Couverture de RPVE_453

Article de revue

Les enjeux actuels de la fiscalité directe

Pages 9 à 18

Notes

  • [*]
    Professeur ordinaire aux Facultés Universitaires Catholiques de Mons où il anime l’Atelier de Recherche sur la Politique Économique et la Gestion de l’Entreprise ARPEGE, l’auteur enseigne également la fiscalité dans d’autres composantes de l’Académie Louvain et est membre des réseaux de recherche CESifo et Idep. Il remercie vivement Christian Valenduc pour ses commentaires judicieux mais porte seul la responsabilité des idées exprimées.
  • [1]
    Prime aux plus anciens abonnés, nous renvoyons le lecteur à Gérard (1983)… ou à tout bon manuel de base de Finances Publiques, par exemple Stiglitz (1986 et éditions ultérieures) qui, lui, reconnaît cinq propriétés désirables dont l’efficacité et l’équité.
  • [2]
    Voir, dans cette revue, Autenne (1986) et Meulders (1986).
  • [3]
    Cette question renvoie notamment à celle du passage à une base imposable transfrontalière consolidée et à sa répartition entre les pays concernés, voir Gérard (2005a), Martens-Weiner (2006) et Weiner (2005).
  • [4]
    Dans la littérature, on leur associe parfois le nom de Schanz (1896).
  • [5]
    Imposer les revenus et l’accroissement de richesse implique, senso strictu, imposer les plus-values, réalisées ou non, mais aussi exonérer les moins-values et montants à réinvestir pour préserver la productivité réelle du patrimoine, par exemple érodée par l’inflation : on impose donc uniquement un rendement réel.
  • [6]
    Si on soustrait de la base imposable l’accroissement net de richesse, on caractérise une autre base imposable, celle de l’impôt direct sur la dépense, suggérée par Kaldor (1955) et qui a donné les formes d’épargne fiscalement encouragée, comme l’épargne pension.
  • [7]
    Techniquement le précompte mobilier libératoire belge est un prélèvement au niveau du débiteur initial du revenu, tandis que la retenue-source de la Directive s’opère au niveau de l’organisme qui paye le revenu à l’épargnant.
  • [8]
    Notons que des propositions existent pour l’application d’un tel système en Allemagne.
  • [9]
    Pour Brys et Heady (2006), « the dual income tax system levies a proportional tax rate on all net income (capital, wage and pension income less deductions) combined with progressive rates on gross labour and pension income ». Le lecteur trouvera une analyse de ce système notamment dans Sorensen (1994, 2005).
  • [10]
    Pour une discussion, voir notamment Bovenberg et Cnossen (2002) et la thèse de Brys (2005).
  • [11]
    Nous présentons et analysons davantage cette proposition dans Gérard (2004, 2005).

1Un système fiscal est le fruit d’un arbitrage entre différentes propriétés désirables. La littérature économique, inspirée des travaux de Musgrave, reconnaît en général trois propriétés désirables à l’impôt : l’efficacité, l’équité et l’incitation. Mais si, en des temps non suspects, disons à l’aube des années soixante du siècle dernier, cet arbitrage résultait de la seule volonté des législateurs nationaux ou sub-nationaux, il est aujourd’hui le fruit de choix contraints par ce qu’on appellera la globalisation ou l’interdépendance des juridictions, elle-même (ren)forcée chez nous par les avancées de l’intégration européenne.

1 – Les propriétés traditionnelles de l’impôt

2Dans la tradition de Richard et Peggy Musgrave (1973), on reconnaît trois propriétés à un impôt, l’efficacité, l’équité et l’incitation. Prenons-les comme point de départ de notre réflexion, sans trop les détailler cependant [1].

3L’efficacité commande qu’un impôt perturbe le moins possible la régulation des activités économiques opérées par des prix qui, s’ils sont concurrentiels, en sont les guides les plus efficaces vers l’idéal d’efficacité que les économistes qualifient de parétien : une organisation des activités économiques telle qu’il ne soit plus possible d’améliorer le sort d’un agent sans détériorer celui d’un autre.

