Couverture de RPVE_422

Article de revue

Efficacité de l'aide et développement décentralisé

Pages 21 à 27

1. LE DILEMNE DE L’AIDE AU DÉVELOPPEMENT

1La communauté internationale préoccupée du développement des pays pauvres est traversée par le paradoxe suivant. D’une part, les besoins des populations pauvres au sein de l’hémisphère sud apparaissent plus que jamais comme requérant des interventions énergiques de la part des pays riches, ce qui impliquerait un accroissement considérable de leurs efforts d’aide au développement (à partir d’environ 0.2% du PNB, en moyenne, vers l’ambitieux objectif de 0.7%). Mais, d’autre part, la réalité de la faible capacité d’absorption de l’aide par les pays pauvres semble de plus en plus incontournable. Ainsi, durant les années 1990, les engagements de l’Union Européenne en faveur de l’assistance officielle au développement (ODA –Official Development Assistance) ont dépassé les déboursements bruts de plus d’1.6 milliard de dollars US chaque année, atteignant un maximum de 2.2 milliards en 1994. En 1996-1997, un montant de 4.5 millions de livres inscrits au budget de l’aide officielle au développement de l’Afrique par le gouvernement britannique n’a pas pu être utilisé (Heller et Gupta, 2002, p. 137; The Economist, November 2nd-8th 2002, p. 39). Ces chiffres sont d’autant plus alarmants que la réalisation de l’objectif des 0.7%, si l’aide bénéficiait uniquement ou principalement aux pays définis comme les plus pauvres par l’OCDE, impliquerait des transferts massifs de ressources par rapport à la taille des économies de ces pays.

2Les formules de l’aide-programme et de l’aide budgétaire directe n’apportent pas la solution voulue dans la mesure où ce sont les déficiences de l’infrastructure administrative et la rareté de bons projets, base indispensable de programmes d’aide efficace, qui apparaissent comme les véritables contraintes à l’absorption de l’aide étrangère. En outre, le manque de transparence dans l’usage de fonds transférés au titre de ces formes d’aide les rend particulièrement problématiques.

3Enfin, l’expérience passée a montré que l’aide étrangère pouvait facilement corrompre le développement d’un pays en augmentant sa dépendance à l’égard de l’extérieur, en affaiblissant la redevabilité (« accountability ») de son gouvernement vis-à-vis de ses citoyens (les gouvernements doivent rendre compte de leurs actes à des donateurs étrangers plutôt qu’aux contribuables nationaux) et en multipliant les opportunités de rentes et de corruption au profit d’élites sans scrupules.

4Bref, on a pris conscience de ce que des niveaux d’aide plus élevés peuvent très bien éroder la qualité de la gouvernance des pays bénéficiaires.

5Confrontée à ce dilemme épineux, la communauté internationale a conçu et mis en œuvre le concept d’aide décentralisée, lequel implique que les fonds de l’aide soient mis à la disposition de gouvernements locaux et de communautés d’utilisateurs plutôt que du gouvernement central. L’idée principale est que de nombreux dysfonctionnements (contraintes administratives, détournements de fonds) observés dans l’utilisation de l’aide se situent au niveau de l’État central et que, par conséquent, il suffit de contourner celui-ci pour résoudre le problème de l’inefficacité de l’aide. La formule de l’aide gérée en partenariat avec des communautés locales n’est évidemment pas nouvelle puisqu’elle constitue le cœur de l’approche adoptée depuis des décennies par les Organisations Non-Gouverne-mentales (ONG). Ce qui est nouveau, ici, c’est le fait que des organisations multilatérales importantes, en tête desquelles on trouve la Banque Mondiale et le Fonds International de Développement Agricole (FIDA), se soient faites les fervents adeptes de ce qui apparaissait comme le domaine privilégié d’organisations privées et de taille plus modeste. En d’autres termes, on assisterait aujourd’hui à une généralisation d’un concept ancien sur lequel reposerait à présent une très grande partie des espoirs de succès futurs de l’aide au développement.

