Couverture de RPVE_592

Article de revue

Tous les travailleurs bénéficient-ils autant du partage de la rente ?

Pages 135 à 141

Notes

  • [1]
    Cette division repose sur une classification proposée par l’Organisation des Nations unies.

1 – Introduction

1De nombreuses études indiquent que les entreprises qui réalisent des profits plus élevés ont tendance à partager une partie de ces profits avec leurs travailleurs, sous la forme de salaires plus élevés (e.g. Christofides et Oswald, 1992 ; Blanchflower et al., 1996 ; Hildreth et Oswald, 1997 ; Martins, 2009). Ce phénomène s’appelle le « partage de la rente » et existe dans de nombreux pays. Il est souvent mesuré par l’élasticité salaires-profits, dont les estimations sont généralement inférieures à 10 %, avec quelques valeurs qui dépassent ponctuellement ce pourcentage. La littérature sur le partage de la rente s’est rapidement axée sur les pénalités qui pouvaient toucher certaines catégories de travailleurs, comme les femmes (Nekby, 2003 ; Fakhfakh et FitzRoy, 2004) ou les travailleurs moins éduqués (Martins, 2009). En parallèle, d’autres variables modératrices sont aussi généralement intégrées dans l’analyse. Il s’agit par exemple de l’ancienneté dans l’entreprise, du niveau de salaire ou du degré de syndicalisation. À notre connaissance, les recherches n’ont cependant pas encore mis en lumière le rôle de la nationalité du travailleur dans le partage de la rente. Pourtant, plusieurs chercheurs ont mis en évidence des conditions de travail moins favorables pour les ressortissants d’origine étrangère que pour les natifs, notamment en termes de salaires (e.g. Vertommen et Martens, 2006 ; Kampelmann et Rycx, 2016). Dès lors que les différences salariales entre individus de nationalités différentes sont attestées dans la littérature, il n’est pas à exclure que ces pénalités proviennent au moins en partie du phénomène du partage de la rente. Cet article vise à passer en revue la littérature sur le partage de la rente, en accordant une attention particulière au niveau de la Belgique, et à fournir une synthèse des premiers résultats relatifs au rôle joué par l’origine du travailleur dans le partage de la rente.

2 – Éléments théoriques

2La genèse des études sur le partage de la rente se trouve dans l’analyse des différences de salaires entre individus comparables en termes de capacités productives, remettant ainsi en cause les modèles compétitifs traditionnels de détermination du salaire. Ces modèles partent du principe que les firmes et les travailleurs sont preneurs de prix, de sorte que les salaires des individus sont imperméables à toute variation des profits de l’entreprise. La rémunération sera identique pour des individus dont la productivité est équivalente (Montgomery, 1991). Ces modèles ne parviennent cependant pas à expliquer les différences de rétributions entre individus apparemment homogènes mais employés dans des secteurs d’activités différents (Slichter, 1950 ; Krueger et Summers, 1986 et 1988 ; Dickens et Katz, 1987 ; Katz et Summers, 1989), laissant la porte ouverte à d’autres modèles de détermination des salaires. Dans ce contexte, Baily (1974) et Azariadis (1975), dans leur modèle de contrat, évoquent une corrélation positive entre les profits et le salaire : les deux parties, l’entreprise et les travailleurs, s’accordent sur un contrat dans lequel elles partagent les profits et les pertes. Enfin, le cadre de la négociation laisse place à la discussion entre la firme et ses travailleurs sur les rentes qui seront versées à ceux-ci. L’importance de ce transfert dépendra du pouvoir de négociation relatif de l’entreprise et des travailleurs. Plus particulièrement, deux modèles forment ce cadre de négociation entre travailleurs et entreprises. Le modèle du « droit à gérer » développé par Nickell et Andrews (1983) pose que le salaire est déterminé à la première étape de la négociation, tandis que l’emploi est fixé à la seconde étape étant donné le salaire négocié. Dans le modèle de la négociation efficiente de McDonald et Solow (1981), le salaire et l’emploi sont tous deux négociés entre travailleurs et employeurs. Ces modèles de négociation sont à la base d’études récentes sur le partage de la rente (Rusinek et Rycx, 2013 ; Matano et Naticchioni, 2017 ; Duan et Martins, 2018).

