1Ce numéro a pour objectif de montrer en quoi différentes pratiques menées dans les entreprises peuvent influencer le marché du travail, en distinguant selon qu’elles résultent du contexte institutionnel ou de l’initiative propre des entreprises. Nous traiterons plus précisément de pratiques salariales dans le premier cas, de pratiques de gestion des ressources humaines dans le second.
1 – Pratiques salariales
2Les caractéristiques institutionnelles des marchés des produits et du travail ont des implications importantes sur les salaires et l’emploi. Dans un marché en concurrence parfaite, il est difficile d’envisager un partage de la rente entre les employeurs et les travailleurs. En effet, les salaires reflètent dans ce cas les différences de productivité individuelle et de pénibilité des tâches.
3Cependant, de nombreuses études ont mis en évidence que les salaires de travailleurs aux caractéristiques similaires varient sensiblement entre firmes et secteurs d’activités. Ce résultat suggère l’existence d’un lien entre le pouvoir de marché des entreprises et le niveau des salaires. En présence de négociations collectives, les travailleurs peuvent utiliser leur pouvoir de négociation pour accaparer une partie de la rente que les entreprises génèrent suite aux imperfections sur le marché des produits. Il est donc important d’analyser dans un premier temps le rôle du pouvoir de négociation des syndicats dans la détermination des salaires et ensuite comment il interagit avec le pouvoir de marché des firmes et des secteurs d’activités.
4Les imperfections sur le marché du travail ont habituellement été étudiées du côté de l’offre, soulignant par exemple le rôle des syndicats et de la protection de l’emploi. Cependant, un domaine de recherche croissant s’intéresse à la demande, c’est-à-dire aux conséquences des monopsones sur le bien-être des travailleurs et la croissance économique. Une des conséquences des marchés du travail en situation de monopsone est l’émergence de bas salaires, inférieurs à la productivité.
5Dans le premier article de ce numéro, François Rycx et Ilan Tojerow fournissent une synthèse critique et détaillée de la littérature économique concernant les disparités salariales intersectorielles. Bien que l’ampleur et l’origine des écarts salariaux entre secteurs d’activités aient été intensivement étudiées depuis la fin des années 1980, de nombreuses incertitudes subsistent. En effet, les auteurs soulignent que : i) le rôle des caractéristiques non observées reste indéterminé ; ii) les études actuelles permettent difficilement de discriminer entre les modèles attribuant un rôle aux employeurs dans la formation des salaires (théories des salaires d’efficience, du partage de la rente…) ; iii) les résultats quant à l’effet du commerce international, de la régulation des marchés des produits et des caractéristiques des négociations collectives sont peu nombreux et/ou ambigus ; et iv) les conséquences économiques des écarts salariaux intersectoriels sont imprécises. En somme, leur article met en évidence que de nombreuses recherches sont encore nécessaires sur ce sujet, notamment à l’aide de bases de données appareillées.
6Le deuxième article, écrit par Pedro Martins, passe en revue la littérature économique concernant le lien entre la rémunération des travailleurs et le taux de profit des entreprises. Il traite donc du phénomène de partage de la rente dans la détermination des salaires. Tous les résultats actuels soutiennent l’hypothèse du partage de la rente. Autrement dit, ils montrent que les travailleurs perçoivent ceteris paribus des salaires plus élevés lorsqu’ils sont employés dans des firmes réalisant des profits importants. En outre, il apparaît que les entreprises partagent davantage leurs profits avec les travailleurs ayant un pouvoir de négociation élevé tels les travailleurs qualifiés et de genre masculin. Cependant, de nombreuses questions restent en suspens. Ainsi, l’impact de l’internationalisation de la production et de la dérégulation des marchés des produits sur l’élasticité « salaire-profit » reste ambigu. Par ailleurs, des recherches supplémentaires sont nécessaires afin de distinguer le « partage de la rente » du « partage du risque ».
