Couverture de RSC_1204

Article de revue

Infractions contre les personnes

Pages 857 à 864

Notes

  • [1]
    Arrêt rendu sur renvoi après cassation (Crim., 13 avr. 2010, n° 09-85.856, Légifrance). La Cour d'appel de Douai avait déjà été saisie de l'affaire, et elle s'était prononcée sur le fond par un précédent arrêt du 27 janv. 2009, mais qui fut cassé par la Chambre criminelle, faute d'avoir été mise en mesure de s'assurer de la régularité de la composition de la juridiction.
  • [2]
    Cons. const., 16 juin 1999, n° 99-411 DC, AJDA 1999. 736 ; ibid. 694, note J.-E. Schoettl ; D. 1999. 589, note Y. Mayaud ; ibid. 2000. 113, obs. G. Roujou de Boubée ; ibid. 197, obs. S. Sciortino-Bayart ; JO 19 juin, p. 9018 ; Cons. const., 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, AJDA 2009. 1132 ; D. 2009. 1770, point de vue J.-M. Bruguière ; ibid. 2045, point de vue L. Marino ; ibid. 2010. 1508, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 1966, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny-Goy ; Constitutions 2010. 97, obs. H. Périnet-Marquet ; ibid. 293, obs. D. de Bellescize ; cette Revue 2009. 609, obs. J. Francillon ; ibid. 2010. 209, obs. B. de Lamy ; ibid. 415, étude A. Cappello ; RTD civ. 2009. 754, obs. T. Revet ; ibid. 756, obs. T. Revet ; RTD com. 2009. 730, étude F. Pollaud-Dulian ; JCP 2009, n° 28, 101, p. 25, note J.-Ph. Feldman ; Cons. const., 16 sept. 2011, n° 2011-164 QPC, D. 2011. 2444, note L. Castex ; ibid. 2012. 765, obs. E. Dreyer ; AJ pénal 2011. 594, obs. S. Lavric ; RSC 2011. 647, obs. J. Francillon ; Dalloz Actualité, 21 sept. 2011, obs. A. Astaix ; JCP 2011, n° 1227, obs. de Lamy, et n° 1247, note Dreyer.
  • [3]
    Crim., 11 juin 1992, n° 92-80.397, Bull. crim. n° 231 ; 1er févr. 2000, n° 99-84.764, Bull. crim. n° 51 ; 5 janv. 2011, QPC, 2 arrêts, n° 10-90.112 et n° 10-90.113, D. 2011. 446, obs. C. Girault ; ibid. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin.
  • [4]
    « Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la loi ».
  • [5]
    « Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ».
  • [6]
    Il y aurait à redire sur cette prétention du pourvoi, le délit de harcèlement moral n'étant pas subordonné à l'existence d'un pouvoir hiérarchique (Crim., 6 déc. 2011, n° 10-82.266, Bull. crim. n° 249 ; AJDA 2012. 567 ; D. 2012. 225, obs. C. Girault ; ibid. 2917, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJFP 2012. 191, et les obs. ; AJ pénal 2012. 97, obs. J. Gallois ; Dr. soc. 2012. 538, obs. F. Duquesne ; ibid. 720, chron. R. Salomon et A. Martinel ; cette Revue 2012. 138, obs. Y. Mayaud ; RLCT 2012/79, n° 2189, note Mayaud).
  • [7]
    T. confl., 14 janv. 1935, n° 0820, Thépaz c/ Mirabel, au Lebon.
  • [8]
    Crim., 9 mai 1956, Bull. crim. n° 355 ; 2 oct. 1958, ibid. n° 596.
  • [9]
    Crim., 4 juin 2002, n° 01-81.280, Bull. crim. n° 127 ; AJDA 2002. 806 ; D. 2003. 95, note S. Petit ; ibid. 244, obs. G. Roujou de Boubée ; cette Revue 2003. 92, obs. B. Bouloc ; ibid. 127, obs. A. Giudicelli.
  • [10]
    Rappr. : CAA Bordeaux, 25 mai 1998, n° 96BX01847, André, AJDA 1998. 942 ; ibid. 886, chron. L. Benoit, A. Bézard, E. Coënt-Bochard, C. Jacquier, B. Stamm, C. Lambert, S. Brotons, G. Vivens et J.-F. Desramé.

