Notes
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[1]
Organisation mondiale de la santé, 2001, Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé, 309 p. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/42418/9242545422_fre.pdf
-
[2]
Il faut préciser ici que le concept de qualification personnelle, attachée à la personne et non au poste de travail, ne se confond pas du tout selon B. Friot avec le niveau de formation. La qualification personnelle a trois attributs : une pension en rapport avec le meilleur salaire, des capacités transversales reconnues, un réseau personnel de pairs.
-
[3]
Le lecteur intéressé trouvera une étude exhaustive de cette dynamique réformatrice et de sa réception syndicale dans Nicolas Castel, La Retraite des syndicats. Revenu différé contre salaire continué, Paris, La Dispute, 2009, 299 p.
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[4]
La propriété patrimoniale lucrative, « institution majeure du capital » (p. 153), permet l’exploitation des travailleurs et l’accaparement de la plus-value par les propriétaires ; c’est par son biais que s’organise « le pillage des salaires » (p. 154). La propriété patrimoniale d’usage, c’est la maîtrise de l’outil de production par ceux qui l’utilisent, les travailleurs. C’est décider quoi produire et comment le produire sans passer par les fourches caudines de « la logique de rentabilité du capital » (p. 49).
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[5]
Consulter en priorité Bernard Friot, Puissances du salariat, Paris, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2012, 437 p., 1re éd. 1998.
Vieillissement, innovation et territoire : le cas de l’île de la Réunion Armelle Klein, L’Harmattan, coll. Population, 2018, 281 p.
1Ce fut un réel plaisir de découvrir cette recherche conséquente d’Armelle Klein (2018) qui porte sur un sujet complexe et interdisciplinaire : le vieillissement. Comme l’exprime l’auteur, il s’agit à la fois d’un travail microsociologique (approche des usages des technologies par les personnes âgées, par les proches aidants et par les professionnels, etc.) et macrosociologique (conditions d’expression de ces pratiques et usages dans un contexte familial, territorial et institutionnel). Cette recherche propose des résultats enrichissants dont les enjeux sont d’interroger et d’identifier les représentations et les usages des gérontechnologies, mais aussi de questionner les résultats des expériences déjà menées ces dernières années afin d’en tirer de nouvelles conclusions.
2Cette étude traite du vieillissement principalement par le prisme des sciences sociales, ce qui est pertinent, car celles-ci sont trop souvent absentes des travaux concernant les seniors au profit d’une vision plus médicale et davantage axée sur les difficultés physiques ou cognitives. Ce travail de recherche aborde néanmoins son sujet de manière interdisciplinaire et précise (épidémiologique, démographique, politique, sociohistorique, technologique, ergonomique, etc.) au travers de sept chapitres. Il en découle un travail bien présenté, articulé et structuré, ce qui permet de se repérer facilement dans le document et de suivre de manière logique l’enchaînement des idées et des étapes de cette recherche.
Spécificités de l’île de la Réunion comme lieu d’étude des gérontechnologies
3La première partie de l’ouvrage (des chapitres I à III) s’attache tout d’abord à contextualiser le phénomène de vieillissement généralisé de la population en établissant un bilan social, politique, économique et historique très détaillé, par lequel l’auteur effectue une comparaison entre l’Île de la Réunion et la métropole. Le choix de l’île de la Réunion comme terrain d’étude est approprié à plusieurs égards concernant le sujet du vieillissement de la population française.
4D’abord, ce département français représente un microcosme dans le sens où les indicateurs démographiques sont particulièrement intéressants : un « vieillissement accéléré », une fécondité presque divisée par trois en vingt ans (de 7 à 2,5 enfants par femme entre 1960 et 1980), et une espérance de vie qui a connu une forte croissance ces soixante dernières années (de 53,5 à 83,6 ans pour les femmes et de 47,5 à 77,1 ans pour les hommes, entre 1953 et 2015). Ces éléments font de la Réunion un terrain d’expérimentation particulièrement riche pour la recherche en gérontologie.
