seules les empreintes prélevées lors de la première procédure furent effacées, le procureur faisant valoir au requérant que la conservation des empreintes prélevées lors de la seconde procédure se justifiait dans son intérêt, en permettant d'exclure sa participation à des faits commis par un tiers usurpant son identité. Usant de la faculté offerte par l'article 7-1, al. 4, du décret de 1987 précité, le requérant forma alors un recours devant le juge des libertés et de la détention, lequel, le 25 août 2006 rejeta sa demande. Dans son ordonnance, le magistrat estima que la conservation des empreintes était de l'intérêt des services d'enquête, leur permettant de disposer d'un fichier ayant le plus de références possibles, ajoutant que cette conservation ne causait aucun grief au requérant dès lors qu'elle était confidentielle et ne pouvait avoir aucune répercussion sur sa vie sociale ou personnelle. L'ordonnance du juge des libertés et de la détention fut ensuite confirmée par le président de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, saisi en application de l'article 7-1, al. 6, du décret de 1987, la procédure nationale s'achevant sur un vain pourvoi en cassation du requérant. Pour la bonne compréhension des enjeux de la cause, il convient de rappeler que, aux termes de l'article 5 du décret de 1987, « les informations enregistrées sont conservées pendant une durée maximale de vingt-cinq ans à compter de l'établissement de la fiche signalétique » (comportant, outre les empreintes, diverses informations énumérées à l'article 4 du décret).
41 Pour commencer la démonstration menant au constat de violation de l'article 8 de la Convention, la Cour rappelle que « la conservation, dans un fichier des autorités nationales, des empreintes digitales d'un individu identifié ou identifiable constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée » (§ 29) - dans l'arrêt S. et Marper, auquel elle renvoie, la Cour avait observé que « les empreintes digitales contiennent objectivement des informations uniques sur l'individu concerné et permettent une identification précise dans un grand nombre de circonstances », ajoutant que « les empreintes digitales [étant] susceptibles de porter atteinte à la vie privée, […] leur conservation sans le consentement de l'individu concerné ne saurait passer pour une mesure neutre ou banale » -. Après l'avoir identifiée, la Cour constate que l'ingérence dans le droit au respect de la vie privée du requérant est prévue par la loi [36] (l'art. 55-1 C. pr. pén. et le décr. du 8 avr. 1987), et note qu'elle vise l'un des buts légitimes énumérés dans le second paragraphe de l'article 8 de la Convention : la prévention des infractions pénales. Il lui restait donc à déterminer, conformément aux exigences de l'article 8 § 2 de la Convention, si l'ingérence litigieuse peut être considérée comme étant nécessaire dans une société démocratique, ce qui commande, on le sait, qu'elle réponde à un « besoin social impérieux » et, en particulier, qu'elle soit proportionnée au but légitime poursuivi.
42 S'agissant des principes généraux mobilisés pour trancher la question de la nécessité de l'ingérence, la Cour recycle, mot pour mot, le paragraphe 103 de l'arrêt S. et Marper. Ainsi, après avoir rappelé que « la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l'exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l'article 8 de la Convention » (§ 35), elle insiste sur la nécessité pour les États parties de prévoir des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de telles données qui ne serait pas conforme à l'article 8, la nécessité de ces garanties « se [faisant] d'autant plus sentir lorsqu'il s'agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique, en particulier lorsque ces données sont utilisées à des fins policières » (ibid.). Le droit interne doit ainsi garantir « que ces données soient pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées, et qu'elles soient conservées sous une forme permettant l'identification des personnes concernées pendant une durée n'excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées » (ibid.). Il doit aussi « contenir des garanties de nature à protéger efficacement les données à caractère personnel enregistrées contre les usages impropres et abusifs » (ibid.). Enfin, se calant, cette fois, sur le paragraphe 122 de l'arrêt S. et Marper, la Cour déclare « être particulièrement attentive au risque de stigmatisation de personnes qui, à l'instar du requérant, n'ont été reconnues coupables d'aucune infraction et sont en droit de bénéficier de la présomption d'innocence, alors que leur traitement est le même que celui de personnes condamnées » (§ 36), précisant que « si, de ce point de vue, la conservation de données privées n'équivaut pas à l'expression de soupçons, encore faut-il que les conditions de cette conservation ne leur donnent pas l'impression de ne pas être considérés comme innocents » (ibid.) - on notera que, comme dans l'affaire S. et Marper [37], ces dernières considérations ne permettent pas de lever le doute quant à la question de savoir dans quelles conditions la conservation des empreintes digitales, et des données les accompagnant, de personnes ayant été condamnées pourraient être justifiées au regard de l'article 8 § 2 -.