Harcèlement moral par un maire et faute personnelle (Crim., 4 septembre 2012, n° 11-84.794, non publié au Bulletin)

1Relative au harcèlement moral, cette nouvelle décision pourra donner le sentiment que la gestion des collectivités territoriales va souvent de pair avec certaines pratiques regrettables de la part de nos élus (V. notre précédente chronique, cette Revue, 2012. 547). Seraient-elles l'illustration de difficultés particulières, inhérentes à des fonctions difficiles, ou s'agit-il plus simplement de cas isolés, renvoyant à des écarts de personnalité ? L'espèce en cause nous donne une réponse très nette, dont il ressort clairement que le prévenu a été condamné, moins pour être malencontreusement sorti de ses fonctions, que pour avoir suivi les pentes d'une animosité insuffisamment contrôlée.

2Les faits sont relatifs au comportement du maire d'une petite commune à l'encontre d'une employée municipale (Mme Y...), laquelle s'est constituée partie civile du chef de harcèlement moral, pour avoir subi, au cours d'une période allant du 18 janvier 2002 à juin 2004, une dévalorisation de son travail et de sa personne, alors que les témoignages, reçus au cours de longues auditions menées par les enquêteurs, la présentaient, au contraire, et de manière quasi unanime, comme d'un grand dévouement, travaillant bien au-delà de ses heures rémunérées, et avec l'estime de tous, y compris du maire lui-même, du moins avant qu'il ne change radicalement d'attitude. Un revirement s'était donc opéré, manifestement sans rapport avec les fonctions de la victime, d'autant plus sensible que le prévenu ne lui avait jamais adressé de remontrance, ayant toujours apprécié son travail. Une telle situation n'était pas un indice favorable pour le maire, qui non seulement a été reconnu coupable de harcèlement, par un arrêt de la Cour d'appel de Douai du 18 février 2011  [1], mais a également été condamné sur le plan civil à l'entière réparation du dommage. Ce lien, de la responsabilité pénale à la responsabilité civile, n'est pas insignifiant. Il est la preuve que l'affaire procédait d'une rupture totale avec une gestion normale des affaires communales, et que le maire n'avait agi que sous la dictée d'impulsions déplacées. Du constat du délit à la compensation financière du préjudice, il est une continuité de solution inscrite dans la rigueur, ce qui mérite d'être démontré, afin d'inciter les décideurs locaux à plus de modération et de sagesse dans certaines de leurs réactions.

I - Le constat du délit

3On connaît les termes de l'incrimination, contenus à l'article 222-33-2 du code pénal : « Le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende ». Le harcèlement moral est donc le fait de déstabiliser la victime par une répétition d'actes ayant cette destination ou cette conséquence, ce qui passe par une matérialité assez lourde, faite d'habitude, de renouvellement à l'identique des initiatives recherchées à cette fin. Il est évident que, dans notre espèce, le simple revirement du maire quant à l'appréciation portée sur son employée ne pouvait caractériser à lui seul l'infraction. Il fallait beaucoup plus, tant en actions défavorables à la victime, qu'en répétition destinée à les rendre dégradantes pour elle. Elles ont été trouvées dans des données jugées inacceptables, qui ont affecté les activités dont la partie civile était officiellement investie, lesquelles ont fait l'objet de réductions telles, qu'elles ont été considérées comme ayant contribué à la dégradation de ses conditions de travail. Non seulement le délit a été retenu sur ces bases par les juges du fond, mais il a encore été confirmé dans son constat par le rejet du pourvoi formé par le prévenu.

A - La condamnation au fond

4Deux principaux secteurs avaient été confiés à la victime : le périscolaire et l'action sociale, le premier en qualité statutaire de régisseur, et la seconde en qualité d'intervenante privilégiée au sein du Centre communal d'action sociale (CCAS). Ses fonctions de régisseur du périscolaire lui furent d'abord retirées, pour avoir été confiées à sa suppléante. Une raison officielle fut avancée par le maire, qui prétexta d'erreurs dans le recensement de certains chèques, mais sans que cela fût effectivement avéré. Ensuite, elle ne fut plus conviée aux réunions du CCAS, et son rôle au sein de cette instance fut finalement réduit à une permanence d'une demi-journée le lundi après-midi. Cette diminution a manifestement pesé dans la décision des juges du fond, qui ont insisté sur ce qu'elle représentait d'incohérence par rapport à un contexte autrement plus porteur pour la partie civile, qui avait eu un rôle personnel déterminant dans la constitution et le développement de l'établissement public auprès de la population. Certes, il fut justement souligné que, d'un point de vue statutaire, sa présence aux réunions ne s'imposait pas, et que le maire avait donc pu la juger indésirable. Mais les magistrats ont dépassé cette approche formaliste des choses, pour restituer le climat d'hostilité qu'elle cachait de son voile d'apparente légitimité, relevant que le rôle « subitement limité de la partie civile, par le maire, à la seule permanence de deux heures du lundi après-midi apparaît bien comme une privation voulue de ses attributions et une manière de déclassement »...