5Ensuite, la comparaison entre la France métropolitaine et l’un de ses départements d’outre-mer permet de montrer que le vieillissement et ses conséquences, positives ou négatives, ne sont pas seulement liés aux aspects physiques ou cognitifs inéluctables de la personne âgée, mais qu’ils dépendent aussi d’une multitude d’autres facteurs. En effet, même si le vieillissement n’est pas un phénomène invalidant en soi, il est néanmoins vrai que le risque de se retrouver dans des situations de dépendance augmente avec l’âge. Nous considérons bien entendu que « handicap » et « vieillissement » sont deux notions proches mais qui ont chacune leurs spécificités. Pour autant, elles présentent des similarités et peuvent, par conséquent, aboutir à des résultats et des situations comparables. Il faut alors s’entendre sur une définition de la notion de handicap, et la plus consensuelle est celle de la classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), qui insiste sur des indicateurs environnementaux et personnels et plus seulement sur des fonctions cognitives ou physiques (Organisation mondiale de la santé, 2001) [1]. Cette approche ne considère plus le handicap comme la conséquence ou la suite d’une pathologie et ne le réduit pas à la perte ou à la diminution d’une ou plusieurs fonctions, mais le met en adéquation avec l’environnement au sens large (les ressources médicales, matérielles, politiques, sociales et organisationnelles, etc.), qui peut-être plus ou moins facilitant. Ainsi, pour un même déficit, on ne sera pas handicapé de la même manière selon l’aménagement de l’environnement, et donc selon le lieu, la ville, le pays, etc. En ce sens, cette première partie fournit de nombreux enseignements et permet de questionner la problématique des inégalités territoriales et du rôle qu’elles jouent sur le vieillissement et sur l’autonomie.
Quel avenir pour les gérontechnologies ?
6La deuxième grande partie de l’ouvrage (des chapitres IV à VII) développe la problématique des apports et des limites des gérontechnologies en évoquant leurs usages, leurs modes d’évaluation (le service rendu), leurs représentations, et in fine leur acceptabilité, non seulement par la personne âgée (l’utilisateur primaire), mais aussi par l’entourage familial et professionnel (les utilisateurs secondaires). Afin de répondre à ces questions, l’auteur a mené une série d’entretiens et étaye ses propos par des extraits de son corpus afin d’approfondir l’analyse.
7Les conclusions de cette partie soulignent l’importance d’une réflexion particulière avant le transfert de solutions technologiques pour les seniors. En effet, contrairement à d’autres solutions (médicales, d’aménagement du territoire, etc.), les gérontechnologies sont dépendantes de facteurs multidimensionnels qui sont soumis à des aspects socioculturels (entourage, mode, stigmatisations ou valorisations, etc.) qui conditionnent la réussite d’un projet de conception ou de mise en place de ce type de système. D’ailleurs, l’exemple relevé par l’auteur de l’expérimentation en 2003 et en 2010 de la télémédecine à Mafate, une partie isolée et difficile d’accès de l’île (p. 53) fut un échec pour des raisons sociales et organisationnelles (manque de formation, proximité familiale et amicale des « soignants », etc.) et non technologiques. On remarque ainsi, d’une part, que les possibilités gérontechnologiques ne sont une réponse cohérente que si elles sont suivies d’un accompagnement social et politique, et d’autre part, qu’elles ne sont pas aussi facilement transférables qu’une autre technique thérapeutique (e.g. prise en charge médicale, campagne de dépistage ou de vaccination, etc.).
8Ce constat est également vrai pour l’idée développée dans l’ouvrage (p. 32) selon laquelle on peut distinguer l’invention et l’innovation : l’invention correspond « à une nouvelle technique ou un nouveau mode d’organisation », alors que l’innovation représente « l’ensemble des processus qui vont amener l’invention à être utilisée et incorporée dans la sphère sociale ». L’invention, aussi brillante soit-elle, n’est pas toujours une innovation, d’où l’importance – surtout pour ce public de personnes âgées – de former et de collaborer. Cet accompagnement permettrait de faciliter l’acceptabilité qui est peut-être un des leviers qui pourrait permettre à l’invention (une gérontotechnologie, etc.) de devenir innovation (sociale, médicale, politique, etc.).
9Néanmoins, on regrettera deux aspects dans cette deuxième partie. D’abord, l’absence de comparaison et de critique concernant les différents modèles d’évaluation des gérontechnologies (type de méthodologie, indicateurs, avantages et limites, etc.) qui auraient pu mener à des propositions d’outils à utiliser. En effet, l’évaluation est actuellement un des domaines les plus déterminants de la gérontechnologie qui pourrait mener à une amélioration de la mesure du « bénéfice/risque » lié à l’utilisation et à une prescription sur une base d’evidence-based practice. Ensuite, cette partie présente selon nous une autre limite, qui est de ne pas avoir accès à la méthodologie utilisée par l’auteur (type d’entretien, thème, échantillonnage/échantillon, critères d’inclusion et d’exclusion, etc.) et à des mesures précises comme le pourcentage du corpus ou les statistiques inférentielles pour marquer les différences, ce qui limite parfois les possibilités de lecture critique quant aux conclusions avancées.