43 Faisant application des « principes S. et Marper » en l'espèce, la Cour commence par réfuter l'argument tiré d'une prétendue garantie de protection contre les agissements des tiers susceptibles d'usurper l'identité des personnes fichées, dès lors qu'un tel argument « reviendrait, en pratique, à justifier le fichage de l'intégralité de la population présente sur le sol français, ce qui serait assurément excessif et non pertinent » (§ 40). Elle relève ensuite un certain nombre d'imprécisions dans la rédaction de l'article 3 du décret de 1987, estimant que le FAED « est susceptible d'englober de facto toutes les infractions, y compris les simples contraventions dans l'hypothèse où cela permettrait d'identifier des auteurs de crimes et de délits selon l'objet de l'article 1 du décret » (§ 41), ajoutant que, « en tout état de cause, les circonstances de l'espèce, relatives à des faits de vol de livres classés sans suite, témoignent de ce que le texte s'applique pour des infractions mineures » (ibid.) - ce qui distingue la présente affaire des affaires ayant donné lieu, le 17 décembre 2009, aux arrêts B. c/ France, Gardel c/ France et M.B. c/ France, dans lesquelles était en cause le fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles (FIJAIS), devenu par la suite fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV) -. Elle établit par ailleurs un nouveau parallèle avec l'arrêt S. et Marper, relevant que les personnes ayant bénéficié d'un acquittement et d'un classement sans suite, qui sont pourtant en droit de bénéficier de la présomption d'innocence, sont traitées de la même manière que les personnes condamnés, d'où l'existence d'un « risque de stigmatisation » (§ 42). S'attachant aux modalités de conservation des données litigieuses, la Cour considère que la garantie prétendument constituée par la possibilité, pour les intéressés, d'en demander l'effacement est « théorique et illusoire », et non « concrète et effective », dès lors qu'une telle demande « risque de se heurter, pour reprendre les termes de l'ordonnance [rendue en l'espèce par le juge des libertés et de la détention], à l'intérêt des services d'enquêtes qui doivent disposer d'un fichier ayant le plus de références possibles » (§ 42) - ce qui distingue une nouvelle fois la présente affaire des affaires B., Gardel et M.B., la procédure judiciaire d'effacement des données enregistrées sur le FIJAISV garantissant un contrôle indépendant de la justification de la conservation des informations sur la base de critères précis [38] -. Enfin, le délai de conservation des données, de vingt-cinq ans, prévu à l'article 5 du décret de 1987, est particulièrement malmené par la Cour, celle-ci jugeant que, « compte tenu de son précédent constat selon lequel les chances de succès des demandes d'effacement sont pour le moins hypothétiques, une telle durée est en pratique assimilable à une conservation indéfinie ou du moins […] à une norme plutôt qu'à un maximum » (§ 45).
44En dépit de la rédaction un peu malheureuse du paragraphe 46 de l'arrêt (qui pourrait laisser à penser que seul le régime de conservation des empreintes digitales et des données y relatives fait problème, alors que, en réalité, l'arrêt concerne tant celui-ci que le régime de leur collecte), c'est donc de l'ensemble de la démonstration dont il devra être tenu compte pour élaborer le nouveau corpus de règles relatives au FAED. L'exercice ne sera toutefois guère aisé, dans la mesure où le cœur de la motivation adoptée repose sur une distinction contestable. En effet, aux personnes condamnées, la Cour oppose celles ayant bénéficié d'un acquittement ou d'un classement sans suite. Si l'on peut absoudre la Cour d'avoir négliger le terme de « relaxe », la relaxe étant, à l'instar de l'acquittement, une décision d'innocence judiciairement reconnue, il est plus surprenant qu'elle range dans le même sac « acquittement » et « classement sans suite », ce dernier étant, en droit français, une décision administrative n'emportant nulle reconnaissance d'innocence et pouvant dans certains cas être prononcé, avec ou sans conditions, au bénéfice de personnes à l'encontre desquelles existent des charges qui eurent pu leur valoir d'être poursuivies. En réalité, parmi les personnes n'ayant été reconnues coupables d'aucune infraction, il convient de faire le départ entre celles dont l'innocence a été judiciairement reconnues par une décision de non-lieu motivée en droit ou par une décision de relaxe ou d'acquittement et celles qui ont bénéficié soit d'un classement sans suite (qui peuvent éventuellement faire l'objet de nouvelles poursuites), soit d'une décision de non-lieu motivée en fait (à l'encontre desquelles l'instruction peut être éventuellement rouverte sur charges nouvelles), étant observé que, stricto sensu, la présomption d'innocence ne concerne que cette seconde catégorie de personnes. Si elle est fondée à s'inquiéter du fait que, dans le décret de 1987, les personnes n'ayant pas été condamnées sont traitées de la même façon que celles l'ayant été, la Cour, entraînée par sa conception particulièrement extensive du droit au respect de la présomption d'innocence, n'a pas suffisamment pris en considération la diversité des situations pénales. Les règles à venir relatives aux traces et empreintes digitales devraient ainsi être édictées sur la base non pas de la distinction faite par la Cour entre personnes condamnées et personnes non condamnées, mais sur celle, induite par notre procédure pénale, entre 1° les personnes condamnées, 2° les personnes, présumées innocentes, ayant bénéficié d'un classement sans suite ou d'un non-lieu motivé en fait et 3° les personnes dont l'innocence a été judiciairement reconnue par un non-lieu motivé en droit, une relaxe ou un acquittement. On épargnera au lecteur l'exposé de propositions par trop détaillées, mais il va de soi que, tant en ce qui concerne la durée de conservation dans le FAED que les modalités de leur effacement de ce dernier, les nouvelles dispositions devraient prévoir des garanties différentes, le niveau de protection le plus élevé étant à accorder à la troisième catégorie de personnes (pour ces dernières, l'interdiction pure et simple de l'enregistrement des empreintes au FAED serait peut-être la meilleure solution). Enfin, le futur texte pourrait exclure de son champ d'application les contraventions et les délits d'une faible gravité (à définir).
