1 – Introduction
1Les travaux récents en économie des ressources humaines qui mobilisent des données couplées employeurs/salariés ont fait progresser les connaissances sur la formation des salaires et la mobilité des salariés. Les travaux d’Abowd et al. (1999), s’appuyant sur des fichiers administratifs volumineux décrivant les transitions des salariés entre entreprises ont montré que la majeure partie de la variabilité des salaires était liée à des différences de caractéristiques des salariés plutôt qu’à des différences de caractéristiques des employeurs. Ainsi les pratiques de sélection de la main-d’œuvre auraient une part prépondérante dans les politiques salariales des entreprises. À partir d’un fichier apparié suédois, Lazear et Oyer (2004) montrent que si la profession exercée par le salarié explique une très grande part de la variabilité des salaires en niveau, la variabilité des évolutions salariales est beaucoup plus difficile à expliquer, au-delà de l’effet de la conjoncture. Lazear et Shaw (2006) viennent compléter ce tableau en montrant une variabilité plus grande des évolutions salariales en France comparée aux pays scandinaves.
2Dans cet article, nous nous intéressons aux carrières salariales en examinant les conséquences des changements organisationnels et technologiques des entreprises. Cette question n’est pas abordée dans la littérature que nous venons d’évoquer, faute de données décrivant la vie de l’entreprise. En revanche, elle a été examinée par la littérature sur le biais technologique. Un des résultats les plus discutés est celui de Krueger (1993), obtenu sur un échantillon de salariés et selon lequel les utilisateurs d’ordinateurs bénéficieraient d’une prime salariale de 20 %. Les travaux consécutifs ont montré que cette prime salariale diminuait substantiellement en introduisant des effets fixes et en traitant les problèmes d’endogénéité (Chennells et Van Reenen, 2002). Les estimations sur données d’entreprise ont débouché sur des résultats similaires : on observe une corrélation positive entre la technologie et le niveau des salaires qui s’avère peu robuste dans la dimension temporelle.
3Nous allons revisiter ces résultats en nous appuyant sur une enquête française couplée employeurs/salariés, l’enquête Changements Organisationnels et Informatisation (COI), réalisée en 1997 et décrivant des changements sur la période 1994-1997. Grâce à cette enquête, nous sommes en mesure d’observer à la fois un ensemble de trajectoires salariales et de décrire précisément les chocs internes affectant la vie de la dernière entreprise sur cette trajectoire. Heckel (2006), qui a mobilisé cet ensemble de données, a montré que la croissance des salaires des individus continument présents n’était pas significativement différente dans les entreprises ayant adopté Internet ou changé leurs outils informatiques entre 1994 et 1997. Par rapport à Heckel, nous allons considérer à la fois l’informatisation de l’entreprise et les changements organisationnels et nous allons examiner plus précisément la situation des nouveaux entrants dans l’entreprise, ceux qui ont été embauchés en 1994 et 1995, par rapport aux salariés déjà présents avant la mise en œuvre des changements. Il est généralement admis que la mobilité interentreprises se traduit par des gains salariaux (Sicherman et Galor, 1990), mais qu’en est-il lorsque l’entreprise elle-même est en train de changer de trajectoire en se réorganisant ou en s’informatisant ?
4L’article est organisé comme suit : la section 2 présente les données appariées employés-employeurs utilisées pour cette recherche, la section 3 expose notre méthodologie empirique, et la section 4 résume nos résultats. Nous donnons nos conclusions dans une dernière section.
