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Article de revue

La figure paternelle en psychanalyse

Un effacement institutionnel au profit d’une implication relationnelle ?

Pages 79 à 88

Notes

  • [1]
    La loi du 4 juin 1970 a institué l’autorité parentale. Dans les couples mariés, elle est exercée par les deux parents. La loi de 1975 sur le divorce a dissocié le droit de garde, attribué à l’un des parents, du droit de surveillance et de visite et d’hébergement, attribué à l’autre. La loi du 22 juillet 1987 a rendu possible l’exercice en commun de l’autorité parentale des parents séparés. La notion de « garde de l’enfant » est abandonnée. En cas d’autorité parentale conjointe, le juge fixe chez l’un des parents la résidence habituelle de l’enfant. La loi du 8 janvier 1993 a ensuite consacré le principe de la coparentalité dans la famille naturelle et dans le cadre du divorce, avant que la loi du 4 mars 2002 reconnaisse la résidence alternée.

1La psychanalyse a émergé à la fin du XIXe siècle en découvrant l’inconscient, ses manifestations, la sexualité infantile et les complexes familiaux à l’origine de sa structure psychique. Dans un contexte de révolution industrielle, d’évolutions politiques et sociétales majeures, et de reconnaissance progressive en droit de l’égalité entre les conjoints et entre les parents, les modes d’organisations familiales et conjugales ont été bouleversés (Théry, 2000). La puissance paternelle a notamment été remise en question dans les sociétés occidentales à partir de cette époque et tout au long du XXe siècle (Hurstel, 1996). Les discours sur la figure paternelle tenus par les psychanalystes ont été marqués par ces bouleversements majeurs.

2Dans cet article, les principales conceptions de la figure paternelle en psychanalyse seront analysées, de ses fondateurs à aujourd’hui. Le père œdipien freudien sera d’abord distingué du père symbolique lacanien. Les pères, œdipiens et symboliques, appréhendés essentiellement dans leur fonction, ont cependant été mis en cause par des courants contestataires, en écart, en proximité et au sein même de la psychanalyse, qui seront présentés ensuite. Dans ces mêmes années, l’attention est alors davantage centrée sur l’enfant et la mère que sur le père. Il a fallu attendre les années 1980 pour que la psychanalyse s’intéresse au père en tant que personne et aux processus qui affectent le « devenir père ». Cette nouvelle approche, étudiée dans une nouvelle section de cet article, a conduit à un certain rapprochement avec le « devenir mère » sur lequel l’attention était essentiellement portée, depuis les années 1950, en Angleterre, et 1960, en France. Enfin, dans les années 1990 et, surtout, 2000, est apparue la notion de « parentalité » qui tend à effacer des spécificités genrées du parent, même si, dans le champ psychanalytique, les différentes appréhensions historiques du père coexistent, notamment dans un contexte où la famille moderne prend de nouvelles configurations et où les places, au sein de la famille, s’horizontalisent.

La conception initiale du père en psychanalyse

3Dans la psychanalyse freudienne et lacanienne, le père est surtout entendu dans sa fonction. Il repose sur le principe de la différence des sexes et des générations et s’appuie sur le modèle familial principal en Occident, « la famille conjugale ». C’est en procédant à une relecture de la conception œdipienne du père de Sigmund Freud (1856-1939) que Jacques Lacan (1901-1981) a ensuite pensé la figure paternelle de manière relativement abstraite.

Le père œdipien de Sigmund Freud

4L’« Œdipe » est le complexe sans doute le plus connu de la psychanalyse, mais il est souvent abordé en se concentrant sur l’enfant et non sur le père qui y occupe pourtant une place singulière. S. Freud s’est appuyé sur la pièce de Sophocle, Œdipe-roi, pour mettre en évidence ce complexe, pièce dans laquelle Œdipe tue son père et épouse sa mère. L’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste sont, pour S. Freud, des équivalents sociaux de la scène œdipienne. Dans Totem et Tabou (1912), il développe « un mythe scientifique » dans lequel le parricide des frères réunis serait au fondement de la société. Ainsi, il donne une dimension originaire et universelle au complexe d’Œdipe.