45D. R.
Article 10 – Droit à la liberté d’expression
7. Le délit d'offense au Président de la République (étrangement) sauvé des eaux strasbourgeoises
46(CEDH, 5e section, 14 mars 2013, n° 26118/10, Eon c/ France, AJDA 2013. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2013. 968, obs. S. Lavric, note O. Beaud ; AJ pénal 2013. 477, obs. C. Porteron ; RFDA 2013. 576, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; ibid. 594, chron. N. Droin ; Constitutions 2013. 257, obs. D. de Bellescize)
47 Il arrive à la Cour européenne des droits de l'Homme de passer à côté de ses arrêts. L'arrêt Eon c/ France rendu le 14 mars 2013 constitue une illustration de ce phénomène.
48 L'affaire prend sa source dans cet étrange climat de violence verbale et de polémiques exacerbées qui caractérisa le mandat, électrique, du sixième Président de la Ve République. Le 28 août 2008, à l'occasion du passage dudit Président à Laval, alors que l'arrivée du cortège présidentiel était imminente, le requérant brandit un petit écriteau sur lequel était inscrite la phrase « casse toi pov'con », reprise fidèle d'une saillie verbale de l'ex-locataire du Palais de l'Élysée visitant le Salon de l'Agriculture le 23 février 2008. Immédiatement interpellé par des policiers, le citoyen en colère fut conduit au commissariat, puis poursuivi pour offense au Président de la République, délit alors prévu par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Le 24 mars 2009, la cour d'appel d'Angers confirma l'amende « de principe » de trente euros prononcée en première instance. Le requérant tenta vainement d'exercer un pourvoi en cassation, lequel fut déclaré irrecevable, la Cour de cassation estimant, dans un arrêt rendu le 27 octobre 2009, qu'aucun moyen n'était de nature à permettre l'admission d'un pourvoi. Le 12 avril 2010, le pugnace Hervé Eon saisit la Cour européenne des droits de l'Homme, estimant que sa condamnation avait porté atteinte à sa liberté d'expression et que le délit d'offense au Président de la République, aujourd'hui abrogé [39], était contraire à la Convention. Dans son argumentaire, il invoquait notamment l'arrêt Colombani et autres c/ France du 25 juin 2002 qui, on s'en souvient, est à l'origine de la suppression par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité de l'article 36 de la loi sur la liberté de la presse instituant un délit d'offense à chef d'État étranger.
49 Ayant considéré que, en dépit de l'absence de préjudice important, la requête était recevable, compte tenu de la nécessité de prendre en considération tant la « perception subjective du requérant » (§ 34) que « l'enjeu objectif de l'affaire » (ibid.), et après avoir constaté que l'ingérence, caractérisée, dans le droit à la liberté d'expression du requérant était prévue par la loi et poursuivait l'un des buts légitimes visés par le second paragraphe de l'article 10, à savoir « la protection de la réputation […] d'autrui », la Cour s'emploie à rechercher si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ledit but. Si elle constate in fine une violation de l'article 10 de la Convention, elle évacue étonnamment « la question du maintien du délit d'offense au chef de l'État » (ibid.), qu'elle identifie pourtant dans le développement consacré à la recevabilité de la requête, on l'a vu, comme étant « l'enjeu objectif de l'affaire » (faisant état, au § 22 de l'arrêt, dans les développements qu'elle consacre au droit et à la pratique internes pertinents, des diverses propositions de loi visant à l'abrogation du délit d'offense au Président de la République).
