Notes
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[1]
En toute rigueur, je pourrais distinguer le transhumanisme proprement dit et le posthumanisme. Le premier vise à améliorer la condition humaine. Le second nourrit l’ambition de transformer l’humanité en une nouvelle espèce, à terme immortelle. Toutefois, la limite entre les deux s’avère parfois floue. Dans cet article, je les regroupe donc sous la notion générale de « transhumanisme ».
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[2]
Dr Laurent Alexandre, La Mort de la mort. Comment la technomédecine va bouleverser l’humanité, Jean-Claude Lattès, 2011.
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[3]
Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, (2009), Librairie Arhème Fayard/Pluriel, 2012.
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[4]
Laurent Alexandre et Jean-Michel Besnier, Les Robots font-ils l’amour ?, Le transhumanisme en 12 questions, Dunod, 2016.
-
[5]
Luc Ferry, La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vous bouleverser nos vies, Éditions Plon, un département d’Édit8, 2016.
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[6]
Je me réfère à L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro, Gallimard, 1992, complété par Stephen Mitchell, Gilgamesh. La quête de l’immortalité (2004), trad. de l’anglais par Aurélien Clause, Synchroniques Éditions, 2013.
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[7]
Jean Bottéro, La plus vielle religion. En Mésopotamie, Éditions Gallimard, 1998, p. 40-46.
-
[8]
Les 11 tablettes que je présente appartiennent à la « version ninivite », découvertes à Ninive, au nord de Bagdad et de Babylone. On la date de la fin du iie millénaire avant notre ère. Elle apparaît comme la plus complète. Elle s’oppose à la version « ancienne », dite aussi « babylonienne », plus réduite et datant du premier quart de ce même iie millénaire. Je citerai ensuite des extraits de cette version ancienne.
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[9]
Pour l’orthographe des noms de cette Antiquité mésopotamienne, j’adopte celle du glossaire établi par Stephen Mitchell et Aurélien Clause, op. cit., p. 239-242.
-
[10]
« L’intelligence et la fonction technique du pouvoir : Enki-Éa », in Jean Bottéro, Mésopotamie, l’écriture, la raison et les dieux, Gallimard, 1897, p. 419-453. J’ajoute ceci : à cette triade antique, An-Enlil-Enki viendra ensuite s’adjoindre Inanna (Ishtar en akkadien) pour y représenter l’élément féminin. De plus, à partir du iie millénaire, Marduk succède à Enlil, du moins partiellement, comme « Souverain des dieux et du Monde ». Cf. Jean Bottéro, La plus vieille religion. En Mésopotamie, 1998, op. cit., p. 108-126 et 179-185.
-
[11]
Dans un livre doté d’une grande érudition, tout comme Jean Bottéro et ses riches études, Dominique Charpin étudie la liaison entre la religion et la sexualité dans la société mésopotamienne. Les temples dédiés à Ishtar apparaissent manifestement comme des lieux de plaisir. Des dignitaires religieux y supervisent les activités sexuelles. L’auteur confronte les textes épigraphiques et les découvertes archéologiques pour éclairer la question controversée de la « prostitution sacrée ». En Mésopotamie ancienne, la sexualité avait ses temples tout comme le commerce, la médecine ou l’écriture. Cf. Dominique Charpin, La Vie méconnue des temples mésopotamiens, Les Belles Lettes /Collège de France, Paris, 2017, p. 133-161.
-
[12]
Expression peut-être d’origine mésopotamienne, mais assurément d’origine grecque avec le mythe de Jason et la conquête de la toison d’or.
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[13]
L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro, op. cit, p. 256, citation d’une tablette de la « version ancienne », une des plus anciennes, si ce n’est la plus vieille, datant du xviiie siècle avant notre ère. Je restitue la présentation de Jean Bottéro : chaque vers akkadien comprend deux hémistiches, le deuxième figurant en décalage par rapport à la ligne précédente ; les mots manquants et restitués apparaissent entre parenthèses.
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[14]
Homère, L’Odyssée, texte établi et traduit par Victor Bérard, Les Belles Lettres, Paris, 2011, chant XI, 486-491, p. 103.
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[15]
Urshanabi, serviteur d’Éa, plus exactement, « Serviteur de Deux Tiers », en raison de la symbolisation de Éa par la valeur numérique de deux tiers.
