Notes
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[1]
Ernaux, A. (2008), Les Années, Gallimard, p. 11.
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[2]
Garat, A. M. (2011), Photos de famille, édition révisée, Arles, Actes Sud.
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[3]
Hine, L. (2002), Coffret Cinq photographes documentaires, Phaidon.
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[4]
Lepoittevin, A. (2003), Le Silence aveugle. La censure photographique pendant la Grande Guerre, mémoire de maîtrise sous la direction d’Annette Becker, Université de Paris X-Nanterre.
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[5]
Jenni, A., Lafont, A., Blustein, M. (2014), Jour de guerre. Reliefs de 1914-1918, Paris, Éditions du Toucan.
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[6]
Brunet, M., Dominique Hennequin, D. (2012), Adieu la vie, adieu l’amour, DVD, Nomades / France Télévisions.
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[7]
« Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). », Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard/Seuil, Cahiers du cinéma, 1980, p. 49.
1La première phrase que j’ai publiée n’était pas de moi. C’était l’épigraphe de mon premier roman et je l’avais empruntée à Annie Ernaux. Elle disait : « Toutes les images disparaîtront [1]. »
2Toutes les images disparaîtront, c’est un fait. À commencer par celles qui sont engrammées dans notre mémoire et qui partiront avec nous. Les photographies argentiques verront leurs teintes virer, leurs motifs pâlir, leur papier s’effriter, si elles ne sont pas au préalable avalées par d’autres catastrophes, le feu, l’eau, le déménagement ou la benne à ordures. Leurs cousines numériques risquent bien plus rapidement qu’elles d’être frappées de disparition, à la merci d’une obsolescence programmée, d’une clé USB égarée ou d’un effacement malencontreux. Les images des tableaux peints y survivront peut-être mieux, gardées avec le soin jaloux par des collectionneurs ou les alarmes des musées ; un peu comme se sont conservées, mais par hasard, pour arriver jusqu’à nous, les fresques primitives des grottes de Lascaux.
3La vie est précaire. L’image est précaire. D’où peut-être le besoin forcené qui est le nôtre d’en fabriquer, à foison, de disposer ces traces du monde au sein de nos albums, de les ériger en petits fétiches familiaux, construisant sur elles et avec elles nos légendes, nos histoires. Notre histoire. Nous refaisons ce que d’autres ont fait avant nous, nous arrêter et photographier les visages et les murs, les nuages et la mer, les étoiles et les cailloux, pour garder quelque chose de leur existence, de la vibration unique du moment. Nous les emprisonnons (parfois suite à de solides préméditations) dans des rectangles de papier, des sels d’argent, des sommes de pixels. S’ouvre ensuite avec leur existence un dialogue de mémoire étrange, tissé de certitudes et de vacillations, de vérité des émotions et de mensonges du souvenir. Ces albums feuilletés, ces faces et ces décors longuement contemplés s’agglomèrent à ce que nous croyons savoir de l’univers, des nôtres, de nous ; mais n’en façonneraient-ils pas aussi, à la source de notre conscience, la représentation ?
4Lorsque j’ai commencé à écrire, je n’avais pas de plan ni de projet particulier. J’avais quarante ans, du chagrin, et le besoin vital d’en sortir. Et pour cela, je ne possédais que des mots. À partir du moment où j’ai trouvé le courage de sauter le pas et de poser sur le papier les premières lignes d’un texte de fiction, j’ai su qu’il parlerait d’images. Parce que l’étude des photographies, de leur rôle dans l’autobiographie, de leur rapport ambigu à ce qu’on aime nommer la réalité ou la vérité, me fascinait depuis longtemps. Au-delà de cette approche intellectuelle se cachait, peut-être, un autre éblouissement : celui qui m’avait saisie à vingt ans en regardant un cliché de Nadar – j’y reviendrai. Depuis, je n’ai plus cessé de traquer, dans ces images en noir et blanc du passé, la matérialité, la présence du corps, le souffle de la vie et sa bouleversante pulsation, de m’acharner à sonder ces cœurs qui avaient battu, ces visages qui avaient goûté de leur vivant l’amour et la lumière. L’écriture, si tard (re)venue dans ma vie a peut-être été une manière d’éprouver le théorème de l’oubli, et de le mettre au défi, en tentant d’incarner ces silhouettes : au sens littéral, de leur rendre chair.
