1Les sociologues distinguent ordinairement trois générations : la génération X pour les hommes et les femmes nés entre 1960 et 1980, la génération Y, appelée aussi milleniale pour ceux qui sont nés entre 1980 et 1995 (certains étendent cette limite à 1999) et la génération Z pour ceux qui sont nés après. Il faut y ajouter les « anciens » dont les babyboomers nés avant 1960 et qui sont pour la plupart à la retraite. Les limites de ces générations sont en grande partie artificielles. Le fait qu’elles coïncident avec des décennies exactes le souligne. Il n’y a évidemment pas une différence abrupte de comportement entre un homme né en 1979 et un autre né en 1980.
2Les millenials n’ont pas connu d’autre système économico-social que le libre échange mondial. Les plus âgés étaient encore enfants au moment de l’effondrement de l’Union Soviétique à la fin des années 1980. Ce qui ne signifie pas qu’ils approuvent tous la mondialisation. 30 % d’entre eux seraient prêts à changer de système, mais sans savoir lequel adopter à sa place : ils ont été échaudés par la crise financière et économique de 2008. La génération précédente avait l’alternative théorique capitalisme ou socialisme. La génération Y ne l’a plus. Ce manque d’alternative est souvent décrit comme la disparition des idéologies.
3Les millenials ont toujours vécu dans un monde informatisé. Ce qui a de multiples conséquences. L’une des plus ignorées est l’instabilité. La technique ne cesse de se modifier comme les programmes. L’ordinateur d’aujourd’hui est différent de celui d’il y a dix ans. Les mises à jour se poursuivent d’une manière accélérée. Le téléphone portable ne sert plus seulement à téléphoner. Il est utilisé comme appareil photo, pour envoyer (et recevoir) des messages écrits, consulter internet, acheter des billets de spectacle ou de train, à jouer à des jeux vidéo, à s’affilier à des réseaux sociaux. Ces nouveautés sont généralement considérées comme des progrès. Et ceux qui le peuvent s’empressent d’acheter les appareils les plus récents. Le rapport au savoir est aussi modifié. De nombreux millenials pensent qu’il est inutile de savoir. Il suffit de savoir trouver la réponse sur internet.
4Les rapports avec les autres hommes sont aussi profondément modifiés. Une grande partie des contacts se font par l’intermédiaire d’un écran. Et l’image y joue un rôle de plus en plus important soit par la photographie soit par la vidéo. On ne raconte pas que l’on est allé dans un musée. On envoie une photographie de soi devant une sculpture. On n’écrit pas que l’on passe de bonnes vacances. On envoie une photo des enfants jouant sur la plage. Ce rapport à l’autre via l’image est très différent du rapport physique ou de l’écrit. Il est immédiat et donne l’habitude aux millenials de juger d’un coup d’œil. Donc à décider sans trop réfléchir. La publicité joue sur ce réflexe. Elle ne vante plus les qualités du produit qu’elle cherche à vendre. Elle fournit une succession d’images agréables que l’on n’a pas le temps d’analyser et qui n’ont qu’un lointain rapport avec le produit avant d’en énoncer le nom. La mutation du téléphone portable vers la caméra productrice d’images fixes ou mobiles est exemplaire. Tous les modèles sont équivalents en téléphonie. Ils ne se distinguent que par leur capacité à prendre et conserver des images.
5Une des principales caractéristiques du téléphone mobile est la possibilité de garder un contact plus ou moins permanent avec un grand nombre de personnes, et ainsi de faire partie d’un groupe. La plupart des millenials ont beaucoup d’« amis » (via Facebook ou d’autres programmes). Mais la relation s’en trouve faussée. Chacun ne montre aux autres que ce qu’il veut bien qu’il connaisse et fournit une image embellie de ce qu’il est et de comment il vit.