7Dans la troisième contribution, Alex Bryson s’intéresse à l’influence des syndicats sur le niveau et la dispersion des salaires dans les pays industrialisés. L’auteur identifie les mécanismes par lesquels les syndicats peuvent modifier les salaires, décrit les difficultés pour obtenir des estimations non biaisées et présente les principaux résultats empiriques. Ces derniers concernent presque exclusivement les pays anglo-saxons. Ils montrent que les travailleurs syndiqués gagnent généralement plus que leurs alter ego non syndiqués. En outre, il apparaît que les syndicats réduisent les disparités salariales intra- et inter-firmes. Les résultats pour les pays d’Europe continentale suggèrent que le niveau de négociation des salaires, national, sectoriel, régional ou d’entreprise, influence l’ampleur et la dispersion des salaires. Cependant, les résultats sont peu nombreux et parfois contradictoires. Alex Bryson insiste donc sur la nécessité de poursuivre les recherches, surtout pour les pays d’Europe continentale. Par ailleurs, il souligne que l’état actuel des connaissances est insuffisant pour déterminer si l’impact salarial des syndicats est bénéfique ou néfaste d’un point de vue économique.
8Le quatrième article, écrit par Wiemer Salverda, propose une réflexion générale quant à l’importance et aux déterminants de l’emploi à bas salaires. Il aborde également les problèmes méthodologiques inhérents à cette thématique ainsi que les avantages et inconvénients des principales bases de données disponibles pour étudier l’emploi à bas salaire en Europe et aux États-Unis. L’étude de Wiemer Salverda montre que les travailleurs jeunes et/ou peu qualifiés, les femmes et les minorités sont systématiquement surreprésentés dans l’emploi à bas salaires. Elle indique aussi que la plupart de ces emplois sont concentrés dans le commerce de détail, l’Horeca, l’agriculture et les services aux personnes. L’incidence de ce type d’emploi est très variable parmi les pays industrialisés. Elle est la plus élevée dans les pays anglo-saxons. Toutefois, au sein de l’Europe des quinze, seul le Danemark affiche une fréquence de l’emploi à bas salaires inférieure à 10 %. Naturellement, de nombreuses questions concernant ce type d’emploi restent encore sans réponse. Wiemer Salverda indique notamment que les études relatives à la mobilité salariale des travailleurs à bas salaires sont peu nombreuses et généralement imparfaites. Par ailleurs, il souligne que la relation entre les caractéristiques des entreprises et ce type d’emploi nécessite une attention particulière dans les travaux de recherche futurs.
9La cinquième contribution, de Robert Plasman, Michael Rusinek et Ilan Tojerow, s’intéresse à la régionalisation de la négociation salariale en Belgique. En Belgique, la question de la formation des salaires n’échappe pas à la communautarisation des débats. Parmi les réformes suggérées apparaît de manière récurrente la régionalisation des négociations salariales. Ses partisans estiment notamment que les différences de productivité entre régions ne sont pas intégralement prises en compte dans une formation unifiée des salaires. Les différentes estimations réalisées dans cette étude ont permis de constater que, dans l’état actuel, des différentiels salariaux existent déjà entre régions, secteurs et commissions paritaires. Les auteurs ont également observé que les salaires sont sensibles à l’évolution des profits dans les trois régions. Sur base de ces différents résultats, ils peuvent conclure que les différences de profitabilité sont d’une certaine manière déjà prises en compte dans la formation des salaires. Il n’est pas sûr qu’une régionalisation de la formation des salaires déboucherait sur un résultat fort différent.
10Le sixième article, écrit par Thierry Lallemand et François Rycx, analyse l’impact de la taille des entreprises sur leur structure salariale. L’existence d’une relation positive entre la taille des entreprises et le niveau des salaires est un fait établi dans la littérature économique. Cependant, les auteurs soulignent que les raisons pour lesquelles les grandes entreprises payent des salaires plus élevés sont encore mal comprises et fortement débattues. Par ailleurs, il n’y a pas de consensus quant à l’ampleur de l’élasticité « salaire-taille » dans les pays industrialisés, ni quant à une éventuelle corrélation de cette élasticité avec les caractéristiques des négociations collectives. Les résultats quant à l’influence de la taille des entreprises sur la dispersion des salaires sont nettement moins nombreux. Toutefois, les études actuelles montrent que la dispersion salariale intra-firme augmente avec la taille des entreprises car les grandes firmes ont une main-d’œuvre plus hétérogène. Elles suggèrent également que les petites entreprises lient davantage les salaires aux performances individuelles des travailleurs. Enfin, les résultats indiquent que la dispersion salariale inter-firmes décroît avec la taille des entreprises car les petites firmes sont plus diversifiées technologiquement et donc plus hétérogènes en termes de qualification moyenne de la main-d’œuvre.
