Notes
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Jean-Pierre POURTOIS est Professeur à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation de l’Université de Mons-Hainaut. Il dirige le CERIS et le CREAS (Centre de Ressource Educative pour l’Action Sociale). Christine BARRAS est chercheuse au CERIS et au CREAS. Elle est docteur ès Lettres et titulaire d’un postgraduat en Sciences psychopédagogiques.
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[1]
Le rapport annuel du Centre pour l’Egalité des Chances fait état de l’évolution des projets en zones d’actions prioritaires. Nous remercions Didier Haller de nous avoir fait parvenir le dernier rapport en date.
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Les ZAP investiguées sont les suivantes : Province de Liège : Droixhe, Les Vennes, à Liège (ZAP 12); Glain, Ste-Marguerite, Burenville, à Liège (ZAP 13); Ste-Walburge, St-Léonard, à Liège (ZAP 14); Herstal, Cité des Mineurs à Cheratte (ZAP 24); Seraing, Flémalle (ZAP 40); Hodimont, Prés-Javais, Gérard-Champs, à Verviers (ZAP 44); Ans (ZAP 48); St-Nicolas (ZAP 49); Hainaut : Couillet Village, Le Roctiau, à Charleroi (ZAP 9); La Docherie, Damprémy, Monceau-sur-Sambre, à Charleroi (ZAP 10); Châtelet, Farciennes, Fleurus (ZAP 17); Colfontaine, Quaregnon, Boussu (ZAP 18); Morlanwelz, Chapelle-lez-Herlaimont, Courcelles (ZAP 19); Cité Bois-du-Luc, Cité Jardin, à La Louvière (ZAP 27); Cité de Bellecourt, Scailmont, à Manage (ZAP 33); Cité du Coq, Cité des Tours, Nouveau Quartier, à Mons (ZAP 36); Aiseau-Presles (ZAP 50); Province de Namur : Les Balances, Plomcot, à Namur (ZAP 37); Moignelée, à Sambreville (ZAP 39); Brabant wallon : La Bruyère, St-Jean, à Tubize (ZAP 43).
1. LES ZONES D’ACTION PRIORITAIRE : DESCRIPTION ET ENJEUX
1De 1994 à 1998, le Centre de Recherche et d’Innovation en Sociopédagogie familiale et scolaire (CERIS) de l’Université de Mons a mené une recherche sur les projets réalisés dans les Zones d’Action Prioritaire (ZAP) de la Région wallonne.
2Les ZAP sont constituées de quartiers cumulant des facteurs d’exclusion (isolement, problèmes de logements vétustes ou insalubres, chômage, délinquance) et se concentrent principalement sur les anciens sites miniers. Elles ont été créées sur le territoire belge en 1991, à la suite d’émeutes qui s’étaient déroulées à Bruxelles et révélaient le mal-être d’une partie de la jeunesse, principalement issue de l’immigration. Ces moments de crise ont montré qu’il était urgent de s’occuper de populations souffrant de difficultés à s’insérer économiquement et socialement dans notre société, les anciens rouages d’insertion s’étant grippés.
3La même année, le gouvernement fédéral crée le Fonds d’Impulsion à la Politique des Immigrés (FIPI) pour financer des projets dans le cadre de la politique d’intégration des jeunes de nationalité ou d’origine étrangère. Les crédits proviennent de la Loterie nationale, et 75% sont réservés aux projets des cinq grandes villes du pays (Bruxelles, Anvers, Gand, Charleroi et Liège). Le Fonds est prévu pour exercer un rôle d’impulsion, privilégiant l’initiative du terrain. Pour répondre aux critères de sélection du FIPI, un projet doit obligatoirement se réaliser dans une ZAP.