50 Ainsi, la Cour s'évertue péniblement à démontrer qu'il n'y a pas lieu pour elle d'apprécier la compatibilité avec la Convention de l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881. Elle note tout d'abord qu'il ne lui semble pas approprié d'examiner la requête à la lumière de l'affaire Colombani et autres c/ France, « la restriction apportée à la liberté d'expression du requérant [étant] sans relation avec les intérêts de la liberté de la presse puisque les propos litigieux n'ont pas été formulés dans un tel contexte » (§ 55). Pour étayer cette assertion, un peu maladroite en ce qu'elle peut laisser à penser que la Cour établit une hiérarchie entre journalistes et simples citoyens, elle rappelle que dans l'affaire Colombani et autres, « contrairement au droit commun de la diffamation, l'accusation d'offense ne permettait pas aux requérants de faire valoir l'exceptio veritatis, c'est-à-dire de prouver la véracité de leurs allégations, afin de s'exonérer de leur responsabilité pénale » (ibid.). Elle écarte par ailleurs, en l'espèce, l'hypothèse d'une provocation de la part du chef de l'État (faisant ainsi implicitement référence à l'article 33, al. 2, de la loi du 29 juill. 1881 instituant, on le sait, une excuse de provocation). Elle observe encore que le requérant n'a pas été poursuivi à l'initiative du chef de l'État. En somme, pour la Cour, dès lors que le requérant n'avait pas été privé du droit d'invoquer l'exception de vérité ou l'excuse de provocation, les faits ne se prêtant pas à la présentation de tels moyens de défense, elle n'avait pas à « apprécier la compatibilité avec la Convention de la qualification pénale retenue, fût-elle considérée comme présentant un caractère exorbitant, dès lors qu'elle n'a produit aucun effet particulier ni conféré de privilège au chef d'État concerné vis-à-vis du droit d'informer et d'exprimer des opinions à son sujet » (ibid.). La démonstration laisse perplexe car, comme le souligne très justement dans son opinion partiellement dissidente la juge Power-Forde en se référant à l'arrêt Colombani et autres, le délit de l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 poursuivait le même objectif que celui qui était poursuivi par feu l'article 36 de cette même loi : « conférer aux chefs d'État un statut juridique particulier “les soustrayant à la critique seulement en raison de leur fonction ou statut, sans que soit pris en compte [l']intérêt [de la critique]” ». La même juge rappelle, en outre, que, « dans l'affaire Colombani et autres, la Cour a jugé qu'un tel privilège ne pouvait “se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d'aujourd'hui”, [et a] estimé que l'existence d'une telle infraction tendait à porter atteinte à la liberté d'expression et ne répondait à aucun “besoin social impérieux” susceptible de justifier pareille restriction ». En l'occurrence, il importe de souligner que l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 conférait un triple privilège au Président de la République :
51 1° lorsque l'offense prenait la forme d'une diffamation, il ne permettait pas que la preuve de la vérité soit faite [40] ;
52 2° lorsqu'elle prenait la forme d'une injure, il ne prévoyait pas d'excuse de provocation susceptible de faire obstacle au prononcé d'une peine ;
53 3° la peine d'amende de 45 000 € encourue par l'offenseur était plus dissuasive que celle de 12 000 € prévue en cas de diffamation ou d'injure envers les particuliers ou les divers détenteurs de l'autorité publique visés à l'article 31 de la loi.
54 Ainsi, en termes de cohérence jurisprudentielle, le présent arrêt est difficilement compréhensible, à la lumière non seulement de l'arrêt Colombani et autres c/ France, mais aussi au regard des arrêts Artun et Güvener c/ Turquie du 26 juin 2007 et Otegi Mondragon c/ Espagne du 15 mars 2011 [41]. Dans le premier de ces arrêts, dans lequel était en cause l'article 158 de l'ancien code pénal turc incriminant les insultes à l'égard du Président de la République, la Cour estime que « ce qui avait été énoncé dans l'arrêt Colombani et autres c/ France, au sujet des chefs d'État étrangers, vaut à plus forte raison s'agissant de l'intérêt d'un État de protéger la réputation de son propre chef d'État : pareil intérêt ne saurait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale et d'exprimer des opinions à son sujet [42] », ajoutant que « penser autrement ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d'aujourd'hui [43] ». Dans le second, relatif à l'article 490 § 3 du code pénal espagnol incriminant l'injure au Roi, se référant aux arrêts Comlombani et autres et Artun et Güvener, la Cour rappelle qu'« [elle] a déjà déclaré qu'une protection accrue par une loi spéciale en matière d'offense n'est, en principe, pas conforme à l'esprit de la Convention [44] ». Quand bien même, in casu, la qualification d'offense au Président de la République n'a produit, il est vrai, aucun effet particulier (puisque le requérant aurait pu se voir infliger la même peine, dans les mêmes conditions, par application du délit d'injure de l'art. 29, al. 2, de la loi du 29 juill. 1881), l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 accordant au chef de l'État français un véritable « statut spécial [45] », la Cour aurait dû aborder frontalement la question du principe même de l'incrimination, et soit confirmer la jurisprudence Colombani et autres/Artun et Güvener/Otegi Mondragon, soit l'infirmer, en démontrant la nécessité de faire bénéficier les chefs d'État d'un tel privilège de qualification dans une société démocratique - ce dont on peut sérieusement douter -.