2 – Pratiques de gestion des ressources humaines
11En termes managériaux, la gestion des ressources humaines peut se concevoir comme un outil permettant à l’entreprise d’améliorer notamment ses performances technico-économiques. Pour y parvenir, différentes politiques peuvent se concevoir, qui renvoient elles-mêmes à des pratiques. Ces politiques font elles-mêmes l’objet de diverses typologies. Par exemple, Mahé de Boislandelle (1998) propose une typologie des politiques en 4 axes formant ce qu’il appelle le mix-social, à savoir la politique d’emploi renvoyant notamment à des pratiques en matière d’embauche ou de licenciement, la politique de rémunération, la politique de valorisation concernant par exemple la formation, les conditions de travail et la promotion, et la politique de participation couvrant entre autres les nouvelles pratiques d’organisation.
12L’analyse économique de certaines de ces pratiques relève de la discipline assez nouvelle que représente l’économie du personnel (Lazear, 2005). En liaison directe avec leur objectif, les effets des pratiques y sont souvent analysés sur le plan de la performance des demandeurs de travail et des déterminants de cette performance, comme la productivité ou le salaire. Mais ils peuvent aussi l’être sur la situation des offreurs de travail et notamment sur leur niveau de bien-être, fût-ce parce que ce bien-être est un facteur de performance. Plus généralement, l’effet des pratiques peut encore être étudié sous l’angle du comportement de la demande ou de l’offre et, partant, sur la détermination des salaires et de l’emploi sur le marché du travail.
13C’est dans ce cadre que la septième contribution de Marc-Arthur Diaye, Nathalie Greenan et Stéphane Robin examine plus précisément la sensibilité des carrières salariales des offreurs français aux changements survenus dans leur entreprise en termes d’organisation du travail et d’informatisation. Ils s’appuient sur l’enquête française Changements Organisationnels et Informatisation (COI) de 1997, qui est un dispositif d’enquêtes couplées employeurs/salariés décrivant à la fois les changements intervenus dans les entreprises industrielles entre 1994 et 1997 et la trajectoire passée des salariés présents dans l’entreprise en 1996. Les carrières salariales sont envisagées de trois manières : à l’aide du salaire de 1996, à l’aide des variations de salaire survenant entre 1994 et 1996, et à l’aide des variations de salaire survenant lors d’un changement d’entreprise. Sur chacune de ces trois variables, ils mesurent l’impact des changements organisationnels, de l’informatisation et de la date d’entrée du salarié dans l’entreprise. Ils observent les carrières salariales des nouveaux entrants, ayant intégré l’entreprise en 1994 ou 1995. Ces nouveaux entrants ont en moyenne un salaire plus faible que les salariés plus anciens, des espérances de gain plus élevées et du fait de la conjoncture difficile ils ont subi en moyenne des pertes de salaire en changeant d’employeur. Mais les réorganisations des entreprises au moment de leur entrée transforment nettement ce profil moyen et les changements organisationnels ont des effets opposés à ceux de l’informatisation : les premiers augmentent les gains, les seconds les atténuent. À partir de ce constat, les auteurs suggèrent que favoriser les changements organisationnels dans les entreprises pourrait donc mener à une modification du bien-être des offreurs de travail, en tout cas si ces changements ne s’accompagnent pas de trop forte hausse dans la pénibilité des tâches, et pourrait contribuer ainsi au développement de la population active.
14Dans le contexte d’une importance croissante accordée à la formation dans les enjeux européens, la huitième contribution, de Benoît Mahy et Mélanie Volral, poursuit l’objectif d’estimer l’impact de la formation financée par l’entreprise sur la demande de travail en Belgique. Ils analysent tout d’abord dans quelle mesure les entreprises belges et européennes pratiquent la formation ainsi que son coût et expliquent ce qui décide les entreprises à investir en formation. Ils modélisent ensuite la relation entre demande de travail et formation en supposant des producteurs maximisant leurs profits à court terme et agissant en concurrence monopolistique, où les variables de formation qu’ils définissent, quantitative et qualitative, peuvent accroître la demande de travail via leur effet positif net sur la productivité financière du travail, mais peuvent aussi la réduire via leur effet d’augmentation des coûts de formation et salariaux. Estimant leur modèle sur un panel de 269 grandes entreprises observées durant la période 1998-2004 en utilisant la méthode des moments généralisés, ils ne relèvent aucun impact significatif des variables de formation sur la demande de travail, les effets en termes de productivité et de coût semblant donc plutôt s’annuler. Ces résultats les amènent à proposer deux scénarios relatifs au comportement des entreprises et des travailleurs après formation. En termes de politique économique, ils suggèrent que favoriser le développement de la formation, éventuellement par subsidiation, pourrait favoriser l’emploi sous les deux hypothèses que les entreprises adoptent un comportement non monopsonistique et que les offreurs adoptent un comportement de statu quo salarial en dépit des gains de capital humain permis par la formation.