5Et de fait, la partie civile était le seul membre permanent du CCAS, et si la municipalité pouvait se féliciter du rôle particulièrement actif de son établissement, notamment auprès des personnes âgées, c'était à son employée qu'elle le devait. Tout démontrait qu'elle en était la cheville ouvrière, à l'instar d'une plaquette de présentation, fort expressive sur cette réalité : « Mme Y... s'est formée et spécialisée en action sociale ; elle est une interlocutrice privilégiée qui vous permet de constituer vos dossiers et vous met en relation avec les organismes extérieurs pour régler rapidement les problèmes d'ordre social ». On ne pouvait mieux souligner le rôle actif et déterminant de la partie civile, à la mesure de ce qui était encore présenté, à l'avantage de la mairie, comme un « développement exponentiel de l'activité du CCAS... ». La réponse judiciaire s'imposait d'évidence, ce que la Cour d'appel de Douai n'a pas manqué de relever en termes très révélateurs : « il s'ensuit que dans un tel contexte, le fait de limiter pour des raisons non liées à la qualité de son travail ou encore à des raisons objectives de service, la participation de la partie civile au CCAS à la seule permanence de deux heures hebdomadaires, manifestement insuffisantes pour remplir l'ensemble de ses attributions..., est revenu à dégrader les conditions de travail en dévalorisant l'importance de ce qu'avait été son travail précédemment dans le secteur social ; il en va de même des limitations apportées par le maire pour la partie civile de se rendre auprès des personnes âgées, ... et ce en contradiction avec l'action privilégiée auprès des personnes âgées que la commune prétendait assurer ». On ne saurait être plus clair. La condamnation du maire ne tient pas à la décision qu'il a prise d'organiser autrement un service, mais à la brutalité avec laquelle, sans raison pertinente, il a subitement rompu avec une pratique établie, et officiellement présentée comme prospère et exemplaire. Cette différence est essentielle, qui revient à préserver les prérogatives du premier des élus, tout en les soumettant à un contrôle de dérapage, lorsqu'elles se mettent au service de l'acharnement personnel.

6Ce n'est pas tout. Un autre reproche était fait au prévenu, lié à un « cahier de liaison » qu'il avait instauré pour communiquer professionnellement avec son employée, qui fut la seule à être soumise à une telle procédure, du moins à partir de 2002. Bien que le maire s'en fût expliqué, ayant prétexté de l'exercice de ses fonctions électives le soir seulement, la cour d'appel a déduit de cette exclusivité qu'elle n'avait pu que contribuer à donner le sentiment à la partie civile « d'être l'objet d'un traitement particulier et hostile à sa personne de la part de son supérieur, contribuant à la dégradation de ses conditions de travail ». Là encore, ce n'est pas le principe d'un tel cahier qui vaut harcèlement, mais la singularité de son usage, dans un contexte très hostile à la partie civile. Il faut insister sur cette donnée, qui ne revient pas à condamner des choix légitimes de gestion, fondés sur des besoins reconnus et objectifs, mais à les retenir dans un but d'animosité caractérisée.

7Chacun des éléments ainsi recensés a rejoint un ensemble peu favorable au maire. Les magistrats de Douai en ont conclu que le harcèlement moral était bien réalisé, et que le prévenu s'en était rendu coupable « par la conjonction de critiques injustifiées envers Mme Y..., l'empêchement fait à celle-ci d'exercer ses fonctions statutaires de régisseur et la réduction importante de ses attributions au sein du CCAS, sans rapport avec la qualité intrinsèque de son travail, jusque-là unanimement apprécié ». Il fut en conséquence condamné à une peine de 1 000 euros d'amende avec sursis, outre les intérêts civils. Un pourvoi fut déposé à la Cour de cassation, contenant de nombreux arguments destinés à combattre sa responsabilité.