55 La subtile pusillanimité du juge européen des droits de l'Homme dans la présente affaire n'a cependant pas été perçue par le Parlement français qui, « afin de tirer les conséquences de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 14 mars 2013 dans l'affaire Eon c/ France [46] », a donc abrogé l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881. Bien qu'involontaire, le principal apport de l'arrêt Eon réside ainsi dans cette remarquable innovation que constitue l'article 21 de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 loi portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France, unique article d'un chapitre intitulé « Dispositions abrogeant le délit d'offense au chef de l'État afin d'adapter la législation française à l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 14 mars 2013 [47] ».
56 Ayant choisi de traiter le cas d'Hervé Eon par le petit bout de la lorgnette, la Cour observe que le requérant, militant et ancien élu, « a entendu adresser publiquement au chef de l'État une critique de nature politique » (§ 58). Partant, elle rappelle, d'une part, que « l'article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours et du débat politique - dans lequel la liberté d'expression revêt la plus haute importance - » (§ 59), et, d'autre part, que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique, visé en cette qualité, que d'un simple particulier » (ibid.), dès lors que, « à la différence du second, le premier s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens » (ibid.). En l'espèce, la Cour constate que, « en reprenant à son compte une formule abrupte, utilisée par le président de la République lui-même, largement diffusée par les médias puis reprise et commentée par une vaste audience de façon fréquemment humoristique, le requérant a choisi d'exprimer sa critique sur le mode de l'impertinence satirique » (§ 60), et rappelle que, selon elle, « il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d'un artiste - ou de toute autre personne - à s'exprimer par ce biais » (ibid.). Elle confirme ainsi l'émergence, en matière d'expression à caractère politique, d'un fait justificatif conventionnel d'impertinence satirique au bénéfice non seulement de l'artiste [48] (et du journaliste) mais également, désormais, du citoyen lambda [49].
57D. R.
8. Des tentatives de déstabilisation médiatique du juge par l'avocat
58(CEDH, 11 juillet 2013, n° 29369/10, Morice c/ France, D. avocats 2013. 375, chron. D. Piau)
59Comme on le sait, la liberté d'expression des avocats, auxiliaires de justice qui ne doivent pas entamer la crédibilité, la dignité et la majesté de la justice, relève d'un régime spécifique : ils peuvent en dire autant qu'en dirait la presse, mais ils doivent le dire autrement. Cependant, les limites particulières qui leur sont assignées sont assez facilement dépassées grâce au principe de proportionnalité que la Cour européenne des droits de l'Homme fait assez largement jouer en leur faveur, que les propos leur ayant valu une condamnation par les juridictions nationales aient été tenus à l'audience ou à l'extérieur du prétoire. On se souvient d'ailleurs, de ce dernier point de vue, qu'un important arrêt Mor c/ France du 15 décembre 2011 [50] a considérablement élargi le droit à la liberté d'expression des avocats qui prennent la parole dans les médias pour affaiblir la position de l'adversaire de leur client. Cette modernisation du droit à la liberté d'expression de l'avocat dans un contexte de médiatisation galopante est, à bien des égards, salutaire. Elle peut néanmoins donner le vertige quand on prend conscience des ravages irréversibles qu'elle peut porter au droit à la présomption d'innocence. L'idée d'en limiter les effets n'est donc pas nécessairement incompatible avec l'esprit des droits de l'Homme. La Cour de Strasbourg vient d'ailleurs de ressentir la nécessité d'encadrer la liberté d'expression médiatique de l'avocat dans l'hypothèse particulière, mais très concrète, où il utilise les médias non pas pour combattre l'adversaire mais pour tenter de déstabiliser le juge. Il ne faut pas s'y tromper : ce comportement, qui tend à se banaliser lorsque le client de l'avocat exerce ou a exercé des responsabilités politiques, constitue une menace gravissime pour l'État de droit et la société démocratique. Aussi, faut-il accorder une attention particulière à l'arrêt Morice c/ France du 11 juillet 2013 qui a eu le courage de commencer à le conjurer.
