Et Leningrad est redevenue Saint-Petersbourg…
Pour qui veut s’informer sur ce que furent les révolutions de février et d’octobre 1917, le livre déjà ancien (1967, réédité en 1980) de Marc Ferro, La Révolution de 1917, reste une référence. Plus courts mais écrits par un éminent spécialiste, Nicolas Werth, deux Que sais-je ? réactualisés, Les révolutions russes (2017) et Histoire de l’Union soviétique, de Lénine à Staline (2007) peuvent satisfaire une première curiosité. Tout récemment paru, le livre d’Alexander Rabinowitch Les Bolchéviks prennent le pouvoir, Petrograd 1917 (La Fabrique, 2017) fait le point sur les derniers travaux.
Philippe Videlier dont l’œuvre se partage entre travaux de chercheur érudit et auteur de fiction, réunit ses talents dans Dernières nouvelles des bolchéviks (Gallimard 2017) : il évoque avec verve mais précision, événements et acteurs révolutionnaires puis contre-révolutionnaires.
Quittons l’événement révolutionnaire pour l’histoire qui en découle. La maison du peuple fut construite dans les tout débuts de la révolution pour accueillir les cadres bolcheviks, elle dura et se transforma. Dans La Maison éternelle. Une saga de la révolution russe (La Découverte, 2017), Iuri Slezkine adopte un biais original pour aborder l’histoire de l’URSS, suivant le destin de ses premiers habitants, à travers purges et guerre et jusqu’au désenchantement de leurs enfants. Un témoignage d’un intérêt exceptionnel vient d’être édité aux Belles Lettres (2017), le Journal, 1932-1943, d’Ivan Maïski, ambassadeur à Londres. L’ouvrage de 1500 pages, établi par l’historien Gabriel Gorodetski, donne un précieux éclairage sur les événements majeurs de la période, (les accords de Munich et le pacte Molotov-Ribbentrop entre autres).
Qu’en est-il aujourd’hui de la mémoire de ce siècle d’histoire ? On se souvient de l’intérêt qu’a suscité la publication en 2013 du livre de Svletana Aleksievitch, La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement (Actes Sud). Lauréate du prix Nobel de littérature en 2015, elle y présente les histoires de vie qui, réunies, donnent de la Russie actuelle un saisissant tableau.
Le texte de Philippe Lavallard « Choses vues » ajoute à ce vaste ensemble la petite touche d’un regard occidental, informé par la longue familiarité – 30 ans – de l’auteur avec la vie d’un groupe d’habitants de Saint-Pétersbourg. S’y dessine, au travers d’un quotidien difficile, la persistance des souvenirs d’un passé proche et lointain.
1Depuis 30 ans, je viens régulièrement à Pétersbourg. Notre appartement est situé tout au nord de la ville, Grajdanski Prospect (avenue des Citoyens), dans une petite cité.
2J’ai vu beaucoup de changements. Partout, des cafés et des restaurants. On ne peut plus circuler dans le centre ville. Les encombrements sont permanents. Les rues ont été rebaptisées. L’avenue Karl Marx est redevenue Prospekt Sampsonievski, du nom de la plus ancienne église de Pétersbourg, la rue Herzen, Oulitsa Bolchaïa Morskaïa (la grande rue de la mer). Les traces du passé sont nombreuses. Les statues de Lénine et de Dzerjinski restent en place. Des milliers d’appartements communautaires subsistent. On se souvient avec nostalgie de la grandeur de l’Union soviétique.
3Les inégalités se sont aggravées. Une minorité s’est formidablement enrichie. Une classe moyenne est apparue mais le personnel des établissements d’État, enseignants, médecins, est resté mal payé. Les universitaires se plaignent des nouvelles directives qui limitent les possibilités de recherche non rentable. Les retraités ont souvent un revenu inférieur au seuil de pauvreté. Mes amies retraitées économisent chaque rouble.
