Notes
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[1]
Du concept américain de « successful aging » découlent en France les néologismes « vieillissement réussi » et « bien-vieillir », en usage tant chez les politiques (par exemple, dans le plan national Bien vieillir, 2003), que dans les médias, en gérontologie et chez l’ensemble des acteurs intervenant en faveur des personnes âgées.
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[2]
La dénutrition, qui est définie comme un déséquilibre entre les apports et les besoins de l’organisme, toucherait entre 4 et 10 % des personnes âgées vivant à leur domicile (HAS, 2007, p. 122). Elle est susceptible d’entraîner diverses carences, ainsi qu’une perte tissulaire se traduisant par une sarcopénie. Elle a pour conséquence de favoriser la survenue de morbidités et d’augmenter le risque de décès (ibid.).
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[3]
Collectivités territoriales, associations, secteur médicosocial, groupes de protection sociale, etc.
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[4]
L’isolement relationnel est défini par l’Insee par le fait d’avoir un nombre égal ou inférieur à 4 de contacts d’ordre privé (hors ménage) avec des personnes différentes, de visu ou par téléphone, au cours d’une semaine donnée. Ferry et al. (2005) ont retenu pour leur étude des sujets ayant moins de 6 contacts « affectivement lourds » par mois.
-
[5]
Les données présentées dans ce document ont fait l’objet d’un processus d’anonymisation. Les intitulés exacts des postes occupés, les noms propres permettant d’identifier les acteurs sociaux, les structures institutionnelles et associatives ainsi que les lieux et les quartiers ont été remplacés par des noms d’emprunt permettant de rendre compte le plus fidèlement possible du contexte sociologique et des phénomènes étudiés (Zolesio, 2011).
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[6]
Plaquettes descriptives, sites internet et rapports d’activités.
-
[7]
Assemblées générales, spectacles annuels d’associations, salons et conférences autour du « bien-vieillir » et de l’alimentation.
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[8]
Près de la moitié des habitants ne disposaient alors pas de sanitaires dans leur logement.
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[9]
Source : insee.fr
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[10]
Source : insee.fr
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[11]
Source : rapport d’activités 2015.
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[12]
L’atelier culinaire et son repas partagé ont été instaurés en septembre 2016 par la responsable de l’association, soit quelques mois après sa rencontre avec la première autrice. Lors de cette rencontre et de l’entretien semi-directif qui a suivi, cette création était à l’état de projet.
-
[13]
L’épicerie Soso et Alliance Bien-être bénéficient toutes deux de subventions de la ville. Resto’Senior, de son côté, en est l’un des principaux prestataires.
-
[14]
Les bénéficiaires sont généralement orientés par des associations et services publics (centre communal d’action sociale, conseil départemental) sous critères de minima sociaux (source : support de communication de la Fédération des épiceries sociales et solidaires de la région).
-
[15]
De 10 à 50 % des prix moyens du marché.
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[16]
Ceux-ci ne sont pas soumis à la même politique de prix et n’ont pas accès aux produits issus de l’aide alimentaire. La présence de ces adhérents dits « solidaires » a pour objectif d’encourager la mixité sociale et les échanges, mais aussi de contribuer au financement de la structure associative.
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[17]
Les foyers-restaurants accueillent non seulement des personnes âgées vivant au sein des foyers-logements dont ils dépendent, mais aussi des personnes âgées vivant à leur domicile (le plus souvent, elles sont orientées par le CCAS). En tout, ce sont près de 1 000 repas qui sont livrés ou servis chaque jour.
-
[18]
À l’instar de la notion de « senior » (Caradec, 2012).
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[19]
Les ingrédients sont en majorité issus du circuit local et de l’agriculture biologique (c’est aussi le cas pour Alliance Bien-être).
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[20]
De son côté, l’association Resto’Seniors ne dispose pas d’atelier culinaire, mais les menus sont élaborés par une diététicienne salariée.
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[21]
On retrouve cette dimension dans le titre donné à l’atelier culinaire par la responsable de Retrait’Active : « l’atelier du goût ».
-
[22]
Source : support de communication de l’épicerie Soso.
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[23]
Source : support de communication d’Alliance Bien-être.
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[24]
Source : rapport d’activités 2015.
- [25]
- [26]
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[27]
Notamment par l’exploration des données complémentaires comme les profils socio-économiques des interlocuteurs ou en intégrant d’autres acteurs, comme ceux liés à l’aide à domicile, qui n’ont pas souhaité participer à cette première étude.
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[28]
Le fait que ces acteurs soient essentiellement des femmes n’est sans doute pas neutre du point de vue de l’importance donnée à la préparation culinaire. De manière plus générale, la surreprésentation des femmes dans les actions sociales auprès des personnes âgées est en partie liée à des processus historiques particuliers, ayant vu l’assistance aux pauvres assignée aux femmes issues de la bourgeoisie au xixe siècle (Bessin, 2009). Cette question, bien qu’influençant partiellement les représentations analysées ici, dépasse toutefois les objectifs de la présente étude et les possibilités offertes par son échantillon.
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[29]
Pas uniquement en France d’ailleurs (Bugge et Almas, 2006).
1Depuis le début des années 2000, une multitude d’initiatives locales ayant pour support l’alimentation s’est développée en France. La préparation et/ou la consommation du repas en commun sont ainsi devenues, en l’espace de quelques années seulement, l’un des leviers d’action privilégiés des acteurs œuvrant (selon leurs propres termes) en faveur du bien-vieillir. Ces actions sociales autour de l’alimentation ont souvent en commun d’afficher un double objectif. Le premier consiste à prévenir une dénutrition future chez les personnes âgées, le second à les prémunir contre l’isolement et/ou la solitude. Ces éléments, présentés comme autant de risques pour ce public, comptent d’ailleurs parmi les principaux axes d’intervention des politiques gérontologiques.
Contexte
2Avec l’allongement de l’espérance de vie, la santé et la qualité de vie des personnes âgées sont devenues l’une des préoccupations majeures des pouvoirs publics français. Au cœur de ces préoccupations, l’alimentation tient une place de plus en plus importante. Elle jouit cependant d’un statut ambivalent, puisqu’elle est à la fois présentée comme objet et comme levier de prévention pour bien vieillir [1], comme problème et comme solution à ce problème. La prévention de la dénutrition [2] des personnes âgées s’inscrit en effet dans une politique globale promue par le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) à travers le Programme national nutrition santé (PNNS). Faisant le constat que « le vieillissement de la population rend de plus en plus fréquente la dénutrition (…) des personnes âgées », le PNNS a inscrit parmi ses neuf axes opérationnels la prévention, le dépistage ainsi que la limitation de la dénutrition chez les personnes âgées (PNNS, 2001, p. 36). Depuis, « la sensibilisation de l’ensemble des professionnels de santé et des aidants à la question de la dénutrition (…) » reste « un objectif prioritaire » (PNNS, 2011, p. 33).
3Au-delà des facteurs biologiques, psychiatriques, neurologiques et psychologiques pouvant accompagner l’avancée en âge, l’« isolement social » est également pointé par la Haute Autorité de santé (HAS) comme étant susceptible d’avoir des effets négatifs sur les prises alimentaires des personnes âgées (HAS, 2007, p. 123). Outre une attention particulière portée à cette « situation psychosocio-environnementale » (ibid.), les pouvoirs publics recommandent la préparation et la consommation d’aliments en commun afin de prévenir et de limiter ce risque de dénutrition. À titre d’exemple, le Guide nutrition pour les aidants des personnes âgées définit la cuisine comme « un moment d’échange » au cours duquel l’aidant professionnel ou familial peut « évoquer [avec la personne âgée] ses plats préférés, raconte[r] les petites histoires du quartier […], sollicite[r] la personne : [lui] demande[r] de [l’]aider à éplucher les légumes, de laver le petit matériel de cuisine », etc. (PNNS, 2015, p. 30). Le « faire ensemble » autour du repas, ainsi que la convivialité censée en découler, sont ici présentés comme un moyen d’inciter « la personne à mieux manger » (ibid., p. 35), en particulier en cas « de manque d’appétit » (ibid.).