60 Cet arrêt constitue l'épilogue européen d'une célèbre, douloureuse et mystérieuse affaire : la mort, en octobre 1995, du juge Bernard Borrel, alors détaché auprès du Ministre de la Justice de Djibouti. Le corps, à demi dénudé et en partie carbonisé de ce magistrat, fut retrouvé à 80 kilomètres de la ville de Djibouti en contrebas d'une route isolée. Un mois plus tard, une enquête menée par la police locale devait conclure à un suicide par immolation. La veuve, contestant la thèse du suicide, et ayant déposée plainte pour assassinat contre personne non dénommée, une information judiciaire fut ouverte en février 1997. Deux juges d'instructions du TGI de Paris furent alors nommés qui se rendirent à Djibouti et entendirent à Bruxelles un témoin accréditant la thèse de l'assassinat et mettant en cause l'ancien chef de cabinet du Président de la République de Djibouti. Or, l'avocat de la veuve Borrel, ayant relevé des dysfonctionnements dans l'instruction qui ne renforçait pas la thèse de l'assassinat, avait accordé en septembre 2000 un entretien au journal Le Monde où il n'avait pas hésité à affirmer que l'une des juges d'instruction avait eu « un comportement parfaitement contraire aux principes d'impartialité et de loyauté » et qu'elle avait omis de coter et de transmettre à son successeur une cassette qui était une pièce du dossier. Il lui en coûta une condamnation à une amende de 4 000 € pour complicité de diffamation envers un fonctionnaire public. Dûment informé de l'intérêt porté par la Cour européenne des droits de l'Homme à la protection de la liberté d'expression des avocats, c'est avec de solides perspectives de succès qu'il est allé faire plaider devant elle sa noble cause professionnelle. Pourtant les juges de la chambre de la cinquième section ont estimé, à la majorité de six voix contre une, qu'il n'y avait pas eu de violation de l'article 10 de la Convention. Pour justifier cette solution, qu'une Grande Chambre pourrait encore infirmer si un renvoi était demandé et accepté sur le fondement de l'article 43 de la Convention, ils se sont appuyés sur la distinction classique entre les déclarations factuelles, concernant, en l'occurrence, l'absence de transmission d'une pièce du dossier, et les jugements de valeur, se rapportant en l'espèce à la loyauté et à l'impartialité du juge. L'intérêt de la distinction est, habituellement, d'élargir le droit à la liberté d'expression dans le second cas car, comme le rappelle d'ailleurs l'arrêt Morice lui-même, « l'exigence voulant que soit établie la vérité des jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d'opinion elle-même ». Or, en l'espèce, c'est parce que l'avocat mettant en cause l'impartialité et la loyauté du juge ne s'en était pas tenu à des déclarations factuelles que la Cour européenne des droits de l'Homme a jugé justifiée sa condamnation à 4000 € d'amende qui allait très au-delà de la simple condamnation de principe en jeu dans l'affaire Mor. Les raisons de ce petit paradoxe tiennent à la prise en compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société : on ne porte pas un jugement de valeur sur l'action ou le comportement d'un magistrat comme on le porterait sur l'attitude de qui que ce soit d'autre. Selon la Cour, il doit en aller ainsi parce que l'action des « magistrats et des procureurs » (sic), garants de la justice, a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer, en sorte qu'il peut s'avérer nécessaire de les protéger d'attaques destructrices dénuées de fondement sérieux contre lesquelles leur devoir de réserve les empêche de réagir. Le caractère destructeur de la campagne médiatique dirigée, en l'espèce, par l'avocat contre le juge d'instruction est révélé par des circonstances de temps : c'est au lendemain de l'envoi à la Garde des Sceaux d'un courrier comportant les mêmes affirmations pour étayer une demande d'enquête de l'Inspection générale des services judiciaires, et sans attendre les résultats de sa demande, que Me Morice avait attaqué publiquement le juge dans un quotidien à grande diffusion sur sa loyauté et son impartialité. Cet épisode, s'inscrivant sur fond de vive animosité personnelle tenant au traitement d'affaires relatives à l'église de scientologie, visait sans nul doute à déstabiliser la juge d'instruction, mais elle ne pouvait plus la déstabiliser dans l'affaire de la mort du juge Borrel puisque l'instruction du dossier avait été confiée à un autre juge depuis plusieurs mois. Dans ces circonstances, les propos graves et injurieux tenus par un avocat contre un juge étaient donc susceptibles de saper inutilement la confiance du public à l'égard de l'institution judiciaire. C'est ce qu'a admis la Cour européenne des droits de l'Homme qui a donc pu éviter d'étendre expressément son propos au cas où une tentative de déstabilisation médiatique vise à obtenir le dessaisissement d'un juge d'instruction trop obstiné. Il n'en reste pas moins que, au nom de la dignité de la profession d'avocat et de la bonne réputation des magistrats, elle a eu le courage de dire aux avocats que, s'ils ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, leur critique sur l'attitude personnelle des juges, et, plus généralement, des magistrats, ne doit pas franchir certaines limites dont on peut d'ailleurs se demander si elles ne devraient pas être placées différemment selon le degré d'indépendance du magistrat médiatiquement mis en cause.