4Dans cette perspective, l’impôt évitera de frapper des éléments qui peuvent aisément lui échapper, pour se concentrer sur ce qui est le plus immobile – le moins élastique, le plus captif du ministre des Finances – dans l’espace géographique ou dans celui des types de revenus (ou des types de biens pour un impôt indirect). Cette vision de l’impôt renvoie à la règle de Ramsey (1927) : le taux de prélèvement est inversement proportionnel à l’élasticité. Dans notre monde ouvert, la question de l’aire géographique pertinente d’un impôt, en filigrane de ce qui précède, est d’une particulière actualité.

5Ajoutons que la perspective d’efficacité englobe aussi la capacité de l’impôt de corriger des déficiences du marché, comme la pollution ; on parle alors des taxes pigouviennes ou d’écotaxes.

6L’équité, ou justice, a deux aspects, une face horizontale et une face verticale. La première commande d’imposer de manière semblable des contribuables semblables, la seconde d’imposer plus (moins) des contribuables « plus » (« moins »).

7Imposer de manière semblable des contribuables semblables. Mais qui sont les contribuables ? Et en quoi peuvent-ils être semblables ? En Belgique, le débat a fait rage – intellectuellement s’entend –, il y a pas mal d’années déjà, entre ceux qui tenaient pour contribuable la cellule familiale et prônaient le quotient conjugal ou familial, et ceux qui ne juraient que par l’individu et l’imposition séparée de chacun [2]. Aujourd’hui, le débat sur qui est le contribuable se pose davantage du côté de l’impôt des sociétés : le contribuable est-il l’entité juridique locale ou l’entité économique, locale voire transfrontalière[3] ?

8Et en quoi ces contribuables sont-ils semblables ? Haig (1921) et Simons (1938) [4] ont argumenté que des contribuables semblables jouissaient d’un même niveau de revenu global, somme de leurs revenus professionnels, mobiliers, immobiliers et divers, qu’ils pouvaient consacrer au financement de leur consommation ou à l’accroissement de leur richesse [5][6]. Et ils ont préconisé de tenir ce revenu global comme la base imposable la plus équitable pour l’impôt sur le revenu des personnes physiques. Cette conception est aujourd’hui encore dominante dans de nombreuses sphères mais pose problème ; nous y reviendrons.

9Si les contribuables semblables de ces auteurs le sont parce qu’ils ont, du fait de leurs revenus, même capacité contributive, d’autres voix ont soutenu que des contribuables semblables étaient plutôt des unités tirant le même bénéfice des pouvoirs publics, par exemple des familles de même taille.

10Après avoir déterminé le critère de similarité et donc s’être doté d’un critère de comparaison des contribuables, dans quelle mesure imposer plus des contribuables « plus » ? C’est la question de la progressivité de l’impôt. Quelle est la bonne progressivité ? Celle qui fait aussi mal à chacun ? Certains ont esquissé une théorie de l’égal sacrifice.

11Quant à l’incitation, c’est la capacité de l’impôt de faire adopter par les agents économiques des comportements désirables pour réduire le chômage, assurer la croissance, développer tel secteur ou encourager telle forme de financement ou tel niveau de prise de risque dans les entreprises.

2 – La Belgique, 1960-2000 : de Haig-Simons à Ramsey

12S’intéresser spécialement à la Belgique dans un examen des enjeux de la fiscalité ne procède pas d’une quelconque belgicentrie mais de l’observation que ce pays est, par sa taille et sa situation géographique, un révélateur anticipatif des problèmes et enjeux du système fiscal.