4Mais si l’isolement est décrit comme un facteur de risque pour la santé nutritionnelle des personnes âgées et, à ce titre, fait l’objet de préconisations spécifiques, il l’est également, par ricochet, pour leur état de santé globale. Ainsi peut-on lire dans le Plan national d’action de prévention pour l’autonomie (PNAPPA, 2015) que l’isolement « représente un facteur de risque identifié par les gériatres comme étant un critère d’entrée dans la fragilité » (ibid., p. 59).
5Au-delà de ces conséquences sanitaires, l’isolement est également présenté par les pouvoirs publics français comme un problème en soi, incompatible avec les enjeux de « cohésion sociale et de solidarité collective » (ibid., p. 59). Il constitue dès lors un problème d’ordre moral nécessitant un repérage, dès que « la retraite est installée », des « personnes âgées isolées ou ayant un ressenti de solitude ou d’inutilité ou à risque d’exclusion » (ibid., p. 24). Les pouvoirs publics français recommandent donc à tous les acteurs impliqués [3] la mise en place d’une « offre de service adaptée à destination de ce public », telle que des actions collectives susceptibles de « promouvoir des rencontres et des projets de vie en commun » (ibid., p. 60). Parmi ces actions, celles se servant de l’alimentation comme levier de prévention contre la solitude et l’isolement sont de plus en plus encouragées. À titre d’exemple, le Programme national bien vieillir (PNBV) a notamment pour objectif de « lutter contre la solitude (…) en créant du lien social grâce à (…) des activités autour de l’acte alimentaire » (PNBV, 2003, p. 19). Dans le même ordre d’idée, l’avis du Conseil national d’alimentation recommande la prise en commun du repas, laquelle constitue selon ses auteurs un temps de « socialisation » bénéfique pour les personnes âgées vivant en institution, comme pour celles vivant à leur domicile (CNA, 2005, p. 10).
6Si le repas du sujet âgé se doit d’être collectif selon ces recommandations officielles, c’est qu’il est présenté comme un temps produisant de manière systématique et inconditionnelle du plaisir et du bien-être chez ceux qui le partagent. Ainsi, parallèlement aux enjeux nutritionnels que l’alimentation peut revêtir, peut-on constater la promotion d’un certain hédonisme alimentaire : « plaisir et convivialité sont aussi importants que la couverture des besoins nutritionnels » (PNBV, 2003, p. 17).
7Ces recommandations mêlent deux dimensions pourtant distinctes de l’alimentation : la commensalité et la convivialité. En effet, la commensalité renvoie étymologiquement au fait de partager une même table et par extension au fait de manger avec d’autres personnes (Sobal & Nelson, 2003) ; la convivialité renvoie quant à elle au « plaisir (...) de chercher un échange sincèrement amical autour d’une table proposant des mets propices au développement de l’esprit » (Corbeau & Poulain, 2002, p. 97). Ainsi, bien que les repas collectifs pris dans une cantine soient marqués par une forte commensalité, ils peuvent néanmoins ne pas être conviviaux si le placement à table est imposé. Ce simple exemple montre que les deux notions ne sont pas interchangeables, plusieurs auteurs ayant par ailleurs démontré le caractère à la fois intégratif et ségrégatif que pouvait revêtir le repas partagé (Grignon, 2001 ; Fischler, 2011). Une étude suédoise portant sur des personnes âgées vivant à leur domicile et atteintes de troubles moteurs a d’ailleurs démontré le paradoxe du repas partagé. Bien que celui-ci soit pensé par les sujets âgés comme le symbole du maintien de la structure de la vie quotidienne, il peut, a contrario, représenter une source de honte et d’échec lorsqu’il s’accompagne de difficultés à s’alimenter « convenablement », conduisant certains d’entre eux au retrait social (Nyberg et al., 2018).
8Dans la perspective normative où commensalité et convivialité se superposent, les échanges mutuellement favorables que le partage du repas est supposé apporter sont non seulement pensés comme un moyen de maintenir, voire de (re)créer du lien social chez les sujets âgés, mais ils se parent également de la faculté de leur (re)donner l’envie de cuisiner et de manger sainement. Or, cette notion de lien social et ses effets – omniprésents dans les discours officiels et médiatiques (Genestier, 2006) – font l’objet d’un traitement exclusivement positif rarement questionné. La valorisation du repas partagé et de ses supposées vertus pour la santé du sujet âgé semble en effet s’appuyer sur l’idée communément admise que le lien social constitue un facteur systématiquement favorable pour la santé. Pourtant, la revue de littérature réalisée par Umberson et al. (2010) nuance quelque peu ce point de vue. En effet, si de nombreuses études longitudinales démontrent les effets bénéfiques de l’intégration sociale sur la santé des individus (en ce qu’elle est susceptible de promouvoir des comportements « sains » et de limiter des comportements « malsains »), de nombreux auteurs soulignent les effets négatifs de certains liens sociaux sur les comportements de santé. À titre d’exemple, si l’installation en couple et l’arrivée d’un enfant ont tendance à réduire la consommation de tabac et de substances psychoactives (Bachman et al., 2002), d’autres travaux montrent qu’elles s’accompagnent généralement d’une prise de poids et d’une baisse significative de l’activité physique chez l’adulte (Bellows-Riecken & Rhodes, 2008), voire d’un risque accru d’obésité (The & Gordon-Larsen, 2009). Cela s’explique par la nature ambivalente des liens sociaux, qui représentent à la fois une source de soutien et de subsistance, mais aussi de stress et d’inquiétude (Umberson et al., 2010). D’autres phénomènes, tels que l’influence de la famille et des pairs, sont susceptibles à leur tour d’avoir des répercussions négatives ou positives sur les comportements de santé. En matière d’alimentation, on sait notamment que manger seul constitue généralement un déterminant défavorable à l’équilibre alimentaire en raison du « contrôle social » qui découle de la commensalité (Sobal, 2000 ; Sobal & Nelson, 2003). Mais un rôle négatif de la commensalité a également été pointé dans la littérature : les significations symboliques de la sociabilité incitent souvent les individus à une surconsommation d’alcool et de plats riches, particulièrement en contexte festif (Sobal & Nelson, 2003). Au quotidien, les femmes âgées – qui portent souvent la charge de l’alimentation au sein du foyer – restent tributaires des préférences alimentaires de leur conjoint, ce qui rend difficile le suivi d’un régime alimentaire « sain » (Sriram et al., 2018). Ce même constat a été réalisé par Cardon, qui a montré que la perte du conjoint pouvait paradoxalement s’accompagner d’effets positifs sur l’alimentation, tels qu’une réappropriation et une diversification de leur régime alimentaire par les femmes âgées veuves (Cardon, 2009).
9Pour comprendre les effets des liens sociaux sur la santé, encore faut-il prendre en considération leur nature protéiforme ainsi que la manière complexe dont ils interfèrent avec les comportements individuels tout au long de la vie. Ces effets ne sont ni automatiques, ni univoques :
« Les liens sociaux peuvent favoriser des habitudes saines ou malsaines tout au long de la vie, en atténuant ou en contribuant à la charge allostatique et à l’altération biologique qui en résulte. Les liens sociaux et les habitudes de santé peuvent alors travailler ensemble pour influer sur le rythme du vieillissement et de la mortalité prématurée. Ce processus commence tôt avec des effets potentiellement en cascade tout au long de la vie ».