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[16]
En notant la proximité entre les trois récits et quelques différences. Si les dieux babyloniens décident de supprimer des humains trop nombreux et bruyants (cf. Jean Bottéro, L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, op. cit., p. 184, n° 2), le Dieu judéo-chrétien et Zeus invoquent la même raison pour le Déluge. Le Dieu de la Bible veut en effet punir les humains pour leur « perversité » (Genèse, 6-9) et Zeus veut détruire les hommes de l’âge de bronze pour leurs « vices ». Pour Ovide, dans une version voisine, Jupiter veut anéantir le genre humain pour sa férocité. Il en résultera une nouvelle « race dure à l’épreuve de la fatigue » (Les Métamorphoses, I, 414). J’ajoute que l’on connaît plusieurs mythes mésopotamiens du Déluge, par exemple Le Poème du Supersage (en akkadien Atrahasis) autour de –1700 ou L’Épopée de la Création, vers –1200, in Jean Bottéro, Mésopotamie, l’écriture, la raison et les dieux, op. cit., p. 400-404 et 435-440.
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[17]
Pour cette épopée, on connaît aussi Shamash (Utu en sumérien) comme le protecteur particulier de Gilgamesh. Ce dieu possède de nombreux pouvoirs, en particulier celui de la justice. Pour illustration, sa représentation figure au sommet de la stèle du code de Hammu-Rabi, visible au musée du Louvre. Toutefois, Shamash n’avait pas l’exclusivité du règlement de la justice. Il pouvait le partager avec Sin (Nanna en sumérien), dieu de la Lune, sorte de double nocturne du Soleil. Dans certaines cités, des déesses assument cette fonction judiciaire, selon la loyauté, avec Kittum ou la rectitude avec Misharum. Cf. Dominique Charpin, La Vie méconnue des temples mésopotamiens, op. cit., p. 61-106.
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[18]
L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro, op. cit, p. 141-142. Les mots manquants et restitués apparaissent entre parenthèses. Entre les crochets droits se placent les parties de mots disparus, par le fait des cassures.
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[19]
Idem, p. 258, version dite « ancienne ». Les mots manquants et restitués apparaissent entre parenthèses. Entre les crochets droits se placent les parties de mots, les mots et les ensembles de mots disparus, par le fait des cassures.
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[20]
Stephen Mitchell, Gilgamesh. La quête de l’immortalité, 2004, trad. de l’anglais par Aurélien Clause, op. cit., p. 160. L’auteur anglais a choisi de construire son texte en tétramètres, vers souples que son traducteur français donne en alexandrins.
1Le titre proposé brille volontairement par son anachronisme. À l’évidence, Gilgamesh ne pouvait pas rencontrer le « transhumanisme » [1]. Ce concept moderne ne pouvait être qu’inconnu pour le héros d’une épopée conçue au troisième millénaire avant notre ère et écrite au cours du millénaire suivant. Par contre, l’immortalité occupait la place centrale dans la narration mésopotamienne antique. Tel apparaît bien le point commun entre la quête de Gilgamesh et le thème actuel de transhumanisme.
2Aujourd’hui, pour Laurent Alexandre, « La Mort de la mort », constitue un horizon envisageable, en raison du développement de la technomédecine [2]. Dès la fin du xxie siècle, il envisage qu’il soit possible de repousser l’espérance de vie à deux cents ans. La prolongation de la vie s’accompagnerait du maintien d’êtres humains dans leur état de jeunesse. Pour ce faire, il qualifie les cellules souches de « cellules de jouvence ». Sans mésestimer l’intérêt de certains progrès médicaux, il met en garde contre un « géno-tsunami » pouvant se révéler comme un cadeau empoisonné.
3Pour sa part, Jean-Michel Besnier insiste sur les nouveaux rapports entre homme et machine [3]. Des futurologues conçoivent l’implantation d’ordinateurs dans nos cerveaux. L’échéance prévue s’avère courte : aux alentours de 2030. Les humains transformés deviendraient une nouvelle espèce : homme bionique ou « cyborg », nouvelle espèce immortelle. Nous aurions alors dépassé la nature humaine telle que nous la connaissons. Qui ? Nous ou les machines en nous ? N’avons-nous pas déjà consenti à une servitude volontaire à leur égard ? D’où le sous-titre retenu par l’auteur : « Le futur a-t-il encore besoin de nous ? ».