13Au risque de caricaturer la réalité, on peut voir la réforme fiscale de 1962 en Belgique comme le produit – imparfait, voir plus loin – des idées de Haig et Simons. Le système décidé alors – et il en allait de même dans les autres pays –, en imposant le revenu global, privilégiait l’équité. Cette dernière était largement compatible avec l’efficacité car les revenus des contribuables étaient relativement immobiles et donc captifs des autorités fiscales. Anticipant sur la terminologie usitée plus loin, on dira qu’alors l’aire de mobilité des bases imposables coïncidait avec l’aire de juridiction des autorités fiscales.

14Le souci d’imposer le revenu global conduisit à vouloir imposer le contribuable individuel sur les revenus des entreprises qui lui revenaient sous la forme de dividendes comme d’intérêts. Pour les dividendes, on imagina un mécanisme de crédit d’impôt : une fraction de l’impôt payé par une société sur les bénéfices qu’elle distribuait était tenue pour une avance sur la charge fiscale de l’actionnaire qui recevait en conséquence un crédit d’impôt. Limitée à 50 % en Belgique, cette fraction était de 100 % en Allemagne et obéissait en France à un mécanisme popularisé sous le nom d’avoir fiscal. Dans cette perspective, l’impôt des sociétés est une retenue à la source par rapport à un impôt dû par la personne physique actionnaire, et cette personne est alors redevable d’un même taux d’imposition sur ses revenus du travail, comme sur les intérêts qu’elle encaisse ou les dividendes qu’elle reçoit.

15Une forme d’enrichissement échappait cependant à cette globalisation, contrairement à ce qui se passait dans les pays de tradition fiscale anglo-saxonne : les plus-values mobilières résultant de l’accumulation de bénéfices dans les sociétés, une des raisons de leur non-taxation étant le caractère « au porteur » des actions.

16Enfin – conséquence de la proximité de frontières accueillantes –, la Belgique cultivait le secret bancaire à l’égard de ses résidents vivants : aujourd’hui encore, en Autriche, en Belgique et au Luxembourg (pour se limiter aux États membres de l’Union européenne), les banques ne communiquent pas spontanément à l’administration fiscale les revenus mobiliers qu’elles payent. La pratique de ce secret bancaire a miné en Belgique l’application du crédit d’impôt et, par extension, du revenu global : seuls les revenus mobiliers connus étaient déclarés. Sur cette seule base, on peut dire que le système fiscal belge était global en apparence, dual ou cédulaire en fait : la globalisation et la progressivité touchaient les revenus professionnels, les revenus mobiliers n’étaient redevables que d’une retenue à la source, le précompte mobilier.

17Cela, conjugué au développement des communications et de l’ingénierie bancaire, conduisit les autorités belges de 1983 à abandonner définitivement le revenu global et, sanctionnant en droit une pratique généralisée, à passer au régime du précompte mobilier libératoire pour les revenus d’intérêts et de dividendes. Au fil des années suivantes, la montée des Sicav et autres produits financiers et le développement plus prononcé des communications ont de facto quasiment annulé l’imposition des revenus de l’épargne.

18Nous nous étendons plus loin sur la directive sur l’épargne. Mais son principal fruit n’est-il pas d’encourager les produits d’assurance ? Quant au secret bancaire étranger, luxembourgeois ou autre, il constitue aujourd’hui encore une sérieuse entrave à une imposition des transmissions du patrimoine mobilier indépendante de sa localisation.

19Ce rapide parcours de l’histoire fiscale de la Belgique laisse sur l’impression que Ramsey l’a emporté sur Haig et Simons : les revenus professionnels, les moins sensibles à leur imposition, parce que les plus captifs des autorités fiscales, subissent le poids de l’impôt, tandis que les revenus mobiliers, dont l’aire de mobilité dépasse celle de la juridiction de la Belgique, de ce fait moins sensibles, plus élastiques, à leur imposition par les autorités de ce pays, sont nettement moins imposés.

20Un autre exemple de ce glissement est celui des cadres étrangers pour lesquels un système fiscal plus favorable a été mis au point. Un autre encore, du côté de l’impôt des sociétés, celui des centres de coordination.