61 L'arrêt Morice c/ France du 11 juillet 2013 sera utilement rapproché de l'arrêt de Grande Chambre Kyprianou c/ Chypre du 15 décembre 2005 par lequel la Cour de Strasbourg avait, au contraire, constaté une violation de l'article 10 de la Convention dans une affaire où un avocat avait été condamné à 5 jours d'emprisonnement pour avoir accusé les magistrats de s'être échangé des « revasssakia », c'est-à-dire des « billets doux », pendant qu'il menait un contre-interrogatoire. Ces deux solutions sont parfaitement compatibles car les enjeux d'une campagne médiatique dirigée contre un juge et ceux d'une réaction un peu vive devant un tribunal ne sont plus, et sont de moins en moins, de la même nature. Il y a donc lieu de considérer que, compte tenu des débordements médiatiques toujours plus nombreux, toujours plus agressifs et, au bout du compte, toujours plus inquiétants pour l'avenir de la société démocratique, l'arrêt Morice c/ France du 11 juillet 2013 est un coup de semonce aussi utile aux avocats que l'avait été aux journalistes l'arrêt Radio France c/ France du 30 mars 2004.
62J.-P. M.
Notes
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[1]
V. not. CEDH, déc., 16 oct. 2001, Einhorn c/ France ; CEDH, 11 avr. 2006, n° 19324/02, Léger c/ France, D. 2006. 1800, note J.-P. Céré ; AJ pénal 2006. 258, obs. S. Enderlin ; cette Revue 2007. 134, chron. F. Massias ; ibid. 350, chron. P. Poncela, § 90 ; 12 févr. 2008, gr. ch., Kafkaris c/ Chypre, § 97.
-
[2]
CEDH, gr. ch., Kafkaris c/ Chypre, préc., § 98 ; dans le même sens, V. gr. ch., 19 févr. 2009, A. et autres c/ Royaume-Uni, § 128.
-
[3]
V. déjà, CEDH, gr. ch., Kafkaris c/ Chypre, préc., § 97.
-
[4]
Dans le même sens, V. not. CEDH, 29 mars 2006, n° 67335/01, Achour c/ France, D. 2006. 2513, et les obs., note D. Zerouki-Cottin ; ibid. 1649, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; Just. & cass. 2008. 215, étude K. Guermonprez-Tanner ; AJ pénal 2006. 215 ; ibid. 360, obs. C. Saas ; RSC 2006. 677, obs. F. Massias, §§ 44 et 51 ; Kafkaris c/ Chypre, préc. § 99 ; 17 janv. 2012, Choreftaki c/ Grèce, § 55.
-
[5]
Sur cette thèse, V. cette Revue 2009. 656 (obs. ss CEDH, gr. ch., 30 mars 2009, Léger c/ France, préc.).
-
[6]
Sur la question, V. R. Parizot, Prévention du meurtre : la Cour européenne des droits de l'homme va-t-elle trop loin ?, D. 2013. 188.
-
[7]
En ce sens, V. not. CEDH, gr. ch., 28 oct. 1998, Osman c/ Royaume-Uni, § 115 ; 9 juin 2009, n° 33401/02, Opuz c/ Turquie, § 128 (V. cette Revue 2010. 219, obs. J.-P. Marguénaud).
-
[8]
CEDH, gr. ch., 24 oct. 2002, Mastromatteo c/ Italie, § 69 ; dans le même sens, V. CEDH, 15 déc. 2009, Maiorano et autres c/ Italie, § 109 (V. cette Revue 2010. 219, obs. J.-P. Marguénaud).
-
[9]
V. R. Parizot, étude préc., p. 192-193.
-
[10]
V. cette Revue 2010. 656.
-
[11]
Comp. arrêt A. et autres c/ Royaume-Uni, préc., § 128.
-
[12]
V. cep. CEDH, 25 avr. 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni, arrêt dans lequel la Cour a considéré que la peine corporelle de fustigation était « par nature » (§ 33) une « peine dégradante » (§ 35), et 22 juin 2006, D. et autres c/ Turquie, dans lequel elle estime que la peine de flagellation est « “inhumaine” en soi » (§ 50) ; contra, V. l'arrêt Jabari c/ Turquie du 11 juill. 2000 dans lequel la Cour ne suit pas le HCR identifiant clairement le risque pour la requérante « de se voir infliger une peine inhumaine telle la mort par lapidation, le fouet ou la flagellation » (§ 18), évoquant, elle, « le risque réel pour la requérante d'être soumise à des traitements contraires à l'article 3 » (§ 41).
-
[13]
En ce sens, impl., V. CEDH, D. et autres c/ Turquie, préc., § 50 (à propos de la peine de flagellation) ; 17 janv. 2012, Vinter et autres c/ Royaume-Uni, § 89 (à propos des « peines nettement disproportionnées »).
-
[14]
V. C. pén., art. 221-3, al. 2, et 221-4, al. 2.
-
[15]
V. cette Revue 2009. 176, obs. J.-P. Marguénaud.
-
[16]
V. cette Revue 2010. 685, obs. J.-P. Marguénaud.
-
[17]
V. le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature (pour l'heure « suspendu », en l'absence de majorité qualifiée au Parlement), qui prévoit not. de modifier l'art. 65 de la Constitution afin de renforcer l'indépendance des magistrats du parquet, qui seraient tous nommés sur avis conforme du CSM, lequel deviendrait, par ailleurs leur organe disciplinaire et l'art. 30 C. pr. pén. tel que modifié par l'art. 1er de la loi n° 2013-669 du 25 juill. 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l'action publique.