5« Toutes les images disparaîtront ». C’était une épigraphe paradoxale pour débuter un roman qui n’allait parler que d’une chose, la quête effrénée des images et de leur signification. L’intrigue se fonde sur une enquête, menée par une femme qui a si peu connu sa mère qu’elle ne s’en souvient pas. Elle ne dispose pour la guider dans sa quête que de bribes, quelques photographies arrachées à la négligence ou au secret, puisque l’album photo a officiellement disparu ; la voici contrainte de scruter une mauvaise coupure de journal, la photo d’identité d’un permis de conduire, le Polaroïd délavé d’un dimanche en famille ou une photo de vacances. Des images vieillies, pliées, au grain flou ou dégradé, des scènes où parfois l’héroïne figure, enfant, mais dont elle ne souvient pas. Elle passe le reste du livre à les interroger avec opiniâtreté pour tenter de les faire parler. Le roman comporte douze chapitres, et sa construction a obéi à une nécessité (je préfère ce mot à celui de « contrainte ») : décrire douze images, qui seraient autant d’espaces où glisser du sens, des indices, des jalons pour reconstruire la personnalité de la disparue, qui s’appelle Natalia Zabvine. De zabit’, le verbe russe qui signifie « oublier » ; car d’elle, il n’est justement rien resté dans une mémoire familiale qui a travaillé à l’effacer.
6Ces images, puisque c’est d’une fiction qu’il s’agit, ne pouvaient être qu’inventées. En écrire la description a été un travail minutieux, complexe et de longue haleine, sans doute la partie la plus intéressante de la rédaction de ce livre. On m’en a souvent parlé : les passages évoquant les photos étaient plus vrais que nature, on avait vraiment l’impression de les avoir sous les yeux… On m’a interrogée des dizaines, peut-être des centaines de fois à ce sujet – les images avaient-elles existé ou pas ? – et j’ai souvent surpris (voire déçu) en expliquant que non. Une lectrice m’a même fait part de sa déception en constatant que l’édition de poche n’avait pas repris les photos de l’édition originale. J’ai eu le plus grand mal à la convaincre qu’aucune n’y avait jamais figuré !
7Je me suis alors rendu compte que si j’étais parvenue à mener à bien ce travail de description, à parfaire de la sorte l’illusion du réel – ce qui n’était pas, disons-le, mon objectif premier –, c’est parce ces images existaient dans mon esprit. Je décrivais, dans ses moindres détails, ce que littéralement je voyais, alors qu’il n’existait aucun support physique de ces scènes inventées. Sur le moment, je ne me suis pas vraiment interrogée sur ce paradoxe – quand on écrit, mieux vaut parfois ne pas trop réfléchir – mais, à la lumière des réactions des lecteurs, il m’a intriguée. Comment un tel phénomène avait-il été possible ? J’ai trouvé la clé de l’énigme en visitant, quelques mois plus tard, une exposition consacrée à Hélène Berr au mémorial de la Shoah. Hélène Berr était une jeune étudiante en littérature anglaise, née en 1920, qui a tenu son journal entre 1942 et 1944. Elle est brillante, elle est talentueuse, elle est amoureuse ; elle est juive, aussi, et raconte comment les mailles du filet se resserrent autour d’elle jusqu’à l’inéluctable. L’exposition du Mémorial retraçait l’histoire de sa famille, emblématique d’une certaine génération et d’une certaine classe sociale : de grands bourgeois parisiens, lui chimiste et directeur d’usine, elle mère au foyer, affectueux, cultivés, élevant leurs enfants dans l’amour de la musique et des livres. Je suis tombée en arrêt devant une photo du couple parental : elle assise, lui debout à côté d’elle, sa main posée sur l’épaule de son épouse dans un geste pudique et convenu, mais qui dénotait une affection profonde. Petit choc au cœur : tous deux avaient exactement la pose que j’avais prêtée à Natalia et l’homme qu’elle aime, quand je les avais représentés dans leur chalet au pied de la Jungfrau en Suisse. Comment était-il possible que j’aie pu décrire cette image avant de l’avoir vue ?