B - Le rejet du pourvoi

8Les développements du maire n'ont pas manqué, ayant pour objet de contester l'approche des faits tels que la Cour d'appel de Douai les avait appréciés, ainsi que les retombées qui en résultaient sur l'existence du délit. Malgré le rejet du pourvoi, il n'est pas inutile de les retenir. Certes, ils n'ont pas convaincu la Cour de cassation, ce qui est une preuve de leur absence de pertinence, mais le débat soulevé n'en reste pas moins intéressant, pour nécessairement porter sur des arguments de droit, et donc aider à rentrer dans une juste conception de l'infraction. On ne peut que s'y reporter, et trouver en eux le négatif de la condamnation, ce qui en constitue en quelque sorte l'image inversée.

91. Un premier argument fut soutenu, consistant à reprocher à la cour d'appel une insuffisance de motivation, liée au fait qu'elle aurait négligé certaines attestations produites par le maire pendant sa mise en examen, dont le contenu revenait sur des témoignages antérieurs, ou encore en clarifiait les termes. Mais la Chambre criminelle ne retient pas la critique, se retranchant derrière l'appréciation souveraine des faits et éléments de preuve contradictoirement débattus pour en rejeter la pertinence.

102. Un autre argument fut relevé, de procédure également, fondé sur le principe que les juridictions correctionnelles ne peuvent connaître de faits autres que ceux visés dans le titre de saisine. Il fut expliqué que le maire était poursuivi pour avoir « isolé Mme Y... de son environnement professionnel, en dévalorisant son travail et sa personnalité par ses actes et ses propos, et ce auprès de multiples personnes et à de multiples reprises, entraînant un état dépressif et son arrêt de travail depuis juin 2004 ». Or, en le déclarant coupable de harcèlement moral pour « l'empêchement fait à celle-ci d'exercer ses fonctions statutaires de régisseur et la réduction importante de ses attributions au sein du CCAS », la saisine fut présentée comme n'étant plus respectée, cet « empêchement » et cette « réduction » ne pouvant être assimilés à un « isolement » de la partie civile de son environnement professionnel. Là encore, un rejet fut opposé au demandeur, la Cour de cassation affirmant expressément que la juridiction d'appel n'avait pas excédé sa compétence. On ne peut qu'approuver, tant les diverses entraves subies par la partie civile s'imposaient comme un isolement d'ordre professionnel. La saisine est une opération de qualification, et les termes et les mots employés pour en rendre compte ne doivent pas être l'objet d'une traduction trop littérale, qui reviendrait à dénaturer les faits eux-mêmes.

113. Une troisième analyse des circonstances fut proposée, consistant à soutenir que l'infraction de harcèlement moral ne saurait être confondue avec l'exercice du pouvoir d'organisation dont dispose le maire d'une commune, et que le seul fait de supprimer certaines tâches d'une employée et de réduire ses attributions ne saurait être constitutif du délit, dès lors que son poste n'est pas pour autant vidé de tout contenu. Nous rentrons là dans le cœur de l'infraction, dont la portée ne saurait aller jusqu'à couvrir des prises de décision inhérentes au pouvoir du maire, notamment quant à la manière de gérer ses services, et de répartir les missions entre ceux qui y sont rattachés. Cette prétention est juste, et la Cour d'appel de Douai ne l'a pas remise en cause. Ce qui est sanctionné par la condamnation du prévenu, n'est nullement son pouvoir d'organisation, mais l'abus fait de son exercice, révélé par des ruptures objectivement infondées, tant les fonctions de la partie civile répondaient à des besoins non seulement affirmés, mais encore couverts par une réelle compétence.

124. Il en est de même de la prétention qui a suivi, selon laquelle le délit de harcèlement moral ne pouvait être pareillement confondu avec l'exercice du pouvoir de direction dont dispose le maire d'une commune. Le pourvoi est allé très loin dans cette voie, développant l'idée qu'il n'appartient pas au juge correctionnel de se prononcer sur les capacités professionnelles d'une employée à la place de son supérieur hiérarchique, au seul regard de la popularité de cette personne. L'argument est valable, qui revient à protéger le pouvoir hiérarchique du maire de toute intrusion, y compris du juge. Mais il oublie que la fonction de ce dernier est d'apprécier si l'exercice de ce pouvoir reste dans les limites de la loi. Il est de son rôle de dénoncer ce qui en constitue des déviances manifestes. Et c'était le cas en l'espèce : l'évaluation par le maire des qualités professionnelles de son employée n'était pas dictée par un objectif décisionnel conforme à son pouvoir organique, mais par des considérations personnelles, exclusives de tout rattachement à son autorité.