6Le téléphone portable étant toujours à disposition, La plupart des millenials le consultent dès qu’ils ont un instant de libre. Et le plus souvent ils y trouvent une activité qui les intéresse. De cette façon, ils sont toujours occupés et ne se retrouvent jamais face à eux-mêmes. Certains en éprouvent un manque et doivent apprendre à penser sans être sollicités par un objet venant du monde extérieur. Habitués à être guidés, ils peuvent même acheter des ouvrages de « méditation », avec le risque d’être conduits à une méditation religieuse.
7Les relations de travail sont également modifiées. Les contacts se font le plus souvent par e-mail. On se voit donc moins souvent et on se téléphone moins. Chacun a son ordinateur portable qui contient le plus souvent tout ce qu’il faut pour travailler. Cela permet le télétravail, et aussi de ne pas avoir de place fixe dans un open-space. Le travail posté, d’une manière générale, tend à disparaître. Le confort moral de se retrouver chaque jour au même endroit, n’existe plus. Le travail devient nomade.
8L’informatique joue également un rôle très important dans le recrutement. Le poste est d’abord défini électroniquement : diplôme, âge, expérience professionnelle… Le salarié sait qu’il n’est qu’un pion sur l’échiquier et qu’il a les qualités demandées par l’ordinateur. Il n’est plus une personne mais un acteur qui doit réaliser tel ou tel objectif. La relation affective du salarié et de l’entreprise qui l’emploie est détériorée. Aussi, dans la phase ascensionnelle de leur vie professionnelle, les millenials ne craignent pas de quitter un emploi pour un autre quand ils en ont l’occasion. En réaction, les millenials recherchent un travail qu’ils jugent utile, ce qui les valorise à leurs yeux. Ils refusent à ne servir qu’à enrichir leur entreprise. Le problème est si aigu que l’on a cherché à le traiter politiquement : une « loi de responsabilité sociale et environnementale des entreprises » a été inventée. Le législateur s’est intéressé au « bien-être des salariés » qui n’est pas limité à son bien-être physique.
9L’instabilité professionnelle est une caractéristique des millenials, qu’elle soit voulue ou subie. Ils vivent dans un monde en transformation continuelle. Cet état de chose leur paraît normal, et parce qu’ils sont encore jeunes, donc adaptables, ils l’acceptent sans trop en souffrir. Ils n’en pensent pas moins que leur vie sera plus difficile que celle de leurs aînés. S’attendant à une vie longue, ils pensent qu’ils ne pourront prendre leur retraite que tardivement.
10Cette instabilité se retrouve dans tous leurs choix. Ils changent facilement de goût. L’engouement pour un artiste de variété ne dure souvent qu’une saison. Les carrières des vedettes de la chanson sont devenues de plus en plus courtes. Le temps n’est plus aux réputations longues de plusieurs dizaines d’années comme les connaissaient les générations précédentes.
11Le besoin, au moins potentiel de pouvoir changer de partenaire de vie provoque une modification du statut des couples qui peuvent vivre longtemps ensemble sans rien officialiser leur union. Cela permet de se quitter sans avoir à recourir aux formalités du divorce. Les couples peuvent vivre ensemble de nombreuses années sans se marier et même sans se pacser. La naissance d’un enfant n’est même pas une raison d’officialiser leur union. En France, plus d’un enfant sur deux naît hors mariage. Le refus de s’engager se traduit aussi par un retard à la procréation : donner la vie à un enfant est un engagement de fait que l’on retarde le plus possible. Les milléniales accouchent de plus en plus tardivement. Certaines se font même prélever des ovocytes pour pouvoir procréer plus tard que ne leur permettrait leur vie physiologique. Aujourd’hui un enfant sur deux naît d’une mère qui a plus de trente ans.
12Les millenials sont tolérants. Ils acceptent toutes les formes de sexualité, au moins chez les autres. Ils sont féministes. Les hommes acceptent que les femmes suivent d’aussi belles (et même plus belles) carrières qu’eux. Ils partagent volontiers les tâches ménagères et s’occupent aussi des enfants.
