1Anticipant les débats publics qu’allait susciter la crise de la covid-19, le colloque a permis de mettre en exergue les interrogations qui traversent le champ des sciences du vivant sur des sujets d’importance majeure tels que la vaccination, la pollution de l’alimentation ou les modifications du génome. Ces domaines suscitent des questions d’éthique et induisent des choix politiques qui engagent le bien-être futur des populations. Ils impliquent donc tout particulièrement rigueur et méthode scientifiques pour alimenter des débats sereins et informés.
2La communication des résultats des recherches à la communauté scientifique, au public et aux politiques doit rester au plus près des résultats établis par la méthode scientifique. Ces résultats ainsi que leur interprétation comportent des incertitudes qu’il importe de ne pas dissimuler, puisque le doute fait aussi partie de la pratique du chercheur. À cet égard, le monde des médias, passeurs de science, joue un rôle de premier plan dans la communication avec le public : il importe de soutenir les efforts des journalistes scientifiques qui se tiennent au plus près des informations qu’ils collectent dans le milieu de la recherche, d’ailleurs souvent avec difficulté compte tenu de leur travail dans l’urgence.
3Mais dans notre monde, maintenant densément connecté, est né un espace d’information où toutes les opinions sont considérées comme opposables et équivalentes aux faits scientifiquement établis. C’est une situation qui prend une dimension particulière aujourd’hui dans les sciences du vivant – de la biologie la plus fondamentale aux applications médicales – et qui a une importance majeure pour les citoyens. Ces diverses composantes, qui vont du vrai au faux en passant par le vraisemblable et l’approximatif, définissent in fine les normes dans des cadres éthiques en phase avec l’évolution des mœurs. Cette situation, combinée aux avis des experts, conduit aux décisions politiques qui ont des impacts en santé publique. Dans ce contexte, le dogmatisme sec du « savant qui sait » est contre-productif. L’expertise pour être efficace et utile doit mettre la méthode scientifique au cœur de la raison. La question de la méthode, qui est centrale dans tous les champs de la science, prend une importance particulière dans les sciences du vivant.
4Cette préoccupation que nous avons aujourd’hui n’est pas nouvelle et la fin du xixe siècle a été de ce point de vue déterminante. Claude Bernard, dans son livre princeps Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, étant en quelque sorte l’un des fondateurs de la physiologie comme physique du vivant, établit que « La médecine scientifique ne peut se constituer […] que par la voie expérimentale, c’est-à-dire par l’application immédiate et rigoureuse de la raison aux faits que l’observation et l’expérimentation nous fournissent ». Et plus loin, il ajoute « La médecine expérimentale […] n’est rien d’autre qu’un raisonnement à l’aide duquel nous soumettons méthodiquement nos idées à l’expérience des faits ». L’expérience des faits est une clef capitale, d’autant plus qu’en biologie les faits ne sont généralement pas établis sans aucun doute. Diderot au xviiie ne pensait pas autrement, ce qu’il exprime dans un livre extrêmement important, les Pensées sur l’interprétation de la nature. Il y résume de manière fulgurante la démarche expérimentale rationnelle : « Nous avons trois moyens principaux : l’observation de la nature, la réflexion et l’expérience. L’observation recueille les faits, la réflexion les combine, l’expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l’observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l’expérience soit exacte ». Pasteur, pourtant croyant, ou spiritualiste comme il se définit lui-même, défend « une rigueur expérimentale qui finit par lasser la contradiction », et suivant cette très jolie phrase, il ajoute, concernant la méthode expérimentale, « admirable et souveraine méthode, qui a pour guide et pour contrôle incessant l’observation et l’expérience, dégagées, comme la raison qui les met en œuvre, de tout préjugé métaphysique ». Pasteur suivait en cela Auguste Comte pour qui il s’agissait d’évacuer la recherche métaphysique sur les « causes premières et finales », de se concentrer sur les faits et de « n’attribuer le caractère de certitude qu’aux démonstrations de l’expérience. »
5L’Union Rationaliste a jugé opportun d’organiser un colloque couvrant les aspects de rationalité et d’éthique qui sous-tendent les sciences biologiques et médicales, avec pour but un éclairage multidisciplinaire le plus objectif possible sur ces questions complexes, avant d’amorcer un débat avec le public. Nous publions ici les exposés de médecins réputés qui sont intervenus : Alain Fischer, André Grimaldi et Robert Barouki, tous trois fortement impliqués dans des enjeux de santé publique, ainsi que celui du journaliste scientifique Sylvestre Huet. L’ensemble du colloque a fait l’objet d’une captation audio, disponible sur le site de l’UR, qui permet de prendre connaissance des conférences non rédigées de Catherine Dargemont sur Éthique de l’évaluation et de l’expertise scientifique, et de Frédéric Worms sur Rationalité et éthique, le doute raisonnable.