3 – Réconcilier aire de mobilité et aire de souveraineté

21La section précédente a mis en avant que la volonté de conjuguer efficacité et équité passait par la réconciliation entre l’aire de mobilité du revenu et l’aire de souveraineté de la juridiction fiscale sur le bénéficiaire de celui-ci. Admettons que cette volonté existe… cela ne veut pas nécessairement dire le souhait d’un retour à l’imposition globale. Ce retour est une des pistes possibles, mais pas la seule.

3.1 – Retour à l’impôt global dans un monde ouvert

22Empruntons d’abord la piste Haig-Simons et étendons l’aire de juridiction sur les revenus mobiliers de manière à la faire coïncider avec l’aire de souveraineté des autorités fiscales nationales. C’est dans cette voie que s’est engagée – un tout petit peu… mais les tout petit peu ne sont-ils pas des petits pas vers du beaucoup… – l’Union européenne par la directive sur l’imposition des revenus de l’épargne entrée en vigueur en juillet 2005, qui établit le principe de l’échange d’information. Depuis le 1er juillet 2005, tous les États membres sauf trois, communiquent entre eux l’identité des bénéficiaires et les montants recueillis en matière de revenus d’intérêts ou de produits financiers à majorité d’intérêts. Constitutive de l’acquis communautaire, l’échange d’information s’impose à tous les États qui rejoignent l’Union européenne.

23C’est un tout petit peu… Car l’échange d’information (1) ne concerne pas tous les produits d’épargne, (2) ne concerne pas tous les États membres, (3) concerne une aire plus petite que l’aire de mobilité effective de l’épargne.

24Ne concernant pas tous les produits de l’épargne, la directive encourage inévitablement la réorganisation des portefeuilles, en particulier la substitution aux obligations de produits d’assurance. Plus grave à nos yeux, en définissant les produits d’épargne concernés, la directive place le législateur européen dans une impossible course poursuite derrière l’imagination des banquiers.

25Autriche, Belgique et Luxembourg, pays pratiquant le secret bancaire à l’égard de leurs résidents comme des non-résidents, ne participent à l’échange d’information que si l’épargnant le demande. Autrement, ces pays prélèvent une retenue à la source dont ils ristournent les trois quarts au pays d’origine de l’épargnant… sans bien sûr communiquer les identités individuelles correspondantes. C’est une forme d’extension du système belge de précompte mobilier libératoire[7], une imposition duale ou cédulaire qui assure un prélèvement minimal sur les revenus d’intérêts – qui atteindra quand même 35 % en 2010 ; ce n’est pas un retour à Haig et Simons.

26Enfin, la Commission européenne est parfaitement consciente que l’aire de mobilité de l’épargne dépasse son propre territoire, sa propre aire de souveraineté. Aussi a-t-elle entrepris des négociations pour étendre l’application de la formule austro-belgo-luxembourgeoise, ci-après abrégée en ABL, à des territoires spéciaux comme les Îles anglo-normandes, à des pays limitrophes comme la Suisse ou le Lichtenstein, voire à de nouveaux concurrents comme Hong Kong et Singapour. Cette liste peut s’allonger, et certains pays choisir l’échange d’information.

27La conclusion semble être qu’il suffit d’un Lichtenstein se refusant à transmettre de l’information sur toute épargne investie chez lui, pour qu’un retour à Haig et Simons soit impossible.

3.2 – Progressivité vs imposition uniforme (flat tax)

28Le principe d’équité horizontale de Haig et Simons définit une base imposable, il ne dit pas quelle progressivité appliquer à cette imposition. Dans la plupart des pays, l’histoire récente a été marquée par une contraction du nombre de tranches de progressivité. À l’extrême, il pourrait n’y en avoir qu’une seule : tous les revenus au-dessus d’un montant global R, ou simplement tous les revenus, sont imposés au taux de x % – en 2005, le nombre de tranches varie de 1 (République Slovaque) à 16 (Luxembourg) parmi les États membres de l’OCDE, tandis que onze de ces pays ont réduit ce nombre entre 2000 et 2005 (Brys et Heady, 2006).