5Le modèle freudien de la famille repose sur les liens premiers de l’enfant avec la mère, le père venant secondairement les séparer. Cette fonction vécue au plus près dans l’espace familial intime, dans la triangulation (père-mère-enfant) des places et des sentiments ambivalents, est aussi en écho avec celle du monde social chargée d’extraire l’enfant de la fusion originaire pour l’élever au rang de sujet autonome. S. Freud considère que les processus ontogénétiques (de développements de l’individu) s’articulent avec la phylogénèse, (l’évolution de l’espèce) que le petit d’homme rejoue, à travers le complexe d’Œdipe, l’histoire mythique du meurtre du chef de horde (Freud, 1912). Selon lui, le complexe d’Œdipe a lieu lors de la phase phallique entre trois et cinq ans. Lorsque l’enfant est un garçon, le père est celui qui suscite les sentiments ambivalents du fils puisque le père représente à la fois le rival et le modèle (Freud, 1923). L’Œdipe trouve alors sa résolution dans le complexe de castration où le fils renonce à la mère du fait d’une « menace paternelle en réponse à ses activités sexuelles » (Laplanche et Pontalis, 1968, p. 74). Lorsque l’enfant est une fille, au moment de l’Œdipe, le père représente l’être aimé mais la fille ne peut davantage y accéder. La psychanalyse freudienne situe le complexe de castration de la fille en amont de l’Œdipe, puisqu’il s’articule sur l’absence de pénis qui « est ressentie comme un préjudice subi qu’elle cherche à nier, compenser ou réparer » (ibid.). L’« envie de pénis » se traduit, chez la fille, par le désir sexuel et par le désir de maternité, « l’envie d’avoir un pénis au-dedans de soi (principalement sous la forme du désir d’avoir un enfant) » (ibid., p. 136). Pour la fille comme pour le garçon, complexe d’Œdipe et complexe de castration participent, dans la perspective freudienne, de la reconnaissance de la différence des sexes et des générations et inscrivent chacun des sexes dans un destin. Dans les deux cas, le père représente le tiers, celui qui sépare l’enfant de sa mère à laquelle le garçon comme la fille sont primordialement attachés. Ainsi, les fonctions maternelles et paternelles sont distinctes. Le père parachève donc le processus de différenciation entre l’enfant et la mère.

Le père symbolique de Jacques Lacan

6Selon Sol Aparicio, J. Lacan a tenté de « dégager la structure logique de l’inconscient [de Freud] en laissant de côté ce que l’œuvre devait au contexte sociohistorique dans lequel elle s’était déployée » (2005, p. 37). Par sa théorisation des rôles et des fonctions paternelles en différents registres, J. Lacan a rendu la paternité relativement abstraite, sa fonction ne se superposant pas avec le rôle concret que le père exerce auprès de l’enfant ou dans l’organisation familiale. La théorie repose principalement sur la fonction symbolique, appelée aussi « métaphore paternelle » (Lacan, 1957-1958) dont le signifiant « Nom-du-Père » (Lacan, 1956) se traduit principalement par le fait du langage. La différenciation ne repose plus alors strictement entre la mère et le père, bien que J. Lacan s’y réfère aussi, mais sur ce qu’ils représentent pour l’enfant, à savoir « La Chose », le corps mythique de la mère, et « Le Logos », le langage signifiant-signifié, dont la loi référée au père produit la castration et permet la symbolisation.

7L’intrication des registres de la paternité chez J. Lacan entre le père imaginaire « tout-puissant, […] celui qui a tout fait » (Lacan, 1955, p. 274), le père réel « agent de la castration » (Lacan, 1969-1970), et le père symbolique, « un père mythique qui n’est qu’en tant qu’il est mort » (Caumont, 2006, p. 117) est une opération qui relève de processus inconscients relatifs à « la loi de la prohibition de l’inceste, dont l’incidence est d’inscrire l’enfant dans une filiation » (ibid., p. 116).

8D’après les lacaniens, l’autorité n’est, de ce fait, pas détenue par le père au premier chef et le déclin du rôle paternel effectif ne saurait pas en affecter la fonction, fondée sur la reconnaissance symbolique de la figure paternelle, ce qui tend à rendre le père inaccessible. Cela dit, et comme mis en avant par Markos Zafiropoulos (2014), la théorie lacanienne du père repose sur deux périodes distinctes, l’une qui date « des complexes familiaux » (1938) et puise ses assises dans la sociologie durkheimienne de la famille (1938-1950), l’autre qui lui est postérieure et se réfère principalement à l’anthropologie lévi-straussienne. La première est davantage affectée par l’idée d’un déclin de la figure paternelle et s’inscrit dans un discours familialiste. La seconde est beaucoup plus abstraite, métaphorique et ne concerne que très indirectement la question de l’autorité. La fonction du père est de nature langagière. Dans cette deuxième période, J. Lacan distingue les fonctions paternelle et maternelle, en accordant la responsabilité à la mère de faire valoir la loi du père, laquelle n’est pas d’autorité, mais de langage.