4Les projets introduits sont gérés par le Centre pour l’Égalité des Chances et la Lutte contre le Racisme (CECLR). Ils s’inscrivent dans le cadre des priorités arrêtées par la Conférence interministérielle de la politique de l’immigration, à savoir :
- l’insertion sociale et/ou professionnelle répondant aux besoins des jeunes de nationalité ou d’origine étrangère, plus particulièrement de 16 à 25 ans;
- les dépenses d’investissement pour l’infrastructure et l’aménagement d’espaces ouverts aux publics à vocation sportive et socioculturelle répondant aux besoins des jeunes de nationalité ou d’origine étrangère de 6 à 25 ans;
- la lutte contre le décrochage et l’absentéisme scolaire des jeunes de nationalité ou d’origine étrangère de 3 à 18 ans. [1]
5Dans sa recherche, le CERIS s’est efforcé de mettre au jour les stratégies déployées par les acteurs de terrain, leurs expériences, leurs attentes, pour les assembler dans un guide méthodologique destiné aux intervenants qui mènent les projets et aux responsables politiques qui les soutiennent (Pourtois, Barras, Nisolle, 1998b).
2. LA DÉMARCHE DU CERIS DANS LES ZONES D’ACTION PRIORITAIRE
6Dans une première phase, de 1994 à 1996 [2], le CERIS a dressé l’état des lieux de l’action sociale telle qu’elle se présente dans les ZAP de la Région wallonne, avec description des services offerts (enseignement, culture, santé… ) et des caractéristiques de la population et du logement. Cette recherche a révélé l’existence d’une demande, chez les intervenants sociaux, sur la façon de mener à bien un projet.
7Elle a conduit à une deuxième phase, de 1996 à 1998, consacrée aux savoirs d’expérience, aux routines et stratégies de personnes menant des projets dans les ZAP de Chapelle-lez-Herlaimont, Charleroi (La Docherie et Dampremy), La Louvière et Mons-Borinage.
8Réussir un projet signifie, dans le contexte socio-économique qui est le nôtre, construire l’avenir en termes de choix stratégiques et d’engagements actifs. Il ne s’agit pas d’appliquer une étiquette simplificatrice sur les projets qui fonctionnent bien et les autres mais de déceler ce qui, dans chaque projet, mérite qu’on s’y attache et que l’on en parle. Un projet au départ difficile peut, après une phase d’errance, trouver son rythme; à l’inverse, un projet peut s’essouffler et tourner court, malgré un commencement prometteur. Dans le langage courant, la notion de réussite est liée à l’individualisme autant qu’à un libéralisme productiviste impliquant l’obligation d’être fort, efficace, de sortir du commun. Dans le champ social, la réussite se rapproche davantage d’une chance donnée aux personnes fragilisées.
9Si la pauvreté résultant de structures objectives semble difficile à vaincre par un travail social coupé du monde économique, celle qui existe à l’intérieur de l’individu, qui se traduit par des façons d’agir et de se comporter, peut faire l’objet d’un travail aux retombées importantes (Pourtois, 1991, Autès, 1999). La réussite passe d’abord par une image de soi positive.
3. LE PROJET, OUTIL DE LUTTE CONTRE L’EXCLUSION
3.1 Échantillon et méthode
10Les projets investigués de 1996 à 1998 concernent l’insertion sociale et/ou professionnelle (16 projets), l’alphabétisation des adultes (3 projets), la lutte contre l’échec scolaire (4 projets), la construction d’infrastructures (2 projets), le développement de quartier (4 projets), la médiation interculturelle (2 projets). Ils sont menés à l’initiative de la commune et/ou du Centre Public d’Aide Sociale, d’associations de formation, de jeunesse ou encore d’associations féminines. Quatre-vingts personnes ont été interviewées, à savoir 30 responsables de projet et 50 intervenants de première ligne (animateur, éducateur de rue, assistant social, psychologue). La recherche se fonde sur des entretiens semi-structurés, enregistrés et intégralement retranscrits. Ils sont construits selon deux démarches, l’une holiste et l’autre analytique. La première approche privilégie l’idéologie du sujet, ce à quoi il tient sans avoir recours à un raisonnement construit. La personne raconte librement ce qu’elle entend par « réussite » dans son projet. La deuxième approche obéit à une logique inverse : le guide d’entretien permet au sujet d’explorer le champ de son action au moyen de questions construites. La validité de la recherche se fonde sur cette double approche, permettant un balayage plus complet du champ social à travers le discours.