4Plus récemment, les deux auteurs, Laurent Alexandre et Jean-Michel Besnier, ont examiné ensemble la notion du transhumanisme, en posant douze questions exposées d’une manière tant documentée que claire [4]. Ils dénoncent la frénésie déraisonnable à durer. Ils lui opposent un sens humain à la mort, condition de la culture et des œuvres d’art. Or, il m’apparaît que la plus ancienne épopée connue en constitue une exemplaire manifestation. Par-delà les millénaires, je partage l’humanité du héros mésopotamien, en particulier les sentiments d’amour et d’amitié.
5Dans La Révolution transhumaniste, Luc Ferry envisage à de nombreuses reprises la « vie sans fin » [5]. Il associe alors cette visée à la quête de Gilgamesh. Il considère cette épopée d’un héros à la recherche de l’immortalité comme un conte philosophique. Il me reste à l’exposer.
L’épopée
6Ce récit poétique constitue la première œuvre littéraire connue dans l’histoire de l’humanité. Elle contient en même temps un message philosophique de haute valeur. Il s’agit d’une histoire imaginaire écrite en vers au iie millénaire avant notre ère. Le personnage central se nomme Gilgamesh. En langue sumérienne, un sens possible de son nom serait « L’Ancien (est encore) dans la force l’âge » ou « L’Ancêtre était un Héros ». En effet, l’épopée retrace les exploits et les chagrins de ce héros légendaire. Le plus probablement, il aurait une origine historique. Il aurait été roi d’Uruk (actuellement Warka) en Mésopotamie du sud, au iiie millénaire avant notre ère, il y a donc près de cinq mille ans !
7Nous connaissons le récit écrit dans l’écriture « cunéiforme » de la langue akkadienne. Des érudits ont réussi à décrypter cette écriture cunéiforme, la plus ancienne que nous connaissions [6].
8D’emblée une question se pose : pourquoi en langue akkadienne et non pas sumérienne, elle-même écrite en cunéiforme ? Je précise que l’une et l’autre furent décryptées par les assyriologues dès le xixe siècle. La civilisation mésopotamienne résulte d’une rencontre entre les Sumériens d’origine inconnue et les Akkadiens sémites. Ils entrent en contact au ive millénaire. Dès le iiie, la langue akkadienne devient dominante, alors que le sumérien garde une prééminence culturelle. Les savants pratiquent encore le sumérien pendant trois millénaires, jusqu’au début de notre ère. De plus, tout au long du iie millénaire, des vagues d’immigrants vont donner un élan neuf à cette civilisation déjà hybride. Il en résultera des chefs-d’œuvre composés en langue akkadienne, dont l’Épopée de Gilgamesh [7].
9En son intégralité, le poème comprenait environ 3 000 vers. Nous avons à notre disposition 11 tablettes d’argile cuite [8]. Certaines sont presque entières, d’autres reconstituées. Pour ma part, je regrouperai ces onze tableaux en trois grands moments.
Une ardente amitié
10Le premier (tablettes ou livres I à VI) présente les deux personnages principaux. Gilgamesh, roi de la somptueuse ville d’Uruk, réunit beauté et puissance. Mais il fait un mauvais usage de cette puissance. Il asservit les jeunes hommes et abuse des jeunes filles. Les dieux décident de mettre un terme à sa tyrannie. D’où, dès le premier moment une leçon à entendre : il faut respecter la mesure. Ne pas s’en tenir aux limites dictées à l’humanité, cela expose aux malheurs.
11Pour limiter Gilgamesh, les dieux créent un être aussi fort et beau que le roi. Il a pour nom Enkidu, ce qui signifie « Créature d’Enki ». Pour les Sumériens, Enki représente le dieu de la création, soit Éa pour les Akkadiens [9], le plus intelligent des dieux. Je précise qu’Enki-Éa s’inscrit dans une triade : An-Anu, le père, l’ancêtre ; Enlil, le fils, l’autorité souveraine de l’univers ; Enki-Éa, le conseiller intelligent, l’inventeur, le créateur [10].