9Parallèlement à l’approche lacanienne, d’autres auteurs étudient plus spécifiquement les relations mère-enfant : Melanie Klein (1945) autour de la position dépressive du jeune enfant, Donald Woods Winnicott (1953) autour de « l’objet transitionnel » et de « la mère suffisamment bonne », John Bowlby (1969) autour des questions d’attachement. Cette découpe d’une fonction maternelle, à proximité de l’enfant, et d’une fonction paternelle, à distance, maintient un codage très sexué des fonctions parentales. Dans L’enfant, la mère et la question du père (2000), Gérard Neyrand en a d’ailleurs souligné le « surcodage » dans le champ psychologique et psychanalytique.

10À partir des années 1970, ces approches psychanalytiques de la figure paternelle ont connu des critiques liées en particulier à l’émancipation sexuelle et à la montée du féminisme.

Années 1970 : les paradigmes freudien et lacanien remis en cause

De la révolte contre le père à la « fin d’un dogme »

11Des auteurs d’orientation sociopsychanalytique ont observé les événements de 1968 comme un tournant majeur de la conception de la paternité. Dans La Révolte contre le père, une introduction à la sociopsychanalyse (1968), Gérard Mendel analyse les évolutions de la société moderne, notamment le déplacement du pouvoir social. Il est, selon le sociopsychanalyste, appréhendé inconsciemment par l’individu comme un « Père allié à la Mère » et dont « cette alliance lui ôte toute possibilité de dépassement de la position infantile et éveille en lui une agressivité pan-destructrice dont l’écho idéologique est ce nihilisme qui prend son essor sous nos yeux mêmes. » (p. 393). À cette même époque, Alexander Mitscherlich (1969) écrit Vers la société sans pères, essai de psychologie sociale, où il souligne l’invisibilité du père, de son action, de son travail, lequel n’est alors perçu qu’à travers sa forme répressive.

12La remise en cause de la figure paternelle parmi les psychanalystes s’accompagne d’évolutions sociétales telles que la reconnaissance de l’égalité en droit des parents en France en 1970, par exemple, au profit de l’autorité parentale conjointe. En outre, si la triangulation des places demeure, le père n’occupe plus une position externe au couple mère-enfant et s’implique davantage et plus précocement dans la vie de l’enfant. Sa fonction symbolique apparaît alors avec moins d’évidence. Ainsi, les théories psychanalytiques originelles sont-elles contestées dans leur rapport au social par une édification du père, empruntée à S. Freud et prolongée par J. Lacan, dont Michel Tort (2005) annonce « la fin du dogme ».

L’Anti-Œdipe et la sexualité revisitée

13D’autres auteurs contestent le point de vue de la psychanalyse classique en portant une réflexion nouvelle sur la sexualité et le désir, lesquels ne reposent pas alors sur le processus « développemental » décrit par S. Freud dans Les essais de sa théorie sexuelle (1905). Selon eux, il n’y a pas une simple relation d’objet (le désir de quelqu’un ou de quelque chose) mais la construction d’un agencement, d’une « région » du désir. Les « machines désirantes » ne fonctionnent pas sur le modèle familial freudien et le désir ne se limite pas à un facteur ou une interprétation, « mais à un ensemble d’interprétations conjuguées, tout autant sociales que familiales » (Deleuze et Guattari, 1972). Dans L’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari procèdent ainsi à une déconstruction complète de la théorie sexuelle freudienne pour qui le père serait l’agent organisateur de la castration symbolique, au fondement même du psychisme et de la culture, et la remplacent par une théorie du désir qui renvoie à un éclatement de l’ordre sexué. La figure paternelle n’y a plus tout simplement sa place.