11La vision idéalisée et normative du « repas partagé convivial et sain » vient directement faire écho à celle – particulièrement misérabiliste et réifiée – d’une population âgée pensée comme étant nutritionnellement et socialement carencée, ou susceptible de le devenir. Pourtant, en France, les travaux s’intéressant aux liens entre dénutrition et isolement chez les sujets âgés vivant à leur domicile sont encore peu nombreux et partiels. Une des rares études épidémiologiques portant sur l’incidence de l’isolement sur leur alimentation affirme les effets délétères de ce « facteur de risque majeur », amenant ainsi ses auteurs à préconiser son adjonction au test MNA® (mini nutritional assessment) de dépistage de la dénutrition (Ferry et al., 2005). Il convient toutefois de préciser que les critères d’inclusion retenus dans cette étude ne permettent pas de comprendre les effets propres aux différentes situations sociales considérées. En effet, les sujets de l’étude cumulent une absence d’aide extérieure, le fait de vivre seul à leur domicile ainsi qu’une forme particulièrement extrême d’isolement relationnel [4], si on la compare à la définition qu’en fait l’Insee (Pan Ké Shon, 2003). Par ailleurs, les résultats ne présentent aucune comparaison avec des sujets âgés non isolés selon ces mêmes critères. Enfin, les notions d’isolement et de solitude semblent être mobilisées de manière interchangeable, comme en atteste le titre même de l’étude : « Solinut ». Or, isolement et solitude ne sont pas synonymes et ne vont pas forcément de pair, de même qu’ils n’impliquent pas nécessairement l’absence de commensalité et de sociabilités alimentaires. Kaufmann dénonce la confusion terminologique entretenue autour de ces catégories :
« Le simple bon sens devrait donner les moyens d’un début de rigueur dans l’usage des notions : le célibat renvoie à l’état civil, le fait de vivre “seul” dans son logement à la composition du ménage, l’isolement proprement dit à une faiblesse (qui reste bien sûr à définir) de l’inscription relationnelle, la solitude à un sentiment éprouvé et pouvant se traduire en pathologie. Ces quatre catégories sont très distinctes : seule une minorité de célibataires vivent dans le cadre d’un ménage d’une personne, les ménages d’une personne ne sont pas des “isolés” et ont même davantage de liens sociaux que les ménages composés de plusieurs personnes ; la solitude n’est pas davantage éprouvée par les célibataires ou les ménages d’une personne. »
13Derrière une réalité « qui se donne pour objective » (Kaufmann, 1995, p. 123), l’isolement semble donc être une notion utilisée de façon souvent approximative. Des travaux sociologiques abordent les situations sociales qui peuvent être rencontrées au cours du vieillissement et en étudient les effets spécifiques sur certains aspects de l’alimentation. C’est le cas de Gojard et Lhuissier (2003), qui se sont intéressées aux liens entre la composition du ménage et la diversité du panier alimentaire, pointant une corrélation entre une monotonie alimentaire et le fait de vivre seul. Elles l’expliquent par un éventail de goûts moins large à satisfaire ainsi que par une possible perte de motivation à cuisiner pour soi seul. Cardon s’est quant à lui penché sur les effets du veuvage sur les pratiques culinaires, se traduisant différemment chez les hommes et chez les femmes. En raison d’un manque de compétences culinaires associé à une distribution genrée des rôles domestiques, les hommes veufs auront tendance à se trouver démunis au décès de leur conjointe (Cardon, 2009). Cette baisse de la variété alimentaire induite par une moindre volonté et/ou capacité à cuisiner par et pour soi-même ne permet pas en revanche d’affirmer que les consommations alimentaires effectives sont d’une moins bonne qualité nutritionnelle. Par ailleurs, rares sont les travaux qui permettent de faire la distinction entre « vivre seul » et « manger seul ». Dans une étude portant sur des ménages britanniques de tous âges, Yates et Warde (2017) distinguent les deux niveaux d’analyse. Ils montrent ainsi que les repas les plus rapides et comportant le plus de produits transformés sont ceux qui sont pris en solo par des personnes ne vivant pas seules, devant ceux pris en solo par les personnes vivant seules.
14Ainsi, un corpus de travaux plus ou moins fragmentaires et mobilisant diverses approches méthodologiques montre différents aspects des repas des personnes seules ou des repas pris seuls. Cela fournit un faisceau d’indices allant dans le sens d’une moindre qualité des repas des personnes isolées en général et des personnes âgées en particulier (Pliner & Bell, 2009), sans toutefois s’accorder sur une définition précise de l’isolement, ni sur l’évaluation nutritionnelle de la qualité des repas. S’appuyant sur ces travaux, les recommandations officielles insistent pourtant, de manière unilatérale, sur les effets positifs des repas partagés (et par extension de la cuisine partagée), comme solution dans la prévention de la dénutrition des personnes âgées. S’inspirant de la sociologie américaine des problèmes sociaux qui considère qu’un « problème public » n’existe pas en soi, mais est le fruit d’un processus de construction collective (Becker, 1966), le présent article propose d’interroger la manière dont les « sociabilités alimentaires » du sujet âgé sont devenues, depuis le début du xxIe siècle, un enjeu de santé publique porté par une partie de la société civile qui contribue à donner corps à ces recommandations officielles. Pour ce faire, nous avons choisi de nous intéresser plus spécifiquement aux initiatives locales présentes à l’échelle d’un quartier d’une grande ville française et aux acteurs de terrain qui interviennent en faveur du bien-vieillir. L’échelon local constitue en effet le lieu de rencontre privilégié entre le public auquel sont destinées les recommandations officielles en matière d’alimentation et les acteurs intermédiaires qui font vivre l’action sociale. Qui sont ces acteurs ? Quelles modalités d’action mettent-ils en œuvre ? Dans quelles logiques d’intervention s’inscrivent-ils ? Quels enjeux et quelles finalités perçoivent-ils autour du repas ? Et enfin, quelles représentations des personnes âgées leurs discours permettent-ils de mettre au jour ?
Méthodologie
15Les résultats de cette étude se fondent principalement sur l’analyse d’entretiens semi-directifs réalisés auprès d’acteurs intervenant, selon leurs propres termes, en faveur du bien-vieillir. Qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes, de professionnels ou de bénévoles du secteur public ou associatif, qu’ils opèrent dans le domaine politique, social ou médical, tous ont en commun d’intervenir – de manière plus ou moins directe et selon différentes modalités d’action – en direction de personnes retraitées vivant à leur domicile. L’objectif de cette étude était de saisir la mosaïque d’acteurs, de structures et de dispositifs présents à l’échelle locale, ainsi que la manière dont chacun d’entre eux donne corps (ou non) aux recommandations officielles en ce qui concerne les personnes âgées. Elle vise donc davantage à restituer la variété des situations rencontrées qu’à en faire une description exhaustive.
État des lieux préliminaire
16Nous avons commencé par un état des lieux portant sur l’ensemble de la ville de Grenon [5] ainsi que sur les communes environnantes. Celui-ci a consisté en l’identification des différents dispositifs à destination des personnes âgées, et plus spécifiquement ceux portant sur leur alimentation : portages de repas à domicile, ateliers culinaires, repas partagés ou encore épiceries sociales et solidaires. La documentation [6] émise par les différentes structures associatives, privées et institutionnelles proposant ce type d’actions a également été recensée. En parallèle, des observations flottantes (Pétonnet, 1982) ont été réalisées au cours d’événements institutionnels et grand public [7].
Choix du quar tier investigué
17Notre attention s’est ainsi portée sur des actions sociales mises en œuvre sur le quartier du Pivot qui se situe en plein cœur de la commune de Grenon. Le Pivot bénéficie d’un tissu associatif dense, au sein duquel figurent bon nombre des dispositifs identifiés précédemment. Outre l’importance de l’offre de service autour de l’alimentation à destination des personnes âgées, le choix de ce quartier a également été conditionné par la typologie des habitants qui le composent.
18Depuis une quarantaine d’années en effet, le Pivot fait l’objet d’un processus progressif, mais particulièrement marqué, de gentrification. Au milieu des années 1970, l’habitat de ce quartier était caractérisé par son ancienneté et sa vétusté [8]. Le Pivot constituait alors l’un des quartiers les plus pauvres de Grenon (tableau 1). En moins d’un demi-siècle, les vagues successives de populations issues de catégories sociales supérieures ont radicalement transformé le visage du Pivot, dont les habitants comptent aujourd’hui parmi les plus favorisés de la ville (tableau 1). Pourtant, les situations de précarité n’y sont pas rares, et plus du tiers des habitants du Pivot vivent encore sous le seuil de pauvreté [9]. Les logements sociaux y représentent également plus du tiers du parc immobilier [10]. Une forte mixité sociale caractérise donc ce quartier.
Identification des acteurs de terrain
19Le choix porté sur des dispositifs présents dans le quartier du Pivot a également été conditionné par les opportunités de l’enquête (Beaud & Weber, 2012) et par l’arborescence de rencontres qu’elles ont permises (Olivier de Sardan, 1995). En effet, les observations réalisées par la première autrice dans le cadre de l’état des lieux préliminaire ont suscité des échanges avec une partie des acteurs de terrain. Concernant la prospection des autres enquêtés, la première autrice a procédé à un démarchage téléphonique et électronique afin de solliciter des entretiens auprès des acteurs menant des actions sociales au Pivot. Deux responsables d’associations identifiées dans notre état des lieux préliminaire ont ainsi pu être rencontrés.