2 – Les données appariées de l’enquête COI 1997
5L’enquête COI 1997 a été réalisée conjointement par la DARES (Direction de l’Animation, de la Recherche et des Études Statistiques – Ministère du Travail), le SESSI (Service des statistiques industrielles – Ministère de l’Industrie), le SCEES (Service Central des Enquêtes et Études Statistiques – Ministère de l’Agriculture) et l’INSEE (Institut National de la Statistique et des Études Économiques). Elle a été conçue et coordonnée par le Centre d’études de l’emploi (pour plus d’informations sur l’enquête, consulter www.enquetecoi.net). Cette enquête présente la particularité de coupler une interrogation auprès des employeurs à une interrogation auprès de petits échantillons de salariés (deux ou trois) sélectionnés au hasard dans les entreprises. Cette enquête a été réalisée en France auprès d’un échantillon de 8812 salariés rattachés à 4025 entreprises au moyen d’un double échantillonnage dans les Enquêtes annuelles d’entreprises (COI « entreprises ») et dans les Déclarations annuelles de données sociales (COI « salariés »). Nous allons restreindre notre travail au champ des entreprises industrielles (y compris industries agro-alimentaires) de plus de 50 salariés où l’enquête a obtenu un taux de réponse élevé aux deux niveaux de recueil de l’information : 90 % des entreprises sont répondantes, ainsi que 77 % des salariés. L’essentiel de l’échantillon s’y trouve rassemblé : 3019 entreprises et 6796 salariés. Le questionnaire « entreprises » a été auto-administré, tandis que les salariés ont été contactés par téléphone ou par visite à leur domicile.
6La structure d’information dont nous disposons est résumée dans la Figure 1. Un ensemble d’entreprises et leurs salariés ont été sélectionnés en 1996. Les entreprises ont été interrogées, un an plus tard, sur les changements technologiques (informatisation) et organisationnels survenus entre 1994 et 1997. Les salariés ont été interrogés fin 1997, s’ils n’avaient pas quitté l’entreprise COI. Par conséquent, le champ « salariés » de l’enquête est celui des salariés stables (au moins un an d’ancienneté) des entreprises interrogées. On demande aux salariés de décrire leur travail à la date de l’enquête. Enfin, le panel des DADS permet de reconstituer les trajectoires salariales des individus interrogés sur la période 1976-1996.
7Le problème qui nous intéresse est le suivant : sachant que des changements techniques ou organisationnels ont été observés entre 1994 et 1997, nous souhaitons identifier si les salariés entrés dans l’entreprise COI après 1994 sont susceptibles de percevoir, en 1996, des salaires plus élevés (ou de connaître des hausses de salaire plus importantes) que ceux entrés dans leur entreprise avant 1994. L’objectif n’est pas ici de comparer les trajectoires de différents salariés au sein d’une même entreprise, mais bien de mesurer un effet moyen (en termes d’évolution salariale, principalement) d’une entrée dans l’emploi réalisée avant / après une période de changements organisationnels.
Entrée des salariés dans l’emploi et phase de changements organisationnels observés
Entrée des salariés dans l’emploi et phase de changements organisationnels observés
3 – Méthodologie
8Notre analyse empirique repose essentiellement sur 3 estimations économétriques. La première porte sur le logarithme du salaire (net annualisé) de 1996. Nous estimons le modèle linéaire suivant :
10où X1 est un vecteur de variables caractérisant le salarié, X2 un vecteur de variables propres à l’entreprise (y compris des indicateurs de changements organisationnels et d’informatisation), et Te une variable indicatrice de la date d’entrée dans l’entreprise (avant 1994 / en 1994 ou après). Les termes ?0 à ?3 sont des paramètres (ou des vecteurs de paramètres) à estimer, et ? un terme d’erreur aléatoire supposé suivre une loi normale.
11La deuxième estimation concerne les variations de salaire (net annualisé) survenant entre 1994 et 1996, c’est-à-dire lors de la période pendant laquelle ont pu être observés des changements organisationnels ou technologiques dans les entreprises interrogées. Le modèle linéaire que nous estimons peut s’écrire :
13où, comme précédemment, Z1 est un vecteur de variables caractérisant le salarié, Z2 un vecteur de variables propres à l’entreprise (y compris des indicateurs de changements organisationnels et d’informatisation), et Te la variable indicatrice de l’entrée dans l’entreprise.