Synthèse
10Pour conclure, la question du vieillissement de la population est complexe et doit être traitée dans la pluridisciplinarité (santé, social, technique, industriel, etc.). Le regard des sciences sociales apporté dans cet ouvrage est une piste de réflexion pertinente concernant un terrain d’étude particulièrement difficile sur le plan des conditions sanitaires, économiques et sociales. Par ailleurs, cette recherche, par sa qualité et ses résultats de terrain, permet de prendre conscience des freins possibles à l’innovation technologique dans le domaine du vieillissement et de réfléchir à des solutions à la fois ambitieuses et réalistes en fonction des caractéristiques socio-économiques, culturelles et politiques de la population.
11La vision générale que dégage ce travail montre l’importance de faire évoluer un des postulats trop présents dans les prises en charge des situations de dépendance, à savoir la prise en charge principalement médicale. En effet, si la majorité des acteurs médicosociaux semblent centrer leur prise en charge sur les déficits physiques et/ou cognitifs, une vision axée sur les sciences sociales permet aussi de souligner la nécessité d’un ancrage socioculturel. L’objectif ne sera plus seulement de constater ou de mesurer la perte plus ou moins irréversible d’une fonction, mais d’étudier le milieu et l’environnement. Le diagnostic et l’analyse des besoins doivent alors passer par un examen non seulement physique et cognitif, mais aussi environnemental au sens large en considérant les aspects géographiques, culturels, mais aussi les ressources sociales, médicales, économiques, politiques, etc. Cette étude comparative entre la population française de la métropole et celle de son territoire d’outre-mer contribue à cet examen.
12Le présent ouvrage, par les ponts qu’il construit entre les disciplines et les regards qu’il croise entre les individus, participe pleinement à l’amélioration du bien-vieillir, à la diffusion et à l’appropriation des technologies destinées aux personnes âgées.
13Nous ne pouvons que recommander la lecture de cette étude à toute personne intéressée par la gérontologie, les technologies et les solutions d’avenir.
14Par Djamel Aissaoui
15Docteur en psychologie cognitive et en ergonomie,
16Haute École de santé, HES-SO Valais-Wallis, Suisse
Le travail, enjeu de retraites Bernard Friot, La Dispute, 2019, 218 p.
17L’ouvrage Le travail, enjeu des retraites offre matière à de nombreuses réflexions dans un contexte où le gouvernement « Philippe/Macron » s’apprête à engager une nouvelle réforme du régime de retraite français, qui est cette fois-ci censée régler les problèmes de financement tout en se voulant « plus juste et équitable » et « plus lisible ». C’est pour alerter sur cette nouvelle réforme dont les enjeux dépassent les seules retraites que Bernard Friot nous livre cette nouvelle édition augmentée.
18Le corps principal de l’ouvrage de 2010 n’a pas fait l’objet de modifications, ni d’actualisations. En revanche, cette nouvelle édition se trouve enrichie d’une longue introduction de 55 pages, soit plus d’un quart de l’ouvrage, intitulée « Invitation à un déplacement », dans laquelle l’auteur revient sur le cœur de ses propositions en les précisant et en les radicalisant (« salaire à la qualification [2] personnelle » à partir de 50 ans contre 60 dans la 1re édition). Il tente, dans le même temps, de montrer la vacuité des critiques et polémiques qui lui sont adressées par ceux qu’il désigne comme « les vaincus ». Pour l’auteur, ces derniers n’arrivent pas à dépasser « les mots d’ordre de la défaite » (p. 25), car ils se situent sur le même terrain que les réformateurs en utilisant leurs mots et leurs arguments.
19Plus qu’un ouvrage sur le système de retraite français, l’analyse de ses réformes passées et à venir, cet essai – toujours solidement arrimé au réel – s’inscrit dans une perspective normative en proposant une transformation systémique de la société articulée autour d’institutions à construire, par la lutte des classes, pour « la pratique communiste d’un travail autonome » (p. 24).
