Notes
-
[1]
R. Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011, p. 301.
-
[2]
Un bon exemple d’une telle interprétation sceptique des résultats de la philosophie expérimentale peut être trouvé dans l’article de W. Sinnott-Armstrong, « Framing moral intuitions », dans W. Sinnott-Armstrong (dir.), Moral Psychology, Vol. 2, Cambridge MA, MIT Press, 2008.
-
[3]
Ibid., p. 301.
-
[4]
J. Greene, « The secret joke of Kant’s soul », dans W. Sinnott-Armstrong (dir.), Moral Psychology, Vol. 3, Cambridge MA, MIT Press, 2007, p. 37-38. C’est nous qui traduisons.
-
[5]
Pour un résumé en français des données en faveur de la thèse de Greene, voir l’article de Fl. Cova, « La psychologie de l’utilitarisme et le problème du sens commun », dans M. Bozzo-Rey et E. Dardenne (dir.), Deux Siècles d’Utilitarisme, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 101-116
-
[6]
T. Lombrozo, « The role of moral commitments in moral judgment », Cognitive Science, 33, 2009, p. 273286.
-
[7]
Ibid., p. 247-248.
I
1Dans son ouvrage L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Ruwen Ogien fait un usage que l’on pourrait appeler « critique » des données de la philosophie expérimentale. En effet, selon lui :
Ce que la philosophie expérimentale peut nous permettre de reconnaître, c’est que rien dans les concepts et méthodes de la philosophie morale n’est à l’abri de la contestation et de la révision. C’est un résultat qui ne peut pas laisser indifférents ceux qui s’intéressent à la possibilité d’une authentique recherche en philosophie morale [1].
3Cet usage « critique » s’oppose d’un côté à l’usage « sceptique » de la philosophie morale expérimentale. Le « sceptique » conclut en effet des résultats de la philosophie expérimentale (et, en particulier, de ceux qui révèlent l’instabilité de nos intuitions morales) que toute connaissance morale est impossible, car la base même de la connaissance morale (les intuitions morales) est irrémédiablement viciée [2]. Ruwen Ogien refuse pour sa part un tel pessimisme. Au contraire même, toujours selon lui :
[Ce résultat] autorise à penser que le débat moral n’est pas complètement irrationnel, et qu’il peut progresser par la critique conceptuelle, la remise en cause des préjugés et l’échange d’arguments logiques et respectueux des faits [3].
5Selon Ogien, la remise en cause de nos certitudes par la philosophie morale expérimentale ne devrait pas nous conduire à abandonner la réflexion morale, mais bien plutôt la stimuler en nous permettant d’échapper à nos « sommeils dogmatiques ». Cependant, en tant que telle, la philosophie morale expérimentale ne favoriserait aucune approche morale. C’est ici que l’approche d’Ogien s’oppose de l’autre côté à ce que l’on pourrait appeler l’approche « dogmatique » de la philosophie morale expérimentale, selon laquelle les résultats de la philosophie morale expérimentale peuvent être utilisés pour prouver la supériorité d’une théorie morale donnée sur les autres.
6Un fameux représentant de cette approche « dogmatique » est sans nul doute le philosophe (entre-temps reconverti dans les neurosciences) Joshua Greene. Selon lui, certaines données de la philosophie expérimentale peuvent être utilisées pour démontrer la supériorité des approches déontologistes sur les approches conséquentialistes. Déontologisme et conséquentialisme ne seraient pas seulement des familles de théories morales ; ce seraient aussi des « espèces naturelles psychologiques » (psychological natural kinds), dont les théories morales ne seraient que l’expression. En effet, selon lui :
Les termes « déontologisme » et « conséquentialisme » réfèrent à des espèces naturelles psychologiques. Je pense que les positions philosophiques appelées déontologisme et conséquentialisme ne sont pas tant des inventions de la part des philosophes que des manifestations de deux types de psychologie distincts, de deux façons de penser qui ont fait partie du répertoire de l’esprit humain depuis des milliers d’années. D’après cette idée, les philosophies morales de Kant, Mill et les autres ne sont que les pointes d’immenses icebergs psychologiques dont les faces immergées sont en grande partie implicite. Si tel est le cas, alors les philosophes ne savent pas à quoi ils ont affaire quand ils s’occupent de théories morales telles que le conséquentialisme et le déontologisme, et il se peut que nous ayons à faire de la science pour le découvrir [4].