29Dans le cas d’une seule tranche, nous nous trouvons avec le premier ingrédient d’une imposition uniforme ; le second est la suppression de nombreuses déductions. Une telle formule est actuellement d’application en Russie (au taux de 13 %) – voir Ivanova, Keen et Klemm (2005), et sa discussion par Pierre Pestieau –, dans les pays baltes (26 % en Estonie) et en République Slovaque, et elle est envisagée dans d’autres pays. Concédons que, dans des pays sans tradition fiscale, une taxation modérée et uniforme est une formule simple et attractive, donc efficace ; on doutera quand même de son équité.

30Au-delà de ces considérations, l’imposition uniforme est une épure qui présente une propriété remarquable : si le revenu global d’un contribuable est imposé uniformément quelle que soit sa hauteur, et donc sans exonération à la base, le système fiscal n’appelle plus l’individualisation des charges d’impôt.

31On peut donc procéder au prélèvement de l’impôt par voie de précomptes non individualisés, tant sur les revenus professionnels que sur les revenus mobiliers – cf. le cas ABL ci-dessus – et négocier sur cette base avec tout pays qui relève de l’aire de mobilité du revenu en question. Ce faisant, on généralise le principe de prélèvement à la source, au niveau de l’agent payeur, avec transfert du produit à l’État de la résidence, mais sans échange d’information.

3.3 – Le système dual nordique

32Le système dual appliqué par les pays nordiques – le modèle norvégien semble l’archétype de ses compagnons finlandais et suédois [8] – réserve la progressivité aux revenus professionnels bruts, y compris les transferts sociaux : plus précisément, ce système est dual en ce que (1) un impôt de taux uniforme frappe tous les revenus nets (au taux de 28 % en Norvège) et (2) une surtaxe progressive frappe les revenus professionnels, y compris les revenus de pension (avec un taux maximum de 15,5 %) [9]. En outre les contribuables reçoivent un crédit d’impôt pour compenser l’impôt des sociétés frappant en amont les bénéfices générateurs des dividendes qu’ils recueillent et des gains en capital dont ils bénéficient. Le mécanisme dual s’applique aussi aux revenus des entreprises exploitées en personne physique.

33Par comparaison avec le précompte mobilier libératoire belge, le système dual nordique impose de la même manière les dividendes, intérêts et gains en capital, pourvu qu’ils soient d’origine interne. Mais, clairement, on est hors imposition globale.

3.4 – Les « boîtes » néerlandaises

34Lors de leur récente réforme fiscale, les Pays-Bas ont créé des boîtes par type de revenu. Une de ces boîtes concerne les revenus professionnels, une autre les revenus du patrimoine. Pour ce dernier, un rendement normal est décrété par les autorités – 4 % – et fait l’objet d’une imposition à un taux uniforme – 30 % [10].

35On est dans la même perspective que dans le système dual nordique. Quand bien même aux Pays-Bas, comme dans les pays nordiques, les revenus mobiliers doivent faire l’objet d’une déclaration individuelle, la façon dont ils sont imposés pourrait s’accommoder d’un prélèvement anonyme à la manière belge ou ABL.

3.5 – Perspective

36Les systèmes néerlandais et dual nordique appliquent une imposition uniforme aux revenus du patrimoine, le système belge aux seuls intérêts et dividendes, le mécanisme ABL de la directive épargne aux seuls intérêts et contenu en intérêts des Sicav. Tous ces mécanismes tendent à imposer de manière uniforme les revenus du capital, ceux dont, de la manière la plus évidente, l’aire de mobilité et l’aire de souveraineté de l’État de résidence du bénéficiaire ne coïncident pas. Et ils ont en commun d’être compatibles avec une absence d’individualisation de l’information fiscale. Ne peut-on pas dès lors envisager une imposition non individualisée des revenus du capital ? Et limiter l’imposition individualisée et progressive aux seuls revenus professionnels.