12On appelle aussi Enkidu « Le Sauvage ». En effet, dans un premier temps, on le décrit vivant avec les animaux sauvages, à leur manière. Il sera civilisé par une formidable initiatrice sexuelle. Se charge de cette initiation à la civilisation une courtisane ayant pour nom « Lajoyeuse » ou Shamhat (ce qui signifie jolie et généreuse). On la connaît comme prêtresse de Ishtar ou Innana en sumérien, déesse de l’amour et de la guerre. Lajoyeuse voue sa vie à ce que les Babyloniens considéraient comme le mystère sacré de l’union érotique et sexuelle [11]. Au sauvage Enkidu, elle fait l’amour sans interruption pendant six jours et sept nuits. Puis, elle lui apprend comment se nourrir, s’habiller et devenir humain. Être humain consiste à savoir manger le pain, boire la bière, s’habiller et savoir parler. Tout cela, Enkidu va le lui devoir. Enfin, elle l’invite à rencontrer son alter ego en vigueur et en beauté, à savoir Gilgamesh. Enkidu s’irrite de l’abus de pouvoir du roi d’Uruk. La tradition voudrait en effet lui accorder un droit de cuissage. Avant chaque mariage, il s’impose en premier dans le lit de la future mariée. Cette pratique tyrannique ne convient pas à Enkidu. La rencontre sera d’abord une rude bataille entre les deux héros de force égale. Cependant, comprenant combien ils se ressemblent, ils s’accordent et engagent une profonde amitié.
13Ils décident d’entreprendre une expédition en direction de la « Forêt des Cèdres », arbres précieux appréciés et absents d’Uruk. Ils devront affronter le féroce gardien de cette Forêt. Il s’appelle Humbaba, monstre sanguinaire à la gueule de fournaise et au souffle de brasier. Pour atteindre la Forêt, ils doivent parcourir un long chemin. Nos contes modernes parleraient de deux héros ayant chaussé des bottes de sept lieux. Pour preuve : il leur faudra trois jours de marche, là où un homme ordinaire a besoin de six semaines. En chemin, ils hésitent, prennent peur. Le songe et son interprétation rythment chaque avancée. Une invocation à visée de réassurance précède chaque rêve : « apporte-moi un rêve, promesse de bonheur ». Une telle précaution ne saurait suffire. Nous connaissons les contenus de ces rêves le plus souvent menaçants. Par leurs interprétations, les amis doivent se réassurer face au combat à venir. Il sera victorieux et Humbaba aura la tête tranchée.
14Rentrés à Uruk, le peuple fait un triomphe aux deux héros. Entre alors en scène la déesse Ishtar, patronne de l’amour charnel et de la guerre. Elle jette son dévolu sur Gilgamesh. Elle déclare sa flamme de la manière la plus verte qui soit : « offre-moi ta volupté », avec d’autres propositions de grande audace sexuelle. Gilgamesh éconduit la déesse. Mal lui en prend. Délaissée, rejetée, la déesse réclame vengeance auprès de son père. Il s’agit de Anu, dieu des cieux et père des dieux. Il lui fabrique un gigantesque taureau dévastateur, le Taureau céleste. Il aura pour mission de ravager le pays et de causer sept ans de famine. Face à cette menace, Enkidu « prend le Taureau par les cornes [12] » et Gilgamesh tue l’animal céleste.
Le monde d’En-bas
15Avec ce nouvel exploit, nous entrons dans le deuxième grand moment du récit (tablettes ou livres VII et VIII). Il commence aussi par une interrogation à visée philosophique, existentielle. Les deux héros ont offensé les dieux en tuant le gardien de la Forêt des Cèdres, protégé par les dieux, puis le Taureau sacré. Ils ont fait preuve de démesure. Leur transgression implique une sanction. Enlil, le gouverneur de l’univers, décide de faire mourir Enkidu, récemment créé par les dieux, ayant de plus convaincu son ami de mettre à mort Humbaba. Le dieu protecteur de Gilgamesh le voulait vaincu, mais vivant. Dans le rituel mantique habituel, un cauchemar avertit Enkidu de son sort. Il se voit dans la maison d’En-bas, Enfer, maison des ténèbres où tous sont dans l’ombre. Il devient malade et meurt après douze longs jours d’agonie.
16Gilgamesh devient inconsolable de la mort de celui qu’il qualifie de son « âme sœur ». Lors des funérailles, de désespoir, il arrache les boucles de ses cheveux et ses vêtements. Il « pleure son ami, comme une mère qui a perdu son seul fils ». Il se rend compte du sort détestable dévolu à son alter ego, son autre lui-même, devenu « fantôme », vivant englué, immobile, à l’existence morne et perpétuelle.