Irina
4Nous sommes restés à Saint-Pétersbourg, tout l’été, pour soigner la nièce de mon épouse.
5Irina était ingénieur du son à Lenfilm (les studios de cinéma de Léningrad). J’y suis allé une fois. Le bâtiment était délabré. À la cantine, j’ai fait la queue derrière Hitler et Staline qui bavardaient tranquillement… En 1994, Lenfilm est passé au numérique. On a licencié toute l’équipe technique et embauché des jeunes qui savent se débrouiller avec les techniques modernes. Irina n’a pas eu d’indemnité de licenciement. Elle est devenue vendeuse, non déclarée par son employeur, dans un magasin de vêtements puis a vécu de petits boulots. Elle est, maintenant, gardienne dans le club sportif de l’académie militaire près de chez elle, 24 heures d’affilée à différents postes puis trois jours de repos. Avec sa retraite, elle a un revenu mensuel de 13 000 roubles (200 euros).
6Irina est diabétique et a un cancer des ovaires. Elle vit dans un appartement communautaire avec son fils Dima de 27 ans. L’appartement, au 5e étage sans ascenseur, se compose de trois pièces dans lesquelles habitent trois familles, Irina et Dima dans une pièce, Léna, une dame à la retraite, dans une autre. Le vieux monsieur qui habitait la troisième pièce vient de mourir. Il y a une cuisine commune où chacun a son coin et ses ustensiles, une salle de bains et des WC communs. La ligne téléphonique est aussi en commun.
7Dima ne travaille pas. Il n’a plus de passeport intérieur (sa carte d’identité). Le directeur du magasin l’a confisqué et ne le lui rendra que lorsqu’il aura remboursé ce qu’il a volé. Il se drogue. Il est séropositif et a des problèmes respiratoires. Dima a fait deux ans de prison pour vente de stupéfiants. Ses complices le recherchaient. La prison, c’était deux années de repos pour Irina et la sécurité pour lui. Deux années tranquilles pour Irina, même s’il fallait aller régulièrement lui apporter de la nourriture et des cigarettes.
8Nous avons installé Irina dans notre appartement. Une dame ouzbèque vient chaque matin l’aider à faire sa toilette. Nous la conduisons, toutes les deux semaines, à l’hôpital pour des chimio-thérapies. Elle est opérée début septembre. Mon épouse, Natacha, a apporté les draps d’examen, a cousu les bandages, a acheté l’agrafeuse qui permet de refermer la plaie. L’opération s’est bien passée. Nous avons pris une infirmière personnelle pour la nuit. Le chirurgien, une femme énergique et peu sympathique, part en congé. Natacha lui apporte un flacon de parfum de la France et 5 000 roubles. Le chirurgien, à son tour, lui donne une vue de Saint-Pétersbourg, cadeau d’un autre patient.
Appartements
9En 1970, l’Académie des Eaux et Forêts et l’usine où travaillait Valentin, le premier mari de Natacha, ont obtenu de la municipalité de Léningrad la permission de construire plusieurs immeubles. Valentin et Natacha ont acheté un appartement de deux pièces. Le prix de vente était de 60 000 roubles, 40 % à l’achat et 60 % en 15 ans, sans intérêt. Leurs salaires étaient de 220 et 135 roubles par mois. Dans les années 80, quatre personnes habitaient dans ces deux pièces, Natacha, Valentin très malade, leur enfant Volodia et la mère de Valentin venue aider à soigner son fils. L’appartement était trop petit. Dans le même corps de bâtiment, trois générations vivaient dans un appartement de trois pièces, Véra, Youra, leur fils Génia et sa femme Tatiana avec leur jeune enfant Anton. En 1982, la vieille dame qui habitait l’appartement d’une pièce, à côté de celui de Valentin et Natacha, est morte. Sa petite fille a voulu s’installer dans l’appartement libéré. Elle en a été expulsée car elle n’était pas enregistrée dans la ville. Valentin et Natacha ont pu l’acquérir puis faire l’échange des deux appartements avec celui de Véra et Youra. La famille de Natacha s’est installée dans l’appartement de trois pièces et les deux familles qui vivaient auparavant ensemble peuvent vivre maintenant dans deux appartements séparés. En 1993, Génia et sa famille sont partis définitivement en Suède. Véra est devenue veuve. Ils l’ont accueillie chez eux, vendu l’appartement de deux pièces et installé la belle-mère de Génia dans le petit appartement. Véra a très mal supporté son exil en Suède. Elle n’a plus de logement à Saint-Pétersbourg. Chaque année, elle vient et habite un à deux mois chez nous, dans son ancien appartement. Le père de Véra était officier. Il a été fusillé, par ordre de Staline, en 1938. Cette année, Véra a fait placer sur l’immeuble où il avait habité une plaque commémorative.