8Mais pourquoi cette réduction des théories philosophiques à des manifestations de types de psychologie différents permettrait-elle de favoriser l’une d’entre elles ? Parce que, après avoir procédé à cette réduction, les résultats de la philosophie morale expérimentale (les siens, en particulier) montrent, d’après Greene, que la « psychologie conséquentialiste » est plus fiable à bien des égards que la « psychologie déontologique ». En effet, selon lui, le type de pensée conséquentialiste serait basé sur le raisonnement et la prise en compte des différents facteurs, tandis que le type de pensée déontologique serait basé sur des réactions émotionnelles plutôt aveugles et focalisées sur un ou deux facteurs. De ce fait, les « intuitions » déontologiques seraient par nature peu fiables, biaisées et inadaptées à la complexité du monde actuel, alors que les réponses conséquentialistes, basées sur des processus cognitifs de haut niveau, constitueraient une meilleure source de justification morale.
9Mais quelles considérations Greene avance-t-il en faveur de cette conclusion ? Il s’appuie en fait principalement sur les réactions de participants à des dilemmes moraux, dont l’exemple paradigmatique reste le fameux « problème du trolley », dans laquelle sont comparés les deux dilemmes suivants :
- Denise est à bord d’un train dont le conducteur a fait un malaise. Cinq personnes se trouvent sur la voie principale. Cette voie dispose d’une voie d’évitement, sur la gauche, sur laquelle Denise peut détourner le train au moyen d’un levier. Une personne se trouve sur cette voie. Si Denise actionne le levier, il écrasera cette personne. Si, au contraire, elle ne fait rien, le train écrasera les cinq personnes qui se trouvent sur la voie principale. Denise décide d’actionner le levier. Les cinq personnes de la voie principale sont hors de danger et celle qui se trouve sur la voie d’évitement décède.
- Frank est sur un pont qui surplombe les voies de chemin de fer. A côté de lui, un inconnu très corpulent. Frank aperçoit un train qui approche le pont. De l’autre côté du pont, cinq personnes se trouvent sur les rails, que le train est sur le point d’écraser. Si Frank pousse le gros homme du pont, le train l’écrasera mais, freiné par la collision, s’arrêtera avant d’atteindre les cinq personnes, qui s’en sortiront indemnes. S’il ne fait rien, ils mourront, et c’est le gros homme qui aura la vie sauve. Frank décide de pousser le gros homme. Les cinq personnes sont hors de danger, mais le gros homme décède.
10Les actions de Denise et de Frank ayant les mêmes conséquences – une vie est sacrifiée pour en sauver cinq –, le conséquentialisme a pour conséquence qu’elles sont toutes deux moralement appropriées. Or, la plupart des participants, s’ils considèrent que ce qu’a fait Denise est moralement approprié, condamnent l’action de Frank. En outre, un certain nombre d’études suggèrent que les participants qui condamnent l’action de Frank répondent plus en se basant sur leurs émotions, tandis que ceux, moins nombreux, qui l’approuvent font plutôt appel au raisonnement : les premiers répondent plus rapidement, et les aires cérébrales liées aux émotions sont plus activées lors de cette réponse, tandis que les seconds peuvent être ralentis dans leur réponse si leur attention est portée ailleurs, et leur réponse est liée à une activation plus intense des zones cérébrales liées à la mémoire de travail (et donc à la réflexion de haut niveau) et à la gestion de conflits cognitifs (car il leur faut surmonter leurs réactions émotionnelles) [5].
11Rares sont les chercheurs en psychologie morale et philosophie morale expérimentale à avoir explicitement accepté la thèse de Greene selon laquelle déontologisme et conséquentialisme constituent des espèces naturelles psychologiques : nombreux préfèrent être prudents et parler de « réponses conséquentialistes » et de « réponses déontologistes ». Néanmoins, l’impact des travaux de Greene sur le champ de la psychologie morale et de la philosophie morale expérimentale a été tel que les réponses aux dilemmes moraux sont aujourd’hui considérées comme un outil privilégié pour l’étude du jugement moral, et que la distinction entre déontologisme et conséquentialisme (ou utilitarisme) est devenue une des thématiques centrales de ce domaine, à tel point que certains chercheurs en sont venus à concevoir le déontologisme et le conséquentialisme comme les deux extrémités d’une échelle mesurant les attitudes morales des gens [6].