135. Un cinquième argument fut présenté, relatif au "cahier de liaison" exclusivement retenu à l'usage de la partie civile. Le pourvoi prétendait que, en qualifiant ce cahier de traitement particulier et hostile à celle-ci, au motif que le maire ne rapportait pas la preuve de l'existence de cahiers semblables servant pareillement de communication avec d'autres employés, la cour d'appel avait inversé la charge de la preuve de l'infraction et violé le principe de la présomption d'innocence. Il est vrai que la charge de la preuve d'une culpabilité pénale incombe à la partie poursuivante, et donc au ministère public, voire à la victime s'estimant lésée par l'infraction, et que son renversement peut être l'indice d'une culpabilité préétablie. Mais l'argument n'est pas pour autant retenu par la Cour de cassation, qui, de même qu'elle a considéré que la saisine de la juridiction était respectée, affirme explicitement que la charge de la preuve n'a pas été inversée. Cette affirmation doit être rapprochée d'une autre, selon laquelle les éléments de preuve ont été contradictoirement débattus. On rejoint ici une jurisprudence bien établie, tant du Conseil constitutionnel  [2], que de la Chambre criminelle  [3], selon laquelle l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789  [4], comme l'article 6-2 de la Convention européenne des droits de l'homme  [5], ne font pas obstacle aux présomptions de fait ou de droit instituées en matière pénale, dès lors que lesdites présomptions ne revêtent pas de caractère irréfragable, réservent la possibilité d'une preuve contraire, et laissent entiers les droits de la défense. C'est particulièrement le cas dans notre espèce. Par le débat contradictoire des éléments de preuve, et l'appréciation souveraine de leur portée, la cour d'appel ne s'est pas déterminée par présomption sur la culpabilité du prévenu, qu'elle a au contraire établie de manière directe en son intime conviction.

146. Il fut encore rappelé que le harcèlement moral devait avoir eu pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits ou à la dignité d'une personne, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Considérées comme expressives d'un abus de pouvoir de la part du prévenu  [6], ces conditions, de l'avis du demandeur, ne pouvaient être remplies par les seuls faits, imputables à un maire, d'avoir supprimé deux tâches sur l'ensemble des affectations d'une employée trop chargée, d'avoir utilisé un cahier de liaison alors qu'il était peu présent, et de s'être plaint de cette employée auprès de plusieurs personnes. C'était donc à une juste proportionnalité qu'invitait le pourvoi, à la hauteur des différentes décisions ou actions du condamné, qui étaient présentées comme s'inscrivant dans un exercice équilibré de ses fonctions, sans démesure aucune à même de recouper le délit. Mais l'argument ne pouvait avoir plus de succès que ceux, déjà vus, tirés d'une confusion de l'infraction avec les pouvoirs d'organisation et de direction du prévenu. D'ailleurs, une certaine redondance en rendait compte, tant la négation par le maire de tout abus dans l'exercice de ses prérogatives, revenait à revendiquer la légitimité de son autorité hiérarchique sur les services municipaux. La prétention était la même, et la réponse de la Chambre criminelle ne varie pas, qui confirme la condamnation du prévenu sur le constat d'« agissements... étrangers à son pouvoir d'organisation et de direction... ».

157. Enfin, un ultime développement a porté sur la condition de répétition des actes constitutifs de harcèlement moral. Il fut soutenu que les faits reprochés au prévenu ne procédaient pas de cette répétition, faute de rentrer dans une succession systématique, mais relevaient seulement d'une réorganisation isolée des fonctions de son employée. La Chambre criminelle n'adhère pas à cette subtilité, affirmant au contraire que la responsabilité du condamné avait bien été établie sur des agissements répétés. On ne saurait en douter, la répétition devant se comprendre, moins comme le renouvellement d'actes reproduits à l'identique, que comme une forte pression à base d'agissements indivisibles, rejoignant la même finalité, et animés par la même intention. Tel avait été le comportement du maire. Par les décisions qu'il avait prises, il avait manifestement cherché à déstabiliser la partie civile, chacune d'elles venant en complément des autres pour parvenir à ce résultat. Il était impossible de s'en tenir au caractère apparemment isolé d'une restructuration des services de la mairie, cette légitime opération n'étant pas dissociable d'une réalité bien différente, faite de dénigrement et de dévalorisation.

