1Que représente socialement la « santé mentale » à l’échelle de la France ? Elle prend en charge largement plus d’un million de personnes adultes et environ un demi-million d’enfants. On évalue à une personne sur quatre susceptible d’un recours de ce type au cours de son existence. Pourtant, les rationalistes ont peu tourné leur regard sur ce champ. Prenons Raison Présente : en 1987, la revue publie « Le besoin de psychiatrie » (n° 83) et seize ans ensuite « De la psychiatrie française en 2003 » (n° 144). Avec ce numéro 209, de nouveau, nous avons attendu seize ans avant de lui consacrer une réflexion.
2Une question préalable se pose : doit-on distinguer la santé mentale de la psychiatrie ? Certains définissent la première comme une conception élargie de la seconde. Cette définition reste floue. D’autres avancent que la psychiatrie serait une partie de la santé mentale. Mais alors, qu’en est-il du tout et de la partie ? Saisir tant l’idéal que la réalité présente de la santé mentale nécessite de l’inscrire dans l’histoire bicentenaire de la psychiatrie. Je le montrerai dans le premier article, intitulé simplement « Psychiatrie et santé mentale ».
3Ensemble constitué d’une myriade d’acteurs et d’institutions diversifiées, la santé mentale en construction apparaît aujourd’hui hétérogène. Pour éclairer certains de ses aspects notables, huit autres articles suivront et les exposeront selon diverses perspectives. Les auteurs y font preuve de leur engagement, quel que soit leur statut : psychiatre, psychanalyste, psychologue, directeur, mais aussi pair-aidant, sociologue ou juriste. Voici une introduction à la contribution de chacune et de chacun.
4Bernard Durand s’avère bien placé pour préciser le contenu de cette réalité en voie de formation, qualifiée de « santé mentale ». Il fut un artisan majeur dans la construction de la fédération Santé Mentale France. Il centre son propos sur la notion de « rétablissement ». Lié à une demande sociale vers un idéal d’autonomie, le sens moderne du rétablissement permet de retrouver un « pouvoir d’agir ». En découvrant leurs possibilités, en dépit de difficultés psychiques résiduelles, les personnes conquièrent une double dimension. La première, politique, permet une meilleure insertion dans la vie sociale en tant que citoyens pourvus de droits. La deuxième s’avère morale : sortir du statut exclusif de malade mental fait reconnaître la personne pleine et entière.
5Suit une excellente illustration du rétablissement donnée par Philippe Maugiron, en tant que « médiateur de santé pair ». À double titre : d’une part, en retraçant l’origine et l’histoire de cette dernière notion et, d’autre part, en exposant sincèrement son histoire personnelle et son engagement multiple. Ainsi, en faisant partager son savoir expérientiel spécifique, il est devenu un professionnel de santé mentale, intégré à une équipe de soins.
6Nous avons tendance à opposer l’ouverture de la santé mentale dans la cité à la fermeture du service hospitalier. Le premier respecterait la liberté de consentir et le second pratiquerait souvent la contrainte. Les analyses sociologiques de Pierre Vidal-Naquet réfutent cette vision binaire. Dans l’accompagnement à domicile des personnes vulnérables, il expose l’ambiguïté des formes de contrainte ne se réduisant pas à l’usage de la force. Il expose les subtilités du recours à la persuasion, voire à la ruse ; combien il faut de doigté pour concilier protection et autonomie.
7Anne Caron-Déglise expose juridiquement cette relation entre contrainte et consentement pour la protection des personnes vulnérables. Au centre de son propos, elle place la « tutelle » de droit, contrainte légale, laquelle devient, de fait, une mort civile, faute de respecter l’expression de la volonté et des préférences des personnes concernées. S’impose donc une modification du droit français, en particulier de son code civil, afin de proposer des mesures individualisées reposant sur une appréciation évolutive multi-professionnelle.
8Clément Bonnet associe le travail à une meilleure santé mentale. Indéniablement, accomplir une activité sociale utile procure un sentiment d’estime de soi. Le travail ne constitue pas pour autant une panacée afin de surmonter les difficultés psychiques. Mieux vaut parfois proposer un investissement dans le mouvement associatif, la culture, l’art, le sport… Toutefois, le travail et le logement constituent des moyens essentiels pour trouver sa place dans la société. « L’emploi accompagné » consiste à placer en milieu de travail ordinaire et à soutenir les travailleurs en difficulté d’insertion pour raison psychique. Les résultats s’avèrent encourageants. Ils pourront d’autant plus se développer que les mentalités de chacun évolueront vers plus de solidarité, en particulier celle des chefs d’entreprises.