8C’est alors que j’ai compris. Ces représentations imaginaires s’étaient élaborées à partir des centaines, des milliers peut-être, de photographies contemplées depuis vingt ans : celles des livres, des expositions, mais aussi de vieilles cartes postales que j’achète dans les brocantes ou les marchés du dimanche, et dans l’observation desquelles il m’arrive de me perdre. Dans certains cas, je les avais si soigneusement scrutées que j’avais fini par les intérioriser. Or, il existe bel et bien une grammaire sociale de la photographie, dont Anne-Marie Garat a démontré la permanence à travers les époques [2]. Pour les générations du début du xxe siècle, elle est faite de visages graves (on ne sourit pas encore sur les photos), de postures calculées pour exprimer le lien ou la proximité, positions des corps et des mains pesées au trébuchet par l’œil du photographe.
9Cette photographie-là se fonde sur un consensus social et visuel, un système d’équilibres de ses symboles, et ce sont ceux-là que j’avais concentrés dans ma description ; eux, en retour, lui avaient conféré cet excédent de réalisme. La seule photographie décrite dans le livre qui soit partiellement fondée sur une image réelle – une photo que j’ai prise en 2006 à marée basse sur la grande plage du Sillon un jour d’été nuageux –, est la description que je donne de l’Hôtel des Thermes de Saint-Malo. Mais là encore, il s’agit d’une recomposition entre plusieurs images, car il est impossible, pour un photographe, d’obtenir la perspective décrite dans le livre, c’est-à-dire de saisir et l’hôtel des Thermes et la plage dans un plan panoramique. Ce que je voulais raconter, c’était cette merveilleuse réverbération de la lumière sur le sable, sa couleur de mercure et de vif-argent, servant de décor à ce bâtiment reconnaissable entre tous. Il en a été de même pour chaque photo imaginée : préalablement, elle imposait de recréer autour d’elle un stock de sensations (le vent, le contact de la pierre froide, la chaleur lourde de l’été), une atmosphère (celle des repas de famille), des émotions (la tristesse, l’amour) ; après quoi il fallait trouver le détail, la carafe embuée d’eau, le blanc éclatant de la casquette d’un enfant, ou la végétation étique de l’automne, recroquevillée sous le vent froid, pour traduire cette composition sensorielle complexe.
10Une affaire de mémoire autant que de vue. De synthèse et d’analyse. De perceptions emmagasinées, presque stockées par les photographies, dont la contemplation nous restitue l’entour de la prise dans un mouvement réflexe ; un tissage d’intellect et d’émotion, une connaissance à géométrie variable, une invitation à la reconstitution. Les photographies sont des balises, des concrétions, des rochers affleurant à la surface de la mémoire ; mais comme les récifs, elles peuvent mentir, se dissimuler, réserver de traîtresses illusions d’optique, et c’est ce dont prend conscience la protagoniste au fil de son enquête.
11Le deuxième livre que j’ai publié, fondé sur une série d’archives à propos d’un mouvement militant d’extrême gauche, comporte une seule description de photographie. D’une part car le thème, un activisme politique qui fut en grande partie occulte et cultivait le goût du secret, ne justifiait pas la présence de ce matériau dans la narration ; ensuite car je ne tenais pas à systématiser d’une façon plate ou mécanique l’intervention de la photographie dans l’écriture. Cependant, j’avais un projet, qui peu à peu prenait forme dans mon esprit : écrire plusieurs romans, chacun explorant une facette de la photographie. C’est la photographie de presse qui m’a inspiré Portrait d’après blessure (2014), l’histoire de deux personnes blessées dans une explosion et qui se retrouvent en une des journaux, représentées dans le pire moment de leur vie. Je les décris dans une scène liminaire qui les voit hagards, choqués, ensanglantés ; ou plus exactement, je décris le paparazzo qui est en train de photographier cette scène, sans réflexion et sans le moindre égard pour ce qui se passe ; il ne veut pas le savoir, préfère penser à la valeur marchande de son cliché. L’image, diffusée ensuite sur les réseaux sociaux, va poursuivre les deux protagonistes, dont elle va manquer de détruire la vie.
12J’avais en entamant ce roman le souvenir (encore une affaire de mémoire) de la une de Paris Match après les attentats du RER Saint-Michel en 1995 ; alors que je n’ai jamais revu, à ce jour, cette image, je me rappelais mon dégoût à l’époque, non tant devant la violence de la scène, mais devant l’impudeur du geste qui avait consisté à exhiber le traumatisme de ces femmes aux vêtements en partie arrachés par le souffle de l’explosion. Pas le moindre respect pour elles, pour leur intégrité corporelle et morale. Je me rappelais qu’il y avait eu procès (deux affaires distinctes, mais pour les mêmes raisons) ; dans l’une, les victimes avaient perdu en première instance, gagné en appel et perdu en cassation ; dans l’autre, elles avaient perdu devant les trois juridictions.