10Les immeubles de quatre étages devaient être démolis après 25 ans. Ils tiennent encore debout mais les petits carreaux sur les murs sont décollés, les rambardes montrent le métal, les balcons ont des fissures. Les habitants ont planté eux mêmes arbres et buissons, souvent trop près des habitations. Notre maison se trouve maintenant dans un petit bois. Le soir, en été, le soleil couchant éclaire les troncs noirs et blancs alternés des bouleaux et dore leurs feuilles
11Notre appartement était en mauvais état. La baignoire, dans la salle de bains, était jaunie et l’émail craquelé en plusieurs endroits, les carreaux se détachaient du mur. Le plafond avait été taché plusieurs fois par les fuites d’eau du voisin du dessus qui s’endormait dans son bain après s’être saoulé. Le lave-linge était semi-automatique. Nous le remplissions avec l’eau chaude du robinet et évacuions l’eau de rinçage dans l’évier. Un jour, les tuyaux intérieurs se sont percés. Nous avons réparé avec des durites achetées dans un cimetière de voitures. Les cadres des double-fenêtres étaient pourris et laissaient passer le froid. À l’automne, on glissait des chiffons dans les interstices, on calfeutrait avec une bouillie d’amiante et on refermait le tout avec du gros scotch.
12Quelques années plus tard, nous avons rénové l’appartement. L’équipe de travail était dirigée par Andreï, un Russe d’origine allemande. Deux Kirguizes ont changé les carrelages, mis des dalles au sol, installé une nouvelle baignoire dans la salle de bains, ont repeint les murs dans toutes les pièces. Un an plus tard, il faudra recommencer, quand on changera les tuyaux d’eau et les radiateurs de toute la maison. Le plombier qu’Andreï nous a recommandé a fait des études supérieures mais préfère exercer ce métier qui lui rapporte plus. Il a refait toute la tuyauterie et la robinetterie, réorganisé la cuisine. L’évier qu’il nous a posé n’a qu’un bac car il y a peu de place. Nous continuerons à faire la vaisselle à l’eau courante. Le menuisier qu’Andreï nous a recommandé est un homme habile et élégant. Il nous demande d’acheter beaucoup de parfums français en détaxe à l’aéroport. Il se paierait avec eux. Pavel a d’abord très bien travaillé, a pris une partie des parfums puis a disparu. Il est réapparu, un jour, avec le meuble qu’on lui avait commandé. La porte était trop petite, le tiroir pas terminé. Il a disparu complètement en nous laissant le reste des parfums…
13L’eau froide, l’eau chaude, le chauffage sont fournis par la ville et les charges réparties en fonction des occupants. Natacha et son fils,Volodia, sont enregistrés dans l’appartement mais payent un peu plus qu’ils ne devraient car la surface de l’appartement dépasse la norme établie pour deux personnes. L’électricité et le gaz sont comptés à part. C’est un peu difficile à gérer car nous sommes souvent absents. Natacha donne des ordres à la banque pour les dépenses prévisibles et les charges. Cette année, le montant du crédit a disparu des comptes. On cherche encore où est passé l’argent.