La réforme capitaliste des retraites pour le remplacement du salaire continué par le revenu différé
20Selon Bernard Friot, une « subversion révolutionnaire » et « communiste » de la Sécurité sociale s’est opérée en France en 1946 par la construction d’un régime général et la mise en place d’un « salaire continué » pour les retraités. Et les pensions versées aujourd’hui seraient « pour les trois quarts construites comme un salaire continué », c’est-à-dire « une pension supérieure au Smic et proche du meilleur salaire », indépendamment de ce qui a été cotisé au préalable. C’est contre ce « salaire continué » (puissant vecteur d’émancipation dans le travail selon l’auteur) et pour la mise en œuvre d’un « revenu différé » que sont conduites les réformes depuis la fin des années 1980, que l’auteur regroupe sous l’expression « réformes Rocard-Macron » pour mieux en souligner la continuité logique [3].
21Le piège à déjouer pour la réforme à venir est celui d’une argumentation habile fondée sur l’équité et la solidarité comme principes de justice. La contributivité y est présentée comme le système le plus juste, le plus équitable et le plus lisible, un euro cotisé donnant droit à un euro en retour. Dans ce cadre, chacun est doté d’un compte personnel où est enregistrée la totalité des cotisations sur l’ensemble des salaires de la carrière et peut librement liquider, sans attendre un âge déterminé, son épargne notionnelle. De fait, si la cotisation sociale demeure, son sens en est dévoyé puisqu’elle devient alors « une prévoyance individuelle obligatoire (…) qui n’assure en aucun cas un taux de remplacement du salaire (…) et génère au contraire un capital notionnel qui sera converti en rente viagère » (p. 108). En ce sens, il ne faut pas, selon B. Friot se laisser abuser par le mot « répartition » que mobilisent les réformateurs pour éloigner les craintes d’une transformation du régime en système par capitalisation, car la répartition dont il est question dans cette perspective est celle déjà connue, c’est celle de l’Agirc-Arrco qui est une répartition distributive (organisée selon le principe « à chacun selon sa contribution »). Et, pour ceux qui n’auront pas suffisamment cotisé, un plancher est envisagé, ce qui est pour l’auteur l’expression d’une « solidarité nationale misérabiliste » à l’égard de ceux qui sont considérés comme « des victimes » (individus principalement définis par leurs manques).
22Face aux enjeux de cette réforme, menée au nom de « la construction fantasmée » d’un choc démographique (et l’idée qu’il n’y aura pas assez de cotisations demain pour financer les retraites), il faut profiter de ce moment critique pour défendre un régime général assurant à tous à 50 ans un salaire à la qualification personnelle, les retraités étant présentés comme la première étape pour « la conquête de la souveraineté populaire sur le travail » (p. 53).
Sortir de l’impensé du salaire continué et instaurer le salaire à la qualification personnelle dès 50 ans
23Dès les premières lignes, l’objectif est posé. Il s’agit « d’en finir avec ces représentations » qui font des retraités des êtres de besoin, « bénéficiant à leur tour de la solidarité intergénérationnelle », des êtres « exclus du travail, cette amputation [étant] célébrée comme une délivrance » (p. 10). Contre une relégation dans un « bénévolat de consolation », il faut « sortir de l’impensé du salaire continué pour poser clairement la pension de retraite en tant que pièce de la construction du salaire comme droit politique de la personne » (p. 23). Comme porteurs d’une qualification personnelle, les retraités perçoivent un salaire (leur pension) correspondant à la valeur de ce qu’ils produisent. Dans ce cadre, le salaire à la qualification « atteste non la capacité à produire des valeurs d’usage (le travail concret), mais la contribution à la production de valeur économique (travail abstrait) » (p. 41). On retrouve ici l’une des thèses centrales que l’auteur a par ailleurs développée dans ses précédents ouvrages. Les retraités travaillent de façon libre, sans être sous le coup de la sanction du marché ni subir les rapports de subordination (p. 77). Pour B. Friot, ils sont dès lors « libérés de la valeur travail » (p. 78), c’est-à-dire de l’organisation capitaliste imposant « la dictature du temps de travail » (p. 81). C’est contre cette valeur capitaliste et l’hétéronomie du travail qu’il faut construire les institutions, pour affirmer « la pratique communiste d’un travail autonome » (p. 24).