Le féminisme au prisme de la psychanalyse

14À la suite de Simone de Beauvoir, les courants féministes critiquent également les fondements freudien et lacanien de la définition de la figure paternelle. Alors que des chercheures féministes (Nicole-Claude Mathieu, Christine Delphi, Monique Wittig) rejettent en bloc la psychanalyse pour sa caution patriarcale (Laufer, 2014), des psychanalystes féministes ont articulé, dès les années 1970, la psychanalyse et le féminisme. Elles reconnaissent la psychanalyse comme un instrument utile pour penser le fonctionnement psychique, et s’engagent à en faire usage en prenant en compte le contexte historique dans lequel elle a été créée. Juliet Mitchell étaie, par exemple, sa pensée avec celle de S. Freud dont elle retient les éléments les plus compatibles avec le féminisme. Dans Psychanalyse et féminisme (1975), elle souligne ainsi que l’analyse freudienne rend bien compte du fonctionnement psychique et que la différence des sexes serait nouée par l’Œdipe et transmise par le modèle sociofamilial, alors que le genre naîtrait de l’expérience commune des frères et des sœurs à l’égard de la mère, laquelle pourrait être étendue à la société.

15Luce Irigaray (1977) dénonce, de son côté, une théorie psychanalytique de la différence sexuelle, selon laquelle la notion prétendument asexuée de « sujet » associe en fait les femmes à la nature et au non-sujet alors qu’elle avantage les hommes dans tous les domaines valorisés de la société. Dans Ce sexe qui n’en est pas un (1977), la philosophe et psychanalyste montre le caractère construit, et pas seulement structurel, du sexe.

16La conception classique de la figure paternelle est ainsi, au sein même de la psychanalyse, mise en cause dans son fondement par ceux et celles qui en subissent la domination : les nouvelles générations, les minorités sexuelles et les femmes. Les « minorités » en montrent le caractère construit culturellement alors que la psychanalyse se situe essentiellement dans une perspective structuraliste, l’inconscient étant, selon la formule de J. Lacan, « structuré comme un langage ».

17Ces différentes controverses auront cependant une portée limitée dans le champ analytique lui-même qui a continué d’envisager le père essentiellement dans sa fonction statutaire et symbolique. Elle s’est cependant davantage intéressée par la suite au processus à l’œuvre dans le devenir père.

Le processus d’entrée en paternité et le « nouveau » père

18Si la paternité remplit une fonction symbolique pour l’enfant, elle est aussi une expérience subjective pour l’intéressé. La centration sur la figure maternelle a dans un premier temps éclipsé les enjeux relatifs à la paternité, mais le rapprochement des rôles maternels et paternels, et l’émergence de nouvelles figures paternelles, ont progressivement permis sa prise en considération en psychanalyse.

19À partir des années 1980, des psychanalystes, tels que Bernard This (1980) et Geneviève Delaisi de Parseval (1981), font apparaître la figure paternelle sous un angle nouveau, celui d’un père en chair et en os, une personne impliquée dans la vie de son enfant. Le premier considère, par exemple, les couvades de certains pères au moment de la grossesse de leur compagne comme un phénomène normal du devenir père. Pour la seconde, en appui notamment sur des recherches en anthropologie, « la grossesse réveille [chez les hommes] les affects archaïques, les angoisses primitives » (1981, p. 284) leur permettant de débuter leur processus d’entrée en paternité. C’est par l’expérience de la relation à l’enfant que l’homme peut ainsi devenir père et pas seulement à travers l’apprentissage de codes sociaux externes.

20Le terme de « paternalité » intervient dans la littérature psychanalytique à travers le terme de « parentalité » chez Paul-Claude Racamier et ses collègues (1961). Il fait suite au terme de « maternalité » défini comme « l’ensemble des processus psycho-affectifs qui se développent et s’intègrent chez la femme lors de la maternité » (ibid., p. 532). Le psychanalyste s’appuie sur les travaux anglo-saxons (Benedek, 1959), qui ont montré que la grossesse était une phase de remaniements identificatoires importants, comparable à une crise d’identité. P.-C. Racamier et ses collègues transposent le processus du côté du père et le terme sera repris par la suite, notamment par Martine Lamour (2013), et étendu au processus psychique, normal et pathologique, du devenir père, du désir d’enfant à l’expérience paternelle.