3Ainsi, la rémunération obtenue par l’individu peut dépendre de son pouvoir de négociation. Le travailleur pourrait donc extraire des rentes lorsque son employeur enregistre des profits. Tous les individus ne sont toutefois pas munis d’un même pouvoir de négociation. Certaines caractéristiques du capital humain, de même que d’autres attributs inhérents à la personne, influencent la latitude avec laquelle le travailleur peut négocier une hausse de salaire (Arai et Heyman, 2001 ; Martins, 2009). Il peut notamment s’agir du genre, du niveau d’éducation, de l’ancienneté dans l’entreprise, du niveau de salaire, du statut de l’emploi (employé vs ouvrier), ou de l’affiliation syndicale. Si ces caractéristiques ont déjà fait l’objet de travaux dans la littérature sur le partage de la rente, le rôle de l’origine du travailleur dans la relation salaires – profits reste encore à étudier.

3 – Éléments empiriques

4Les premiers travaux sur les différences salariales entre individus de même productivité ont été menés au niveau interindustriel. Ils utilisent des données individuelles (Dickens et Katz, 1987 ; Katz et Summers, 1989), ou des panels de données au niveau sectoriel (Blanchflower et al.,1996), contrôlant tantôt pour les caractéristiques du travailleur, tantôt pour les effets fixes du secteur. Les résultats indiquent que les différences de profits entre secteurs expliquent une partie des disparités salariales entre individus dont la productivité est égale. Ils ne parviennent cependant pas à expliquer des différences salariales liées à des écarts de profitabilité des firmes. Il faudra attendre le développement de panels de firme (Van Reenen, 1996 ; Hildreth et Oswald, 1997) et de bases de données appareillées firmes-travailleurs (Arai et Heyman, 2001 ; Margolis et Salvanes, 2001 ; Rycx et Tojerow, 2004) pour étudier la relation au niveau organisationnel et ainsi mettre en évidence l’existence d’un partage de la rente au niveau de l’entreprise. Initialement orientée vers les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, États-Unis, Canada), l’analyse du phénomène s’est par la suite étendue en Europe (Allemagne, Suède, Norvège, France, Italie, Portugal) et s’est plus récemment intéressée aux marchés émergents (Ghana, Chine). Le cas de la Belgique est développé ci-dessous. Les élasticités salaires-profits sont généralement inférieures à 10 %. À titre d’exemple, Blanchflower et al. (1996) estiment le partage de la rente dans un intervalle compris entre 2 % et 5 % pour les États-Unis. Les résultats pour l’Angleterre s’élèvent à 2 % (Hildreth et Oswald, 1997). Des estimations semblables se retrouvent en Suède, avec des élasticités comprises entre 1,5 % et 2,1 %.

5Au-delà d’une estimation de l’importance du partage de la rente, certains auteurs étudient la relation en regard de certaines caractéristiques individuelles ou professionnelles. Des différences selon le genre peuvent apparaître : les femmes bénéficient parfois de rentes moins élevées que leurs collègues masculins (Arai et Heyman, 2001 ; Nekby, 2003). Plusieurs explications sont proposées : comme évoqué précédemment, des différences dans le pouvoir de négociation peuvent mener à des rentes différentes. Un accès limité aux emplois dans des entreprises plus profitables et où le salaire dépend plus intensément des profits de la firme, ainsi que des différences dans le ratio capital/travail de l’entreprise, peuvent expliquer un partage inégal de la rente. Rycx et Tojerow (2004) trouvent qu’environ 15 % de l’écart salarial de genre dans le secteur privé belge résulte du fait que les femmes travaillent, en moyenne, dans des entreprises moins profitables. Toutefois, leurs estimations suggèrent que l’élasticité salaires-profits n’est pas significativement différente pour les hommes et les femmes. Martins (2009) note l’influence de certaines composantes du capital humain dans le partage de la rente : la rémunération provenant des profits est plus élevée pour les travailleurs plus éduqués et en place depuis plus longtemps dans la firme, en raison d’un pouvoir de négociation sans doute plus élevé.

6Le phénomène a aussi été étudié à l’aune des caractéristiques de l’emploi. Matano et Naticchioni (2017) arrivent à la conclusion que le partage de la rente s’amenuise au fur et à mesure que le salaire de l’individu augmente, bien que la relation devienne plus subtile lorsque celle-ci est décomposée selon le statut de l’emploi. Le phénomène est en effet estimé décroissant avec le salaire pour les ouvriers, tandis que le partage de la rente reste constant pour les employés. La négociation individuelle est à nouveau évoquée pour expliquer les disparités. Une attention a également été portée au rôle joué par les syndicats dans la négociation sur le partage des profits. Il en ressort que le partage de la rente ne va pas toujours de pair avec un degré de syndicalisation élevé (Blanchflower et al., 1996), suggérant ainsi l’importance de la négociation individuelle.