11Les intervenants sociaux s’expriment au sujet d’expériences vécues dans l’exercice de leur profession. La démarche s’inscrit dans un cadre ethnométhodologique (De Luze, 1997), c’est-à-dire qu’elle étudie un savoir relevant de l’épistémologie populaire où la personne est reconnue dans son statut d’expert.
3.2 Les critères de réussite d’un projet
12L’analyse a mis en évidence seize critères constituant les conditions de réussite
d’un projet. Pendant plusieurs mois, des rencontres organisées avec les intervenants sociaux et les responsables politiques ont permis d’analyser ces critères et
de les corriger en tenant compte des remarques du terrain. Cette méthodologie,
appelée « herméneutique collective », consiste en une construction collective du
savoir et aboutit à l’élaboration empirique d’une théorie de l’action (Wittorski, 1997).
Quatre axes ont été dégagés:
13Les critères ne sont pas hiérarchisés. La logique cartésienne selon laquelle on réfléchit et puis seulement on agit ne prévaut pas dans la pratique quotidienne. La vie d’un projet peut donc partir de n’importe quel point, évoluer dans n’importe quel sens, effectuer des va-et-vient entre le questionnement, la compréhension et le changement (axes orientés vers le processus) et la construction (axe technique orienté vers la procédure) (Aubret, Gilbert et Pigeyre, 1993). Si la procédure consiste en la partie la plus immédiatement visible du projet, le processus, quant à lui, s’intéresse à ce qui est ambigu, caché, non-dit, inconscient, à tout ce qui apparemment va de soi.
a. S’interroger
14La question de la finalité du projet est à penser en termes d’amélioration de la qualité de vie du public-cible. Souvent, des solutions culturelles répondent à des demandes économiques ou des réponses institutionnelles répondent à des questions existentielles. La construction du projet passe par la recherche d’une adéquation et par une écoute sensible : « Mon but n’est pas de changer leur vie mais tout simplement d’être là à l’écoute et les accompagner dans leur démarche » (Une animatrice). Il faut également favoriser l’expression formulée du conflit, sans lequel il n’y a pas de développement possible. Le rôle du conflit est de créer les conditions de la mise en débat des difficultés et des tensions.
15Le temps du projet est ponctué par des évaluations qui impriment un rythme à l’action sociale. L’évaluation permet de corriger un tir défectueux mais aussi de se méfier de l’habitude. « Si on ne tire pas la sonnette d’alarme en disant : attention, là il y a un problème, si les autres ne s’en rendent pas compte, on pourrait laisser se dégrader une situation, ça pourrait très bien passer comme ça… . Il faut toujours réfléchir pour que la qualité du travail reste » (Une psychologue). Analyser les phases de stagnation ou les échecs permet de progresser, parce qu’un projet n’avance pas d’une façon linéaire. Tout projet connaît des périodes d’errance. Il est possible d’en tirer parti pour mieux rebondir.
b. Comprendre
16Le terrain de l’action est complexe : il se compose de différents groupes humains avec leurs caractéristiques. La création de passerelles exige la fin d’images stéréotypées faussant la perspective que chacun a de l’autre. Cet abandon d’idées toutes faites passe par la communication. À propos de jeunes, un éducateur de rue s’exprime : « C’est très clair dans leur tête : (ils disent) ce qui nous intéresse, c’est ce que nous avons envie de faire, pas ce que vous avez envie de faire avec nous ». Le praticien doit explorer la demande réelle du public, qui n’est pas forcément la sienne ni celle des décideurs.
17Le travailleur social ne résout pas les problèmes à la place des autres mais il gère les questions, cultive les frontières, crée des passerelles culturelles, tâches pour lesquelles des compétences relationnelles sont exigées. Pour assurer la solidité des liens, il faut respecter les deux piliers sur lesquels ces passerelles prennent appui, c’est-à-dire reconnaître les valeurs de chacun des pôles et accepter que l’on soit attaché à sa culture. L’intervenant de terrain va au-delà du masque social. « Parfois, on prend des jeunes en charge et on se dit : bonjour les dégâts !