13Un ami avocat et écrivain, Mathieu Simonet, est allé me chercher les minutes de ces procès au greffe du tribunal de Paris. Elles donnaient beaucoup à penser, entre absence de motif juridique clair pour condamner, dans le premier procès (on percevait le regret des magistrats), et volonté assumée de donner raison au droit de l’information dans l’autre. C’est de ce point de vue que partait le livre, l’emprise impunie des médias, mais cette fois mise en scène en temps de réseaux sociaux, avec leur pouvoir affolant de dupliquer et démultiplier les images. Je souhaitais toucher à travers cette question à une autre dimension, collective cette fois, éthique aussi, à savoir la façon dont la représentation iconique de l’actualité façonne étroitement notre rapport avec elle, et la facilité avec laquelle nous admettons, voire réclamons, le spectacle de sa violence. Néanmoins, Portrait d’après blessure n’est pas, je l’espère en tout cas, un livre à thèse ou une condamnation du photojournalisme ; au contraire, à intervalles réguliers, je faisais décrire par des personnages d’âge, de sexe, de nationalité mais surtout de sensibilités différentes, des photos qui avaient marqué l’Histoire, comme celle de la petite fille au napalm, ou les photographies des enfants au travail dans les usines américaines prises par Lewis Hine [3]. Les grands photographes, qui ont souvent témoigné de leur pratique, se caractérisent tous par le fait qu’ils pensent la destinée de leur photo : celle-ci n’est pas que le fruit d’un instant de hasard, mais souvent l’engagement d’une vie, au sens politique du terme.
14Le quatrième roman, lui, a abordé la question à l’inverse de Eux sur la photo. Mon désir de composer un ouvrage plus vaste, en termes de taille et d’empan chronologique, a recoupé celui d’évoquer la question de la photographie durant la Grande Guerre. Celle-ci a une histoire tout à fait passionnante. Elle correspond en effet au moment où d’excellents appareils Kodak (les « Vest Pocket ») portatifs, à pellicule de cellulose, sont développés spécifiquement pour les poilus et mis en vente sur le marché à un prix abordable. L’armée, comprenant immédiatement le péril en termes de contrôle de l’information, impose un « permis de photographier » (qui n’est en général délivré qu’aux officiers) et censure des milliers de clichés. Elle développe en parallèle son propre service, le SPA (Service photographique aux Armées), de petits camions roulants à partir desquels les opérateurs prennent et développent des clichés voués à nourrir la propagande patriotique : à la fin de la guerre, le SPA réalisera même des films.
15J’ai construit l’intrigue autour de ce double visage de la photographie : en enquêtant sur les archives laissées par un poilu titulaire du fameux « permis de photographier », une historienne s’étonne du contraste entre la tonalité de ses lettres, de plus en plus désespérées, et les clichés relativement élégants, voire iréniques, qu’il réalise : des ruines esthétisées, des moments de repos, des corvées joyeuses de pommes de terre. Elle comprend alors qu’il a déjoué la censure et que, peut-être, un album alternatif existe… L’écriture du roman, qui a duré longtemps, m’a permis d’enquêter, notamment grâce à l’aide d’une historienne, Anne Lepoittevin [4], élève d’Annette Becker, qui avait consacré une partie de ses recherches à la censure photographique. J’y ai vu les images interdites qu’elle avait rassemblées, celles des corps morts, des « nettoyeurs de tranchées ». Je me suis également inspirée d’un très beau livre d’Alexis Jenni, Alexandre Lafon et Michel Blustein intitulé Jour de guerre [5]. L’ouvrage a pris le parti de reproduire, en très haute définition, des photos stéréoscopiques de la guerre de 14, et de les donner à voir en grand format : les lunettes filtrées fournies avec l’ouvrage permettent d’en rétablir les trois dimensions. J’ai passé des heures à regarder, tant bien que mal à cause de mes yeux réfractaires, ces photographies où les silhouettes semblent sortir littéralement du papier ; des heures à les mémoriser, à rêver sur certaines d’entre elles. L’une, où l’on voit un soldat assis dans sa guitoune de fortune, en train d’écrire une lettre, tel un Léviathan sorti de la boue, a été le modèle exact de la description du protagoniste du roman en train d’écrire à Diane, la femme qu’il aime. Une autre photo floue, mal cadrée, lointaine (et pour cause), et hélas tout à fait réelle, que j’ai pu voir dans un documentaire passionnant [6], représente la mise à mort de trois soldats français par l’armée française : cette fois, pour la décrire, j’ai voulu me mettre dans la peau de l’opérateur, celui qui vole cette image et sait qu’il risque la condamnation à mort si on le découvre. Mais celui qui la fera quand même car il sait que ces fusillades pour l’exemple, où s’apprête à périr son lieutenant, seront de ces événements qu’on voudra étouffer après-guerre, et qu’il faudra pouvoir verser des pièces au dossier à l’heure d’en témoigner.