II
12Toutefois, inférer des réponses des participants à ces dilemmes que la déontologie et le conséquentialisme ont certaines propriétés psychologiques pourrait être une erreur. En effet, selon Ruwen Ogien, les intuitions que révèlent les réponses des participants confrontés à ces dilemmes ne sont ni déontologistes ni conséquentialistes. Seules les interprétations qu’en font les philosophes et les psychologues sont déontologistes ou conséquentialistes :
Un déontologiste peut parfaitement interpréter la paire [d’intuitions] « Il est moralement permis d’actionner l’aiguillage » et « Il n’est pas permis moralement de pousser le gros homme » dans un sens qui lui permettra d’affirmer qu’elle réfute le conséquentialisme. Un conséquentialiste peut parfaitement interpréter la [même paire d’intuitions] dans un sens qui lui permettra d’affirmer qu’elle réfute le déontologisme [7].
14Une interprétation déontologiste de cette paire d’intuitions sera, par exemple, que les participants appliquent spontanément le principe dit du « double effet ». Dans le cas du levier, la mort du malheureux qui se trouve sur la deuxième voie n’est qu’un effet indirect indésirable de l’action de Denise, qui consiste à sauver cinq personnes (l’action ayant donc pour effet direct que les cinq personnes ont la vie sauve). Dans le cas du gros homme, que les cinq personnes échappent à la mort est un effet indirect désirable de l’action de Frank, dont l’effet direct est la mort du gros homme. Et ce qui compte, ce sont les effets directs des actions plutôt que leurs effets indirects. A l’inverse, une interprétation « conséquentialiste » de la même paire d’intuitions pourra prendre la forme suivante : dans le cas du gros homme, les réactions émotionnelles irrationnelles inhibent les jugements conséquentialistes rationnels. Si nous étions aussi rationnels que dans le cas du levier, nous jugerions que Frank a aussi bien agi que Denise.
15Autrement dit, si l’on tient compte de cette distinction entre réponses ou intuitions, d’un côté, et interprétations de l’autre, il est impossible de conclure qu’il existe des espèces naturelles psychologiques correspondant à la déontologie et conséquentialiste du seul fait que certaines réponses peuvent être interprétées comme déontologistes ou conséquentialistes. En effet, il se pourrait bien que les participants eux-mêmes ne soient ni conséquentialistes ni déontologistes et que seuls les philosophes soient à même de satisfaire de telles descriptions, auquel cas les réponses, ou les intuitions qu’elles révèlent, ne seraient, elles non plus, ni conséquentialistes ni déontologistes.
16Malheureusement, l’omniprésence du problème du trolley dans les débats n’aide pas à remettre en cause ce présupposé des partisans de l’usage dogmatique de la philosophie expérimentale. Il n’est, en effet, pas surprenant que des participants qui partagent par ailleurs certains traits psychologiques donnent des réponses cohérentes à la question « Est-il moralement permis de pousser le gros homme ? » Rien d’étonnant, par exemple, à ce qu’une disposition à activer ses aires cérébrales liées aux émotions, plutôt que celles dédiées à la mémoire de travail ou à la gestion des conflits cognitifs, soit significativement corrélée avec l’intuition qu’il ne faut pas pousser le gros homme. Si le problème du trolley était la seule expérience de pensée à même de générer des prescriptions conséquentialistes et déontologistes divergentes, il serait donc difficile de tester l’hypothèse qu’il existe des espèces naturelles psychologiques déontologique et conséquentialiste. Par chance, le conséquentialisme ne se résume pas à l’injonction de pousser de gros hommes pour arrêter des trains. Les dilemmes moraux – ces cas où l’on pourrait avoir l’impression que, quoi que l’on fasse, on aura mal fait, et dont le problème du trolley constitue une instance – ne sont qu’un domaine parmi d’autres où conséquentialistes et déontologistes s’opposent. Outre les dilemmes moraux, le conséquentialisme se distingue par ses positions dans les domaines suivants : les crimes sans victimes (il n’y en a pas) ; la distinction entre actions et omissions (elle n’est pas pertinente moralement) ; le caractère plus ou moins exigeant de l’éthique (plutôt plus) ; et la punition (elle ne se justifie qu’à condition d’avoir, et dans la mesure où elle a, des conséquences souhaitables). Pour chacun de ces domaines, il est possible de développer des expériences de pensée qui opposeront déontologisme et conséquentialisme. Afin de tester le présupposé dogmatique qu’il existe des personnalités conséquentialistes et d’autres, déontologistes, il convient donc d’étudier les réponses que donnent les participants soumis à ces expériences de pensée. Si les réponses de certains participants s’avèrent, de manière cohérente, conformes à une théorie quel que soit le domaine en question et les expériences de pensées, l’hypothèse sera par-là confirmée. Si, par contre, les participants qui donnent des réponses conformes au déontologisme dans un domaine (par exemple, quant aux dilemmes moraux) donnent des réponses conformes au conséquentialisme dans un autre domaine (par exemple, quant à la pertinence morale de la distinction entre actes et omissions), elle se verra sévèrement mise en doute. Dans la section suivante, nous présentons une expérience que nous avons menée dans ce sens, ainsi que ses résultats.