17Ayant assisté à la mort de son ami, Gilgamesh la refuse. À ses yeux, elle apparaît comme répugnante, insupportable. Il comprend que la gloire et le renom cherchés par les héros ne sont que des dérisoires succédanés. Voici ce qu’il en dit :
19À propos de l’Enfer et du sort peu enviable où vivent les ombres des humains défunts, vient à l’esprit un parallèle avec Homère. Je pense à la rencontre entre Achille et Ulysse. Ce dernier croit amical de féliciter le héros pour le bonheur qu’il aurait de régner comme un souverain sur le monde des morts. Voici la réponse désespérée d’Achille :
« Oh ! ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse !… J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand’chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ! [14] »
La vie sans fin
21Vient alors le troisième acte, centré sur la recherche de l’immortalité (tablettes ou livres IX à XI). Gilgamesh vit dans un état d’angoisse majeure. Avec la mort d’Enkidu, il prend une conscience aiguë de la sienne à venir. Il veut la vaincre. Comment cela serait-il possible ? Il a appris qu’un sage a pu la dominer. Les dieux ont accepté de le rendre immortel. Il part à sa recherche dans un pays lointain, à l’extrême Orient. Pour le rejoindre, il lui faut affronter bien des dangers. Il doit atteindre une montagne, les « Monts Jumeaux ». Ils surplombent un tunnel qu’il doit parcourir, long tunnel, à savoir cent kilomètres d’obscurité. Il lui faut faire vite, en sortir au crépuscule, faute d’être irrémédiablement brûlé à mort par le soleil qui s’y engouffre. Il réussit et pénètre alors dans le jardin éternel. Dans ce jardin aux mille gemmes, il peut découvrir des fruits en rubis, des fleurs en lazulite et toutes autres merveilles. Là, il rencontre une tenancière de taverne, Shiduri dite la Tavernière. On la dépeint comme une femme curieuse, dans la mesure où tout en brassant de la bière, elle appartient au monde surnaturel. Elle tient la taverne du bout du monde. Elle indique à Gilgamesh le moyen de rencontrer celui qu’il cherche, à savoir l’humain devenu immortel. Tout son interminable et périlleux périple vise au dévoilement de ce mystère.
22Toutefois, il n’est pas parvenu au bout du voyage. Une ultime épreuve harassante et dangereuse l’attend. Il lui faut traverser une mer dite de l’Eau mortelle. Jusqu’alors aucun humain n’avait franchi ses Lames meurtrières. Dans la représentation de la cosmogonie mésopotamienne, nous sommes à l’extrême Orient, aux limites conçues de la carte du monde, totalement au bout du monde. Conduit par le patron de bateau, le Nocher Urshanabi, (serviteur d’Éa [15]), Gilgamesh parvient à surmonter cet obstacle et rencontre l’homme devenu immortel. Il a pour nom Utnapishtim. Cela signifie « Vie aux Longs Jours » ou « Celui qui trouva la Vie ». Après avoir parcouru désert, steppe, monts et mers, Gilgamesh peut enfin poser la question qui le hante, le but de sa longue quête. Il veut connaître le secret de la « vie sans fin ».
23Utnapishtim-le-lointain lui révèle le mystère : comment les dieux l’ont rendu immortel. Gilgamesh écoute attentivement son récit. Les dieux voulaient supprimer l’humanité en raison de son encombrante multiplication. Ils le chargent de construire un bateau, en prévision d’un cataclysme, un effroyable Déluge. Il détaille la construction de ce bateau de sept étages et résistant aux intempéries par ses revêtements en asphalte. Par parenthèse, à propos de l’intention divine de suppression du genre humain nous reconnaissons, avec mille ans d’avance, l’histoire biblique de Noé et la gréco-romaine de Deucalion, fils de Prométhée [16]. Utnapishtim-le-lointain ajoute qu’incendie et inondation ont anéanti toute la population existant à l’époque. Seuls lui et sa femme ont eu la vie sauve.