13En réaction à leur instabilité professionnelle, les millenials ont tendance à se réfugier dans une bulle sociale où ils ne rencontrent que des personnes de leur classe sociale. Leurs amis sur internet comme leurs voisins ont le même niveau de revenus qu’eux. Depuis plusieurs générations « l’ascenseur social » est en panne. Il est difficile d’accéder à la classe supérieure. Il en résulte une ségrégation du logement. Chacun habite, qu’il soit propriétaire ou locataire à un endroit où le coût du logement lui est accessible. Il y a, certes, une certaine inertie dans les changements de lieu de vie. Mais comme la panne de l’ascenseur sociale existe depuis plusieurs générations, chacun habite dans un lieu d’un niveau de vie proche de celui de ses parents. Les plus riches vivent dans les quartiers riches des grandes villes. Les moins fortunés dans les banlieues. Mais dans les grandes villes comme dans les banlieues, il existe une ségrégation par quartiers. Cette absence de mixité sociale s’étend aux régions. Les villes petites et moyennes sont plus pauvres que les grandes villes, les campagnes plus pauvres que les villes.
14Les millenials sont mobiles. Leur horizon est large et ils sont prêts à se déplacer loin de leur lieu de naissance et de celui où ils ont passé leur jeunesse. Par exemple les campagnes se dépeuplent au profit des villes. Mais c’est un phénomène plus général. Les millenials des pays pauvres des anciennes démocraties populaires vont chercher un travail mieux rémunéré dans les pays riches de la communauté européenne. Les migrants venus d’Afrique et qui rêvent d’un « eldorado » européen sont presque tous des millenials.
15Les millenials sont plus éduqués que les générations précédentes. Une forte proportion d’entre eux a réussi le baccalauréat et nombreux sont ceux qui ont fait des études supérieures. Ils sont pourtant moins cultivés que les générations précédentes, du moins au sens classique du terme. Il y a très peu de moins de cinquante ans qui fréquentent les concerts classiques. L’opéra de Paris n’hésite pas à proposer des réductions de 40 % du prix aux moins de 40 ans pour les attirer. Pour attirer les millenials vers une culture classique qu’ils boudent, on va jusqu’à imaginer des procédés mixtes : une manière, dans le style de la publicité, de mettre en scène des objets de culture ancienne qui ne les attirent pas. Il existe, par exemple, des expositions de peinture classique sur écrans géants. Et le Louvre n’hésite pas à faire dialoguer l’archéologie avec la bande dessinée dans une exposition appelée l’archéologie « en bulles ».
16En fait, les millenials relèvent d’une autre culture. La fondation Vuitton avait organisé une double exposition Schiele (1890-1918) et Basquiat (1960-1988). La seule relation entre les deux peintres était qu’ils n’avaient vécu que 28 ans. Le même billet donnait accès aux deux présentations. Dans les salles consacrées à Schiele, il n’y avait que des cheveux gris, dans les salles consacrées à Basquiat que des millenials.
17Les millenials ont leur propre culture, en grande partie différente de celle de la génération X. Ils ont porté au rang de référence culturelle des artistes qui ne l’auraient pas été précédemment. Et les institutions les ont suivis. La Philharmonie de Paris a organisé une exposition sur David Bowie. Le Grand Palais abrite une exposition Michael Jackson. Les millenials ont fait donner un statut culturel à la bande dessinée (renommée roman graphique) qui fait maintenant l’objet d’études universitaires. La séparation culturelle entre les millenials et les générations plus âgées est sensible pour tous les spectacles. Il y a des films pour millenials et d’autres pour les générations précédentes. Les millenials adorent les séries et pratiquent intensément le streaming.