14Enfin, la troisième et dernière estimation porte sur les variations de salaire survenant lors d’un changement d’entreprise. Plus précisément, nous observons le salaire net annualisé perçu par le salarié dans l’entreprise où il se trouve au moment de l’enquête COI (« entreprise COI ») ainsi que le salaire perçu dans la dernière entreprise où il s’est trouvé avant l’entreprise COI (« entreprise AVC »), quelle que soit la date à laquelle cette mobilité a eu lieu. Le modèle linéaire estimé vise à expliquer la différence entre les logarithmes de ces deux salaires :
16Les vecteurs de variables explicatives Z1 et Z2 sont les mêmes que ceux utilisés dans l’équation (2), alors que la variable Tc indique si le changement d’entreprise a eu lieu avant 1994, ou à partir de 1994.
17Les variables individuelles utilisées dans l’analyse viennent de deux sources : le volet « salariés » de l’enquête COI qui porte sur l’année 1997 et comporte quelques questions rétrospectives et le panel DADS qui porte sur la période 1976-1996. Elles peuvent être regroupées en trois catégories. La première rassemble des variables sociodémographiques telles que l’âge, le genre, et la nationalité (français ou étranger) de l’individu, ainsi que son origine sociale (mesurée par la profession de son père). Cette catégorie inclut aussi un indicateur de la mobilité géographique antérieure, mesurée par le nombre de changements de départements entre 1976 et 1996 (nous rappelons ici que la France métropolitaine est divisée en 22 régions administratives, subdivisées en 95 départements). La deuxième catégorie regroupe les variables caractérisant le parcours professionnel de l’individu : le nombre d’entreprises dans lesquelles il a occupé un emploi au cours de sa carrière, le nombre de secteurs dans lesquels il a exercé une activité, le nombre de professions qu’il a exercées, le nombre de périodes hors-emploi qu’il a connues, ainsi que des indicatrices précisant s’il a connu une période multi-employeurs ou s’il a travaillé à temps partiel. Enfin, la troisième catégorie est constituée des variables caractérisant la dernière situation professionnelle du salarié (en 1996-1997 ou en 1994, selon la source et le modèle considéré) : la Profession et Catégorie Socioprofessionnelle issue des DADS (en six postes ; notons que les professions intermédiaires regroupent les techniciens et les agents de maîtrise) et des indicatrices issues de COI « salariés » précisant si le salarié a été formé pour la tâche qu’il exerce en 1997, s’il dirige des salariés, et s’il utilise l’informatique.
18Les variables d’entreprises sont la taille, le secteur d’appartenance et le département d’implantation du siège. De plus, nous pouvons caractériser les changements technologiques et organisationnels qui ont marqué la vie de l’entreprise entre 1994 et 1997, grâce à un vaste ensemble de variables issues du volet « entreprises » de l’enquête. Ces variables décrivent, aux deux dates 1994 et 1997, l’équipement informatique des entreprises d’une part et leur usage de nouvelles pratiques organisationnelles d’autre part. Cette information très riche a été synthétisée au moyen d’analyses des correspondances multiples (Greenan et Mairesse, 2006). On obtient une variable décrivant le degré d’avancement des usages des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) et une autre décrivant l’intensité d’usage des nouvelles pratiques organisationnelles. On les dichotomise de manière à avoir pour chacune deux modalités : élevé et faible (voir Greenan et Mairesse 2006 pour plus de détails sur la construction des variables dichotomiques). On peut les décrire de la manière suivante:
- Une entreprise avec un usage avancé des Technologies de l’Information et de la Communication est équipée d’un grand système ou d’un réseau de micro-ordinateurs, elle transfère des données numérisées au moyen d’une interface informatique en interne et vers l’extérieur (les fournisseurs, les clients, les pouvoirs publics), elle utilise Internet et a un service informatique.
- Un usage intense de nouvelles pratiques organisationnelles associe la certification qualité, le juste-à-temps, la maintenance productive totale, l’analyse de la valeur, l’externalisation, l’organisation en centres de profit et la délégation de tâches indirectes comme le contrôle de qualité ou l’amélioration de la performance aux opérateurs.
- Pour chaque firme, ces variables sont créées en 1994 et en 1997. On peut distinguer, en combinant les dates, trois trajectoires d’entreprises : inertie à un niveau faible (LI94_LI97, LO94_LO97), inertie à un niveau élevé (HI94_HI97, HO94_HO97) et transition d’un niveau faible vers un niveau élevé (LI94_HI97, LO94_HO97).