14J’ai connu l’appartement communautaire où Natacha est née et a vécu. Le directeur des chemins de fer Saint-Pétersbourg-Moscou occupait le 4e étage d’une belle maison du début du siècle dernier. Après la révolution, l’étage a été partagé en trois appartements. Dans celui que j’ai connu, sur le côté d’un long couloir, on trouve sept pièces, très hautes de plafond, 3 mètres 80 et, de l’autre côté, deux pièces plus petites qui étaient auparavant occupées par les domestiques, une grande cuisine, une salle de bains, deux toilettes. Dans ces pièces, on a logé huit familles, principalement des intellectuels. Les descendants du directeur occupaient deux pièces. La mère de Natacha, son mari, leurs deux, puis trois enfants, disposaient d’une pièce de 43 mètres carrés. Pendant la première année du blocus, neuf personnes ont vécu dans cette pièce, regroupées autour du seul poêle à bois. Les grands-parents paternels avaient leur pièce à côté. Dans chaque pièce, on avait disposé paravents, armoires, pour préserver un peu d’intimité. Il y avait une bonne entente entre les gens. Les enfants faisaient du vélo dans le couloir. Les plus âgés gardaient les enfants dans la journée. J’ai connu les trois dernières occupantes, une dame, spécialiste de la Chine, qui travaillait au musée de l’Ermitage, une conseillère financière et la femme du petit-fils du directeur. Nous venions les voir souvent. Nous prenions le thé. Plusieurs appartements de cette maison ont été incendiés et des nouveaux riches se sont installés.
Datcha
15Le mari de Natacha était responsable de la station d’épuration d’une usine militaire. On lui a attribué un petit terrain à une trentaine de kilomètres du centre ville pour y construire une datcha. Le terrain jouxtait d’autres terrains attribués pareillement à des ouvriers, ingénieurs employés des entreprises d’État. Valentin a construit, de ses mains, une maison en bois avec des matériaux récupérés. J’ai connu cette datcha où j’ai passé plusieurs étés. La maison se composait d’une chambre, d’une véranda, d’un salon dont la banquette pouvait se transformer en divan et d’une cuisine. Les toilettes sommaires étaient dans le jardin, pas de douche mais on pouvait se laver au robinet dans la cuisine. Pour la nuit, on disposait un pot de chambre dans l’entrée. On n’avait pas l’eau toute la journée. Un poêle à charbon permettait de supporter le froid à la fin de l’été. La grande amie de Natacha, Ludmila, y vivait tout l’été avec son mari, Sacha. Ils avaient construit une serre avec un grand morceau de plastique et des morceaux de bois ramassés sur le terrain militaire tout proche. Ils y faisaient mûrir tomates, concombres, piments. Les tomates n’arrivaient jamais à maturité. On les enveloppait dans une couverture et on les rentrait dans la maison. Le jardin était devenu entièrement potager. On cultivait les pommes de terre, les salades, les betteraves, les radis et les fraises, et, pour moi, spécialement, de l’oseille. Je cueillais les feuilles qui n’avaient pas été mangées par les insectes, on les lavait et on les mettait à bouillir. Une quantité énorme était nécessaire pour faire une soupe mais quel délice! Il y avait aussi un groseillier et quelques fleurs, des pois de senteur et des glaïeuls, trop solennels à mon goût.
16Près de notre terrain, il y a un petit bois où ont eu lieu des exécutions sommaires en 1937-1938. Les familles, les amis ont, à cet emplacement, sur les branches, au pied des arbres disposé des photographies, écrit des noms, des dates, mis des fleurs.