18La rupture entre les générations n’est pas limitée à la culture. Elle est beaucoup plus profonde. Les millenials considèrent que la génération X a pillé la planète à son avantage et qu’elle leur a laissé une terre profondément polluée et surexploitée. Ils sont très sensibles aux problèmes écologiques. Soucieux de leur santé, ils ne veulent pas vivre dans un milieu pollué et pratiquent volontiers des activités sportives. Adversaires de la voiture, ils pratiquent le cyclisme. Dans les grandes villes les municipalités installent des pistes cyclables pour les satisfaire.
19Les millenials rejettent en bloc tout ce qui a été mis en place par leurs aînés. Ce n’est pas la lutte classique entre générations où les plus jeunes veulent trouver une place dans la société. Ce n’est pas un rejet violent et une lutte contre ce que la génération X a construit. C’est un désir de ne pas faire comme eux. D’où un dédain profond pour les institutions. Partis politiques, syndicats, organisations politiques locales et générales, parlement, communauté européenne, présidence et presse. Tout est condamné au profit de ce que génère leur génération sur internet. Ils méprisent profondément la politique telle qu’elle est pratiquée actuellement.
20Les millenials pèsent fortement sur l’économie par leur comportement d’achat. Ils ne consomment pas les mêmes choses que leurs aînés. Ils ont imposé leur mode vestimentaire avec le jean et les baskets. Le marketing des grandes marques suit attentivement les fluctuations de leurs goûts qu’ils soient alimentaires ou vestimentaires. Certes le processus n’est pas nouveau – il a toujours existé. Mais il est aujourd’hui plus marqué. Le comportement d’achat des millenials n’est pas celui des générations précédentes. Ils sont toujours occupés, car dès qu’ils ont un moment de libre, ils consultent leur téléphone portable, entrent en contact avec leur famille et leurs amis, surfent sur internet ou pratiquent des jeux vidéo. Aussi n’ont-ils que peu de temps pour faire des achats et s’adressent facilement au e-commerce. Une commande est prise en un clip. Les achats en ligne vont même jusqu’à la commande de vêtements ou de chaussures qui autrefois exigeaient un essayage. Les vendeurs ont même inventé des logiciels d’essayage où le client peut voir sur son écran comment le vêtement pourrait lui convenir ou comment une paire de lunettes changerait son visage. On peut aussi aujourd’hui acheter des places de cinéma ou de théâtre, des billets de chemin de fer ou d’avion sans avoir à se déplacer.
21Cette description des millenials est très générale et schématique. Elle doit être couplée à d’autres composantes. Les comportements des millenials dépendent également des classes sociales et du niveau des revenus. Les plus riches, qui bénéficient de la mondialisation, sont évidemment moins critiques du système économico-social mis en place par leurs aînés que les plus pauvres qui le subissent. Leur mobilité ne se traduit pas par une migration mais par des études à l’étranger voire une carrière internationale. À l’inverse, les plus pauvres enchaînent des « petits boulots » plus ou moins précaires. Leur mobilité est essentiellement imposée et subie. Les plus pauvres, qui ont du mal à survivre, mettent évidemment les soucis écologiques au second plan.
22Il existe aussi des différences entre pays. Par exemple le nombre de mariages par millier d’habitants a baissé dans tous les pays de l’Union Européenne. En 1970, il était de de 7,9. En 2017, il est tombé à 4,3. Mais il n’est pas le même dans tous les pays. Il est de 3 en Italie, 3,5 en France, 4,2 en Grande-Bretagne, voisin de 5 en Allemagne, en Suède et en Pologne. Il y a à cela de multiples raisons. La proportion des jeunes (18-34 ans) sans occupation (ni études, ni emploi) est de 10 % en Allemagne, mais de 25 % en Italie contre 15 % en France. Autre facteur de différenciation des comportements, le taux d’emploi des mères. Les mères milléniales ont plus souvent un emploi que les mères de la génération précédente. Mais leur taux d’emploi varie avec l’âge de leurs enfants et cela d’une manière différente selon les pays. En moyenne dans l’Union Européenne, 71 % des mères d’un enfant de moins de cinq ans travaillent. Ce taux monte à 76,5 % quand elles ont la charge d’enfants d’âge compris entre 6 et 14 ans. Mais en Grande-Bretagne, la différence est plus marquée. 66 % seulement des mères d’enfant de moins de 5 ans travaillent, alors que 78 % des mères qui ont la charge d’enfants de 6 à 14 ans ont un emploi. Encore faut-il distinguer les emplois à temps partiel et les emplois à temps plein, ainsi que prendre en compte l’existence ou l’absence d’aides (présence ou non de crèches) et la législation.