L’enseignement
24Quelle leçon philosophique tirer de cette épopée ? Gilgamesh insiste pour partager le destin de Utnapishtim. Il tient à l’immortalité. Il veut « la-vie-sans-fin ». Son interlocuteur lui déconseille fortement de persister dans son désir. Selon lui, Gilgamesh n’est pas fait pour cette « vie-sans-fin ». Dès son arrivée, il l’avait prévenu sur la vanité de sa quête. Tôt ou tard, les humains doivent être brisés par la main de la Mort, cruelle dont personne n’a vu le visage. Les humains sont des êtres éphémères. Ils voyaient le soleil et tout à coup, il n’en reste plus rien. Gilgamesh insiste. Pour le convaincre, il lui fait passer une sorte de test. Il le met au défi de ne pas dormir pendant six jours et sept nuits. Bien évidemment, il échoue. Utnapishtim le rappelle à sa condition en le raillant quelque peu : voici un gaillard prétendant vivre sans fin et que le sommeil a enveloppé comme un brouillard. L’épreuve avait ce caractère symbolique d’une parenté entre le sommeil et la mort. Face à la déception de Gilgamesh, la femme de Utnapishtim prend pitié. Elle veut lui accorder un lot de consolation. Il prend la forme de la plante de jouvence. Comme cadeau d’adieu, faute de pouvoir vivre une vie sans fin, il pourra au moins accéder à une vie prolongée de perpétuel jeune homme. Il parvient à obtenir ce remède, cette plante poussant sur le sol sous-marin. Dans la suite, pas de chance. Sur le chemin de retour, il se baigne dans un étang. Par négligence, il laisse la plante de jouvence sur la rive et se la fait dérober par un serpent.
Moralité
25Gilgamesh doit accepter sa condition de mortel, un être qui doit mourir et inexorablement vieillir. Gilgamesh commence tout juste à comprendre. Je pose cette question : est-ce une conclusion conduisant à l’accablement ? Tout au contraire ! Le récit nous apprend à savoir profiter de la vie mortelle qui nous est donnée. Avant la rencontre avec Utnapishtim et sa femme, Gilgamesh avait déjà été instruit à ce sujet. Toutefois, avant toutes les épreuves traversées, il était incapable d’entendre cet enseignement. À deux reprises au moins, il aurait pu le comprendre. La première se situe juste avant la mort de son grand ami, son « âme sœur ». Comprenant son sort funeste proche, Enkidu se met à insulter violemment sa bienfaitrice, Lajoyeuse. Il lui reproche amèrement de l’avoir sorti de la vie sauvage. Face à une offense faite à une prêtresse de l’amour, intervient Shamash, dieu du soleil et de la justice [17]. Il sait rendre Enkidu à la raison en lui rappelant la gratitude qu’il devrait avoir pour les bienfaits de la civilisation, l’accès à l’humanité, la sociabilité et l’amitié.
27L’autre occasion ratée fut en compagnie de la Tavernière. Cette femme, pleine de bon sens l’informe sur l’absurdité de sa quête d’immortalité et le met en garde sur les nouveaux dangers inutiles qu’il va affronter. A contrario, elle lui vante les charmes d’une vie humaine, à condition de savoir en apprécier les joies simples.
29Ou encore, dans une autre traduction, où l’on incite vigoureusement l’homme raisonnable à savoir savourer la vie terrestre :
31Dans les derniers paragraphes de l’épopée, Gilgamesh semble avoir compris la leçon donnée par l’aubergiste Shiduri et celle de l’immortel Utnapishtim-le-lointain. L’une et l’autre lui ont enseigné la leçon mésopotamienne de tendre à réussir sa vie de mortel. De retour en son pays, accompagné par Urshanabi-le-Nocher, il fait admirer l’excellence de l’architecture de la ville d’Uruk et les charmes de ses jardins. Sans doute avait-il cette excellence sous les yeux avant d’entreprendre son long et pénible voyage. On le sait, puisque que le poème la mentionne au début du récit (Tablette I). Toutefois, il lui manquait auparavant une disposition à la contemplation de ce qui s’offrait pourtant à ses yeux… à l’évidence !
Et pour aujourd’hui
32Au terme de ce récit épique et de sa leçon, je voudrais faire trois remarques. La première porte sur l’Épopée elle-même. Son auteur a su montrer un chemin de réflexion valant pour aujourd’hui comme pour demain. À quoi cela tient-il ? Le poète détient la capacité de révéler un monde que nous pensions déjà connaître. Si Gilgamesh invite ainsi le Nocher à contempler la beauté d’Uruk, c’est bien qu’il saisit enfin la réalité. Ce qui permet cette transformation de son regard repose sur ce que l’auteur du poème a su enrichir, mettre en évidence cette réalité elle-même. Grâce à son art, le poète a su donner une seconde lumière au monde. De la sorte aussi, au terme de cette longue épopée, Gilgamesh a su acquérir une forme de sagesse. Ainsi, la création artistique projette dans un horizon intellectuel élargi ; le récit épique élève moralement quand il construit une culture porteuse de valeurs humaines ; art et culture, élargissement intellectuel et élévation morale, peuvent participer au rapprochement entre les êtres, tels Enkidu et Gilgamesh. Fort heureusement, art et culture occupent une place majeure dans l’éducation humaniste.