Histoires de vies : Sacha, Ludmila, Natacha
17Sacha et Ludmila n’ont jamais eu la vie facile. Alexandre Pavlovitch (Sacha) a été évacué au début du blocus de Léningrad, en août 1941, sa mère est restée. Elle est morte peu après, son père est mort au front. On n’a jamais su où exactement. Sacha a été évacué au centre de la Russie puis, a vécu, après guerre, dans un orphelinat à Kalouga. Il avait une bonne oreille. Tout en faisant une scolarité normale, il a fréquenté l’École de musique puis est venu à Léningrad. Il est entré au conservatoire de musique et, en fin d’études, a été embauché dans l’orchestre du théâtre dramatique. Il jouait du basson. Assez rapidement, les engagements se sont fait rares et les orchestres de théâtre ont disparu. Sacha a changé de métier et est devenu apprenti forgeron à l’usine de constructions de bateaux. À 50 ans, après 10 ans de service, on peut prendre sa retraite. Place ensuite aux petits boulots. Il a été manutentionnaire dans une boulangerie industrielle puis gardien dans l’entrepôt.
18J’ai été avec lui, quand sa petite formation d’anciens musiciens jouait pour accueillir les touristes qui débarquaient de leurs immenses bateaux. Nous avons été ensemble aux bains municipaux. On verse l’eau sur les pierres chauffées à haute température puis on se fouette avec des branches de bouleau. Dans le vestiaire, nous nous sommes réconfortés en mangeant un poisson séché et en buvant une bière. Ces bains ont disparu. Mais souvent, près d’une datcha, il y a un sauna. J’ai essayé d’apprendre l’harmonie avec Sacha. Je lui apportais des partitions que nous déchiffrions ensemble. Mais Sacha ne s’intéressait plus à la musique et j’ai arrêté. Après la mort de Ludmila, Sacha s’est retrouvé très seul. Il vit dans un appartement de deux pièces avec son fils, Pétia, sa belle-fille, Olga et leur fils, Nikita, dans l’île Vassilievski. Ils le tiennent à l’écart et attendent qu’il meure pour récupérer la chambre. Sacha est devenu sourd. Il marche seul dans les rues de Saint-Pétersbourg. Chaque midi, il va manger la soupe à la cantine de quartier. Quand nous venons à Saint-Pétersbourg, nous l’invitons, quelquefois avec Léna, une vieille fille, tout à fait charmante, un peu mélancolique. Son anniversaire est en septembre. Quand nous sommes à Peter, nous nous réunissons chez elle. J’aime bien le chemin. On passe devant la mosaïque qui représente le passage des Alpes par Souvorov. On aperçoit, fantomatique, la cathédrale de Smolny, bleue et blanche. Quelquefois, le frère de Léna est là. Il chante, d’une belle voix grave et Léna l’accompagne. Parfois, il a son accordéon, il nous joue de vieilles romances.
19À la fin des études secondaires, Ludmila voulait entrer à la Faculté d’histoire et Natacha à la section française de l’École pédagogique. Les deux demoiselles ont eu trois fois la note maximale (5) et une fois la note 4 à l’examen d’entrée. On venait d’instaurer un numerus clausus. Elles n’ont pas été acceptées. Une École Technique s’ouvrait. Elles ont voulu se présenter dans la section de dessin technique, mais toutes les places étaient déjà prises par des étudiants bien introduits. Elles sont entrées dans le groupe de Contrôle Technique, ont fait des études théoriques et ont appris à travailler au tour et à la fraiseuse. Elles ont ensuite passé deux ans à l’usine tout en faisant des études à la section du soir de l’École technique Supérieure. Natacha a tenu un an et demi puis a tout quitté. Elle voulait faire des études de français et ce métier ne lui en laissait pas le temps. Elle est devenue laborantine à l’Académie d’Artillerie et s’est inscrite aux cours du soir de la Faculté des lettres. Après 6 ans, elle a eu son diplôme et a enseigné à l’Académie des Sciences. Ludmila a quitté l’École Supérieure après une dépression causée par une déception sentimentale. Elle est entrée comme contrôleur de production dans les ateliers de l’Institut de recherche scientifique, un établissement militaire. Elle est devenue chef de groupe et a fait une brillante carrière. Son salaire a toujours été supérieur à celui de Natacha.