III
17Le conséquentialisme peut-il vraiment être considéré comme une « espèce naturelle psychologique » ? Si oui, on devrait s’attendre à ce que les réponses des participants au sujet de toutes les thématiques mentionnées ci-dessus corrèlent les unes avec les autres : autrement dit, on devrait s’attendre (par exemple) à ce que plus quelqu’un a tendance à accepter de sacrifier une personne pour en sauver plusieurs, plus il aura aussi tendance à trouver les « crimes sans victime » acceptables et à souscrire à une conception conséquentialiste de la peine. C’est pour explorer cette hypothèse que nous avons mis au point une « échelle de conséquentialisme », permettant de mesurer les réponses des participants sur cinq thématiques différentes : dilemmes moraux, crimes sans victime, distinction action/omission, éthique exigeante et punition. Pour chaque domaine, nous avons conçu trois scénarios : un cas où il était demandé aux participants de porter un jugement moral, un cas où il leur était demandé quelle décision ils prendraient dans une situation hypothétique, et un cas où il leur était demandé de comparer la valeur morale de deux actions accomplies par deux agents différents. Dans les paragraphes suivants, un exemple de scénario (traduit de l’original anglais) est donné pour chacune des thématiques.
18(1) Les scénarios de la thématique « dilemmes moraux » présentaient des cas dans lesquels il était possible de sacrifier une personne pour en sauver plusieurs, dont celui du trolley.
19(2) Les scénarios de la thématique « crimes sans victime » interrogeaient les participants au sujet d’actes potentiellement immoraux, mais dans lesquels personne n’était lésé par l’action de l’agent :
20Julie et Marc, tous deux majeurs, sont frère et sœur. Les vacances d’été arrivées, ils partent en voyage en France. Une nuit, alors qu’ils occupent un bungalow près de la plage, ils envisagent de faire l’amour (ensemble), perspective qu’ils jugent à la fois intéressante et amusante. Sans parler du fait que cela constituerait pour eux une nouvelle expérience. Bien que Julie prenne la pilule contraceptive, Marc utilise un préservatif, par mesure de précaution, et nos deux lycéens font l’amour, ce qu’ils apprécient. Ils décident toutefois de ne pas renouveler l’expérience, préférant faire de cette nuit un secret, lequel les rapproche encore un peu plus l’un de l’autre.
21Question : Etait-il moralement approprié de la part de Julie et Marc de faire l’amour ?
22(3) Les scénarios de la thématique « action/omission » visaient à établir dans quelle mesure les participants jugeaient les actions plus graves que les omissions, quand bien même elles conduisaient au même résultat, voire à un résultat meilleur :
23Comparez les scénarios suivants :
- Le frère de Smith et sa femme ont récemment été tués dans un accident de voiture, laissant derrière eux un orphelin de six ans, le neveu de Smith. Smith étant le seul parent qu’il reste à l’orphelin, c’est désormais son devoir que de prendre soin de l’enfant. Smith est ruiné et fortement endetté. Il s’avère cependant que son frère était très riche, si bien que s’il arrivait quelque chose à son neveu de six ans, Smith bénéficierait d’un important héritage. Un soir, alors que l’enfant prend son bain, Smith s’introduit dans la salle de bain, dans l’idée de le noyer. C’est à ce moment que ce dernier glisse et chute tête la première dans l’eau. Smith est enchanté ; il reste à proximité, prêt à maintenir la tête de l’enfant sous l’eau si nécessaire. Mais c’est inutile : l’enfant meurt de lui-même, pour ainsi dire accidentellement, alors que Smith se contente d’observer la scène.