16C’était la première fois que je travaillais directement sur des images réelles, si chargées d’un point de vue historique, si denses en termes émotionnels. Écrire à partir d’elles était un enjeu de taille, différent de celui qui avait motivé les livres précédents. Ces hommes avaient vécu, souffert ; certains étaient sans doute morts quelques jours, quelques minutes après avoir été saisis par l’image. Leurs photos me livraient un pan de leur histoire, crue, nue : qu’allais-je en faire ? Les romancer, les charger de lyrisme ou de pathos, était une solution trop facile et parfaitement insatisfaisante ; je devais tâcher d’aller au-delà, d’entendre ce qu’elles disaient d’universel, de capter leur intensité pour ensuite la rendre, non seulement dans leurs descriptions, mais dans l’ensemble du roman. Ce sont elles, avec les nombreuses lettres de poilus que j’ai pu lire, qui ont nourri la perception douloureuse du temps d’Alban, le personnage soldat. Après quoi je l’ai mis en situation, lui aussi, d’opérateur, en train de prendre de semblables clichés, puis d’en voler d’autres, ceux que personne ne devrait voir ; j’ai imaginé ce jeune homme fragile, bon et sensible, n’ayant plus pour bouclier qu’un petit boîtier de bois et de métal et quelques grammes de cellulose pour survivre à la laideur du monde. Ce sera son arme de résistance et de vérité à lui, son héritage ; et lorsqu’après une grave blessure, il décide de retourner au front, vaincu par le désespoir qui lui a ôté le goût de vivre, c’est au Service photographique des Armées qu’il se fait affecter et qu’il s’en va mourir.
17Je pourrais encore parler d’un autre type d’images dont j’aimerais désormais explorer le richesse, celle de la carte postale, avec ses puissantes symboliques ; je pourrais aussi raconter comment, en écrivant la biographie d’un poète arménien d’expression française, j’ai découvert qu’il avait exercé en arrivant en France le métier de photographe, avant de retrouver par hasard, dans une archive, son propre album photo – la vie nous offre parfois des émotions plus incroyables que celles qu’on raconte dans les livres.
18Pourquoi cette fascination pour la photographie dans vos romans, me demande-t-on souvent ? Comme tout ce qui nous requiert profondément, celle-ci a des sources multiples… à commencer par une certaine absence de photos de famille (l’exil ne laisse pas toujours le choix). L’autre est un choc, que j’ai raconté dans un livre biographique, qui m’a saisie lors de mes loisirs d’étudiante, lesquels consistaient entre autres à feuilleter des livres de photographie au quatrième étage d’une librairie pendant des heures entières le samedi après-midi, comme d’autres feuillettent des bandes dessinées. C’est là que j’ai découvert la grande photographie du xixe siècle, les daguerréotypes de Nadar et Carjat. Là que j’ai vu, réalisée par Paul Nadar, la photographie d’un très vieil homme, le chimiste Michel-Eugène Chevreul, alors centenaire – il était né en 1786.
19Là que j’ai pris conscience que ce regard usé, laiteux, presque aveugle, avait vu la Révolution française. Instant fabuleux de contraction du temps, révision fondamentale de la chronologie : ce bouleversement initial, car cela en a été un, a marqué l’amorce d’un rapport plus charnel à l’Histoire, dont les visages immobilisés par les sels d’argent n’attendaient que l’arrivée d’un tiers pour les rêver, recréer leur troisième dimension. Comme Barthes le décrit si magnifiquement dans La Chambre claire, j’ai fait mille fois l’expérience du punctum [7], ce détail qui nous empoigne, nous émeut, nous requiert : dans les yeux trop pâles d’Arthur Rimbaud photographié par Carjat ; dans le décor peint d’une photographie de studio prise à Bizerte en 1914 ; dans une main posée sur une épaule, le flou du visage d’un bébé (il a bougé), la netteté de celui d’un soldat, dont l’uniforme et le casque Adrian n’ont pas réussi à effacer le civil sous l’uniforme ; dans les mains de trois hommes couvrant le corps d’un enfant blessé durant la guerre de Yougoslavie ; dans à peu près tout ce qui met en scène les êtres et leur vie, dont on ne connaissait rien l’instant d’avant et qui en une seconde s’incarnent, nous fixent à travers le temps, impérieux, implorants, exigeant de nous en silence que nous les abandonnions pas à l’oubli. Car c’est cela aussi, être romancier : porter la voix des oubliés.