20Les responsables bénévoles de la première association, Alliance Bien-être, ont été approchées lors d’un forum des associations autour du bien-vieillir organisé en 2015 dans le cadre d’un partenariat entre la commune de Grenon et la Caisse régionale d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat). Alliance Bien-être est une association dont la centaine d’adhérents est majoritairement composée de personnes retraitées (environ 80 % [11]), principalement du fait du vieillissement de ses adhérents historiques. Outre une chorale, un atelier de lecture et d’écriture, l’association propose à ses adhérents un atelier culinaire ainsi que deux repas partagés hebdomadaires.
21La responsable bénévole de la deuxième association, Retrait’Active, a été rencontrée en 2016 à la mairie de Grenon, au cours de la soirée d’inauguration d’un partenariat autour de l’alimentation réunissant divers acteurs institutionnels et associatifs locaux. Retrait’Active propose une vingtaine d’activités de loisirs à ses 200 adhérents qui sont exclusivement retraités. Parmi ces activités, on compte un repas partagé hebdomadaire ainsi qu’un atelier culinaire bimensuel suivi de son repas partagé [12].
22Au cours de cette même soirée d’inauguration a également été abordée une responsable politique de la ville de Grenon. Il nous a semblé pertinent d’intégrer à notre étude cette actrice de premier plan à l’échelle communale, d’autant plus que la ville constitue un partenaire privilégié des associations ciblées pour l’étude, notamment sur le plan financier [13].
23L’épicerie Soso, la troisième association intégrée à l’étude, se présente comme « une épicerie sociale et solidaire » dont la vocation première est d’accueillir et de proposer à un public dit « bénéficiaire » [14] des produits de première nécessité (dont une majorité de nature alimentaire) moyennant une faible participation financière [15]. Cet établissement propose également à sa centaine d’adhérents des ateliers d’information, de sensibilisation et d’échange autour de la santé, de l’équilibre nutritionnel, de la citoyenneté et du logement. Ils sont animés par une conseillère en économie sociale et familiale (CESF). Près de 40 % des adhérents de l’épicerie Soso sont à la retraite, une partie au titre d’adhérents bénéficiaires, l’autre au titre d’adhérents solidaires [16].
24Contrairement aux trois premières associations qui se situent au Pivot, le siège administratif de la quatrième association ciblée pour l’étude, Resto’Seniors, se situe dans un quartier plus excentré de Grenon. L’association mène cependant des interventions dans toute la commune, y compris auprès des habitants du Pivot, dans le cadre de son activité de portage de repas à domicile et de restauration collective au sein des deux foyers-restaurants [17] présents sur ce quartier.
25Si l’épicerie Soso et Alliance Bien-être drainent un public majoritairement local résidant dans le quartier du Pivot et les quartiers limitrophes, l’association Retrait’Active compte parmi ses membres des habitants issus des quatre coins de Grenon et des communes environnantes. Cela s’explique par le fait que ses adhérents sont majoritairement recrutés par le biais de leur caisse de retraite complémentaire, par voie postale ou lors de salons grand public.
26Enfin, nous avons intégré à notre corpus d’enquête un médecin dont le cabinet médical se situe au Pivot, dans le but de l’interroger sur les éventuels problèmes sanitaires et sociaux que rencontrent ses patients âgés.
Présentation des entretiens et des enquêtés
27Six entretiens semi-directifs ont été réalisés par la première autrice en 2016. Chaque entretien, d’une durée allant d’une heure trente à deux heures environ, a été enregistré et a fait l’objet d’une retranscription puis d’une analyse thématique manuelles. L’ensemble du matériau ainsi collecté a été discuté, et son interprétation a été débattue entre les trois auteurs ainsi qu’auprès d’autres chercheurs lors de communications scientifiques réalisées par la première autrice. S’ils étaient tous censés se dérouler de manière individuelle, certains des entretiens ont fait intervenir des interlocuteurs supplémentaires, qu’il s’agisse d’acteurs de terrain ou d’adhérents des associations présents au moment de l’entretien (tableau 2). Cette modalité d’enquête s’est révélée intéressante, car elle a permis d’inscrire le discours dans le cadre d’interactions sociales, libérant ainsi la parole des enquêtés et dévoilant la nature des liens qui les unissent (Duchesne et Haegel, 2004). Les entretiens se sont majoritairement déroulés dans les locaux des associations ciblées (à l’exception de la responsable de Retrait’Active, rencontrée dans une brasserie de Grenon) ou dans les bureaux des professionnels interviewés.
Récapitulatif des entretiens et des profils des enquêtés (n = 11)
Dates | Structures | Lieu de l’entretien (commune de Grenon) | Profil des participants |
28/04/2016 | Association Resto’Seniors | Siège de l’association | Responsable bénévole, retraité |
29/04/2016 | Association Retrait’Active | Brasserie | Responsable bénévole, retraitée |
29/04/2016 | Association Alliance Bien-être | Centre social du Pivot (hébergeant l’association) | 2 responsables bénévoles,
retraitées 3 adhérentes retraitées |
10/05/2016 | Cabinet médical | Cabinet médical, Pivot | Médecin en activité |
27/05/2016 | Mairie | Mairie, Pivot | Responsable politique,
retraitée Assistante, salariée |
06/07/2016 | Association l’épicerie Soso | Local de l’association, Pivot | Responsable, salariée |
Récapitulatif des entretiens et des profils des enquêtés (n = 11)
28Afin de ne pas influencer les discours des interlocuteurs, la consigne qui a été donnée aux enquêtés au début de chaque entretien était de décrire leurs activités respectives : « Pourriez-vous me décrire votre activité en général, et vos activités en particulier auprès des personnes retraitées ? ». L’entretien se déroulait ensuite sur un mode semi-directif, différentes relances permettant d’aborder le cadre général de l’activité (structure, financement, etc.), tout comme ses modalités (conception du public cible, objectifs et forme des actions, place de l’alimentation, etc.). L’enquêtrice s’est elle-même présentée comme une étudiante en sociologie menant une recherche sur l’alimentation des « retraités », ce terme ayant l’avantage de renvoyer à une catégorie sociale objective tout en étant suffisamment englobant [18].
29Trois des quatre associations choisies s’adressant majoritairement ou exclusivement à des retraités ont pour responsables des personnes elles-mêmes à la retraite, âgées de 70 à 75 ans, en qualité de bénévoles. La responsable politique de la ville de Grenon est également retraitée. La direction de l’épicerie Soso est quant à elle assurée par une travailleuse sociale âgée d’une quarantaine d’années.
30Les acteurs interrogés dans le cadre de cette étude ont en commun de partager le même territoire d’intervention. À ce titre, ils ne sont pas totalement déconnectés les uns des autres, mais bénéficient au contraire de liens d’interconnaissance, voire d’interdépendance pour certains d’entre eux (Beaud et Weber, 2012). Ce réseau d’acteurs et l’approche systémique qui en découle donnent ainsi à voir les enjeux économiques, politiques, idéologiques et sociaux qui traversent et gravitent autour des dispositifs qu’ils promeuvent.
31La complémentarité des modes de production de données (observations, entretiens, recension), la diversité des points de vue mobilisés, ainsi que leur contextualisation ont permis une triangulation des données leur donnant un bon niveau de fiabilité (Denzin, 1970). La convergence des données recueillies auprès des différents interlocuteurs (malgré leur diversité) permet de mettre en avant l’existence de représentations communes portant sur la manière dont ils pensent les liens entre alimentation partagée et « vieillissement réussi », notamment à travers la prévention de la dénutrition, de l’isolement et/ou de la solitude. L’analyse souligne également que l’ensemble des discours s’appuie sur une représentation schématique du vieillard isolé dont l’étayage empirique reste incertain.
Des plaisirs de la table au « bien-vieillir »
Quand la convivialité et le goût se mettent au service de l’équilibre nutritionnel
32L’analyse des entretiens ainsi que de la documentation montre que la préparation du repas et/ou sa prise en commun sont d’abord envisagées par les promoteurs des ateliers culinaires comme un moyen d’encourager une bonne hygiène de vie, en transmettant aux participants les recommandations nutritionnelles officielles en matière d’alimentation. L’atelier culinaire que propose Alliance Bien-être est ainsi animé par une diététicienne diplômée d’État exerçant en libéral, prestataire de l’association dans le cadre des « ateliers santé » :
« On commence par donner (…) des idées de plats (…) principaux, des idées de légumes (…). Et après on dit : bon, avec tel plat, qu’est-ce qu’on met comme entrée, qu’est-ce qu’on met comme dessert ? Et c’est là où (…) la diététicienne (…) intervient sur l’équilibre en disant : bah non, parce que si vous mettez ça en entrée, on peut pas mettre ça en dessert, voilà. Donc elle fait équilibré ».