18Et puis on découvre des richesses et des valeurs » (Un responsable de projet). Il est prêt à découvrir une réalité qui va au-delà d’une première impression qui déroute ou qui effraie.
19L’intervenant instaure une synergie entre l’institution et le public. Pour cela, il doit recevoir l’appui de l’institution, qui le renforce et lui confère de la légitimité. « Si tu n’es pas suivi par ton institution, tu es mal, tu te sens mal dans ta peau. Tu seras peut-être bien avec ton public, parce que là tu es apprécié, mais tu seras mal au niveau professionnel, et c’est important que ce soit clair au niveau de toi-même ».
20(Une assistante sociale). Il a besoin de l’implication concrète des décideurs. Le praticien demande en outre à se former et à augmenter ses compétences pour comprendre la complexité de son terrain. Les formations et les échanges d’expériences permettent d’en savoir plus et de gagner en assurance.
c. Construire
21L’importance du partenariat est relevée. Des projets développés en coordination par des groupes aux compétences complémentaires sont plus efficaces que s’ils sont menés chacun de leur côté (Bonetti, 1991).
22Le point de départ d’un projet est particulièrement important. Comment amorcer un projet, comment accrocher la population ? Des intervenants parlent d’ancrage par des activités culturelles, sportives, utilitaires, qui peuvent déboucher sur une éducation à la citoyenneté. De la façon dont s’opère l’amorçage d’un projet dépend sa réussite ou son échec. Un exemple relatif à un atelier de couture : « Au départ, c’est une action dans la vie de tous les jours, dans le quotidien; ensuite vient pour certaines le plaisir d’aller suivre une formation plus complète ou de s’orienter vers le monde du travail, mais au départ ce n’est pas cela » (une animatrice). L’intervenant est à l’affût des stratégies que le public développe lui-même, des solutions qu’il trouve. Si des jeunes ont un projet de voyage, à eux de trouver les moyens de le réaliser. Cela implique un effort de responsabilisation, une prise en charge de soi. Le praticien détecte les compétences du public pour « remettre les gens en selle, qu’ils prennent goût ». Une collaboration s’instaure, le public fait preuve d’initiative et développe ses propres stratégies : « la dame qui a un projet d’atelier-couture demande à la personne qui souhaite lancer un journal d’y faire paraître une annonce pour son projet à elle ». Donner de la visibilité au projet signifie le faire connaître à un public potentiel, aux institutions susceptibles de l’appuyer et de valoriser concrètement l’action menée par des témoignages (journal, vidéo, reportages) qui font connaître et reconnaître les compétences du public comme celles des professionnels.
d. Amener le public au changement
23L’accès aux codes sociaux favorise l’indépendance du public, qui peut ainsi comprendre les lois, les règlements, tout ce qui a trait à l’administration et qui déconcerte celui qui n’en maîtrise pas les rouages. La fréquentation et la création par le public de lieux structurés (comme l’entreprise, lieu structuré par excellence) favorisent l’appropriation de ces structures (respect d’un horaire, de normes vestimentaires … ). Le public acquiert ainsi la perception du temps et des normes, la possibilité d’envisager le moyen ou le long terme.
24Dans un projet d’action sociale réussi, le public se construit peu à peu une identité positive. Souvent, en effet, il intériorise les stéréotypes et les clichés négatifs qu’on lui présente. Acquérir une meilleure image de soi permet de gagner de la confiance, de l’assurance, de se sentir mieux. Cet effet positif rejaillit sur l’intervenant qui, à son tour, se sent renforcé, plus efficace (Wittorski, 1997).