20Nous avons vendu la datcha et, l’année suivante, Ludmila, qui y vivait avec Sacha, tous les étés, est tombée malade. Ludmila s’est couchée pour ne plus se relever. Une fois, j’ai réussi à lui parler, je lui ai demandé quel était son travail à l’usine. Elle a parlé longuement. Sa principale préoccupation restait la dernière promotion qu’elle n’avait pas eue. Deux jours plus tard, elle mourait. Dans la culture russe et la religion orthodoxe, on rend un dernier hommage au défunt dans son cercueil ouvert. Nous sommes allés à la morgue où était exposé le corps de Ludmila. C’était une scène que Bunuel aurait pu filmer, quatre cadavres allongés dans leur cercueil ouvert et les familles rassemblées autour de chacun.
21Ludmila est enterrée dans un vieux cimetière de la ville. Ce n’est pas, comme en France, un assemblage de monuments et de pierres tombales, c’est un petit bois plein de fraîcheur, on entend les oiseaux chanter. La tombe est entourée sur les quatre côtés par une grille. Au coin, si la sépulture est celle d’un militaire, est noué un ruban de trois couleurs. Sur la tombe, une photo du défunt et des fleurs. La famille, les proches sont là. On mange la nourriture apportée, on boit un peu de vodka en évoquant le défunt.
22En 1991, l’équipe de Boris Eltsine a lancé un programme de privatisation de masse des grandes entreprises. Natacha et Volodia ont reçu, chacun, un voucher d’une valeur faciale de 10 000 roubles. La banque leur a conseillé de les placer dans un fond d’investissement. Six mois plus tard, ils recevront 500 roubles, un an après, 400 roubles puis plus rien. Les entreprises n’avaient plus d’actifs. Les fonds d’investissement s’étaient effondrés. Les oligarques, d’anciens responsables communistes, avaient pris le contrôle de l’économie. Les nouveaux riches ont construit des châteaux à la place des petites datchas, coupé les arbres dans les bois tout proches, installé des gardes et des chiens policiers dans ce qui est maintenant leur résidence d’été. Ils roulent en « mers » sans égard pour les piétons. J’ai couru sur un passage protégé pour échapper à la voiture qui arrivait. Une collègue, professeure réputée à l’université, a été renversée par une voiture devant chez elle. Elle est morte sur le coup. La voiture ne s’est pas arrêtée. Il n’y a pas eu d’enquête.
Et les autres…
23Les amis, la famille comptent beaucoup. On se téléphone, même très tard le soir, et longuement. Les voisines viennent prendre le thé. On mange de la charcuterie, des gâteaux, on boit une liqueur. Quand nous venons en été, il est rare que nous restions seuls le soir. Autrefois, on trouvait toujours des occasions pour se réunir. Il n’y avait jamais assez de sièges, on prenait place sur des tabourets ou sur le divan, la place la plus incommode. Sur la table, beaucoup de hors-d’œuvres, salade vitaminée, harengs, champignons marinés, salade Olivier, saucisson, mortadelle, poissons fumés et des boissons, vin, vodka, cognac, jus de fruit, kvas. On se sert soi-même, mais on boit ensemble. Quelqu’un se lève et propose un toast à la maîtresse de maison, à nos belles dames, à la santé de nos proches. Parfois le toast est accompagné d’une anecdote, d’un récit qui fait sourire ou d’un poème. Après les hors-d’œuvre, on fait une pause, les hommes vont fumer au balcon, les femmes à la cuisine parlent de leurs enfants et de leurs maris. Le deuxième plat est habituellement un plat de viande avec des pommes de terre. Au dessert, souvent un gâteau à la crème, avec trop de crème puis le café ou, plus souvent, le thé.