23La plupart des caractéristiques des millenials ne leur sont pas spécifiques. Elles existaient dans la génération précédente mais d’une façon qui pouvait être moins marquée. La génération X n’a qu’une confiance limitée dans la presse et les institutions. Mais la méfiance est encore plus marquée chez les millenials. L’ascenseur social est bloqué depuis longtemps et son arrêt touche autant la génération X que les millenials. Les millenials se reconnaissent plus souvent homosexuels que les membres de la génération X. Mais les membres de la génération Z le reconnaissent encore plus souvent qu’eux.
24Ces caractéristiques des millenials ont des conséquences politiques. S’ils sont aujourd’hui trop jeunes pour être des dirigeants – il faut pour cela avoir au moins quarante ans – les millenials votent. Et cela d’une manière qui perturbe les politologues. L’élection de Trump a été une surprise. Elle est aujourd’hui analysée comme une révolte des laissés pour compte de la mondialisation. Ce qui est exact. Mais il y a aussi un effet millenial. Les millenials n’ont aucun respect pour la génération qui les a précédés et qui est aujourd’hui au pouvoir. L’attitude « anti establishment » les a séduits. Trump s’est en effet opposé autant à l’establishment républicain (qui l’a combattu) qu’à l’establishment démocrate. Il a largement utilisé internet. Il a présenté un programme qui a souvent été considéré comme dénué de sens et privé de cohérence. Mais cela ne lui a pas nui. Les millenials n’ont pas de doctrine politique ni d’idéologie claire. Le fait que les grands journaux comme le New-York Times et le Washington Post mènent campagne contre lui ne peut que les réjouir. Les millenials ne croient pas les journaux et se fient plus à ce qu’ils peuvent lire sur internet.
25Un autre exemple, encore plus typique du rôle de la mentalité des millenials dans la vie politique, se trouve en Italie avec le mouvement Cinq Etoiles. Mené par l’acteur comique Bépe Grillo, sans programme défini sinon son opposition aux politiciens professionnels de la génération précédente, il a réussi à parvenir au pouvoir en s’alliant avec un parti traditionnel de droite, la Ligue du Nord de Salvini. Mais son inconsistance lui vaut aujourd’hui une certaine désaffection populaire. Les millenials, dépourvus de doctrine politique, sont mentalement prêts aux changements. Ce ne sont pas, par nature, des électeurs fidèles. Le rôle d’internet dans les élections italiennes porte la marque de leur influence. Les millenials forment un électorat particulièrement instable. Prêts, dans la vie courante à changer d’emploi et de résidence, habitués à toutes les nouveautés informatiques, leur opinion est particulièrement mobile. Un homme politique adulé à un moment donné peut être rejeté rapidement. D’ailleurs il n’y a plus d’idéologie pour canaliser des mouvements brusques de l’opinion.
26Les millenials sont actuellement trop jeunes pour être des dirigeants. On n’accède aux postes politiques élevés qu’après 40 ans, du moins dans les pays développés. Cette règle implicite n’est pas sans inconvénients. Les hommes politiques qui arrivent au pouvoir à quarante ans se sont formés quand ils avaient entre 20 et 30 ans. Il y a donc toujours un décalage d’au moins dix ans entre la situation du moment et les concepts et les convictions de ceux qui ont à la gérer. Ce phénomène est une source de dysfonctionnement. Mais il a un avantage : une certaine homogénéité conceptuelle de la génération qui est au pouvoir, ce qui apaise les tensions.