25Toutefois, l’intervenant de terrain sait qu’un projet n’est en principe pas destiné à durer. Il doit construire son « inutilité » (Ion, 2000). Le rôle de l’autonomisation du public est d’amener dans le présent des éléments qui construisent un avenir plus favorable. Par exemple, des locaux en bon état, restaurés avec soin par le public et destinés à durer au-delà du projet, peuvent amener un changement positif dans l’esprit du public. Un éducateur de rue : « Après deux ans de travail, tu vois qu’il y a certains jeunes qui arrivent à se débrouiller, à mener un petit projet. Ils connaissent déjà les ficelles, ils savent où s’adresser, quelles démarches faire…
26On essaie de ne pas être indispensable au quartier. On essaie de ne pas créer la dépendance ». Le projet doit jouer le rôle de révélateur de potentialités. Nous sommes dans une démarche de changement spontané (Wittorski, 1997), renvoyant à l’auto-organisation, à la cohérence interne et non à la dépendance envers un organe de décision externe.
4. L’INSERTION DES POPULATIONS FRAGILISÉES : AU-DELÀ DE L’UTOPIE
27L’articulation des critères de réussite avec les projets investigués permet d’en nuancer la concrétisation sur le terrain. En voici des illustrations.
4.1 Les projets de développement local
28Les projets se caractérisent par la formation de réseaux destinés à assurer la co-hérence des actions de terrain, à tenir compte des différences entre les gens et à les amener à se rencontrer. Ils cherchent à mettre plus de vie dans un quartier précarisé. Ces projets relatifs au développement communautaire sont fondés sur la reliance, c’est-à-dire sur une recherche de liens fondée sur une compréhension claire de la spécificité du public (axe 2). La mise sur pied de comités ou de groupes de travail passe par une structuration claire et précise. Les projets s’articulent les uns avec les autres, les nouveaux s’accrochent à ce qui existe déjà. On construit dans la cohérence, sur le plan géographique aussi bien qu’historique (axe 3). La gestion de la conflictualité est importante : les projets doivent articuler les intérêts de chacun avec ceux de l’entité, mettre sur le tapis les rivalités et dissensions internes dues notamment aux différences d’origine. La philosophie qui sous-tend la démarche cimente les diverses forces en présence et oriente leur action. Elle se fonde sur une confiance dans les potentialités et les richesses du public bénéficiaire, et non sur ses manques (axe 1).
4.2 Les projets favorisant l’insertion professionnelle
29Ces projets se fondent sur la formation professionnelle, c’est-à-dire ouvrent théoriquement la voie au marché de l’emploi. Ils doivent se développer en partenariat avec le monde du travail. Ce sont des projets à orientation économique qui s’effectuent en proposant une adéquation entre les formations possibles et les débouchés éventuels. D’autres projets ont une finalité sociale et sont destinés à mettre en place un réseau de personnes travaillant en commun (axe 1). Cette finalité est, dans le chef des responsables de projet, une amorce destinée à passer plus tard parmi les projets à orientation économique. Là encore, le lien avec le monde économique doit être fixé d’une manière adéquate (axe 3).
30Dans le cas des projets menés avec des femmes issues de l’immigration, on constate la présence de deux finalités distinctes, peut-être non perçues comme telles par les intervenants de terrain ou par les responsables de projets. En effet, le public ne cherche pas forcément à s’insérer dans le marché de l’emploi mais participe à des activités (par exemple à des ateliers-couture) par intérêt personnel, pour améliorer un réseau de relations sociales, pour avoir un lieu d’échanges et d’information… L’insertion sociale ne passe pas forcément par l’insertion professionnelle. Or, l’objectif suivi par certains promoteurs de projets est pourtant bien de l’y conduire. Il s’ensuit un malentendu qui peut amener à une désaffection de certains de ces ateliers (axe 2). Pour justifier un échec ou semi-échec, il est simpliste de décrire les différences culturelles en termes de manque uniquement, de parler de « carcan » familial dont on ne peut pas sortir ou de la peur qu’éprouveraient les femmes voilées envers d’autres (axe 1). Un tel langage dénote un déficit en socialité, c’est-à-dire en connaissance des spécificités du public et de leurs attentes. Il convient dès lors de clarifier les enjeux : ceux du public ne sont pas forcément les mêmes que ceux des intervenants (axe 2).