19Le modèle (1) inclut une série de variables indicatrices décrivant le secteur d’activité de l’entreprise (code NAF) ainsi que sa localisation (département). Les effets fixes sont implicitement pris en compte dans les modèles (2) et (3) puisqu’ils sont exprimés en variation. Chaque modèle est estimé trois fois : (i) une première fois avec Te (ou Tc), mais sans les variables indicatrices de changements organisationnels et technologiques ; (ii) une deuxième fois avec Te (ou Tc) et une interaction entre cette variable et les indicateurs de changements ; (iii) une dernière fois avec Te (ou Tc), les indicateurs de changements, et le terme d’interaction entre Te (ou Tc) et ces indicateurs.
20Ces estimations nous donnent différentes mesures de l’effet des changements organisationnels ou technologiques sur les salaires, compte tenu de la date d’entrée du salarié dans l’entreprise. Nous observons en effet les changements survenus entre 1994 et 1997, et nous connaissons par ailleurs la date d’entrée de l’individu dans l’entreprise (avant ou à partir de 1994, c’est-à-dire avant ou pendant la phase de changements). Nous pouvons donc estimer l’effet de la date d’entrée dans l’emploi, l’effet des changements survenus entre 1994 et 1997, ainsi que l’effet combiné de ces événements.
21La validité de notre approche est toutefois conditionnée au fait que les changements organisationnels soient exogènes à la mobilité des personnes (Meyer, 1995). Même si ces changements peuvent être considérés comme une « politique » menée par l’entreprise, cette politique n’est pas forcément indépendante, par exemple, du départ de certains salariés. Néanmoins, nous observons soit des salariés qui demeurent dans l’entreprise pendant une phase de changements, soit des salariés qui entrent dans l’entreprise pendant cette phase. Ces deux catégories sont certes « sélectionnées » par l’entreprise, mais il est peu probable que les nouveaux entrants aient complètement anticipé – avant leur entrée dans l’entreprise – les changements en train de survenir. Il conviendra néanmoins d’interpréter nos résultats avec prudence, dans la mesure où nous ne corrigeons pas pour ces éventuels « biais d’endogénéité ». Notons que la question de l’endogénéité est un problème commun à toutes les approches de type différences simples, ou même différences en différences (Besley et Case, 2000), et reste difficile à corriger en l’absence d’instruments adéquats.
4 – Résultats
22Les résultats de notre analyse sont présentés dans les tableaux 1 et 2. Le tableau 1 présente les coefficients estimés et les erreurs standard des trois modèles décrits dans la section précédente ; le tableau 2 donne les statistiques d’ajustement et les résultats des tests. Chaque modèle a été estimé trois fois, comme il a été dit dans la section 3. Les coefficients étant robustes d’une estimation à l’autre, nous présentons uniquement, pour chaque modèle, les résultats de l’estimation comprenant l’ensemble des variables explicatives, c’est-à-dire : indicatrice de date d’entrée dans l’entreprise, indicateurs de changements organisationnels et d’informatisation, et termes en interaction. De plus, dans un souci de concision, nous présentons et commentons les résultats des trois modèles de manière conjointe et synthétique.
Estimation des équations de salaire (1) à (3) (régressions linéaires)
Estimation des équations de salaire (1) à (3) (régressions linéaires)
Statistiques d’ajustement et tests
Statistiques d’ajustement et tests
23Soulignons tout d’abord quelques résultats généraux pour les variables décrivant l’individu et sa trajectoire professionnelle : la mobilité géographique est bénéfique pour la carrière salariale, les femmes tendent à avoir des perspectives d’évolution salariale plus défavorables, et les étrangers ont en moyenne en 1996 un niveau de salaire plus faible. En revanche, le fait d’avoir été formé à sa tâche principale et le fait d’avoir une position d’encadrement formelle, conduisent à des niveaux de salaire plus élevés. Enfin, les changements de secteur, qui peuvent traduire une reconversion professionnelle et les périodes hors emploi qui révèlent des épisodes de chômage, pénalisent les salariés en termes de niveau de salaire mais ne présagent pas des hausses consécutives.