-
[18]
Cette durée pourrait être, en prenant en compte diverses considérations techniques qu'il serait trop long de détailler ici, soit de 24h au moins, soit de 48h au moins.
-
[19]
Ass. plén., 15 avr. 2011, Bull. crim. 2011, Ass. plén. n° 3 ; Ass. plén. n° 4 ; V. aussi Ass. plén., 15 avr. 2011, Bull. crim. 2011, Ass. plén. n° 1.
-
[20]
Dans le même sens, V. not. CEDH, gr. ch., Medvdyev et autres c/ France, préc., § 121.
-
[21]
En ce sens, outre le présent arrêt, V. not. CEDH, gr. ch., 29 avr. 1999, Aquilina c/ Malte, § 51 ; 27 juill. 2004, Ikincisoy c/ Turquie, § 103 ; 5 déc. 2006, Sar et autres c/ Turquie, § 28.
-
[22]
V. not. CEDH, gr. ch., 13 oct. 2006, Mc Kay c/ Royaume-Uni, §§ 31 à 33.
-
[23]
§ 119.
-
[24]
§ 120.
-
[25]
§ 121.
-
[26]
V. cette Revue 2010. 675.
-
[27]
V. cette Revue 2009. 185, 2010. 193 et 2010. 696.
-
[28]
La chambre de la 4e section à la quelle les requêtes avaient été attribuées s'étant dessaisie, en application de l'art. 30 de la Convention, au profit de la Grande chambre.
-
[29]
V. not. CEDH, déc., 4 mai, Naleticic c/ Croatie ; déc., 17 janv. 2006, Kolk et Kislyiy c/ Estonie ; 24 juill. 2008, Kononov c/ Lettonie.
-
[30]
V. le § 186 de l'arrêt ; dans le même sens, V. déjà Comm. EDH, 20 juill. 1957, X. c/ Belgique ; 13 janv. 1997, Touvier c/ France.
-
[31]
Déjà commise, il est vrai, au § 186 de l'arrêt de Grande chambre Kononov c/ Lettonie du 17 mai 2010.
-
[32]
Contra, V. l'opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, jointe au présent arrêt, qui n'envisage étrangement le jeu de la clause de dérogation exceptionnelle que pour la seule norme de comportement.
-
[33]
V. J.-P. Marguénaud, cette Revue 2010. 234.
-
[34]
En ce sens, V. Crim., 30 mai 2000, Bull. crim. n° 205.
-
[35]
V. J.-P. Marguénaud, cette Revue 2009. 185.
-
[36]
Comme elle le fait souvent, de manière contestable, elle évacue la question de la qualité de la loi, l'estimant étroitement liée à celle de la nécessité de l'ingérence.
-
[37]
J.-P. Marguénaud, cette Revue 2009. 184.
-
[38]
L'art. 706-53-10, al. 1er, C. pr. pén. dispose que « toute personne dont l'identité est inscrite dans le fichier peut demander au procureur de la République […] d'ordonner l'effacement des informations la concernant si les informations ne sont pas exactes ou si leur conservation n'apparaît plus nécessaire compte tenu de la finalité du fichier, au regard de la nature de l'infraction, de l'âge de la personne lors de sa commission, du temps écoulé depuis lors et de la personnalité actuelle de l'intéressé ».
-
[39]
V. l'art. 21 de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 loi portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France.
-
[40]
En ce sens, cf. Crim., 21 déc. 1966, Bull. crim. n° 300 ; cette Revue 1967. 449, obs. A. Vitu.
-
[41]
V. cette Revue 2011. 716.
-
[42]
§ 31 de l'arrêt Artun et Güvener c/ Turquie.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
§ 55 de l'arrêt Orti et Mondragon c/ Espagne.
-
[45]
P. Auvret, Délits de presse envers les autorités publiques françaises, J.-Cl. Communication, Fasc. 3136, 2007, n° 1.
-
[46]
V. le rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République sur le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France, par Mme Marietta Karamanli, enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 27 mars 2013, Rapport législatif n° 840, p. 8 et 23 (V. aussi les p. 157-158).
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[47]
Compte tenu du fait que la Cour européenne des droits de l'Homme a rendu treize arrêts le 13 mars 2013, la rédaction est toutefois un peu surprenante : porté par son élan européaniste, le Parlement aurait pu se référer à « l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme Eon c/ France du 14 mars 2013 ».
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[48]
En ce sens, V. CEDH, 25 janv. 2007, Vereinigung, Bildender Künstler c/ Autriche, § 33.
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[49]
V. déjà, CEDH, 20 oct. 2009, Alves da Silva c/ Portugal, § 27.
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[50]
V. cette Revue 2012. 260.