16Aucun des arguments ainsi avancés par le demandeur au pourvoi n'a finalement convaincu la Cour de cassation. Le rejet du recours en a sanctionné l'absence de pertinence, et c'est de manière très ferme que la Chambre criminelle confirme le bien-fondé de la condamnation, approuvant la cour d'appel de s'être prononcée comme elle l'avait fait, sans insuffisance ni contradiction. Le harcèlement moral trouve de la sorte une nouvelle illustration qui n'est pas négligeable. Certes, le dispositif de l'arrêt de rejet n'est pas très explicite sur ce qui le fonde, mais les moyens du pourvoi, par l'importance des données débattues, livrent a contrario les éléments ayant servi de support à la décision, donnant ainsi une juste idée de ce que les élus doivent éviter à tout prix, y compris en se donnant bonne conscience sous couvert de leur autorité hiérarchique et de leur pouvoir décisionnel. Cette sagesse s'impose d'autant plus, que la responsabilité pénale peut se doubler d'une responsabilité civile très lourde...

II - Le poids de la réparation

17La condamnation pénale du maire n'est pas restée isolée. Elle a été suivie d'une responsabilité civile, aux effets particulièrement sensibles, l'élu ayant été déclaré entièrement responsable du préjudice subi par son employée, en conséquence de quoi une expertise psychiatrique fut ordonnée par la cour d'appel de Douai, afin d'évaluer l'importance du dommage souffert par la victime, avec paiement immédiat d'une indemnité provisionnelle de 10 000 euros. L'affaire a donc pris une dimension financière très élevée, le maire, par la responsabilité personnelle qui lui était imputée, ayant eu à répondre, non seulement de l'infraction, mais encore de ses retombées en termes de réparation. Cette situation ne pouvait que lui inspirer une défense classique, qu'il n'a pas manqué d'exploiter.

18Et de fait, les demandes de réparation dirigées contre les élus, voire les agents de l'administration, connaissent des spécificités importantes, destinées, tant à ménager ce qu'ils représentent d'autorité propre, qu'à les soustraire de revendications dont le poids confinerait à l'injustice s'ils devaient en répondre personnellement. Deux dérogations sont en cause, la première affectant la compétence des juridictions judiciaires, et donc du juge pénal, pour connaître de ces actions, la seconde relative à un régime de garantie, par lequel l'élu peut reporter sur la commune la charge financière de sa responsabilité.

A - La compétence judiciaire

19C'est sur ce point particulier que, dans notre espèce, le maire s'est défendu. Il a fait état du principe de la séparation des pouvoirs, afin de contester la compétence du juge pénal pour connaître de sa responsabilité civile. Depuis l'arrêt Thépaz du 14 janvier 1935, rendu par le Tribunal des conflits  [7], les retombées civiles des dommages liés aux infractions commises par les élus et agents de l'administration relèvent d'un double régime, selon que la faute est une faute non détachable du service public auquel ils sont affectés, ou, au contraire une faute pouvant en être dissociée, avec pour effet de la rendre personnelle à l'élu ou à l'administrateur. La différence est de nature, bien qu'elle ne soit pas toujours très tranchée, la faute de service renvoyant aux fautes les moins graves, alors que la faute personnelle est par hypothèse affectée d'un coefficient de gravité plus marqué.

20Lorsque la faute commise par le fonctionnaire est une faute de service, par hypothèse non détachable de ses fonctions, l'action en réparation doit être portée devant le juge administratif, en application de la séparation des pouvoirs, telle qu'exprimée par la loi des 16 et 24 août 1790 sur l'organisation judiciaire : « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives ». En revanche, lorsque la faute est personnelle, la responsabilité civile incombe à l'élu et à l'agent, et la victime est en droit, non seulement d'exercer son action civile devant la juridiction répressive, afin de mettre en mouvement l'action publique, mais encore de compléter cette action par une demande en réparation  [8]. C'est dire que, dans notre affaire, il était de bonne stratégie pour le maire de s'appuyer sur cette distinction, de prétendre à la faute de service, et de dénoncer la compétence de la Cour d'appel de Douai pour connaître des conséquences civiles de sa responsabilité pénale.