6La crainte que l’on peut exprimer ici est celle que l’on ressent face à des prétentions trop ambitieuses qui s’imagineraient pouvoir résoudre des problèmes extrêmement complexes à l’aide d’une formule magique. De manière plus précise, il semble naïf de considérer que les difficultés d’absorption de l’aide étrangère dans de nombreux pays pauvres trouvent leur origine dans la sphère étroitement circonscrite de l’État central, comme si ce dernier était coupé du reste de la société. En d’autres termes, il y aurait, d’un côté, l’État central inefficace et corrompu et, de l’autre, la société civile, ou son embryon, authentique et fiable. En soutenant cette dernière, on garantirait l’amélioration du bien-être des habitants, et des pauvres en particulier, dans la mesure où ces derniers élisent leurs leaders ou contrôlent leurs élus locaux de manière à faire reconnaître leurs besoins véritables et respecter leurs engagements.

7Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples. Si les communautés ou les gouvernements locaux sont généralement mieux informés que l’État central des besoins des populations et des conditions dans lesquelles elles vivent, elles n’échappent pas au risque de « capture » de l’aide par les élites locales. Et il existe de bonnes raisons de penser que celles-ci pourraient même disposer d’une marge de manœuvre plus importante que les agents de l’État central pour abuser des populations sur lesquelles elles exercent leur pouvoir et leur influence.

2. DÉVELOPPEMENT DÉCENTRALISÉ AU PROFIT DES GOUVERNEMENTS LOCAUX

8S’agissant des expériences (récentes) de développement décentralisé via des gouvernements locaux, une leçon intéressante émerge qui possède la forme d’un paradoxe. En effet, une condition critique dont dépend le succès de ce type de développement résiderait dans l’existence d’un État central disposant d’un degré élevé de compétence et d’une forte capacité d’intervention. En d’autres termes, le développement décentralisé ou participatif a très peu de chances de réussir dans un pays caractérisé par un État faible. La raison en est la suivante : lorsqu’un État faible délègue des pouvoirs, plutôt que d’élargir l’espace démocratique, il contribue souvent à renforcer le pouvoir de puissants patrons locaux auxquels il est amené à faire des concessions excessives (Heller, 2001, p. 139; Francis et James, 2003, p. 327).

9Puisque la décentralisation effectuée dans un environnement politique dominé par une logique de patronage présente le risque de renforcer les liens de clientélisme et de favoritisme, elle doit être nécessairement accompagnée d’efforts sérieux pour modifier les structures existantes de pouvoir au sein des communautés et pour améliorer les opportunités de participation des sections défavorisées de la population dans le procès politique (Bardhan, 2002, p. 202). Selon l’analyse de Judith Tendler (1997), l’expérience de décentralisation des services publics vers les gouvernements municipaux dans l’État du Nord-Est brésilien a pu être un succès parce qu’à sa base il y avait un gouvernement central disposé à, et capable de, jouer un rôle nouveau et important. De manière plus précise, il a maintenu « une main de fer » sur des composantes-clé du programme de développement décentralisé, et c’est ce qui a permis de réduire de manière significative les possibilités de patronage au niveau local. Simultanément, il a œuvré activement pour élever les espoirs des communautés rurales quant à ce qu’elles pouvaient attendre de leur gouvernement. Il en est résulté de profonds changements dans la dynamique de patronage politique telle qu’elle s’exerçait au niveau local lorsqu’il s’agissait de fournir des services publics.

10Le dilemme de l’aide est donc loin d’être résolu. En effet, plutôt que de permettre de se dispenser d’un État central déterminé et compétent, le développement décentralisé requerrait celui-ci pour pouvoir absorber les ressources de l’aide de manière efficace et équitable !

11Une telle condition n’a malheureusement pas pu être rencontrée dans de nombreux autres cas, comme la Jamaïque ou l’Ouganda. Dans ce dernier pays, ap~prendon, la participation locale est « réduite à des mécanismes simulés ou contrefaits destinés à fournir une façade de consultation populaire aux donateurs » (Francis et James, 2003, p. 335). Des transferts de ressources non conditionnels donnent facilement lieu à des détournements frauduleux par les agences locales.