34Les « ateliers cuisine » dispensés par l’épicerie Soso bénéficient quant à eux de l’expertise d’une CESF employée par l’association, dont la formation initiale inclut un volet diététique. À la manière d’Alliance Bien-être, les ateliers culinaires qu’elle anime se déroulent en deux temps : un temps théorique durant lequel les menus sont élaborés en concertation avec les participants dans un souci d’équilibre nutritionnel tout en prenant en compte la dimension économique et les valeurs écologiques promues par l’association [19], suivi d’un temps de mise en pratique. Au-delà des dimensions économique et éthique, l’objectif de ces ateliers culinaires consiste principalement en la transmission par la pratique des savoirs et savoir-faire culinaires découlant des recommandations officielles en matière de nutrition [20]. Si l’association Retrait’Active ne bénéficie pas de l’appui d’un professionnel du secteur médicosocial, l’équilibre nutritionnel n’en est pas moins une préoccupation pour sa responsable. Lors de l’entretien qui a précédé la création d’un atelier culinaire au sein de son association, celle-ci s’interrogeait sur le type de menus qu’elle allait proposer aux futurs participants : « Qu’est-ce qu’on pourrait faire comme repas sain ? Simple, mais sain ? ».
35La convivialité rattachée à la préparation et à la consommation en commun du repas ainsi que le plaisir gustatif [21] que les participants sont susceptibles d’en tirer constituent donc, pour les promoteurs de ces actions, un moyen de (re)donner l’envie de cuisiner et de manger « sainement ». Les savoirs et savoir-faire culinaires acquis dans ces ateliers ont en effet vocation à être reproduits chez soi, comme en atteste la distribution d’une fiche recette à la fin de chacun d’entre eux. La dimension hédoniste (plaisir gustatif et convivialité) s’inscrit bien dans une perspective opérationnelle d’« éducation à la santé » [22] et de promotion d’un vieillissement dit « réussi ».
La commensalité : nouvelle arme contre l’isolement et la solitude ?
36Au-delà de ces enjeux d’éducation nutritionnelle, le partage du repas et sa préparation en commun sont également perçus comme un moyen de « maintenir », voire de « (re)créer du lien social » chez des participants « isolés » ou susceptibles de le devenir. À titre d’exemple, l’un des objectifs opérationnels des « ateliers santé » d’Alliance Bien-être consiste à « favoriser la rencontre et l’échange entre populations diverses âgées isolées ou ayant des problèmes de santé afin de maintenir le lien social » [23]. On retrouve d’ailleurs cette même idée chez la plupart des acteurs interrogés :
« Bah ! l’alimentation c’est fédérateur ! »
« Ça crée du lien, le repas, le repas est un vrai vecteur de lien social. (…) Parce qu’elles viennent chercher aussi ce moment euh… Un peu… de convivialité, de lien social, parler avec quelqu’un ! »
« Les gens, au lieu de rester chez eux, manger tout seuls (…) ils arrivent des fois à se faire un peu des relations, donc ils viennent manger pour passer un moment convivial, hein, sortir de chez eux, euh, voir du monde. »
« C’est l’verre de l’amitié, c’est les p’tits gâteaux et le cidre ! Donc euh, c’est l’occasion de faire sortir. En fait, le but de [l’association], c’est avant tout la lutte contre l’isolement. »
41Les discours présentent ainsi un imaginaire récurrent autour du sujet âgé : celui de l’isolement et de la solitude, qui seraient la conséquence d’un repli sur soi émanant du sujet âgé lui-même ainsi que du rejet de la société à son égard. Selon ces discours en effet, la « personne âgée isolée » vivrait seule chez elle, ne sortirait pas ou très peu, et n’aurait (presque) aucun contact avec le monde extérieur :
« La personne âgée isolée, euh, par principe, elle est… Elle est assez renfermée sur elle-même. (…) Pour moi, l’isolement de la personne âgée, c’est la personne âgée qui dans la journée ne voit peut-être que la personne qui lui apporte son repas, qui lui livre son repas. C’est une personne qui a peur de sortir et voit plus grand monde. Même les voisins ne se soucient pas beaucoup de ce qui peut lui arriver. »
43Les actions sociales autour de l’alimentation des personnes âgées dites « isolées » ou « à risque d’isolement » s’inscrivent donc dans une volonté de « faire bouger » et de « sortir » les personnes de leur domicile :
« La lutte contre l’isolement, ça part du moment où sont inscrites des personnes chez nous. Le fait même de sortir, de prendre l’autobus, on rencontre des gens, on peut être amené à dire un mot à quelqu’un, on n’est plus, euh, tout seul isolé dans son appartement. »
« C’est mieux qu’ils viennent manger au restaurant parce qu’ils ont justement ce moment de convivialité, une obligation quand même de sociabilisation : de s’habiller et de se préparer pour sortir. Alors, aujourd’hui par exemple, on voit sur les portages, nos chauffeurs des fois arrivent à 11 heures du matin pour livrer le repas. Bah, la personne est encore en robe de chambre, elle s’habille pas de la journée. »
46On retrouve également cette incitation à se mobiliser et à sortir de chez soi à travers les buffets organisés par les acteurs de terrain à l’issue d’événements, comme des assemblées générales ou des spectacles annuels :
« Ils viennent que quand y’a à manger. Non, mais je vous le dis, pour faire venir du monde (…) Fais-leur un buffet ! »
« Moi, je me suis aperçue pour travailler avec eux que pour les faire se déplacer si vous dites qu’à la fin, y’a un goûter, ils viennent ! Les personnes âgées sont très très attentives à ça. Moi, quand je fais quelque chose (…) à la fin je leur offre une brioche… Ils sont heureux comme tout ! Une brioche et un jus d’orange ! C’est pas grand-chose ! Elles repartent enchantées ! »
49Outre cette incitation à sortir de chez soi par l’alimentation, c’est bien le potentiel de rapprochement physique qui est perçu comme précurseur du lien social. En effet, la coprésence d’individus dans un même lieu semble constituer la condition sine qua non de ce lien, là où leur éloignement physique (rattaché à la sédentarité et à l’enfermement au domicile) est associé à l’« isolement » et à la « solitude ». Cette construction discursive associant le « lien » au « lieu » (Genestier, 1999, p. 151), le « proche » au « prochain » (ibid., p. 144), traduit une survalorisation du rôle joué par l’espace physique, lui attribuant d’emblée et sans condition préalable une « capacité opératoire » socialisatrice (ibid.). Par ailleurs, la dichotomie discursive opposant l’isolement et la solitude comme objets de déchéance et de malheur au lien social pensé uniquement en termes positifs, renvoie à une vision particulièrement naïve et figée du monde social et des différents types de liens qui le composent (Paugam, 2009). En particulier, différents travaux en sciences sociales ont montré que ce n’est pas tant l’isolement ou la solitude qui posent problème, mais bien leur caractère durable et subi (Campéon, 2016 ; Kaufmann, 1994 ; Schurmans, 2003).
La « personne âgée isolée dénutrie »
Une figure de l’exclu
50L’évocation de la « personne âgée isolée » témoigne ainsi d’une vision particulièrement misérabiliste, s’inscrivant elle-même dans ce qui ressemble à une dénonciation plus globale de la société moderne française, considérée comme négligente et coupable. C’est en tout cas ce qu’exprime la responsable politique interrogée à la mairie de Grenon, dans un discours au ton emphatique amplifié par les interjections de son assistante :
Responsable : « Y’a pas très longtemps, j’étais avec une association (...) qui a tourné un p’tit film qui faisait voir une dame qui était toute seule et qui prenait le bus pour pouvoir dire “bonjour” dans la journée !
Assistante [l’air effaré] : C’est pas vrai ?