21La juridiction du fond avait considéré que les agissements du prévenu étaient détachables de ses fonctions de maire, même s'ils avaient été commis à l'occasion de l'exercice de celles-ci, pour s'être personnellement livré, de manière intentionnelle et répétée, à des actes fautifs ayant gravement dégradé les conditions de travail de son employée et concouru à l'altération de son état de santé. En conséquence, elle s'était reconnue compétente pour statuer sur l'action civile et se prononcer sur les réparations demandées. Le pourvoi tenta de démontrer que cette compétence était usurpée. Il fut expliqué que la commission d'une faute pénale par un maire dans l'exercice de ses fonctions ne pouvait suffire à caractériser la faute personnelle, et que le prévenu ayant précisément agi dans le cadre de son mandat, les faits imputés, à les supposer avérés, ne sortaient pas de ses fonctions.

22S'il est vrai que toute faute pénale ne saurait être tenue, par principe, comme une faute personnelle  [9], la Cour de cassation ne va pas pour autant dans le sens du pourvoi. Elle confirme l'arrêt de la cour d'appel , « dès lors qu'il résulte de ses constatations que les faits commis par le prévenu constituaient des manquements volontaires et inexcusables à des règles d'ordre professionnel et déontologiques ». L'attendu mérite l'attention, qui contient les critères de la faute personnelle : d'une part, la référence aux règles professionnelles et déontologiques, d'autre part, le caractère volontaire et inexcusable des manquements qui leur sont portés. C'est donc doublement que le maire avait à répondre d'une telle faute : d'abord, pour ne pas avoir respecté les obligations qui s'imposaient à lui, attachées professionnellement et déontologiquement à sa qualité de maire, ensuite, pour avoir eu un comportement inadmissible au regard d'une telle qualité. La Chambre criminelle ne s'étend pas sur les obligations concernées, mais il est facile de les déduire du harcèlement sanctionné. Il ne peut que s'agir d'une loyauté élémentaire dans la prise de décision, afin de gérer les affaires locales dans la transparence et le respect de tous. L'objectivité est inséparable d'une telle gestion, et elle fait défaut en rapport avec des faits de harcèlement. La compétence du juge pénal n'était donc pas discutable, tout comme, par ailleurs, la responsabilité civile du maire lui incombait personnellement, sans aucun transfert possible sur la commune.

B - La responsabilité personnelle

23La distinction entre la faute de service et la faute personnelle a un impact autre que de compétence. Elle engage également un régime particulier de protection des élus locaux, spécialement au sein des communes, qui résulte de l'alinéa 1er de l'article L. 2123-34 du code général des collectivités territoriales : « La commune est tenue d'accorder sa protection au maire, à l'élu municipal le suppléant ou ayant reçu une délégation ou à l'un de ces élus ayant cessé ses fonctions lorsque celui-ci fait l'objet de poursuites pénales à l'occasion de faits qui n'ont pas le caractère de faute détachable de l'exercice de ses fonctions... ». Les modalités concrètes de cette protection ne sont pas définies par la loi. On songe tout naturellement à la prise en charge des frais de défense  [10], ou encore à une assistance juridique. Mais surtout, à l'instar des dispositions en ce sens de l'article 11 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, la collectivité territoriale peut couvrir l'élu des condamnations civiles prononcées contre lui : la solution rejoint la logique de la responsabilité administrative, qui pèse en principe sur la collectivité publique, tant que n'est pas imputable à son agent une faute personnelle détachable de l'exercice de ses fonctions.

24La nature de la faute commise par le maire au titre du harcèlement moral qui lui était reproché était donc essentielle également sur ce terrain sensible. Selon qu'elle était qualifiée de personnelle ou de service, le poids de la responsabilité civile n'était pas le même, pour rester propre au condamné dans le premier cas, et peser sur la commune dans le second. De là, les efforts déployés par le demandeur au pourvoi pour convaincre d'une faute non détachable de ses fonctions. On connaît la réponse de la Cour de cassation, favorable au contraire à la faute personnelle, avec pour effet de dispenser la commune de couvrir ce qui participait d'agissements sans rapport avec les fonctions protégées.

25En conclusion, le bilan pour le maire est particulièrement lourd. Une double responsabilité pèse sur lui, tant pénale que civile, dont le poids personnel ne pourra qu'inciter nos élus à rester des gestionnaires pondérés et modérés.