12Ainsi, il a été estimé que seulement 13% des fonds octroyés par le gouvernement central durant la période 1991-1995 pour des dépenses matérielles liées à l’éducation (manuels scolaires, matériaux pédagogiques et autres coûts) ont effectivement atteint les écoles. La majorité de celles-ci n’ont en fait reçu aucun transfert monétaire au titre des dépenses non-salariales (Reinikka et Svensson, 2001).

13En outre, le Président Museveni a utilisé le processus de décentralisation pour mieux asseoir la position de son parti (le Mouvement de Résistance Nationale) à l’intérieur des organes de l’État, facilitant ainsi l’usage des ressources publiques à des fins de patronage politique. C’est le même inconvénient d’une politisation excessive de la décentralisation qui a entraîné, dans l’État du Kerala (sud de l’Inde), un détournement des ressources au profit des clients politiques du pouvoir et, conséquemment, une forte désaffection des populations rurales à l’égard des institutions du « planning populaire » (Platteau et Abraham, 2002).

3. L’AIDE DÉCENTRALISÉE AU PROFIT DES COMMUNAUTÉS

14Il serait faux de croire que, lorsque l’aide est directement dirigée vers les communautés d’utilisateurs, le problème du détournement de fonds au profit des élites locales est inexistant ou marginal. En fait, dans le contexte actuel, il existe une grande tentation parmi les donateurs de demander aux communautés de former rapidement des groupes ou des associations susceptibles de jouer le rôle de partenaires. Ceci implique qu’elles doivent « élire » des leaders capables de prendre l’initiative et de les représenter vis-à-vis de l’extérieur. Dans la mesure où une phase suffisamment longue d’habilitation (« empowerment ») de l’ensemble des membres se trouve ainsi oubliée, le danger est grand de voir le procès participatif perverti par le pouvoir discrétionnaire indûment conféré à des leaders locaux. En effet, le donateur n’a pas ou peu de communications avec la communauté excepté à travers des leaders qui sont invariablement les figures les plus en vue au sein de celle-ci. Ils maîtrisent souvent à la perfection l’art consistant à masquer leurs propres intérêts sous le voile de préoccupations ou de besoins communautaires exprimés dans le langage en vogue dans les milieux de la coopération internationale au développement (voir, par exemple, Esman et Uphoff, 1984, p. 249).

15Le risque de détournement des ressources de l’aide par des leaders peu scrupuleux est encore plus sérieux lorsque des personnes éduquées et possédant de solides appuis politiques réussissent à se faire « élire » à la tête d’associations villageoises éligibles dans le cadre de l’approche du développement participatif.

16Agissant comme des « courtiers du développement » ces personnes ont rapidement compris que la création d’une ONG locale constitue le meilleur moyen d’avoir accès aux fonds dont dispose la communauté internationale pour le développement (Conning et Kevane, 2002, pp. 383-84; Bierschenk, de Sardan, et Chauveau, 2000). Ainsi que l’ont remarqué Chabal et Daloz (1999, pp. 22-24): « Une prolifération massive d’ONG… est moins le résultat du poids politique grandissant de la société civile que la conséquence de la prise de conscience très pragmatique que les ressources de l’aide étrangère transitent aujourd’hui largement par le canal des ONG ». En conséquence, « l’économie politique de l’aide étrangère ne s’est pas modifiée de façon significative ». C’est que « l’utilisation des ressources des ONG peut aujourd’hui servir les intérêts stratégiques des patrons de la même manière que l’accès aux coffres de l’État central le permettait dans le passé… ».

17On apprend ainsi qu’au Bénin, par exemple, les ONG ou associations locales qui ne sont souvent que des « coquilles vides qui permettent de capter les aides étrangères », sont aujourd’hui plus de 3000 alors que 1000 autres seraient en attente d’approbation de leurs statuts au ministère de l’intérieur. Il n’est pas rare de rencontrer des fonctionnaires qui jouent sur tous les tableaux, « responsables de projets de développement pour le compte de l’État et opérateurs pour le bénéfice de leur association » (Le Monde, 26 juin 2001).