24Dans cette perspective, B. Friot avance la proposition que les retraités disposent à vie de 100 % de leur meilleur salaire net (avec un plancher significativement supérieur au Smic) et ce, dès 50 ans. Ce salaire, versé jusqu’à la mort, pourrait être « amélioré » en passant des « épreuves de qualification ». Abaisser à 50 ans l’accès au salaire à la qualification personnelle permettrait d’affirmer « l’actualité présente et non passée de leur contribution à la production de valeur ». À 50 ans, on ne pense pas en termes de « temps venu d’un repos bien mérité après une longue vie de travail ». À 50 ans peut commencer « un nouveau temps de la carrière » pour une pratique autonome et auto-organisée du travail, avec des mobilités choisies. Dans ce cadre, ces nouveaux travailleurs « libres » (on ne sait pas si l’on peut encore les qualifier de « retraités » ou alors, peut-être faire droit à une nouvelle définition sociale du « retraité » ?) seraient accompagnés par un « service public de la qualification » pour leur permettre de mettre en œuvre leur expérience professionnelle au service d’entreprises alternatives (c’est-à-dire qui seront sorties de la propriété patrimoniale lucrative pour fonctionner selon la propriété patrimoniale d’usage [4]), entreprises dans lesquelles ils pourraient co-décider de la production, de l’organisation, etc. Ils contribueraient ainsi à la valeur ajoutée de ces entreprises alternatives dans le cadre non d’un bénévolat, mais d’un travail libéré de la logique de rentabilité du capital. Précision importante, aucune obligation de travailler n’est posée comme contrepartie au salaire à la qualification personnelle dans ce système, chacun demeurant libre de sa participation.
25Pour l’auteur, cette proposition d’instaurer un droit au salaire à la qualification personnelle à 50 ans doit être lue comme une première étape, un tremplin permettant ensuite l’extension de cette nouvelle « dimension de la citoyenneté » à « tous les résidents majeurs » et « la pratique communiste d’un travail autonome » (p. 24). C’est, selon lui, le meilleur moyen de contrer les réformateurs : « contre les réformes des retraites, il faut argumenter, au nom du droit des retraités au salaire comme pièce d’un puzzle plus général de droit au salaire pour tous, à instituer de la majorité jusqu’à la mort en tant que droit économique à la personne, cœur d’une citoyenneté fondée sur la souveraineté populaire du travail » (p. 14).
Le travail, la valeur, le financement par la cotisation
26Se demander si les retraités travaillent est, pour l’auteur, une « question aliénée » (p. 33) au sens où elle sous-entend que ne seraient définies comme travail que les activités productives « mettant en valeur du capital », et qui sont vendues sur le marché. C’est parce qu’« il n’y a pas d’essence du travail » que c’est une catégorie à géométrie variable, faisant « en permanence l’objet d’un débat public » (p. 170), qu’il est grand temps de dénoncer « l’absurdité qu’il y a à fonder le travail sur la nature de l’activité » (p. 33). Il faut lever la « confusion entre travail concret, production de valeur d’usage, et travail abstrait, production de valeur économique » et se débarrasser du « fétichisme de la marchandise » comme du « fétichisme de l’État » dans l’analyse de la validation sociale de la valeur, « le marché et la puissance publique [étant] (…) le leurre de la logique de la rentabilité économique capitaliste qui valide » (p. 36), pour affirmer, dans une démarche de politisation de la valeur et du travail, que tout le monde travaille dès qu’il produit des valeurs d’usage.
27Ce projet n’a « pas à chercher dans l’utopie où se mener » (p. 143) ; il s’appuie sur « un déjà là » (régime de sécurité sociale mis en place en 1946, statut des fonctionnaires, intermittents, professions indépendantes indirectement financées par la Sécurité sociale, etc.) montrant « la supériorité tant anthropologique, qu’économique et politique de cette validation sociale communiste du travail » (p. 37), qui n’a pas besoin d’« emploi », d’« employeurs », et encore moins d’« employabilité ».
28C’est grâce à la cotisation au taux interprofessionnel unique (qui a progressé jusqu’à la fin des années 1970) pour servir un régime unique administré par les travailleurs (jusqu’en 1967) que s’est construit, selon l’auteur, le salaire continué et que s’est créé un appareil de production de soins en dehors de la logique du capital (financement des CHU par la subvention et non par l’emprunt). Il s’agit donc, pour lutter contre les réformateurs, de mettre un terme au « saccage » dont la cotisation sociale a fait l’objet ces dernières décennies au nom de la défense de l’emploi pour promouvoir – par son évolution (création d’une cotisation à taux interprofessionnel unique assise sur la valeur ajoutée et non plus sur la masse salariale comme c’est le cas aujourd’hui encore) et par sa hausse continue – un salaire à la qualification personnelle et au-delà d’étendre le financement par la cotisation à l’investissement et, progressivement, à une multiplicité de « sécurités sociales sectorielles bâties sur le modèle de la Sécurité sociale des soins de santé » (p. 214). Tout cela ne peut être rendu possible qu’à la condition de « mettre en cause la création monétaire par les banques » (p. 179), de façon à ne plus créer de la monnaie pour valoriser des marchandises mais des qualifications.