9Selon une autre perspective, Emilie Perrot interroge le travail : celui de la prévention de la santé mentale en restaurant le « métier ». Elle se confronte à un problème concret : comment prévenir la dégradation de la santé d’agents commerciaux d’une entreprise ferroviaire ? L’intervention psychosociologique porte sur des différends entre agents à propos de leur mission « d’humanisation », visant à renforcer la sécurité des voyageurs. La méthode consiste à associer une co-analyse entre agents et intervenante, avec une implication de la direction. Quant au résultat, il parvient à élargir le point de vue des agents et à obtenir une meilleure considération de leur hiérarchie.
10Jacques Marescaux traite aussi des difficultés que rencontrent les personnes en situation de handicap psychique face au travail et au logement. Il montre à quoi cela est dû : un préjugé ancestral au sujet de la maladie mentale, une « stigmatisation » disqualifiante. Elle conduit à un retard de diagnostic, un déni, un refus de soins et à une désinsertion sociale. Mais encore, il propose une solution pour faire reculer l’ignorance. En présentant un nouveau mouvement dont il assume la présidence : les « Premiers Secours en Santé Mentale » (PSSM). Il vise à former des personnes étrangères au champ de la santé mentale. Les « secouristes » auront une triple mission : évaluer la situation de difficulté mentale, adopter un comportement adéquat et orienter vers les dispositifs institutionnels et humains appropriés. Le programme a déjà le soutien du ministère français ; il ne manque pas d’ambition en prévoyant de former un demi-million de personnes en 10 ans. Pour assurer son succès, il mérite d’être partagé par le plus grand nombre de citoyens et de bénéficier d’un dispositif de psychiatrie permettant de répondre à la demande du public en difficulté.
11Yves Buin conclut le dossier, vigoureusement. Avec l’aliénation sociale et la « normapathie », il renvoie la politique de la santé mentale à la politique elle-même. Parmi d’autres penseurs, Sigmund Freud expose la tension entre la singularité du désir de l’individu et son renoncement plus ou moins étendu face à son groupe d’appartenance. La pression de ce dernier pour façonner le conformisme varie selon l’histoire. Le totalitarisme mobilise la puissance du désir selon un modèle religieux d’abnégation de soi. Il l’impose au nom d’une société sans classe pour le stalinisme ou d’une race supérieure pour le nazisme. L’idéologie capitaliste s’y prend autrement, en mobilisant le désir par l’attrait de l’argent. Dans sa modalité contemporaine, elle peut compter sur deux atouts. L’un repose sur le langage publicitaire à finalité « panurgique » : que l’on pense à l’engouement pour la dernière coupe du monde de football ! L’autre se manifeste dans toute sa gloire sous le qualificatif du « divin » apport numérique. Son immense machinerie acéphale tend à réaliser certaines des visions apocalyptiques conçues par Huxley et Orwell. Big Brother is watching you et les réseaux sociaux peuvent encourager à la délation sous couvert de cultiver la vertu de transparence.
12Opération de dupe : croire utiliser Google pour répondre à ses besoins et, de fait, obéir à l’impératif de s’adapter à la machine. Dans la lignée de Michel Foucault, cet article final mentionne la société disciplinaire fabriquant des « normopathes », décrits comme lisses, inhibés et socialement suivistes. Il permet aussi de saisir la dialectique entre aliénation sociale et aliénation mentale, la première générant la seconde. Que l’on songe aux citoyens rivés à leurs smartphones, jours et nuits ! Cela porte le nom d’une néopathologie, dite addiction informatique. Enfin, ce qui précède nous incite à nous libérer, là où réside tout le sens de ce dossier. Une seule mention pour en convenir ; que l’on se souvienne du mot d’ordre des psychiatres libérateurs des lieux de renfermement, à savoir le « désaliénisme ». Dans l’article qui suit, intitulé « Psychiatrie et santé mentale », ce programme libérateur occupera une position centrale.