Responsable [d’une voix tremblante] : C’est… C’était assez effarant ! Moi je dis : Ah ! Mais on en est encore là ? Se… Sortir. Prendre le bus pour dire bonjour ! Parce qu’elle avait vu personne ! C’est… Moi je trouve ça… [signe d’effarement] Moi ça m’a… quand même, euh, j’ai trouvé ça très dur !
Assistante [l’air complaisant] : Très dur…
Responsable : Mais y’a des choses comme ça qui arrivent assez régulièrement, hein ! (...) Moi je reste persuadée que la solidarité doit être réveillée et doit fonctionner ! Bon sang d’bon sang ! Quand on est dans un immeuble, on doit essayer de regarder son voisin, surtout si c’est une personne âgée ! »
52Ce discours, qui dénonce la perte de solidarités vis-à-vis des personnes âgées, se retrouve également chez la responsable de l’épicerie Soso, pour qui le développement des solidarités locales constitue un des objectifs principaux :
« On vit vraiment sur du développement local, on vit vraiment entre voisins. C’était le but de l’Épicerie Soso, c’était ça ! »
54À travers ce regard particulièrement critique et pessimiste porté sur la société moderne française, la responsable de l’épicerie Soso dénonce la place – ou plutôt l’absence de place – donnée aux personnes âgées dans notre société :
« Notre société, elle est au bord de l’explosion (...). Les personnes âgées (...) finissent leur vie en voyant notre société péricliter, où ils ont même plus de quoi manger correctement, pour ceux qui ont travaillé toute leur vie ! Moi, j’ai honte, hein ! (...) De toute façon, la place de nos anciens dans nos sociétés, on a un problème avec ça. (...) Quand tu vois dans d’autres civilisations et d’autres sociétés, les anciens c’est le cœur du village ! (...) On a perdu ces valeurs-là, c’est dommage ! »
56Aussi l’utilisation de l’expression « lien social » dans ce contexte n’est-elle pas neutre, mais se pare d’un imaginaire mêlé de références à un « âge d’or perdu » (Girardet, 1986). En effet, à travers l’évocation du lien social, c’est à la fois le constat d’une « crise du lien social » et une volonté de relier les individus que les acteurs expriment (Paugam, 2009 ; Genestier, 2006). Les interviewés appellent à un retour des valeurs de solidarité envers les plus faibles, dont la figure de la « personne âgée isolée » viendrait s’ériger en symbole (Argoud, 2016). Cette rhétorique volontiers populiste se retrouve également dans l’usage des termes « anciens » et « aînés », omniprésents dans les entretiens et la documentation. À la figure de la personne âgée socialement carencée – figure de pitié par excellence – vient alors se superposer l’image du « vieux sage », figure de respect qui constituerait pour ainsi dire un modèle de vertu porteur de l’expérience humaine et de la connaissance (Trincaz, 2015). Outre l’opposition faite entre un temps passé (idéalisé) et présent (déliquescent), le contexte urbain dans lequel interviennent les acteurs interrogés est opposé au contexte rural. Ce dernier constituerait le dernier bastion des solidarités locales, reposant par exemple sur les commerçants de proximité ou les facteurs :
« Je pense que c’est aussi des commerçants de proximité qui peuvent être aussi de bons relais. Même les facteurs de temps en temps, alors bon la Poste se diversifie, elle essaie de travailler sur ce sujet-là. Parce que le facteur est aussi une personne assez importante. Même si en ville c’est un peu moins vrai, c’est plus vrai en milieux ruraux où le facteur reste un vrai passage : quelqu’un à qui on parle. (...) Mais ça nous arrive assez régulièrement en été que le facteur appelle la mairie en disant : “Tiens vous voulez pas aller faire une visite chez madame untel, sa boîte aux lettres est pleine, elle a pas dit qu’elle partait”, des indicateurs comme ça... »
58L’isolement des personnes âgées apparaît ainsi comme la conséquence d’une dynamique d’exclusion liée à la défaillance des logiques de voisinage.
Manger seul, manger mal ? Quand « être seul » suppose l’absence de cuisine et de plaisir autour du repas
59Les risques d’isolement et de solitude sont également considérés – conformément aux discours nationaux – comme des facteurs de dénutrition. En effet, si la commensalité constitue pour les promoteurs des ateliers culinaires et des repas partagés un facteur favorable au « bien manger », à l’inverse, le fait de manger seul est soupçonné d’emblée de représenter un risque pour la nutrition du sujet âgé :
« Quand on est célibataire, on peut pas dire qu’on fait beaucoup à manger pour soi ! (...) Si un jour tu fais les statistiques... Tiens ! Tu fais une petite enquête sur ceux qui cuisinent chez eux, sur la centaine d’adhérents… Moi, je suis sûre qu’il y en a que 20 % qui cuisinent ! »
61Parmi les adhérents d’Alliance Bien-être, seuls 20 % vivent en couple, contre 35 % de célibataires, 23 % de veufs et 23 % de divorcés [24]. Pour les responsables bénévoles de cette association, ces situations matrimoniales et l’isolement résidentiel qui en découle généralement exposent le sujet âgé à une potentielle perte de motivation à cuisiner, et donc à une baisse mécanique des apports nutritionnels. L’entretien réalisé auprès d’une responsable d’Alliance Bien-être, à laquelle se sont jointes d’autres personnes présentes dans les locaux, est éloquent à cet égard. En effet, il a permis d’opposer les représentations de « la personne âgée isolée dénutrie » à la réalité vécue par l’une des adhérentes, qui, bien que célibataire vivant seule, ne se reconnaissait absolument pas dans ce discours catégorique :
Responsable 1 : « Les gens tout seuls, ils n’ont pas envie de se faire à manger…
Responsable 2 : Ah non ! Ils ne font pas à manger !
Adhérente 1 : Ah ! Moi, je me fais à manger, hein !
[Rires des participants]
Responsable 1 : Oui, mais y en a beaucoup…
Adhérente 2 : Ouais, mais toi, t’es l’exception, un peu… Enfin non, y en a peut-être cinq ou six comme toi, y’a X, et toi… Et puis Y…
(...)
Responsable 2 : Donc, vous ouvrez la boîte de thon, et la boîte de pois, quoi !
Adhérente 1 : Ah bon ? Ah non-non ! Pas moi !
[Rires des participants]
Responsable 2 : Oui, mais pas toi, parce que tu, bon... T’as été habituée à cuisiner !
Adhérente 1 : Non, bah... Puis, j’ai quand même conscience qu’il faut manger lipides, protéines, glucides, comme je disais, là. Que si tu manges n’importe quoi, tu te dégrades rapidement, hein, niveau santé. C’est quand même important ! »
63Ces discours laissent entendre que c’est bien l’absence de préparation culinaire digne de ce nom (plats industriels versus plats faits maison) qui engendrerait une baisse de la qualité nutritionnelle des aliments consommés. Or, cette condamnation s’appuie davantage sur un jugement moral portant sur ce que doit être un repas convenable que sur des critères objectifs. En effet, les recommandations officielles du PNNS [25] insistent sur la qualité nutritionnelle de certains aliments en conserve. L’absence supposée de « plaisir » dans l’acte alimentaire solitaire, de même que la dimension exclusivement utilitaire du repas (« se caler ») fait également l’objet d’une condamnation morale de la part d’une des responsables d’Alliance Bien-être. Le partage en famille et la cuisine à la maison font partie des éléments de la norme du repas français (Marenco, 1992), et c’est bien l’absence supposée de ces éléments qui jette le discrédit sur les pratiques alimentaires des personnes seules.