4.3 Les projets de médiation interculturelle
31La médiation interculturelle s’effectue, dans les projets investigués, l’un dans un cadre scolaire, l’autre dans un hôpital. Le rôle du médiateur est celui d’assurer une traduction sociale (axe 4), de familiariser les personnes étrangères avec un code culturel (par exemple ce que représente dans notre pays un enseignant, un médecin). Un des objectifs des professionnels de l’action sociale est de casser l’effetghetto qui s’oppose au processus d’intégration. Cette volonté doit impérativement s’accompagner d’une connaissance et d’une compréhension de l’habitus des personnes issues de l’immigration, c’est-à-dire de leur façon d’être au monde, des liens sociaux qu’ils tissent à l’intérieur de leur groupe, des stratégies d’intégration qu’ils développent soit spontanément, soit à partir de projets menés sur le terrain (axe 2).
32Le projet de médiation développé dans un cadre scolaire se centre d’abord sur l’apprentissage de la langue, instrument par lequel non seulement on améliore ses performances scolaires mais on parvient à la maîtrise de son environnement. L’école joue le rôle d’interface entre les parents, les institutions du pays d’accueil et les codes sociaux qu’il faut connaître pour agir en personne autonome (axe 4).
4.4 Les projets de lutte contre l’échec scolaire
33Un projet de parrainage, destiné à resserrer les liens entre les parents, les enfants et l’école, a été expérimenté avec succès en région bruxelloise. Une personne de confiance reçoit chez elle, après l’école, un ou plusieurs enfants. Elle tient le rôle de médiateur entre les trois instances, pour créer du lien, pour dédramatiser une situation parfois difficile. Une connaissance claire du rôle et des limites de chaque partie est essentielle (axe 1). La finalité du projet doit tendre à une construction intersystémique, assurer un relais scolaire et culturel, et non critiquer ou mettre en péril les liens familiaux par une intrusion maladroite. Ce projet a été parfois « importé » par des intervenants désireux d’appliquer cette méthode à leur terrain et qui s’étonnent de constater que la « recette » ne fonctionne pas aussi bien chez eux. L’adaptation d’un projet nécessite un long travail de recherche (axe 3). Il s’agit en effet :
- de trouver un point d’accrochage naturel sur le terrain (axe 2);
- de l’articuler avec d’autres projets similaires et peut-être concurrents (écoles de devoirs) ou, du moins, d’assurer une cohérence entre les divers contenus (axe 3);
- de faire participer la population à la réflexion (axe 4);
- de fixer clairement la finalité du projet et son adéquation à la spécificité du terrain (axe 1).
4.5 Les projets à caractère sportif
34La question de la finalité doit être clairement posée (axe 1). Si le projet parrainsmarraines n’a pas pour objectif de fonctionner comme une simple garderie, un projet de voyage à l’étranger n’est pas celui qu’offre une agence de tourisme, un projet d’équitation n’est pas celui d’une simple activité de santé.
35Des expériences de sport-aventure ont été étudiées. Elles visent à un dépassement pour retrouver les racines de soi-même, impliquent un travail sur l’identité du public bénéficiaire et sur l’acquisition de structures spatio-temporelles (axe 4). Ce travail se réalise du point de vue du public bénéficiaire par :
- l’amélioration de l’image de soi par la certitude que l’on peut se confronter à des situations jugées difficiles au départ et réussir (axe 4);
- le recours à l’imaginaire, au plaisir de la découverte (axe 4);
- la restitution dans le vécu quotidien de la plus-value acquise lors du déroulement du projet (axe 4).
36Le sport-aventure implique donc une dialectique entre la réalité et l’imaginaire, les capacités réelles et supposées. L’imaginaire donne la faculté d’explorer divers champs du possible (de la part du public, partir à l’étranger ou pratiquer un sport prestigieux, alors que l’on croyait cela impossible), mais aussi de concrétiser un idéal (s’investir dans un projet porteur de valeurs).