En synthèse
29L’argumentation riche de cet ouvrage est souvent stimulante, invitant le lecteur à faire un pas de côté, « un déplacement », mais elle peut parfois susciter la perplexité et soulever de nombreuses questions. Par exemple, certains arguments ne sont pas étayés mais plutôt assénés comme des vérités. En témoigne l’idée du « bonheur » et de la « félicité » des retraités qui travaillent, idée qui repose moins sur des preuves empiriques que sur une forte conviction de l’auteur de la place centrale du travail dans l’accomplissement de la condition humaine. Le discours sans appel sur l’urgence à instaurer un salaire à la qualification et la critique de solutions, comme la RTT ou un partage plus favorable aux salariés de la valeur ajoutée, si ces dernières ne s’inscrivent pas dans une logique d’institutionnalisation du salaire, pourra par ailleurs être considéré comme un pari risqué étant donné la trop faible contagion de « l’ethos communiste » (p. 49, p. 217) que l’auteur appelle de ses vœux. Enfin, le lecteur exigeant souhaitant aller au-delà de cet essai, qui pourrait paraître parfois trop jouer du registre performatif, pourra utilement se référer aux précédents ouvrages de Bernard Friot [5] ainsi qu’à celui de Nicolas Castel mentionné plus haut pour trouver les développements théoriques au fondement des propositions présentées ici.
30Par Mathieu Béraud
31Maître de conférences en économie,
Laboratoire lorrain de sciences sociales, université de Lorraine
L’avenir des Silver Tech – Conception, usage et évaluation Hervé Michel, Hélène Prévôt-Huille, Robert Picard (dir.), Rennes, Presses de l’EHESP, 2018, 384 p.
32Depuis les années 2000, en France, les technologies de la santé et de l’autonomie sont de plus en plus présentées comme des solutions potentielles à la prise en charge de la perte d’autonomie d’une population qui sera de plus en plus nombreuse dans les années à venir face à une population d’aidants qui sera, au contraire, de moins en moins nombreuse. Ces technologies de la santé et de l’autonomie ont été rapidement institutionnalisées, notamment par la création en 2007 de la Société française de technologies pour l’autonomie et de gérontechnologie (SFTAG) puis de la filière Silver Économie en 2013. L’objectif de cette filière est de tirer profit du contexte démographique pour créer de la richesse économique à travers la mise sur le marché de produits et de services pouvant être utiles aux personnes âgées et aux personnes de leur entourage. Malgré plusieurs années d’existence, le constat n’est pas très positif et l’offre ne rencontre pas véritablement la demande.
Comprendre les expériences du vieillissement pour se repérer dans l’offre des gérontechnologies
33L’ouvrage collectif dirigé par Hervé Michel, Hélène Prévôt-Huille et Robert Picard propose plusieurs explications à ce manque d’attractivité. Les auteurs rappellent d’abord que les technologies de la santé et de l’autonomie se sont, au début en tout cas, exclusivement concentrées sur la dépendance et les aspects négatifs du vieillissement. Cela a donc créé un marché où « personne ne souhaite se retrouver » (p. 7). Ensuite, ils pointent une certaine méconnaissance des vécus du vieillissement, et donc des besoins des personnes âgées. Enfin, dans leur chapitre, Hervé Michel, Alexandre Duclos et Raphaël Köster se demandent si cette situation ne résulte pas d’une incompréhension face aux attentes des personnes âgées. « L’offre cherche à résoudre des problèmes […], (apporter des solutions pour mieux) se soigner, […] anticiper les risques alors que la demande se situe potentiellement davantage du côté de l’accompagnement de leurs “solutions”, de leurs logiques d’actions, de leurs motivations qui s’expriment dans des activités et des relations qui les portent au quotidien » (p. 195).
34Les objectifs de cet ouvrage, remarquable d’actualité, sont multiples. Le premier est de participer à un travail d’ajustement de l’offre à la potentielle demande des personnes âgées et de leur entourage. Ce travail est à la source d’un centre d’experts en évaluation conçu en 2008 autour de l’approche de la co-conception et de l’évaluation des technologies et services pour le maintien en autonomie à domicile des personnes âgées (MADoPA). Les trois directeurs de l’ouvrage sont membres de MADoPA en qualité de directeur, de chef de projet senior et de président du comité scientifique. Le deuxième objectif est de clarifier les différentes méthodologies et approches pour co-concevoir des technologies adaptées aux personnes âgées et à leurs aidants à domicile, ce qui apparaît particulièrement nécessaire compte tenu de la diversité existante. Le troisième, lié au précédent, est de participer à la structuration d’une offre de co-conception et d’évaluation à travers les living labs en santé et en autonomie.