21Parallèlement à cette distinction sexuée des rôles parentaux est progressivement apparue, au-delà du seul champ psychanalytique, la notion de « parentalité », surtout à la suite de la parution de l’ouvrage Les enjeux de la parentalité (1999), dirigé par Didier Houzel. L’équipe pluridisciplinaire a dégagé trois axes de parentalité, dépendant les uns des autres : sa reconnaissance juridique (autorité parentale, règles de filiation), le processus psychologique conscient et inconscient à l’œuvre dans le devenir parent et, enfin, l’axe de la pratique qui concerne les soins, l’éducation, que tout parent porte à un enfant. Cette appréhension théorique commune du devenir père et du devenir mère n’exclut cependant pas le maintien de disparités dans la répartition des pratiques de parentalité, dans les attitudes que chaque sexe parental développe (Zaouche-Gaudron, 2001 ; Le Camus, 2000), ou encore dans la définition juridique des droits parentaux selon les spécificités et la diversité des configurations familiales. Dans le même temps, les travaux de Jean Guyotat confirment le maintien d’une fonction spécifique paternelle malgré « les modifications culturelles actuelles de L’Image du Père » : « Être père, c’est s’inscrire et être inscrit dans un réseau de filiation, c’est-à-dire se situer et être situé de façon nouvelle par rapport à ses ascendants et descendants, réels et imaginaires. Cette inscription ne va pas sans une certaine modification de l’identité personnelle » (1994, p. 445). Selon le psychanalyste, la filiation suit cependant trois logiques indépendamment du sexe : la « filiation de l’institué » renvoyant à son caractère « symbolique » (par la loi et le langage), la « filiation biologique » rattachant l’enfant à ses ancêtres maternels, et la « filiation narcissique » associée au fantasme d’immortalité (Guyotat, 2005). C’est à la croisée de ces logiques que se construit la filiation qui maintient ce qui revenait précédemment à la fonction paternelle (l’institué), à la mère (le biologique), la filiation narcissique mettant en œuvre des enjeux identiques pour l’un et l’autre.

Paternité et nouvelles configurations familiales : débats contemporains

22Les nouvelles configurations familiales, différentes du modèle bioconjugal de la famille, interrogent nécessairement la fonction paternelle dans la mesure où le père peut y être relativement absent, tant physiquement que symboliquement. Certains psychanalystes interviennent et commentent ces évolutions familiales, même si d’autres avancent que la psychanalyse n’a pas pour fonction d’édicter des normes. Les familles monoparentales à la suite d’une séparation ou les familles homoparentales ont mis à l’épreuve la conception psychanalytique classique de la figure parentale.

La famille monoparentale : une famille sans père ?

23Dans les années 1980, l’absence de père dans certaines familles monoparentales a interrogé les psychanalystes au sujet de la structuration psychique de l’enfant (Dolto, 1987). La revue Dialogue s’en est fait particulièrement l’écho (« Cherche père désespérément, nouvelles conceptions, nouveaux pères ? », n° 104, 1989 ; « Aide au couple et au divorce, et devenir de l’enfant », n° 132, 1996). Mais la fonction de tiers du père étant surtout appréhendée comme symbolique, elle peut être assurée par d’autres que lui et, surtout, par ce qui est signifié à l’enfant par sa mère, même s’il est absent de la cellule familiale au quotidien.

24En France, les lois concernant la monoparentalité [1] ont d’ailleurs évolué et tendent vers une reconnaissance plus affirmée de la coparentalité. Parmi les psychanalystes, la résidence alternée des jeunes enfants a été l’objet de débats : certains en contestent la pertinence (Berger et al., 2004) quand d’autres en soulignent les avancées positives (Héfez, 2011). Les questions de l’égalité parentale et de la différenciation de leurs fonctions semblent en jeu dans ces débats tout comme elles le sont pour d’autres configurations, familles recomposées et/ou familles homoparentales.

La famille homoparentale : quid du père ?