4 – Le cas de la Belgique

7Goos et Konings (2001) sont les pionniers dans l’étude du partage de la rente dans l’économie belge. Sur base de données de firmes entre 1987 et 1994, ils estiment que le phénomène, mesuré par l’élasticité salaires-profits, s’élève à 10 %. L’interprétation est la suivante : le travailleur d’une firme dont les profits doublent peut s’attendre à recevoir, en moyenne, une augmentation salariale de 10 %. Elle requiert toutefois beaucoup de prudence, car les auteurs utilisent un nombre restreint de variables de contrôle. En effet, le ratio entre le nombre d’employés et le nombre d’ouvriers approche le capital humain des travailleurs, et des binaires sectorielles prennent en compte les différences entre secteurs d’activités. Il n’y a toutefois pas d’autres variables de contrôle pour les caractéristiques individuelles, professionnelles et organisationnelles. Les profits retardés sont cependant utilisés comme instruments pour appréhender l’endogénéité des profits.

8Ensuite, Rycx et Tojerow (2004), en utilisant une base de données appareillées firmes-travailleurs pour l’année 1995, trouvent également une relation positive entre les salaires et les profits par tête dont l’élasticité est de 6 %. Leurs données rendent possibles tout un ensemble de contrôles pour les effets de groupe, les caractéristiques individuelles, organisationnelles, sectorielles et l’endogénéité des profits. Du Caju et al. (2011) arrivent à la conclusion que le partage de la rente contribue de manière conséquente aux différences de salaires entre individus de même productivité travaillant dans des secteurs différents. Les estimations du partage de la rente oscillent entre 3,4 % et 4,3 %, obtenues également avec une base de données appareillées qui couvre la période allant de 1999 à 2005. Rusinek et Rycx (2013) étudient ensuite le phénomène sous différents régimes de négociation collective. Les résultats varient selon que la firme soit uniquement couverte par un accord sectoriel ou que les salaires et les conditions de travail soient renégociés en son sein. Les estimations sont principalement comprises dans un intervalle allant de 1,1 % à 4,9 %.

9Récemment, Rycx et al. (2019) étudient la relation entre les salaires et les profits en lien avec l’origine des travailleurs. Tout d’abord, ils mettent à jour l’estimation du partage de la rente dans le secteur privé belge, en exploitant une base de données appareillées firmes-travailleurs qui s’étend sur la période 1999 à 2010. Ils obtiennent ainsi une élasticité qui s’élève à 2,2 %, après avoir contrôlé pour les caractéristiques individuelles, organisationnelles et sectorielles. Ensuite, les auteurs analysent la relation pour différents groupes de travailleurs en fonction de leur pays de naissance. Ils divisent tout d’abord l’échantillon en deux catégories : les travailleurs provenant d’un pays développé et ceux provenant d’un pays en transition ou d’un pays en voie de développement [1]. Le partage de la rente est également estimé à 2,2 % pour les premiers, tandis que l’estimation chute à 1,5 % pour les seconds. L’analyse est ensuite décomposée selon des régions d’origine plus ciblées. Les travailleurs en provenance de pays en transition peuvent s’attendre, en moyenne, à un partage de la rente de 1,6 %. En ce qui concerne les travailleurs venant de pays en voie de développement, les estimations valent 1,7 % pour les travailleurs en provenance d’Afrique, 0,8 % pour ceux du Moyen-Orient et du Proche-Orient, 1,4 % pour les travailleurs asiatiques et 2,1 % pour les travailleurs d’Amérique latine et centrale.

Conclusion

10La littérature sur le partage de la rente montre que les entreprises partagent leurs profits avec leurs travailleurs sous la forme de salaires plus élevés. Ce phénomène a été mis en lumière dans de nombreux pays, et la Belgique ne fait pas exception à la règle. Par ailleurs, des différences dans les rentes obtenues par les travailleurs peuvent s’expliquer par plusieurs caractéristiques, par exemple le genre, le niveau d’éducation, l’ancienneté, le niveau de négociation collective. Les recherches actuelles n’ont toutefois pas encore quantifié l’importance du pays de naissance du travailleur dans l’obtention de rentes. En revanche, une littérature importante souligne les inégalités salariales à l’encontre des travailleurs migrants. Cet article a donc visé, dans un premier temps, à passer en revue la littérature sur le partage de la rente, en mettant en évidence les principaux résultats pour la Belgique et, dans un second temps, à présenter les premiers résultats, obtenus par Rycx et al. (2019), quant au rôle du pays de naissance des travailleurs en ce qui concerne le partage de la rente. Selon l’étude de Rycx et al. (2019), l’élasticité salaires-profits serait en moyenne de 2,2 %, toutes autres choses étant égales par ailleurs. Des différences significatives apparaissent toutefois en fonction de la nationalité à la naissance des travailleurs.

Bibliographie

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Cette division repose sur une classification proposée par l’Organisation des Nations unies.
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