- Le frère de Jones et sa femme ont récemment été tués dans un accident de voiture, laissant derrière eux un orphelin de six ans, le neveu de Jones. Jones étant le seul parent qu’il reste à l’orphelin, c’est désormais son devoir que de prendre soin de l’enfant. Jones est ruiné et fortement endetté. Il s’avère cependant que son frère était très riche, si bien que s’il arrivait quelque chose à son neveu de six ans, Jones bénéficierait d’un important héritage. Un soir, alors que l’enfant prend son bain, Smith s’introduit dans la salle de bain, dans l’idée de le noyer, ce qu’il fait, après quoi il arrange la scène pour que cela ressemble à un accident.
24Question : Pensez-vous que ce qu’a fait Jones est moralement pire que ce qu’a fait Smith ?
25(4) Les scénarios de la thématique « éthique exigeante » visaient à mesurer à quel point les participants pensaient qu’ils avaient le devoir de sacrifier des choses qui leur étaient chères si cela leur permettait de contribuer au plus grand bien :
26Le week-end, vous aimez jouer au rugby avec des amis. Un jour, vous recevez un appel de votre docteur qui vous informe qu’un parfait inconnu a urgemment besoin d’un nouveau rein et que, pour des raisons qui n’appartiennent qu’à la génétique, vous êtes le seul donneur compatible connu au monde. Pour le moment, vous disposez de vos deux reins, si bien que vous pourriez en donner un. Ce qui pourrait cependant impliquer certains inconvénients : votre tension artérielle pourrait croître légèrement, et vous devriez vous abstenir de pratiquer des sports de contact, y compris le rugby, pendant quelques années. Toutefois, si vous refusez la transplantation, l’inconnu mourra.
27Question : Dans cette situation, accepteriez-vous la transplantation ?
28(5) Finalement, les scénarios de la thématique « punition » visaient à déterminer si les participants prenaient en compte les facteurs pertinents pour les utilitaristes au moment de juger quelle peine méritait un criminel (efficacité de la punition, publicité de la peine, détectabilité du crime) :
29Comparez les deux scénarios suivants :
- James a été engagé comme vendeur dans un magasin indépendant de taille moyenne, situé près de son domicile. Avec le temps, les propriétaires lui ont confié plus de responsabilités, y compris la gestion de la comptabilité. James a dépensé beaucoup d’argent dans des bars et en a perdu en pariant sur les matches de football. Un jour qu’il était à court d’argent, il s’est servi dans la caisse, une pratique qui est devenue habituelle durant les mois suivants. En huit mois, il a volé 5 600 $ avant de se faire attraper. Etant donnée la comptabilité de ce magasin, ce type de vol était très facile à détecter et un contrôle de routine a suffi à mettre en évidence le délit.
- Peter a été engagé comme vendeur dans un magasin indépendant de taille moyenne, situé près de son domicile. Avec le temps, les propriétaires lui ont confié plus de responsabilités, y compris la gestion de la comptabilité. Peter a dépensé beaucoup d’argent dans des bars et en a perdu en pariant sur les matches de football. Un jour qu’il était à court d’argent, il s’est servi dans la caisse, une pratique qui est devenue habituelle durant les mois suivants. En huit mois, il a volé 5 600 $ avant de se faire attraper. Etant donnée la comptabilité de ce magasin, il était pratiquement impossible de détecter le vol. Peter n’a été démasqué qu’à cause d’une suite de coïncidences franchement improbable.
30Question : Pensez-vous que, alors qu’ils ont volé la même somme d’argent, Peter devrait recevoir une punition supérieure à celle de James ?
31Pour chaque scénario, les participants devaient répondre à la question finale sur une échelle allant de -3 (NON)) à 3 (OUI).
32Une fois ces scénarios conçus, nous les avons soumis via internet à 105 participants anglophones, résidant aux États-Unis, et rémunérés 1 dollar pour leur participation. Les participants avaient en moyenne 38,9 ans (écart-type = 12,5), avec 55 femmes pour 50 hommes. Après avoir répondu aux 15 scénarios moraux que nous avions mis au point, les participants répondaient en plus à trois scénarios issus du Cognitive Reflection Test (CRT), un test psychologique censé mesurer à quel point les participants se basent sur leurs intuitions ou, au contraire, sont capables de s’en distancer. Dans chacun de ces trois scénarios, on pose aux participants un problème mathématique simple mais dans lequel une réponse fausse est immédiatement attractive – autrement dit : intuitive. Voici un exemple :
33Question 1. Une raquette et une balle coûtent 1,10 euros pris ensemble. La raquette coûte 1 euro de plus que la balle. Combien coûte la balle ? _ centimes d’euros.