6Alain Fischer développe son propos autour de la supposée bienveillance de la nature, postulat de certains mouvements écologistes aimant à vanter les mérites d’une médecine dite « douce ». Si la vacuité des mérites scientifiques de l’homéopathie a été assez vite démontrée, il n’en va pas de même des méfiances des citoyens à l’égard des vaccins. Alain Fischer les analyse en regard du rapport remis en 2016 par la concertation citoyenne sur la vaccination qu’il avait présidée. Il explique comment les séquelles de la fraude initiale en 1998 du médecin anglais Andrew Wakefield ont fait croire pendant des années que le vaccin contre la rougeole était lié à l’autisme. Cet exemple renvoie à de graves et importantes questions liant éthique et d’intégrité scientifique.
7André Grimaldi discute des comportements en apparence irrationnels de beaucoup de nos concitoyens quand ils sont atteints d’une maladie chronique : ils observent mal les prescriptions de leur médecin concernant le traitement. C’est particulièrement frappant quand les patients sont eux-mêmes des médecins. Les conséquences néfastes sont importantes en santé publique. André Grimaldi fait de nombreuses recommandations pour réduire la non-observance et tente d’aller à la racine de ses causes non-logiques, inspirées par l’émotion et la crainte. L’objectif est de rétablir la rationalité et de reconstruite la confiance dans les relations patient-médecin.
8Robert Barouki se focalise sur la toxicologie dans le domaine environnement-santé, qui donne lieu à des controverses souvent virulentes. Celles-ci sont liées pour beaucoup aux interrogations qui persistent dans les relations de causalité entre expositions environnementales et santé humaine. Or les incertitudes autorisent toutes les exagérations et les manipulations. Prenant l’exemple des perturbateurs endocriniens, Robert Barouki expose comment ils influencent le système hormonal, agissant comme de vrais « hackers » moléculaires. Les études très fouillées de toxicologie et d’épidémiologie renvoient à des choix politiques qui doivent composer avec les différentes dimensions de l’incertitude, mais aussi considérer le coût de l’inaction.
9Sylvestre Huet aborde la question fondamentale des biais conduisant à une mauvaise information du public en sciences de la vie. Il traite la question à base d’exemples pris dans sa propre expérience professionnelle en tant que journaliste scientifique. Qu’il s’agisse de la vie sur Mars, de l’existence la bactérie Alien du lac Mono de la Sierra Nevada, ou des OGM qui donnent le cancer aux souris, les mauvaises informations des médias résultent d’une stratégie de communication mal informée orientée vers le profit .Cette attitude se combine avec une volonté qui n’est pas innocente d’aller bien au-delà de la prudence nécessaire. Sylvestre Huet rappelle aussi les productions médiatiques des fabricants de doutes, liées à des intérêts économiques et financiers, et dont l’efficacité est décuplée lorsque les sujets à traiter sont complexes.
10Le colloque s’est terminé par une table ronde animée par des élèves de l’ENS et modérée par leur Directeur des études Christian Lorenzi. Le thème choisi était Éthique de la science dans et hors des laboratoires : faut-il encadrer le discours académique destiné au public ? Un scientifique peut-il véritablement s’exprimer en public sans prendre une position ?
11La crise de la Covid-19 a posé des problèmes qui ne sont pas inédits. Les questionnements anciens des Diderot, Claude-Bernard, Pasteur et d’autres, nous invitent à penser de manière rationnelle et sereine et à ne pas transiger sur la rigueur, même en temps d’urgence. En tout état de cause il y a, même dans les situations exceptionnelles, des standards internationaux d’intégrité scientifique à respecter. Ceux-ci ne peuvent faire débat, y compris sur le terrain particulier des sciences biologiques et médicales. C’est la fiabilité des méthodes utilisées, la validation par les pairs des résultats publiés et l’absence de conflits d’intérêts qui garantissent, autant que faire se peut, la crédibilité du progrès scientifique et la solidité des faits qu’ils établissent.