Dénutrition et isolement : deux réalités difficiles à mesurer
La dénutrition : le point de bascule
64Derrière cette menace de dénutrition associée à l’isolement, apparaît en filigrane celle de la perte d’autonomie, de la survenue de la dépendance et de la mort. La dénutrition du sujet âgé semble en effet constituer le point de bascule vers la fin de la vie dont l’entrée en institution dessine symboliquement les contours. Tout se passe comme si, de l’isolement à l’hospitalisation, il n’y avait qu’un pas aisé à franchir : celui de la dénutrition. Le traumatisme collectif causé par la canicule de 2003 a d’ailleurs largement contribué à associer, dans les représentations collectives, l’isolement et la solitude à la déchéance du sujet âgé (Argoud, 2016). De même, on retrouve cette idée de déchéance dans la « spirale de la dénutrition » décrite par Ferry (2012, p. 173) et largement diffusée [26]. On comprend bien dans ces conditions que l’isolement et la solitude de la personne âgée constituent, dans l’esprit d’un grand nombre de personnes, les signes avant-coureurs de dépendance et de mort. À ce sujet, le récit du médecin apparaît lui aussi particulièrement éloquent. À la demande d’une assistante sociale, il est intervenu auprès d’une personne âgée dite « isolée » dont on suspectait la dénutrition. L’homme en question, un ancien militaire, était âgé d’environ 95 ans au moment de l’intervention. Il habitait seul un étage élevé d’un immeuble ancien dépourvu d’ascenseur, situé à quelques pas du cabinet médical. En entrant dans l’appartement, le médecin et l’assistante sociale avaient été saisis par son état d’insalubrité :
« Quand on y est allés la première fois avec l’assistante sociale, l’évier ne marchait plus. Donc en fait, il avait une sorte d’accumulation de vaisselle qu’il avait fini par arrêter d’accumuler, puisqu’il pouvait pas faire la vaisselle. La vaisselle devait être scotchée là depuis sûrement plusieurs mois. Et puis, bah à l’intérieur, y avait une trentaine de bouteilles de lait moitié vides, moitié pleines. Son frigo marchait pas. Un truc un peu hallucinant. »
66Au regard de la situation matérielle et sociale du vieil homme, les deux professionnels s’étaient alors interrogés sur l’éventualité d’une dénutrition :
« On arrivait pas bien à savoir comment il mangeait. Je pensais pas qu’il avait l’énergie, lui, de monter toutes ces bouteilles parce qu’il est très âgé. Et du coup, bah la question, c’était de savoir qu’est-ce qu’on allait faire de ce monsieur-là, notamment du fait qu’il se nourrissait pas… Visiblement. Enfin, on se demandait comment il se nourrissait, quoi. »
68Le médecin, pragmatique, souhaita cependant réaliser une prise de sang pour vérifier le statut nutritionnel du vieil homme, dont l’état de santé ne semblait pas préoccupant à première vue. Face au refus de ce dernier, l’assistante sociale décida de mettre en place une hospitalisation sous contrainte ; et le médecin de poursuivre :
« Bon, après, chacun a ses représentations par rapport à ça. Donc, elle, elle jugeait qu’on pouvait pas le laisser comme ça (...) en sachant pas bien ce qu’il mangeait, quoi. Donc c’était insupportable pour l’assistante sociale. Elle voulait l’hospitaliser sous contrainte. (...) Moi, ça me paraissait un peu excessif. »
70À l’arrivée des pompiers, le vieil homme comprit l’enjeu de la visite et refusa obstinément une hospitalisation. Il accepta donc de se plier à la prise de sang, laquelle révéla qu’il n’était pas physiquement en danger :
« Au final, les marqueurs biologiques étaient à peu près normaux, donc euh, il devait manger, enfin… Il était pas en mauvaise santé, cet homme. »
72Ce récit montre bien la manière dont les représentations liées à la « personne âgée isolée », et plus spécifiquement l’angoisse de dénutrition et de mort qu’elles sous-entendent, sont susceptibles de générer des erreurs d’appréciation. Or, celles-ci peuvent avoir de lourdes conséquences pour le sujet âgé, comme le déplora d’ailleurs le médecin en conclusion de l’entretien :
« Est-ce qu’il faut intervenir, pas intervenir ? En sachant que si on était intervenus c’était clairement hyperviolent pour lui. Ça l’arrachait de sa vie ! Alors est-ce que ça vaut le coup pour être gavé à l’hôpital…? Vous voyez ce que je veux dire ? Alors après oui, moi je l’imagine dans des beaux draps dans une structure, il aurait sûrement eu un beau plateau-repas, mais déjà, est-ce qu’il aurait survécu ? »
74Là où l’assistante sociale pointe un risque d’isolement, le médecin pointe quant à lui un risque de mort programmée dans une structure hospitalière. Cet exemple montre à quel point les évaluations des risques et l’appréciation d’un cas sont liées à des facteurs subjectifs, au point que l’examen biologique (seul facteur à peu près objectif) n’est invoqué qu’en dernière instance pour trancher un désaccord entre les deux experts.
L’isolement : des difficultés de repérage
75Les sujets âgés en situation d’isolement, de même que l’isolement lui-même, restent difficilement saisissables. En effet, le récit du médecin montre bien comment une personne âgée supposément isolée peut en réalité bénéficier d’un support social invisible, permettant a minima sa subsistance :
« Mais probablement qu’il y avait des gens qui l’aidaient (...) je sais qu’il y a un voisin qui venait le raser, notamment. »
77De nombreuses tentatives d’identification des personnes âgées isolées se soldent ainsi par des échecs, comme en témoigne la responsable politique rencontrée à la mairie de Grenon :
« On a essayé de travailler avec les pharmaciens parce qu’on pense que le pharmacien est un point d’entrée… Bon, ça a pas super bien marché. (...) J’ai demandé une proposition à la Poste pour la mise en place du plan canicule, parce que c’est aujourd’hui qu’il faut qu’on recense... Parce que le plan canicule, ça nous permet aussi d’identifier peut-être quelques personnes isolées. (...) Cette année, j’ai vraiment essayé de mobiliser et les associations, et les professionnels, et nos personnels de la ville, et les CCAS. (...) Après, euh, l’isolement c’est effectivement quelque chose euh... qui est assez compliqué. »
79Parmi les associations mobilisées par la mairie, Resto’Seniors travaille en étroite collaboration avec la ville. Son responsable avait ainsi demandé à ses livreurs de signaler les cas d’isolement, afin de les faire remonter à son tour à la mairie qui se chargerait d’y envoyer des agents municipaux. Des emplois spécifiques (emplois jeunes, services civiques) avaient été mobilisés par la mairie dans le but de comprendre, selon les propres termes du responsable de l’association, « pourquoi justement elles étaient dans l’isolement » et de les « sortir de l’isolement ». Quelques cas avaient effectivement été signalés par les livreurs, comme celui d’une personne âgée malvoyante, apparemment « toujours toute seule » :
« Quand ils ont été voir cette dame, finalement elle était pas isolée, parce qu’elle avait de la famille, mais qui était pas là au moment [du portage de repas]... Bon, mais on le savait pas à ce moment-là où sont les familles ou pas, est-ce que les personnes ont un isolement un moment donné, mais après derrière elles ont d’autres activités qu’après on connaît pas ! »
81Ce responsable d’association témoigne ainsi des difficultés rencontrées par son équipe pour identifier les personnes âgées isolées et les erreurs d’appréciation qui en découlent. Outre la durée très courte d’intervention des livreurs auprès des personnes âgées, l’absence de critères pertinents ne leur permet pas d’identifier les potentielles situations d’isolement. En effet, malgré l’omniprésence de la problématique de l’isolement dans les discours et dans les textes officiels, aucun d’entre eux ne s’est attaché à définir cette notion. Il est ainsi laissé à l’entière discrétion des acteurs de terrain de définir et d’interpréter par eux-mêmes (c’est-à-dire avec leurs propres représentations du phénomène) ce qui constitue ou non une situation d’isolement.
82Les représentations de la « personne âgée isolée dénutrie » et les catégories d’actions qui en découlent semblent donc revêtir le même type d’écueil que la notion d’exclusion décrite en son temps par Castel (1995). Elles participent en effet d’une essentialisation du sujet âgé, en regroupant derrière une même étiquette des situations pourtant complexes, variées et potentiellement mouvantes, faisant ainsi l’économie d’une véritable réflexion sur les différentes formes et degrés que cet isolement peut revêtir, ainsi que sur les processus par lesquels un individu, quel qu’il soit, devient « isolé ».
Conclusion
83Si des éléments complémentaires permettraient d’aller plus loin dans la réflexion [27], ce travail souligne déjà que les principaux acteurs locaux se sont approprié les recommandations nationales en matière de prévention de la dénutrition chez les personnes âgées. Ceux-ci ont un souci très net de retransmettre des normes nutritionnelles en ayant recours, le cas échéant, à des professionnels (diététiciennes, CESF, etc.). Les actions autour de l’alimentation initiées sur le territoire étudié reposent sur des ateliers de cuisine partagée et sur des repas pris en commun. On constate que la dimension culinaire, pourtant peu présente dans les recommandations nutritionnelles, a une place centrale dans le discours des acteurs et actrices [28] de terrain. L’enjeu n’est pas seulement de lutter contre la dénutrition par la diffusion de pratiques et de menus qui respectent les normes nutritionnelles, mais aussi de maintenir une alimentation conforme au modèle du repas familial, sans tomber dans les facilités des plats préparés considérés comme l’antonyme du repas convenable [29]. Le public cible, tel qu’il est construit dans les discours des acteurs de terrain interrogés, est en effet plus à risque de « mal » se nourrir que de dénutrition à proprement parler, cette mauvaise alimentation prenant sa source dans un confinement à domicile considéré comme pathogène.