Date de mise en ligne : 01/04/2019

https://doi.org/10.3917/rsc.1204.0857

Notes

  • [1]
    Arrêt rendu sur renvoi après cassation (Crim., 13 avr. 2010, n° 09-85.856, Légifrance). La Cour d'appel de Douai avait déjà été saisie de l'affaire, et elle s'était prononcée sur le fond par un précédent arrêt du 27 janv. 2009, mais qui fut cassé par la Chambre criminelle, faute d'avoir été mise en mesure de s'assurer de la régularité de la composition de la juridiction.
  • [2]
    Cons. const., 16 juin 1999, n° 99-411 DC, AJDA 1999. 736 ; ibid. 694, note J.-E. Schoettl ; D. 1999. 589, note Y. Mayaud ; ibid. 2000. 113, obs. G. Roujou de Boubée ; ibid. 197, obs. S. Sciortino-Bayart ; JO 19 juin, p. 9018 ; Cons. const., 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, AJDA 2009. 1132 ; D. 2009. 1770, point de vue J.-M. Bruguière ; ibid. 2045, point de vue L. Marino ; ibid. 2010. 1508, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 1966, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny-Goy ; Constitutions 2010. 97, obs. H. Périnet-Marquet ; ibid. 293, obs. D. de Bellescize ; cette Revue 2009. 609, obs. J. Francillon ; ibid. 2010. 209, obs. B. de Lamy ; ibid. 415, étude A. Cappello ; RTD civ. 2009. 754, obs. T. Revet ; ibid. 756, obs. T. Revet ; RTD com. 2009. 730, étude F. Pollaud-Dulian ; JCP 2009, n° 28, 101, p. 25, note J.-Ph. Feldman ; Cons. const., 16 sept. 2011, n° 2011-164 QPC, D. 2011. 2444, note L. Castex ; ibid. 2012. 765, obs. E. Dreyer ; AJ pénal 2011. 594, obs. S. Lavric ; RSC 2011. 647, obs. J. Francillon ; Dalloz Actualité, 21 sept. 2011, obs. A. Astaix ; JCP 2011, n° 1227, obs. de Lamy, et n° 1247, note Dreyer.
  • [3]
    Crim., 11 juin 1992, n° 92-80.397, Bull. crim. n° 231 ; 1er févr. 2000, n° 99-84.764, Bull. crim. n° 51 ; 5 janv. 2011, QPC, 2 arrêts, n° 10-90.112 et n° 10-90.113, D. 2011. 446, obs. C. Girault ; ibid. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin.
  • [4]
    « Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la loi ».
  • [5]
    « Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ».
  • [6]
    Il y aurait à redire sur cette prétention du pourvoi, le délit de harcèlement moral n'étant pas subordonné à l'existence d'un pouvoir hiérarchique (Crim., 6 déc. 2011, n° 10-82.266, Bull. crim. n° 249 ; AJDA 2012. 567 ; D. 2012. 225, obs. C. Girault ; ibid. 2917, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJFP 2012. 191, et les obs. ; AJ pénal 2012. 97, obs. J. Gallois ; Dr. soc. 2012. 538, obs. F. Duquesne ; ibid. 720, chron. R. Salomon et A. Martinel ; cette Revue 2012. 138, obs. Y. Mayaud ; RLCT 2012/79, n° 2189, note Mayaud).
  • [7]
    T. confl., 14 janv. 1935, n° 0820, Thépaz c/ Mirabel, au Lebon.
  • [8]
    Crim., 9 mai 1956, Bull. crim. n° 355 ; 2 oct. 1958, ibid. n° 596.
  • [9]
    Crim., 4 juin 2002, n° 01-81.280, Bull. crim. n° 127 ; AJDA 2002. 806 ; D. 2003. 95, note S. Petit ; ibid. 244, obs. G. Roujou de Boubée ; cette Revue 2003. 92, obs. B. Bouloc ; ibid. 127, obs. A. Giudicelli.
  • [10]
    Rappr. : CAA Bordeaux, 25 mai 1998, n° 96BX01847, André, AJDA 1998. 942 ; ibid. 886, chron. L. Benoit, A. Bézard, E. Coënt-Bochard, C. Jacquier, B. Stamm, C. Lambert, S. Brotons, G. Vivens et J.-F. Desramé.

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