4. CONCLUSION

18Bien sûr, tous les leaders locaux ne sont pas de cyniques profiteurs. Cependant, le simple fait qu’il en existe un nombre suffisamment élevé contraint, ou devrait contraindre, les donateurs à se préoccuper de leur existence et, partant, à s’efforcer de détecter et sanctionner les fraudes éventuelles. Pour des raisons expliquées en détail ailleurs (voir Platteau et Gaspart, à paraître), il est en réalité difficile de concevoir et de mettre en œuvre des mécanismes efficaces de contrôle des leaders locaux. En fait, même une volonté sans faille de tous les donateurs de s’informer mutuellement sur leurs expériences malheureuses – une hypothèse bien optimiste étant donné la réticence de nombreux donateurs à admettre ouvertement ce qu’ils perçoivent, peut-être à tort, comme des échecs – est loin de garantir que les leaders potentiels seront convenablement « disciplinés » par le moyen d’une sorte de liste noire circulant dans les milieux de l’aide au développement.

19À moins qu’existe un mécanisme efficace susceptible de « discipliner » les donateurs eux-mêmes, – mécanisme mis en œuvre par les pourvoyeurs de fonds ultimes, les contribuables et le public mobilisé dans les campagnes de fonds –, les risques d’abus de pouvoir de la part des leaders locaux ne peuvent être réduits qu’au moyen d’un renforcement des capacités de contrôle démocratique exercé par les bénéficiaires visés. Puisqu’un tel renforcement prend nécessairement du temps, nous ne pouvons sous-estimer les effets négatifs d’un excès de précipitation dans le chef de donateurs pressés de se lancer dans le développement décentralisé et d’y allouer des montants d’aide importants.

20En conclusion, si le problème est de trouver de nouvelles méthodes d’affectation de l’aide qui permettent de surmonter la contrainte de la faible capacité d’absorption des régions pauvres (surtout si les structures de l’État central y sont déficientes), alors l’approche du développement décentralisé n’offre pas de réponse satisfaisante. Cette approche est prometteuse et importante. C’est bien pourquoi, plutôt que d’être utilisée de manière opportuniste afin de sortir rapidement du dilemme actuel de l’aide, elle doit être expérimentée avec prudence et évaluée avec rigueur.

Bibliographie

RÉFÉRENCES

  • Bardhan, P. (2002), « Decentralization of Governance and Development », Journal of Economic Perspectives, 16 (4), pp. 185-205.
  • Bierschenk, T., J.P.O. de Sardan, et J.P. Chauveau (Eds) (2000), Courtiers en développement – Les villages africains en quête de projets, Paris : Karthala.
  • Chabal, P., et J.P. Daloz (1999), Africa Works. Disorder as Political Instrument », Oxford : James Currey.
  • Conning, J., et M. Kevane (2002), « Community Based Targeting Mechanisms for Social Safety Nets A Critical Review, World Development, 30 (3), pp. 375-394.
  • Esman, M.J., et N.T. Uphoff (1984), Local Organizations : Intermediaries in Rural Development, Ithaca, New York : Cornell University Press.
  • Francis, P., et R. James (2003), « Balancing Rural Poverty Reduction and Citizen Participation : The Contradictions of Uganda’s Decentralization Program », World Development, 31 (2), pp. 325-337.
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  • Heller, P. et S. Gupta (2002), « More Aid –Making It Work for the Poor », World Economics, 3 (4), pp. 131-146.
  • Platteau, J.P. et A. Abraham (2002), « Participatory Development in the Presence of Endogenous Community Imperfections », Journal of Development Studies, 39 (2), pp. 104-136.
  • Platteau, J.P. et F. Gaspart (à paraître), « The Risk of Resource Misappropriation in Community-Driven Development », World Development.
  • Reinikka, R., and J. Svensson (2001), « Explaining Leakage of Public Funds », Development Research Group Working Paper, The World Bank, Washington.
  • Tendler, J. (1997), Good Government in the Tropics, Baltimore & London : The Johns Hopkins University Press.

Mots-clés éditeurs : développement décentralisé, élites locales, aide au développement, ONG, corruption, participation

https://doi.org/10.3917/rpve.422.0021

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