4 – Conclusion : une proposition et des remarques

37Les développements ci-dessus tendent à montrer que l’arbitrage efficacité-équité qui s’imposait à l’aube des années soixante du siècle précédent, n’a pas résisté à la montée de la globalisation, amplifiée pour nos pays par l’intégration européenne et l’interdépendance fiscale. Les pratiques de nombreux pays attestent cette réalité.

38Dès lors, si l’arbitrage efficacité-équité peut s’éloigner du modèle Haig-Simons et s’accommoder d’une progressivité de la seule imposition des revenus professionnels, tandis que les revenus du capital subiraient effectivement une imposition à un taux uniforme, on peut envisager un réseau d’accords entre les pays de l’aire de mobilité de l’épargne [11], qui se distinguerait du réseau actuel de conventions fiscales établies sur le modèle Ocde actuel, et sur base desquels,

  1. chaque banque, dans chaque pays, imposerait un rendement imputé du patrimoine de ses clients, à un taux déterminé par l’État de résidence de ceux-ci, sur la base d’une enveloppe par pays de résidence,
  2. et en répartirait le produit entre le pays de résidence de l’épargnant et son propre pays selon une règle conventionnelle, par exemple 75-25 comme dans le mécanisme ABL.
Le point (1) constitue une amélioration de la directive européenne sur l’épargne : d’une part, inspiré de la pratique néerlandaise, ce système élimine les stratégies de substitution entre produits financiers et évite aux autorités européennes de courir après l’imagination des banquiers, d’autre part, le taux d’imposition étant déterminé par le pays de résidence de l’épargnant, il respecte le principe de subsidiarité et peut permettre l’imposition effective des transmissions de patrimoine si l’État de résidence le désire. Notons que l’objection du contenu des coffres ne résiste pas à la disparition des titres au porteur.

39Quant au point (2), la livraison de données individuelles ne se ferait qu’à la requête des autorités judiciaires dans le cadre de la lutte contre la criminalité financière ou autre ; cette dernière, dont l’importance est indéniable, ne doit pas venir perturber le design du système fiscal.

40Le réseau sous-jacent d’accords entre pays est une forme souple d’extension de la souveraineté des États de résidence à l’aire de mobilité de l’épargne puisque ce sont ces pays qui déterminent la hauteur de l’imposition et bénéficient de l’essentiel de son produit ; étendu aux transmissions de patrimoine, ce mécanisme peut assurer une imposition de celles-ci indépendante de la localisation de celui-là. Quant aux épargnants, s’ils n’échappent plus à l’imposition de leurs revenus mobiliers, ils y gagnent en sécurité et discrétion.

41Nous ajouterons deux remarques. La première est que le mécanisme de crédit d’impôt pour dividendes et éventuellement pour gains en capital suite à des mises en réserves en amont, pose problème dans le contexte ouvert que nous connaissons : généralement un État, s’il accepte de créditer un contribuable du montant d’impôts payés à l’étranger, n’accepte pas de le rembourser d’un excédent payé à l’étranger ; ceci a pour conséquence de créer potentiellement une discrimination entre dividendes étrangers et intérieurs. Et cela explique pourquoi l’Allemagne et la France notamment ont abandonné ce mécanisme au profit d’une moindre imposition des dividendes par rapport aux intérêts dans le chef du contribuable final.