35Les intérêts de cet ouvrage sont nombreux. D’abord, il participe au mouvement, initié par la sociologie du vieillissement, de compréhension des expériences du vieillissement dans leur diversité et dans leur globalité. Ensuite, il replace les technologies de la santé et de l’autonomie au cœur de problématiques scientifiques, ce qui est indispensable pour s’extraire des discours marketing de la Silver Économie. Si les auteurs se défendent de toute exhaustivité, cet ouvrage est toutefois d’une très grande richesse et apporte des éclairages très précis et techniques sur les différentes manières de mutualiser les savoirs et les pratiques et sur les enjeux éthiques qui y sont associés. Cela permet à un large public de se plonger dans cet ouvrage : ingénieurs, institutionnels, professionnels du secteur mais aussi chercheurs et étudiants. Enfin, de par sa structure, il permet une lecture ciblée en fonction de ce que chaque lecteur recherche. Ce dernier peut privilégier les questions éthiques (1re partie), les résultats des démarches de co-conception et d’évaluation en ciblant certaines technologies (stylo auto-injecteur, application pour le bien-vieillir, panier de technologie à domicile, etc.) (2e partie) ou encore les méthodes de co-conception et d’évaluation (3e partie). L’ouvrage permet également de se diriger en fonction des enjeux opérationnels qu’il soutient, comme valider des solutions technologiques ou explorer les possibilités de création de valeurs ; saisir les usages, les besoins, la demande de technologies, ou encore confronter les points de vue des parties prenantes du développement des solutions technologiques.
Les enjeux éthiques liés aux gérontechnologies
36La première partie de l’ouvrage répertorie et analyse avec finesse un certain nombre d’enjeux éthiques liés aux technologies de la santé et de l’autonomie en fonction de différentes approches : sociologique, philosophique, juridique, politique, socio-ethnographique et socio-anthropologique. Les deux premiers chapitres mettent en garde contre les possibles effets pervers. Gérard Dubey (chapitre I) pointe le paradoxe selon lequel on aborde « le vieillissement sur le mode de la déficience et du manque, (…) [et] que l’on veut confier à des machines le soin de remédier à des maux que leur fonctionnement contribue lui-même à entretenir, sinon à engendrer » (p. 41). Les effets collatéraux de l’utilisation de la technologie sur la dépendance cristallisent effectivement les inquiétudes des potentiels utilisateurs.
37Le troisième chapitre offre une lecture très intéressante des enjeux juridiques liés au déploiement des technologies de la santé et de l’autonomie. En effet, les questions du stockage et de l’utilisation des données de santé, de leur traitement ou encore la protection de celles à caractère personnel sont cruciales pour faire se rencontrer l’offre et la demande. Même si, comme Luiza Kalokairinou le rappelle, le droit ne résout jamais complètement les questionnements éthiques, il apporterait aux technologies de la santé et de l’autonomie les garanties de sécurité et de respect de la vie privée attendues par les utilisateurs.
38À partir d’études réalisées en Europe, les deux chapitres suivants proposent des moyens de garantir une démarche éthique qui s’appuie sur une approche centrée sur la personne (chapitre IV) et sur une éthique empirique (chapitre V). Les propos de Jeannette Pols ont particulièrement attiré notre attention dans la mesure où ils s’inscrivent dans la sociologie des usages de plus en plus invoquée pour étudier l’acceptabilité des technologies de la santé et de l’autonomie. L’autrice prône une éthique empirique qui se fonde sur l’étude « des conflits de valeurs émergeant des pratiques » différenciées (p. 94). De très nombreuses études dans le domaine insistent sur les systématiques déviations d’usage des dispositifs technologiques, la téléassistance en étant l’exemple le plus connu. Étudier ces glissements d’usage entre ce qui avait été pensé et ce qui est mis en pratique permettrait donc de garantir une démarche éthique et ciblée sur les besoins des personnes. Dans la continuité du chapitre précédent, la synthèse proposée par Alexandre Duclos dans le 6e chapitre est très éclairante et fournit les fondamentaux d’une démarche éthique transposable à tout type d’objets. L’auteur conclut de manière tout à fait pertinente que « l’enjeu éthique consiste, d’une part, à reconnaître cette absence de maîtrise de la part des producteurs ou des financeurs des technologies ; d’autre part, il s’agit de co-concevoir au maximum les technologies avec les personnes […] afin d’engager le dialogue avec les utilisateurs pour tâcher de comprendre les motivations, les inclinations, les désirs qui déclencheront telles ou telles motivations, telles ou telles actions correspondant à telle ou telle problématique éthique » (p. 120).