34Dans ce cas, alors que la réponse attractive est « 10 centimes », la réponse correcte est en fait « 5 centimes » Le fait de ne pas répondre « 10 centimes » est le signe d’une capacité à se méfier des évidences.
35Nous avons ensuite analysé les réponses des participants. Pour chaque thématique, nous avons calculé un score censé indiquer le « degré de conséquentialisme » du participant, en additionnant les résultats des questions de jugement et de décision, et en y soustrayant le résultat de la question de comparaison. La Figure 1 présente les moyennes des scores pour chaque thématique. Comme on le voit, les résultats sont très disparates : les participants semblent avoir des scores plutôt élevés pour certaines thématiques (comme la distinction action/omission) et très bas pour d’autres (comme la punition).
Moyenne des scores pour chaque thématique (les barres d’erreur indiquent l’erreur standard)
Moyenne des scores pour chaque thématique (les barres d’erreur indiquent l’erreur standard)
36Nous avons ensuite mesuré la cohérence des réponses des participants au sein de chaque thématique. Le Tableau 1 présente une mesure de cette cohérence (l’alpha de Cronbach standard) pour chaque thématique et une des conclusions que l’on peut en tirer est que cette cohérence est plutôt basse (l’alpha est inférieur à 0,60 dans toutes les catégories). Si le conséquentialisme était une espèce naturelle psychologique, on devrait s’attendre à une bonne cohérence au moins à l’intérieur de chaque thématique, mais cela ne paraît vraiment pas être le cas.
Cohérence interne (mesuré par l’alpha de Cronbach standard) des scores de chaque thématique
Dilemmes moraux | Crimes sans victime | Action vs. omission | Éthique exigeante | Punition | |
---|---|---|---|---|---|
Alpha de Cronbach standard | 0,5 | 0,33 | 0,15 | 0,36 | 0,17 |
Cohérence interne (mesuré par l’alpha de Cronbach standard) des scores de chaque thématique
37Quid maintenant de la cohérence entre les réponses des participants entre les différentes thématiques ? Le Tableau 2 présente les coefficients de corrélation entre les scores des participants aux différentes thématiques. Sur les 10 corrélations possibles, seuls deux (en gras) apparaissent comme significatives. Dans beaucoup de cas, les corrélations sont non seulement non significatives, mais aussi faibles, voire négatives. Ainsi, il ne semble y avoir aucun rapport entre les réponses des participants aux dilemmes moraux et leurs réponses aux questions sur l’éthique exigeante et sur la punition. En revanche, leurs réponses aux dilemmes moraux semblent prédire dans une certaine mesure leurs réponses sur les crimes sans victime et la distinction action/omission. Toutefois, comme leurs réponses concernant la distinction action/omission ne prédisent pas leurs réponses concernant les crimes sans victime, on est loin d’observer une grande cohérence entre les différentes catégories. Autrement dit, il semble difficile d’affirmer sur la base de ces données que le conséquentialisme est une espèce naturelle psychologique : au contraire, différents aspects du conséquentialisme semblent composer des traits psychologiques totalement indépendants les uns des autres.
Coefficients de corrélation (r, mesuré par le test de Pearson) entre les scores de chaque thématique (° = p < ,10, * = p < ,05, ** = p < ,01)
Dilemmes moraux | Crimes sans victime | Action vs. omission | Ethique exigeante | Punition | |
---|---|---|---|---|---|
Dilemmes moraux | - | 0,23* | 0,26** | 0,13 | 0,18° |
Crimes sans victime | - | 0,15 | -0,03 | 0,15 | |
Action vs. omission | - | 0,02 | 0,06 | ||
Ethique exigeante | - | 0,13 |
Coefficients de corrélation (r, mesuré par le test de Pearson) entre les scores de chaque thématique (° = p < ,10, * = p < ,05, ** = p < ,01)
38Finalement, nous avons analysé la relation entre les réponses des participants dans chaque thématique et leurs scores au CRT. Le Tableau 3 indique pour chaque thématique la corrélation entre le score des participants dans cette thématique et leur score au CRT. Au final, il n’y a qu’une seule thématique pour laquelle nous avons observé une relation positive entre le fait de ne pas se fier à ses intuitions et des réponses plus utilitaristes : celui des crimes sans victimes. Autrement dit, plus une personne donnait la bonne réponse (plutôt que la réponse intuitive) aux problèmes de la CRT, plus elle avait tendance à juger les « crimes sans victime » acceptables.