42Un tel mécanisme cependant recrée une distinction entre types de revenus du capital peu compatible avec la proposition émise ci-dessus. Celle-ci s’accommode davantage de dividendes et d’intérêts mis sur le même pied au niveau de la société qui les paye. La mise en place d’un mécanisme d’ACE ou Allowance for Corporate Equity, traduit chez nous par intérêts notionnels, est une piste dans cette voie, mais qui est loin de s’inscrire dans la direction que semble prendre l’Union européenne en matière d’impôt des sociétés – voir la note 3 plus haut et, sur le mécanisme, les articles fondateurs, Boadway et Bruce (1984) et IFS (1991), ainsi que Gérard (2006, 2006a) sur le cas belge, Keen et King (2002) sur l’expérience croate, Klemm (2006) centré davantage sur le Brésil, et Radulescu et Stimmelmayr (2006) sur une possible adoption de ce système par l’Allemagne. L’introduction d’une base imposable élargie aux intérêts, CBIT ou Comprehensive Business Income Tax, est une autre piste – voir US Treasury (1992), et Radulescu et Stimmelmayr (2006) sur une possible adoption de ce système par l’Allemagne.

43D’autre part, faute d’espace, nous n’avons pas abordé les contributions de sécurité sociale ; nous invitons le lecteur à répéter à leur sujet ce que nous avons dit de l’imposition des revenus professionnels.

44Août 2006

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : efficacité, fiscalité directe, fiscalité des revenus du travail, équité, fiscalité des revenus du capital

https://doi.org/10.3917/rpve.453.0009

Notes

  • [*]
    Professeur ordinaire aux Facultés Universitaires Catholiques de Mons où il anime l’Atelier de Recherche sur la Politique Économique et la Gestion de l’Entreprise ARPEGE, l’auteur enseigne également la fiscalité dans d’autres composantes de l’Académie Louvain et est membre des réseaux de recherche CESifo et Idep. Il remercie vivement Christian Valenduc pour ses commentaires judicieux mais porte seul la responsabilité des idées exprimées.
  • [1]
    Prime aux plus anciens abonnés, nous renvoyons le lecteur à Gérard (1983)… ou à tout bon manuel de base de Finances Publiques, par exemple Stiglitz (1986 et éditions ultérieures) qui, lui, reconnaît cinq propriétés désirables dont l’efficacité et l’équité.
  • [2]
    Voir, dans cette revue, Autenne (1986) et Meulders (1986).
  • [3]
    Cette question renvoie notamment à celle du passage à une base imposable transfrontalière consolidée et à sa répartition entre les pays concernés, voir Gérard (2005a), Martens-Weiner (2006) et Weiner (2005).
  • [4]
    Dans la littérature, on leur associe parfois le nom de Schanz (1896).
  • [5]
    Imposer les revenus et l’accroissement de richesse implique, senso strictu, imposer les plus-values, réalisées ou non, mais aussi exonérer les moins-values et montants à réinvestir pour préserver la productivité réelle du patrimoine, par exemple érodée par l’inflation : on impose donc uniquement un rendement réel.
  • [6]
    Si on soustrait de la base imposable l’accroissement net de richesse, on caractérise une autre base imposable, celle de l’impôt direct sur la dépense, suggérée par Kaldor (1955) et qui a donné les formes d’épargne fiscalement encouragée, comme l’épargne pension.
  • [7]
    Techniquement le précompte mobilier libératoire belge est un prélèvement au niveau du débiteur initial du revenu, tandis que la retenue-source de la Directive s’opère au niveau de l’organisme qui paye le revenu à l’épargnant.
  • [8]
    Notons que des propositions existent pour l’application d’un tel système en Allemagne.
  • [9]
    Pour Brys et Heady (2006), « the dual income tax system levies a proportional tax rate on all net income (capital, wage and pension income less deductions) combined with progressive rates on gross labour and pension income ». Le lecteur trouvera une analyse de ce système notamment dans Sorensen (1994, 2005).
  • [10]
    Pour une discussion, voir notamment Bovenberg et Cnossen (2002) et la thèse de Brys (2005).
  • [11]
    Nous présentons et analysons davantage cette proposition dans Gérard (2004, 2005).

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