Les usages des gérontechnologies
39La seconde partie de l’ouvrage se concentre sur l’illustration de la diversité des façons d’aborder les usages : l’évaluation de l’utilisabilité (chapitre VII), l’approche socio-ethnographique des usages (chapitre VIII), l’évaluation multidimensionnelle (chapitre IX), la co-conception et l’évaluation (chapitre X), le design thinking (chapitre XI) et l’open innovation (chapitre XII). Chaque approche est présentée à travers un objet technologique particulier (stylo auto-injecteur, panier de technologies à domicile…) et apporte un certain nombre d’éclairages sur les logiques de validation et de réduction des risques liés à l’usage des technologies ou bien sur les logiques d’exploration et de création de valeurs. Notons également la pertinence des questions posées par Hervé Michel, Alexandre Duclos et Raphaël Köster concernant la mobilisation de publics difficiles à atteindre et le préalable des besoins et des aspirations des personnes âgées en termes de technologie. En effet, trop souvent, les études dans le champ des technologies de la santé et de l’autonomie partent de questionnements des développeurs et non des besoins réels des personnes à qui ces technologies sont destinées. Cela est d’autant plus regrettable que les besoins et les valeurs d’usage sont déterminants dans le processus d’acceptabilité.
En pratique
40La troisième partie de l’ouvrage est plus technique et présente un formidable outil synthétique pour tous ceux qui souhaiteraient mieux comprendre et mettre en application une méthode de co-conception et d’évaluation. Chaque chapitre aborde les origines, les champs d’application, les apports, les limites et les valeurs ajoutées des principales méthodes présentées dans cet ouvrage : les méthodes d’évaluation des usages (chapitre XIII), de co-conception des living lab (chapitre XIV), d’évaluation médico-économique (chapitre XV) ; la méthode Mast (model for assessment of telemedicine) [chapitre XVI] et la méthode Gemsa (grille d’évaluation multidisciplinaire pour la santé et l’autonomie) [chapitre XVII]. Les deux derniers chapitres concernent la méthode des scénarios et persona (chapitre XVIII) et celle des test beds (chapitre XIX), des outils intéressants à mobiliser en complément des méthodes déjà citées.
Conclusion
41Cet ouvrage permet de se repérer parmi les questionnements théoriques et éthiques en lien avec les technologies de la santé et de l’autonomie et parmi la diversité des approches et des méthodes de co-conception. L’objectif de clarification est donc tout à fait atteint, de même que celui de déstigmatisation de ce secteur prometteur mais encore balbutiant.
42Par Armelle Klein
Postdoctorante en sociodémographie, IRD, Ceped UMR 196,
Université Paris Descar tes
Notes
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[1]
Organisation mondiale de la santé, 2001, Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé, 309 p. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/42418/9242545422_fre.pdf
-
[2]
Il faut préciser ici que le concept de qualification personnelle, attachée à la personne et non au poste de travail, ne se confond pas du tout selon B. Friot avec le niveau de formation. La qualification personnelle a trois attributs : une pension en rapport avec le meilleur salaire, des capacités transversales reconnues, un réseau personnel de pairs.
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[3]
Le lecteur intéressé trouvera une étude exhaustive de cette dynamique réformatrice et de sa réception syndicale dans Nicolas Castel, La Retraite des syndicats. Revenu différé contre salaire continué, Paris, La Dispute, 2009, 299 p.
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[4]
La propriété patrimoniale lucrative, « institution majeure du capital » (p. 153), permet l’exploitation des travailleurs et l’accaparement de la plus-value par les propriétaires ; c’est par son biais que s’organise « le pillage des salaires » (p. 154). La propriété patrimoniale d’usage, c’est la maîtrise de l’outil de production par ceux qui l’utilisent, les travailleurs. C’est décider quoi produire et comment le produire sans passer par les fourches caudines de « la logique de rentabilité du capital » (p. 49).
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[5]
Consulter en priorité Bernard Friot, Puissances du salariat, Paris, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2012, 437 p., 1re éd. 1998.