33La deuxième remarque nous ramène à l’actualité, à savoir combien cette œuvre littéraire mésopotamienne de la plus haute antiquité colle en même temps à la dernière actualité. Je pense aux projets actuels rêvés par des scientifiques. Ils visent à rendre l’homme immortel par hybridation, l’homme dit « augmenté ». En introduisant cette réflexion, j’ai indiqué que des dates avaient été lancées pour la réalisation d’un « cyborg », dans un futur proche, étape vers l’homme immortel. A contrario, le récit mésopotamien apprend à se défier d’une recherche humaine d’immortalité. Utnapishtim-le-lointain et sa femme vivent relégués au bout du monde. Gilgamesh les rencontre dans l’Orient extrême après la traversée de l’Eau mortelle. La supériorité ontologique des dieux les sépare irrémédiablement des humains. De même, les seuls rescapés humains du Déluge vivent certes immortels et pourtant totalement isolés, séparés de l’humanité.
34La troisième et dernière remarque consiste à comparer cette haute et ancienne civilisation avec celle que nous connaissons aujourd’hui. Bien entendu, des différences majeures apparaissent entre la civilisation mésopotamienne et la nôtre. Elles portent, entre autres, sur la politique, la société, la religion. En politique, dominaient des monarchies attachées à de fermes hiérarchies. Quant à la société, elle se divisait en trois classes bien distinctes : les monarques, les humains ordinaires et les esclaves. Enfin, la religion comprenait plus d’une centaine de dieux exerçant leur influence sur toute l’existence sociale. Et cependant, pour l’essentiel, les couches profondes de l’humanité n’ont guère muté quand on envisage l’amitié et l’amour, la vie et la condition mortelle. Aujourd’hui encore, des humains voudraient vaincre la mort. À mon tour, je leur dirai ceci : ô humains, ô insensés humains, commencez par méditer sur l’Épopée de Gilgamesh !
Notes
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[1]
En toute rigueur, je pourrais distinguer le transhumanisme proprement dit et le posthumanisme. Le premier vise à améliorer la condition humaine. Le second nourrit l’ambition de transformer l’humanité en une nouvelle espèce, à terme immortelle. Toutefois, la limite entre les deux s’avère parfois floue. Dans cet article, je les regroupe donc sous la notion générale de « transhumanisme ».
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[2]
Dr Laurent Alexandre, La Mort de la mort. Comment la technomédecine va bouleverser l’humanité, Jean-Claude Lattès, 2011.
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[3]
Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, (2009), Librairie Arhème Fayard/Pluriel, 2012.
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[4]
Laurent Alexandre et Jean-Michel Besnier, Les Robots font-ils l’amour ?, Le transhumanisme en 12 questions, Dunod, 2016.
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[5]
Luc Ferry, La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vous bouleverser nos vies, Éditions Plon, un département d’Édit8, 2016.
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[6]
Je me réfère à L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro, Gallimard, 1992, complété par Stephen Mitchell, Gilgamesh. La quête de l’immortalité (2004), trad. de l’anglais par Aurélien Clause, Synchroniques Éditions, 2013.
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[7]
Jean Bottéro, La plus vielle religion. En Mésopotamie, Éditions Gallimard, 1998, p. 40-46.
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[8]
Les 11 tablettes que je présente appartiennent à la « version ninivite », découvertes à Ninive, au nord de Bagdad et de Babylone. On la date de la fin du iie millénaire avant notre ère. Elle apparaît comme la plus complète. Elle s’oppose à la version « ancienne », dite aussi « babylonienne », plus réduite et datant du premier quart de ce même iie millénaire. Je citerai ensuite des extraits de cette version ancienne.
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[9]
Pour l’orthographe des noms de cette Antiquité mésopotamienne, j’adopte celle du glossaire établi par Stephen Mitchell et Aurélien Clause, op. cit., p. 239-242.
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[10]
« L’intelligence et la fonction technique du pouvoir : Enki-Éa », in Jean Bottéro, Mésopotamie, l’écriture, la raison et les dieux, Gallimard, 1897, p. 419-453. J’ajoute ceci : à cette triade antique, An-Enlil-Enki viendra ensuite s’adjoindre Inanna (Ishtar en akkadien) pour y représenter l’élément féminin. De plus, à partir du iie millénaire, Marduk succède à Enlil, du moins partiellement, comme « Souverain des dieux et du Monde ». Cf. Jean Bottéro, La plus vieille religion. En Mésopotamie, 1998, op. cit., p. 108-126 et 179-185.