20Et peut-être aussi, même s’il a fallu un peu de temps pour le comprendre, ai-je choisi de m’en remettre à la photographie pour me souvenir, me souvenir de tout, parce que mes yeux déformés par la myopie et l’astigmatisme, et maintenant envahis par des corps flottants, font que je n’y vois presque plus rien correctement et que je ne peux pas, ou si mal, me reposer sur eux. Par comparaison, les yeux mécaniques que sont mes lunettes et mon appareil photo sont autrement plus dignes de confiance. J’ai donc appris à compter sur ce regard différé – l’immédiat ne saisissant pas grand-chose, ne gravant rien dans la mémoire (quasi-impossibilité à me souvenir des visages, par exemple alors que le vent, les odeurs, la chaleur, l’atmosphère de la rue, oui, toujours) –, à compenser mes lacunes, en m’abîmant dans la contemplation des images que j’ai prises. Appris aussi qu’à force de déchiffrer les photos anonymes d’un passé dont on ignore tout, et qui ne sont pas les moins passionnantes, visages inconnus, morts, décors non identifiés, on n’exige plus d’eux ni certitude ni vérité, on prend conscience des épaisseurs de signes qu’elles entrelacent, on gratte leurs ombres, on fouille leurs énigmes, on découvre la lenteur d’un processus de lecture minutieux, maniaque, un détail après l’autre, et d’où surgit soudain un pan de monde, peut-être exact, peut-être fantasmé après-coup ; comme ces fleurs de papier japonais qui se déplient dans l’eau et s’incarnent tout à coup en trois dimensions.
21Là est l’art, la violence, la sorcellerie de la photographie : arracher le mort au vif, le ramener à nous dans la brutalité raffinée de son saisissement, susciter le désir dérisoire et absolu de comprendre ce qui nous a précédé, ces frères et sœurs humains qui ont beau être avalés par l’oubli, ces instants qui ont beau être passés, ces amours qui ont beau s’être défaites, mais dont on ne peut renoncer à assumer l’héritage. Toutes les images disparaîtront mais nous sommes tissées d’elles et elles nous fondent autant que ce que l’on mange, qu’on respire et qu’on touche, elles s’agglomèrent à nos émotions et les précipitent, comme on le dit d’une substance chimique, jusqu’à en faire partie intégrante. Elles sont la peau de notre mémoire, nos balises et nos amers, structurent notre perception du temps et forment les jalons de notre histoire intime, elles entrent en nous, se gravent sur nos rétines et plus jamais ne s’en vont, se mêlant à nos synapses, nos cellules, aux fibres de notre être. Et l’écriture est parfois cette lutte intime avec leur silence et leur mystère, une manière de succomber à l’appel de cette vie que, dans un geste magnifique et dérisoire, elles ont enfermée dans une danse allégorique de photons, entre l’exactitude de la chimie et le vertige des émotions.
Notes
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[1]
Ernaux, A. (2008), Les Années, Gallimard, p. 11.
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[2]
Garat, A. M. (2011), Photos de famille, édition révisée, Arles, Actes Sud.
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[3]
Hine, L. (2002), Coffret Cinq photographes documentaires, Phaidon.
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[4]
Lepoittevin, A. (2003), Le Silence aveugle. La censure photographique pendant la Grande Guerre, mémoire de maîtrise sous la direction d’Annette Becker, Université de Paris X-Nanterre.
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[5]
Jenni, A., Lafont, A., Blustein, M. (2014), Jour de guerre. Reliefs de 1914-1918, Paris, Éditions du Toucan.
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[6]
Brunet, M., Dominique Hennequin, D. (2012), Adieu la vie, adieu l’amour, DVD, Nomades / France Télévisions.
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[7]
« Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). », Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard/Seuil, Cahiers du cinéma, 1980, p. 49.