24Venons-en aux variables décrivant les changements organisationnels et technologiques de l’entreprise. Rappelons avant tout que la période sur laquelle nous sommes à même d’observer des changements organisationnels ou de l’informatisation est 1994-1997.
25Le premier résultat marquant de notre analyse est classique : entrer à partir de 1994 dans une entreprise interrogée dans COI 1997 a un impact négatif sur le logarithme du salaire de 1996, mais un impact positif sur les variations de salaire observées entre 1994 et 1996. Ce résultat pourrait refléter le rôle de l’ancienneté dans le mode de fixation des salaires : les nouveaux entrants ont des salaires relativement plus faibles mais avec une espérance de gain élevé dans les années consécutives à leur arrivée.
26Nous observons ensuite (modèle 3) que changer d’entreprise après 1994 a un impact négatif sur les différentiels de salaires observés entre l’ancienne et la nouvelle entreprise. Empiriquement, ce résultat pourrait s’expliquer par la présence d’un biais d’endogénéité mal corrigé, comme évoqué dans la section 3. En effet, lorsque la variable à expliquer n’est plus la variation du salaire dans le temps, mais la variation du salaire d’une entreprise à l’autre, l’estimation devient beaucoup plus sensible à l’existence d’une corrélation entre les changements survenus dans l’entreprise et la mobilité des salariés. Mais ce résultat peut aussi bien être lié à la situation conjoncturelle particulière de la période d’observation, située juste après la récession de 1993. Une partie de la mobilité interentreprises observée sur cette période est involontaire, liée aux difficultés rencontrées par les employeurs. Dans ce cas, il est plus difficile de transformer une mobilité en progression salariale.
27De manière générale, les variables synthétiques décrivant des changements organisationnels ou l’informatisation de l’entreprise n’ont pas d’effet direct sur le salaire ou ses variations. Cela recoupe les résultats de la littérature sur le biais technologique. En revanche, le terme d’interaction entre ces variables et la date d’entrée dans l’entreprise (ou la date de changement d’entreprise) révèle en général un impact négatif de l’informatisation sur le salaire ou ses variations, et un impact positif du changement organisationnel. L’utilisation de variables croisant changements organisationnels et informatisation ne modifie pas fondamentalement ces résultats (mais l’effet négatif de l’informatisation tend alors à être compensé par l’effet positif du changement organisationnel, qui se révèle persistant et prédominant).
28Ces résultats étant au cœur de notre analyse, ils méritent d’être commentés de manière plus approfondie. Selon le modèle (1), les salariés entrant à partir de 1994 dans une entreprise en transition organisationnelle compensent en termes de salaire l’effet de leur faible ancienneté pour obtenir in fine un gain salarial de +2,2 % (soit 7,4 % -5,2 %) tandis que les salariés entrant dans une entreprise avec un usage avancé et stabilisé de l’informatique ont une perte de salaire de l’ordre de 13,8 % (soit un cumul de -8,6 % -5,2 %). Le terme d’interaction est encore plus significatif lorsque l’on considère la croissance des salaires. Les salariés entrant dans une entreprise qui aura un usage avancé de l’informatique en 1997 (suite à une transition ou non) perdent l’espérance de gains salariaux liée à leur faible ancienneté et voient, en tenant compte des deux effets, leurs salaires se réduire de l’ordre de 6 %. À l’opposé, les salariés qui entrent dans une entreprise avec un usage intense des nouvelles pratiques organisationnelles voient leur salaire croître d’autant plus que cet usage est stabilisé à un niveau élevé (24 % contre 12,7 % lorsqu’il y a transition). Enfin, selon le modèle (3), les salariés qui entrent dans une entreprise en transition organisationnelle compensent la perte de salaire liée à une mobilité dans une situation conjoncturelle défavorable.