15Le neuvième article de Sébastien Roux tente d’examiner les déterminants de l’utilisation par les entreprises d’emploi « flexible », permettant aux entreprises françaises de s’adapter aux variations de leur environnement dans le court terme et défini par l’emploi de courte durée (de moins d’un an) et à temps partiel. Il documente comment l’utilisation de ces deux formes d’emploi peut fournir à l’entreprise des outils de flexibilité et lui permettre de réduire l’inactivité des travailleurs ou d’ajuster la capacité productive aux variations de la demande, inter- ou intra-annuelles s’agissant du travail de courte durée, infra-mensuelles voire infra-hebdomadaires s’agissant du travail à temps partiel. Il décrit finement les variables expliquant le travail à temps partiel et met en avant la corrélation positive observée entre utilisation d’emploi de courte durée et à temps partiel dans les secteurs de l’industrie, du commerce et des services. Après avoir présenté très clairement les façons d’estimer économétriquement les relations, son utilisation de méthodes à variables instrumentales met en avant la productivité moyenne apparente horaire plus élevée du travail de courte durée (par rapport au travail effectué par des salariés d’ancienneté comparable appelés à rester dans l’entreprise), et du travail à temps partiel (par rapport au travail à temps complet), en particulier dans le secteur des services. Les contributions au coût salarial de chaque type de travail considéré sont examinées, sans que les résultats ne soient par contre très conclusifs. Il souligne enfin en quoi le fait d’examiner les conséquences de types d’emploi flexibles sur la productivité des entreprises ou d’avoir une représentation du fonctionnement de l’entreprise prenant directement en compte l’emploi flexible peut être utile au plan de la politique publique.
16Sur un plan méthodologique, le dixième article, de Claire Dupont et Gérard Warnotte, propose de considérer l’approche par étude de cas comme susceptible d’enrichir la compréhension du fonctionnement des entreprises sur le marché du travail. Si des études réalisées à grande échelle permettent généralement de mettre en évidence les tendances actuelles caractérisant le marché du travail belge telles le développement de l’absentéisme et de la perte de motivation parmi certaines catégories de travailleurs ou les difficultés croissantes à trouver du personnel ayant des qualifications bien spécifiques, elles ne permettent pas nécessairement de cerner et de comprendre avec précision comment les entreprises sont amenées à mettre en place des pratiques de gestion des ressources humaines spécifiques. Par exemple, elles révèlent très peu d’informations sur les facteurs contextuels qui affectent les différentes pratiques d’organisation du travail mises en place par l’entreprise. De même, il semble très difficile, par ces approches plus quantitatives, de prendre en considération les perceptions émanant de personnes agissant à différents niveaux organisationnels ou de cerner la dynamique qui sous-tend le développement de pratiques organisationnelles spécifiques… Sur base d’analyses d’organisations belges présentées dans l’article, ils pensent qu’une approche plus qualitative, basée sur l’analyse approfondie de cas, pourrait contribuer à l’enrichissement d’une méthodologie quantitative voire générer, à partir d’une meilleure compréhension du comportement des entreprises sur le marché du travail, de nouvelles théories ou propositions relatives au fonctionnement organisationnel susceptibles de mieux représenter la réalité telle que vécue par les entreprises sur le marché du travail, propositions telles que l’approche plus diagnostique du fonctionnement organisationnel dans le cadre de l’implantation d’un changement ou la prise en considération des expériences passées de l’entreprise dans le processus de décision.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Mahe de Boislandelle H. (1998), Gestion des ressources humaines dans les PME, Paris, Economica.
- Lazear E.P. (2005), Personnel Economics, Cambridge MA, The MIT Press.