84L’étude que nous avons menée nous a également permis de mettre au jour un mode de production des discours récurrent, reposant sur une « rhétorique de l’exemple » (Hermann, 2011). Celle-ci consiste à mettre en avant un cas singulier faisant figure de généralité. Qu’il s’agisse de la vieille dame prenant l’autobus pour rentrer en contact avec autrui ou, à l’inverse, du vieux monsieur dans son appartement finalement moins isolé qu’il en avait l’air, les exemples choisis par les acteurs de terrain le sont toujours pour leur caractère dramatique. A contrario, lorsqu’une vieille dame vivant seule affirme cuisiner et être attentive à son alimentation, on lui oppose que c’est elle l’exception à la règle. Véritable « arbre cachant la forêt » (ibid., p. 98), l’exemple constitue ici une force argumentative et une manière de « passer sous silence des cas moins nets ou plus complexes » (ibid.). En effet, si la dénutrition, l’isolement et la solitude du sujet âgé constituent autant de problèmes qu’il s’agit de prendre au sérieux, leur surreprésentation dans les discours officiels ainsi que dans ceux de nombreux acteurs de terrain amène cependant à penser la vieillesse et le vieillissement exclusivement en termes de « manques » et de « risques », participant ainsi d’une représentation particulièrement misérabiliste et essentialisée du sujet âgé.
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- Ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, 2015, Plan national d’action de prévention de la perte d’autonomie (PNAPPA). https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/plan_national_daction_de_prevention_de_la_perte_ dautonomie.pdf (consulté le 16/04/2019)
- Ministère délégué aux Personnes âgées, 2003, Programme national « bien-vieillir » 2003-2005 (PNBV). http://cvs.bruyeres.free.fr/pdf/programme%20bien%20vieillir.pdf (consulté le 05/02/2018)
- Ministère délégué à la Santé, 2001, Programme national nutrition santé (PNNS) 2001-2005. https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/1n1.pdf (consulté le 16/04/2019)
- Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé, 2011, Programme national nutrition santé (PNNS) 2011-2015. https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/PNNS_2011-2015.pdf (consulté le 16/04/2019)
- Agence française de sécurité sanitaire des aliments, 2015, groupe de travail « Guides alimentaires du Programme national nutrition santé (PNNS) », Le guide nutrition pour les aidants des personnes âgées. http://inpes.santepubliquefrance.fr/CFESBases/catalogue/detaildoc.asp?numfiche=941(consulté le 16/04/2019)
Mots-clés éditeurs : dénutrition, isolement, action sociale, alimentation, recommandations
Date de mise en ligne : 17/06/2020
https://doi.org/10.3917/rs1.082.0089Notes
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[1]
Du concept américain de « successful aging » découlent en France les néologismes « vieillissement réussi » et « bien-vieillir », en usage tant chez les politiques (par exemple, dans le plan national Bien vieillir, 2003), que dans les médias, en gérontologie et chez l’ensemble des acteurs intervenant en faveur des personnes âgées.
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[2]
La dénutrition, qui est définie comme un déséquilibre entre les apports et les besoins de l’organisme, toucherait entre 4 et 10 % des personnes âgées vivant à leur domicile (HAS, 2007, p. 122). Elle est susceptible d’entraîner diverses carences, ainsi qu’une perte tissulaire se traduisant par une sarcopénie. Elle a pour conséquence de favoriser la survenue de morbidités et d’augmenter le risque de décès (ibid.).
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[3]
Collectivités territoriales, associations, secteur médicosocial, groupes de protection sociale, etc.
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[4]
L’isolement relationnel est défini par l’Insee par le fait d’avoir un nombre égal ou inférieur à 4 de contacts d’ordre privé (hors ménage) avec des personnes différentes, de visu ou par téléphone, au cours d’une semaine donnée. Ferry et al. (2005) ont retenu pour leur étude des sujets ayant moins de 6 contacts « affectivement lourds » par mois.
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[5]
Les données présentées dans ce document ont fait l’objet d’un processus d’anonymisation. Les intitulés exacts des postes occupés, les noms propres permettant d’identifier les acteurs sociaux, les structures institutionnelles et associatives ainsi que les lieux et les quartiers ont été remplacés par des noms d’emprunt permettant de rendre compte le plus fidèlement possible du contexte sociologique et des phénomènes étudiés (Zolesio, 2011).
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[6]
Plaquettes descriptives, sites internet et rapports d’activités.
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[7]
Assemblées générales, spectacles annuels d’associations, salons et conférences autour du « bien-vieillir » et de l’alimentation.
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[8]
Près de la moitié des habitants ne disposaient alors pas de sanitaires dans leur logement.
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[9]
Source : insee.fr
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[10]
Source : insee.fr
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[11]
Source : rapport d’activités 2015.
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[12]
L’atelier culinaire et son repas partagé ont été instaurés en septembre 2016 par la responsable de l’association, soit quelques mois après sa rencontre avec la première autrice. Lors de cette rencontre et de l’entretien semi-directif qui a suivi, cette création était à l’état de projet.
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[13]
L’épicerie Soso et Alliance Bien-être bénéficient toutes deux de subventions de la ville. Resto’Senior, de son côté, en est l’un des principaux prestataires.
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[14]
Les bénéficiaires sont généralement orientés par des associations et services publics (centre communal d’action sociale, conseil départemental) sous critères de minima sociaux (source : support de communication de la Fédération des épiceries sociales et solidaires de la région).
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[15]
De 10 à 50 % des prix moyens du marché.
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[16]
Ceux-ci ne sont pas soumis à la même politique de prix et n’ont pas accès aux produits issus de l’aide alimentaire. La présence de ces adhérents dits « solidaires » a pour objectif d’encourager la mixité sociale et les échanges, mais aussi de contribuer au financement de la structure associative.
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[17]
Les foyers-restaurants accueillent non seulement des personnes âgées vivant au sein des foyers-logements dont ils dépendent, mais aussi des personnes âgées vivant à leur domicile (le plus souvent, elles sont orientées par le CCAS). En tout, ce sont près de 1 000 repas qui sont livrés ou servis chaque jour.
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[18]
À l’instar de la notion de « senior » (Caradec, 2012).
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[19]
Les ingrédients sont en majorité issus du circuit local et de l’agriculture biologique (c’est aussi le cas pour Alliance Bien-être).
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[20]
De son côté, l’association Resto’Seniors ne dispose pas d’atelier culinaire, mais les menus sont élaborés par une diététicienne salariée.
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[21]
On retrouve cette dimension dans le titre donné à l’atelier culinaire par la responsable de Retrait’Active : « l’atelier du goût ».
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[22]
Source : support de communication de l’épicerie Soso.
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[23]
Source : support de communication d’Alliance Bien-être.
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[24]
Source : rapport d’activités 2015.
- [25]
- [26]
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[27]
Notamment par l’exploration des données complémentaires comme les profils socio-économiques des interlocuteurs ou en intégrant d’autres acteurs, comme ceux liés à l’aide à domicile, qui n’ont pas souhaité participer à cette première étude.
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[28]
Le fait que ces acteurs soient essentiellement des femmes n’est sans doute pas neutre du point de vue de l’importance donnée à la préparation culinaire. De manière plus générale, la surreprésentation des femmes dans les actions sociales auprès des personnes âgées est en partie liée à des processus historiques particuliers, ayant vu l’assistance aux pauvres assignée aux femmes issues de la bourgeoisie au xixe siècle (Bessin, 2009). Cette question, bien qu’influençant partiellement les représentations analysées ici, dépasse toutefois les objectifs de la présente étude et les possibilités offertes par son échantillon.
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[29]
Pas uniquement en France d’ailleurs (Bugge et Almas, 2006).