25Les familles homoparentales constituent une autre configuration familiale qui soulève des positionnements controversés dans le champ de la psychanalyse, alimentés, en France, par différentes évolutions législatives : le pacte civil de solidarité (Pacs) en 1999, le mariage et l’adoption possible pour les personnes de même sexe en 2013 et le projet de loi actuel sur l’extension des procréations médicalement assistées (Pma) aux couples lesbiens et aux femmes seules. Bien que le terme d’« homoparentalité » recouvre des situations familiales très différentes – adoption, coparentalité, Pma et gestation pour autrui (Gpa) –, la question principale se situe au niveau de la reconnaissance ou non de parents de même sexe et ses effets sur l’enfant concerné. Suivant l’approche psychanalytique classique, cette possibilité dérogerait au principe de l’ordre symbolique des sexes et des générations (Legendre, 1985 ; Winter, 2010 et Winter et al., 2019) et contreviendrait au développement sain et harmonieux de l’enfant dans des phases de son développement relativement en particulier à l’Œdipe ou encore à la scène primitive. Olivier Vecho et Benoît Schneider (2003), psychologues non-psychanalystes, ont passé en revue les multiples études réalisées sur les enfants en situation homoparentale et concluent à l’absence de différence significative dans leur développement psychologique entre ces enfants et les enfants vivant en contexte hétéroparental. Des psychologues cliniciens comme Alain Ducousso-Lacaze et Emmanuel Gratton (2017), Despina Naziri (2017), ou encore Claudine Veuillet-Combier (2017) ont mené des recherches d’orientation psychanalytique et conduisent des études de cas qui mettent en évidence la manière dont chaque enfant se construit dans un tel contexte avec les aménagements psychiques auxquels il est confronté. Il est difficile à ce stade d’en tirer des conclusions généralisables car la psychanalyse reste une démarche singulière du cas par cas. Cependant, il n’apparaît pas de troubles spécifiques liées à telles ou telles configurations. Par ailleurs, les deux thèses récentes d’Émilie Moget (2019) et de Mylène Bapst (2020), portant sur des couples lesbiens ayant recours à un donneur par Pma mettent en évidence, pour l’une, « les aspects représentatifs, narratifs et filiatifs » liés en particulier à la scène primitive, pour l’autre, « l’opérationnalisation et la transmission de la fonction paternelle » dans ce type de cas. Là encore, les processus de différenciation s’opèrent normalement chez ces sujets sans que l’absence d’une figure paternelle concrète semble préjudiciable à leur devenir psychique.

26Si l’homoparentalité fait apparaître, sans conteste, la dissymétrie entre les modalités d’accès à la parentalité des couples lesbiens relativement aux couples gays (Gratton, 2008 ; Gratton et Veuillet-Combier, 2018), les distinctions entre les sexes parentaux, père-mère, et les fonctions parentales, paternelle-maternelle, y compris dans le champ psychanalytique, sont aujourd’hui prises en considération.

Conclusion

27En cinquante ans (1970-2020), la paternité a connu de grands bouleversements à l’image de la famille et de ses différentes configurations, de la sexualité et de son détachement progressif de la procréation (contraception, Pma) et de la reconnaissance de ses différentes formes (hétéro- et homosexualité), du rapport plus égalitaire entre les hommes et les femmes dans les différentes sphères (professionnelles, domestiques, conjugales, et parentales). Les psychanalystes semblent partagés selon qu’ils envisagent la paternité sur le mode de la prévention des risques ou sur le mode de l’accompagnement. La théorie psychanalytique s’est fondée sur une théorisation de la figure paternelle proposée par S. Freud, puis J. Lacan, qui distinguent les fonctions maternelle et paternelle dans le registre de l’inconscient. L’ordre symbolique et « structurel » sur lequel cette théorie a été élaborée faisait écho à un ordre social et familial patriarcal. Mais celui-ci a subi des mutations avec l’apparition de nouvelles configurations familiales, le rapprochement des droits des pères et des mères (coparentalité, congé de paternité), des évolutions que traduit aussi le terme indifférencié de « parentalité ».

28Dans ce contexte, la psychanalyse a été prise dans un dilemme : maintenir les fondements de sa théorie classique au risque de justifier la hiérarchisation des rôles et des fonctions parentales ou bien la remanier pour tenir compte de cette mutation au risque d’en perdre les repères fondateurs. La transition sociale et familiale actuelle invite donc à repenser des concepts dans le champ de la psychanalyse, à reconnaître les différences sexuées mais aussi les ressemblances ou les permutations de genre.

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Mots-clés éditeurs : paternalité, paternité, psychanalyse, institution

Date de mise en ligne : 08/09/2021

https://doi.org/10.3917/rpsf.139.0079

Notes

  • [1]
    La loi du 4 juin 1970 a institué l’autorité parentale. Dans les couples mariés, elle est exercée par les deux parents. La loi de 1975 sur le divorce a dissocié le droit de garde, attribué à l’un des parents, du droit de surveillance et de visite et d’hébergement, attribué à l’autre. La loi du 22 juillet 1987 a rendu possible l’exercice en commun de l’autorité parentale des parents séparés. La notion de « garde de l’enfant » est abandonnée. En cas d’autorité parentale conjointe, le juge fixe chez l’un des parents la résidence habituelle de l’enfant. La loi du 8 janvier 1993 a ensuite consacré le principe de la coparentalité dans la famille naturelle et dans le cadre du divorce, avant que la loi du 4 mars 2002 reconnaisse la résidence alternée.

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