27Cette règle, très générale, a des exceptions qui sont là pour la confirmer. Les deux présidents américains atypiques que sont Reagan et Trump n’ont pas formé leurs convictions politiques dans la décennie comprise entre leurs vingt et trente ans. Ils ne sont pas, politiquement, de leur génération d’âge. Et ils se sont opposés naturellement à leur génération d’âge qui était au pouvoir et qui s’était formée à une autre époque qu’eux. Aussi l’opposition à leur présence au plus haut poste politique de leur pays a été particulièrement violente.
28Reagan est né le 6 février 1911. Il commence par être acteur et le restera jusqu’en 1954. Entre temps, il travaillera un moment pour General Electric. Sa formation politique est liée à son activité syndicale. Il est vice-président de la Screen Actors Guild en 1946. Puis il en deviendra président jusqu’en 1959. Cette activité deviendra très politique avec la chasse aux communistes et sympathisant communiste suivant la loi Taft-Hacley. Sa formation politique a donc eu lieu entre les âges de 35 et 48 ans. Il a été élu président des États-Unis en 1980 à l’âge de 69 ans, après avoir été gouverneur de Californie.
29Trump est né le 14 juin 1946. Mais il n’entrera en politique qu’en 1980 après avoir construit son empire immobilier. Il n’a alors aucune conviction. Il veut seulement devenir président. Il commence par s’inscrire au parti démocrate puis, constatant qu’il n’y a pas de place pour lui, il finira par aller au parti républicain. Il ne commence donc à s’intéresser à la politique qu’à 34 ans.
30Comment se comporteront les millenials quand ils atteindront prochainement le seuil de la quarantaine nécessaire pour s’imposer en politique ? Emmanuel Macron peut nous l’indiquer. Il n’est certes pas un millenials au sens strict. Il est né le 21 décembre 1977, donc deux ans plus tôt que la limite inférieure de la génération des millenials. Mais les limites temporelles des générations sont plus arbitraires que réelles. Macron a fait l’essentielle partie de sa formation politique entre 2001, où il entre à Sciences Po, et 2004 où il sort de l’École Nationale d’Administration. Il n’a pas fait de service militaire, comme les millenials nés après lui. Sa formation politique se fait donc essentiellement entre 24 et 28 ans. Cette période est celle du triomphe de la mondialisation libérale qui a écrasé depuis une quinzaine d’années le communisme russe. Macron se montrera de ce fait un partisan convaincu du libre échange mondial. Sa position politique est typique d’un millenial. Il ne croit pas à l’organisation politique de la génération X qui précédait. Il n’y aura donc plus d’alternance droite-gauche. Il se déclare à la fois de droite et de gauche (bien que son engagement envers le libre échange mondial le pousse à faire une politique économique de droite). Il s’affranchit des instances politiques et économiques intermédiaires et adopte un pouvoir « jupitérien ». La personnalisation du pouvoir se retrouve dans le nom de son parti, La République En Marche, où l’on retrouve ses initiales. Il gouverne directement de l’Élysée grâce à un groupe de fidèles qui forment son cabinet et qui sont presque tous des millenials.
31Les millenials plus jeunes qui n’arriveront à l’âge des responsabilités les plus élevées que dans une dizaine d’années devraient avoir le même type de réflexes. Mais avec une différence fondamentale. Ils auront formé leurs convictions durant la période qui a suivi la crise financière de 2008. Leur confiance dans la solidité du modèle économique de la mondialisation devrait être entamée.
32L’évolution des sociétés est commandée par une multitude de facteurs – économiques, politiques, historiques, sociaux, techniques, intellectuels et autres. La composante générationnelle joue aussi un rôle, trop souvent oublié. La position originale des millenials ne doit donc pas être négligée.