29Si entrer dans une entreprise avec un usage avancé de l’informatique apparaît défavorable pour les gains salariaux, on retrouve néanmoins, au niveau individuel, une prime à l’adoption de l’ordinateur. En effet, un salarié qui utilise l’informatique a une prime salariale de 7 % par rapport à un non-utilisateur. De même un salarié qui a adopté l’outil informatique à partir de 1994 peut espérer une accélération de la croissance de son salaire entre 1994 et 1996 d’environ 6 %. En d’autres termes, l’adoption de l’informatique par les individus a un impact positif sur leurs salaires (ou leurs gains salariaux), mais un nouvel entrant dans une entreprise avec un usage avancé de l’informatique non seulement ne bénéficie pas de ces gains mais est pénalisé dans sa carrière salariale.
30Enfin, pour chacun des modèles (1) à (3), nous avons procédé à des tests de Chow, afin de vérifier l’existence de différences significatives entre d’une part, les individus entrés pendant la période 1994-1996 dans une entreprise interrogée dans COI, et d’autre part ceux entrés antérieurement. Ces tests sont bien significatifs pour les modèles (1) et (3), mais pas pour le modèle (2) : il est donc prudent, dans ce dernier modèle, de ne pas se focaliser sur le seul effet de la date d’entrée, mais d’interpréter cet effet conjointement avec celui des indicateurs de changements organisationnels et technologiques.
5 – Discussion et conclusion
31Nos résultats (qui ne concernent que l’industrie) suggèrent que les changements des entreprises sont source d’hétérogénéité dans les carrières salariales : hétérogénéité entre entreprises en fonction de la nature des changements adoptés, et hétérogénéité entre salariés en fonction de leur date d’entrée dans l’entreprise. Ainsi, disposer d’une information plus riche sur les choix managériaux et les trajectoires des entreprises peut permettre d’expliquer une part de la très grande variabilité des hausses de salaires que l’on observe en France. Il conviendrait, dans une étude ultérieure, de consolider ces résultats en tentant de corriger pour d’éventuels biais d’endogénéité ; une telle étude pourrait être menée à l’aide de la prochaine enquête COI, qui contiendra davantage de variables susceptibles d’être utilisées comme instruments.
32La nature asymétrique de nos résultats en fonction des types de changement appelle à un retour vers la littérature théorique. Dans la théorie économique, l’impact des changements organisationnels sur les salaires ne conduit pas à des résultats tranchés, tandis que l’effet de l’informatique s’explique en général par une causalité inverse. Cependant, il est possible de montrer, dans le cadre d’un modèle principal-agent, qu’un changement technologique qui conduit au passage d’une fonction de production sous-modulaire à une fonction de production super-modulaire, peut générer une baisse de salaire (Che et Yoo, 2001 ; Diaye et al. 2007). Il est possible que la mise en réseau permise par les technologies de l’information des années 1990 ait produit ce type d’effet. Si par ailleurs, les nouvelles formes d’organisation demandent une implication plus forte des salariés, alors l’entreprise peut être amenée à mettre en place des dispositifs incitatifs particuliers, notamment à destination des nouveaux entrants.
33Favoriser les changements organisationnels des entreprises pourrait mener, par l’augmentation salariale qu’elles semblent permettre, et en négligeant des différences dans la pénibilité des tâches (qui demandent encore à être documentées), à une amélioration du bien-être des offreurs et partant contribuer potentiellement au développement de la population active. On sait par ailleurs que la diffusion des technologies de l’information a contribué à augmenter les rythmes de travail. Si par ailleurs, l’informatisation des entreprises s’accompagne de rémunération et de carrières moins favorables pour les salariés mobiles, alors, les répercussions de la diffusion des TIC sur l’offre de travail devraient être plutôt défavorables. Néanmoins, si les années 1990 ont été marquées par la massification de l’usage d’Internet, qui a fortement réduit les coûts de communication, les années 2000 se trouvent dans une configuration technologique différente avec le développement d’outils favorisant l’intégration de l’information. Les résultats de la réédition de l’enquête COI, conduite en 2006, devraient permettre d’aller plus loin.
Bibliographie
Références bibliographiques
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