Coefficients de corrélation (r, mesuré par le test de Pearson) entre les résultats au CRT des participants et leurs scores de conséquentialisme pour chaque thématique (*** = p < ,001)
Dilemmes moraux | Crimes sans victime | Action vs. Omission | Ethique exigeante | Punition | |
---|---|---|---|---|---|
CRT | 0,01 | 0,33*** | 0,02 | -0,11 | -0,06 |
Coefficients de corrélation (r, mesuré par le test de Pearson) entre les résultats au CRT des participants et leurs scores de conséquentialisme pour chaque thématique (*** = p < ,001)
IV
39Face à l’usage dogmatique de la philosophie morale expérimentale, notre projet était de mettre en question l’idée selon laquelle le conséquentialisme pouvait être compris comme une espèce naturelle psychologique et ainsi être étudié et promu de façon scientifique. En étudiant les liens entre cinq thématiques différentes sur lesquelles le conséquentialisme apporte des réponses caractéristiques, nous avons observé qu’il n’y avait que peu de liens au niveau psychologique entre les réponses des participants sur ces différentes thématiques. Cela va directement à l’encontre de la thèse selon laquelle le conséquentialisme forme une espèce naturelle psychologique. Cela jette aussi le doute sur l’idée selon laquelle on pourrait étudier la psychologie du conséquentialisme en se contentant d’étudier ce qui détermine les réactions des participants face aux dilemmes moraux : les dilemmes moraux sont, somme toute, des situations exceptionnelles, et le conséquentialisme est loin de se réduire à l’idée qu’il serait acceptable de sacrifier une personne pour en sauver d’autres. Et surtout, comme l’indiquait Ruwen Ogien, donner une réponse « conséquentialiste » à l’un de ces dilemmes ne fait pas de vous un conséquentialiste pour autant : entre la description de la réponse et son interprétation comme « intuition conséquentialiste », il y a un pas qu’il n’est pas aisé de franchir.
40Nos résultats mettent également en doute la thèse selon laquelle le conséquentialisme serait lié, au niveau psychologique, à une plus grande capacité à se distancer de ses intuitions pour adopter une perspective plus « réfléchie ». En effet, la seule thématique pour laquelle nous avons pu observer un lien entre réponses des participants au CRT et réponses « conséquentialistes » est celle des crimes sans victime. Cela suggère que ce n’est pas tant le conséquentialisme qui requiert de se distancer de ses intuitions et de ses réactions spontanées que le minimalisme. Le minimaliste a donc encore du travail en perspective pour faire adopter ses vues, puisqu’il doit pour cela conduire les gens à dépasser leurs certitudes immédiates. On comprend alors en quoi un usage critique de la philosophie morale expérimentale peut jouer un rôle crucial dans le projet moral du minimaliste.
Notes
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[1]
R. Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011, p. 301.
-
[2]
Un bon exemple d’une telle interprétation sceptique des résultats de la philosophie expérimentale peut être trouvé dans l’article de W. Sinnott-Armstrong, « Framing moral intuitions », dans W. Sinnott-Armstrong (dir.), Moral Psychology, Vol. 2, Cambridge MA, MIT Press, 2008.
-
[3]
Ibid., p. 301.
-
[4]
J. Greene, « The secret joke of Kant’s soul », dans W. Sinnott-Armstrong (dir.), Moral Psychology, Vol. 3, Cambridge MA, MIT Press, 2007, p. 37-38. C’est nous qui traduisons.
-
[5]
Pour un résumé en français des données en faveur de la thèse de Greene, voir l’article de Fl. Cova, « La psychologie de l’utilitarisme et le problème du sens commun », dans M. Bozzo-Rey et E. Dardenne (dir.), Deux Siècles d’Utilitarisme, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 101-116
-
[6]
T. Lombrozo, « The role of moral commitments in moral judgment », Cognitive Science, 33, 2009, p. 273286.
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[7]
Ibid., p. 247-248.