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[11]
Dans un livre doté d’une grande érudition, tout comme Jean Bottéro et ses riches études, Dominique Charpin étudie la liaison entre la religion et la sexualité dans la société mésopotamienne. Les temples dédiés à Ishtar apparaissent manifestement comme des lieux de plaisir. Des dignitaires religieux y supervisent les activités sexuelles. L’auteur confronte les textes épigraphiques et les découvertes archéologiques pour éclairer la question controversée de la « prostitution sacrée ». En Mésopotamie ancienne, la sexualité avait ses temples tout comme le commerce, la médecine ou l’écriture. Cf. Dominique Charpin, La Vie méconnue des temples mésopotamiens, Les Belles Lettes /Collège de France, Paris, 2017, p. 133-161.
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[12]
Expression peut-être d’origine mésopotamienne, mais assurément d’origine grecque avec le mythe de Jason et la conquête de la toison d’or.
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[13]
L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro, op. cit, p. 256, citation d’une tablette de la « version ancienne », une des plus anciennes, si ce n’est la plus vieille, datant du xviiie siècle avant notre ère. Je restitue la présentation de Jean Bottéro : chaque vers akkadien comprend deux hémistiches, le deuxième figurant en décalage par rapport à la ligne précédente ; les mots manquants et restitués apparaissent entre parenthèses.
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[14]
Homère, L’Odyssée, texte établi et traduit par Victor Bérard, Les Belles Lettres, Paris, 2011, chant XI, 486-491, p. 103.
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[15]
Urshanabi, serviteur d’Éa, plus exactement, « Serviteur de Deux Tiers », en raison de la symbolisation de Éa par la valeur numérique de deux tiers.
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[16]
En notant la proximité entre les trois récits et quelques différences. Si les dieux babyloniens décident de supprimer des humains trop nombreux et bruyants (cf. Jean Bottéro, L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, op. cit., p. 184, n° 2), le Dieu judéo-chrétien et Zeus invoquent la même raison pour le Déluge. Le Dieu de la Bible veut en effet punir les humains pour leur « perversité » (Genèse, 6-9) et Zeus veut détruire les hommes de l’âge de bronze pour leurs « vices ». Pour Ovide, dans une version voisine, Jupiter veut anéantir le genre humain pour sa férocité. Il en résultera une nouvelle « race dure à l’épreuve de la fatigue » (Les Métamorphoses, I, 414). J’ajoute que l’on connaît plusieurs mythes mésopotamiens du Déluge, par exemple Le Poème du Supersage (en akkadien Atrahasis) autour de –1700 ou L’Épopée de la Création, vers –1200, in Jean Bottéro, Mésopotamie, l’écriture, la raison et les dieux, op. cit., p. 400-404 et 435-440.
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[17]
Pour cette épopée, on connaît aussi Shamash (Utu en sumérien) comme le protecteur particulier de Gilgamesh. Ce dieu possède de nombreux pouvoirs, en particulier celui de la justice. Pour illustration, sa représentation figure au sommet de la stèle du code de Hammu-Rabi, visible au musée du Louvre. Toutefois, Shamash n’avait pas l’exclusivité du règlement de la justice. Il pouvait le partager avec Sin (Nanna en sumérien), dieu de la Lune, sorte de double nocturne du Soleil. Dans certaines cités, des déesses assument cette fonction judiciaire, selon la loyauté, avec Kittum ou la rectitude avec Misharum. Cf. Dominique Charpin, La Vie méconnue des temples mésopotamiens, op. cit., p. 61-106.
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[18]
L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro, op. cit, p. 141-142. Les mots manquants et restitués apparaissent entre parenthèses. Entre les crochets droits se placent les parties de mots disparus, par le fait des cassures.
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[19]
Idem, p. 258, version dite « ancienne ». Les mots manquants et restitués apparaissent entre parenthèses. Entre les crochets droits se placent les parties de mots, les mots et les ensembles de mots disparus, par le fait des cassures.
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[20]
Stephen Mitchell, Gilgamesh. La quête de l’immortalité, 2004, trad. de l’anglais par Aurélien Clause, op. cit., p. 160. L’auteur anglais a choisi de construire son texte en tétramètres, vers souples que son traducteur français donne en alexandrins.