CONCLUSION
37Tous les projets exigent d’inventer des solutions. Il faut répéter que les moments de crise sont importants, constructifs, que la dissonance conduit à la réflexion et que les projets ne s’inscrivent nullement dans le mythe de la cohérence et de l’harmonie. Le monde politique doit en être conscient. La lutte contre la pauvreté passe, dans cette optique, par une reconnaissance de savoirs et de compétences qui ne demandent qu’à grandir, et non par une distribution (de biens, de savoirs… ) qui, venant d’en haut, serait destinée à combler un vide et à renforcer un état de dépendance. Telle est la philosophie développée par les projets FIPI.
38Les quatre axes dégagés par la recherche posent des jalons pour l’évaluation des projets. Ils relèvent de la procédure (agencement de moyens et d’outils, axe 3) et du processus (référentiel et visée, axes 1,2 et 4). La première notion est concrète, technique, directement observable, la seconde se fonde sur les aspects les plus cachés et donne du sens à l’action.
39La question de l’évaluation par le politique est importante. Trop souvent, l’évaluation externe manque de pertinence ou n’a aucun impact sur le développement du projet. On peut même parler d’excroissances des aspects de l’évaluation, qui font fonction de sanction et de sélection sociale, où l’intention de dominer l’autre est évidente. Le bailleur de fonds se soucie généralement de résultats concrets à court terme, alors que le changement s’obtient dans la durée, après des phases d’échec, des recommencements. Pour être convaincante, l’évaluation doit certes se fonder sur la procédure et mentionner des chiffres (nombre de bénéficiaires, d’intervenants, de réunions) et le dispositif méthodologique mais surtout elle doit créer des traces visibles, des témoignages, comme la rédaction d’un journal, la réalisation d’un reportage vidéo, d’une fête, d’une exposition… Ces traces constituent la mémoire d’une expérience et légitiment son inscription dans le futur. Elles décrivent publiquement le processus en cours, orienté vers le changement de la personne et la prise en charge de soi. C’est tout le problème de la structure sociale qui est ainsi posé : la personne soumise à un processus d’exclusion ne l’est pas par fatalité mais parce que les circonstances sociales l’y ont conduite. Dans cette optique, le projet est un outil pour agir.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Notes
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Jean-Pierre POURTOIS est Professeur à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation de l’Université de Mons-Hainaut. Il dirige le CERIS et le CREAS (Centre de Ressource Educative pour l’Action Sociale). Christine BARRAS est chercheuse au CERIS et au CREAS. Elle est docteur ès Lettres et titulaire d’un postgraduat en Sciences psychopédagogiques.
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Le rapport annuel du Centre pour l’Egalité des Chances fait état de l’évolution des projets en zones d’actions prioritaires. Nous remercions Didier Haller de nous avoir fait parvenir le dernier rapport en date.
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Les ZAP investiguées sont les suivantes : Province de Liège : Droixhe, Les Vennes, à Liège (ZAP 12); Glain, Ste-Marguerite, Burenville, à Liège (ZAP 13); Ste-Walburge, St-Léonard, à Liège (ZAP 14); Herstal, Cité des Mineurs à Cheratte (ZAP 24); Seraing, Flémalle (ZAP 40); Hodimont, Prés-Javais, Gérard-Champs, à Verviers (ZAP 44); Ans (ZAP 48); St-Nicolas (ZAP 49); Hainaut : Couillet Village, Le Roctiau, à Charleroi (ZAP 9); La Docherie, Damprémy, Monceau-sur-Sambre, à Charleroi (ZAP 10); Châtelet, Farciennes, Fleurus (ZAP 17); Colfontaine, Quaregnon, Boussu (ZAP 18); Morlanwelz, Chapelle-lez-Herlaimont, Courcelles (ZAP 19); Cité Bois-du-Luc, Cité Jardin, à La Louvière (ZAP 27); Cité de Bellecourt, Scailmont, à Manage (ZAP 33); Cité du Coq, Cité des Tours, Nouveau Quartier, à Mons (ZAP 36); Aiseau-Presles (ZAP 50); Province de Namur : Les Balances, Plomcot, à Namur (ZAP 37); Moignelée, à Sambreville (ZAP 39); Brabant wallon : La Bruyère, St-Jean, à Tubize (ZAP 43).