24Les collègues de Natacha parlent français sans accent. Plusieurs d’entre elles ont passé un ou deux ans dans un pays francophone devenu indépendant. Elles ont eu peu de contact avec la population. Elles aidaient les coopérants russes ou enseignaient le français à leurs enfants. Louba et Tania sont allées en Algérie, Svétlana en Guinée. Natacha aurait bien voulu, elle, aussi, partir à l’étranger mais, en 1968, quand elle en a fait la demande, sa candidature n’a pas été validée par le KGB. Ayant travaillé dans un établissement militaire, il ne lui était pas permis de sortir de Russie pendant plusieurs années. En 1983, Tania est repartie avec son mari et leur fils au Maroc. Il n’y avait pas d’école pour Sacha. Youra lui a enseigné les mathématiques, la physique et la chimie, Tania s’est chargée des matières littéraires et du français. Deux ans plus tard, de retour à Léningrad, Sacha a passé l’attestation de maturité (l’équivalent du baccalauréat) avec médaille d’or.
25Denis M. et Alla sont des amis de longue date. Denis a été vice-directeur de l’Union de l’amitié et des relations culturelles avec les pays étrangers, à Saint-Pétersbourg. En 1978, Denis a conduit une délégation au Havre, dont la municipalité était alors communiste. Natacha, qui participait aux activités de la Maison de l’Amitié et qui connaissait bien le français, a été invitée à y participer. Elle a dû payer son voyage mais, dans la délégation, une personne a fait le voyage gratuitement, une jeune fille, qui ne connaissait pas le français, était l’interprète officiel.
26Pendant les années 1980-1984, Denis a vécu aux Indes avec sa famille. Il était devenu le responsable des associations d’amitié pour toute l’Asie. Denis est revenu à Saint-Pétersbourg et a créé en 1990 une agence de tourisme qui s’est beaucoup développée, a occupé trois sites et employé une centaine de personnes. Alla, qui parle très bien français, accompagnait les groupes de touristes en France. Nous la voyions souvent à Paris. Le développement du tourisme par internet et la nécessité de retenir des charters longtemps à l’avance pour des touristes hypothétiques ont mis en difficulté les agences de tourisme. Celle de Denis n’a pas pu organiser les voyages prévus. Elle n’a pas remboursé les touristes. Denis a été inculpé et assigné à résidence dans son appartement. Son fils s’est enfui aux États-Unis. Denis a pu sortir de chez lui après quelques mois. Il devait porter un bracelet de sécurité mais la police en manquait. Il est sorti plus librement. On a saisi la datcha et l’appartement. Maintenant, Denis et Alla louent leur propre appartement et sous-louent une pièce à des étudiants. Alla a repris ses cours de russe pour étrangers.
27Robert est académicien. J’ai travaillé avec lui, disons plutôt, sous sa direction. Nous avons été ensemble à travers le monde, à beaucoup de congrès et de réunions. Je l’ai invité dans mon laboratoire à Paris. Robert va souvent à Moscou pour des réunions de l’Académie. En été, avec son épouse, Irina, ils louent un chalet en Finlande, près d’un lac et Robert pêche à bord d’un canot. Robert habite un très ancien appartement dans la maison où a vécu Glinka. Avant son remariage tardif, nous avons connu beaucoup d’amies à Robert. Tania était l’une d’elles. Une dame blonde, sensible, émotive et écervelée. De temps en temps, Robert lui disait, tais-toi, Tania, tu dis des bêtises. Un jour, ils nous ont accompagnés à l’aéroport. Tania conduisait la vieille Lada. Au centre ville, elle nous a prévenus, je n’ai plus de freins. La Lada a fini par s’arrêter et Tania a hélé la première voiture qui passait. Elle est montée avec nous et Robert est resté. Le jeune homme au volant semblait très désireux de nous prendre en stop. Nous avons vite compris pourquoi. Nous le protégions. Inquiet, il regardait dans le rétroviseur la voiture derrière nous et son conducteur qui paraissait très excité. Pour semer notre poursuivant, nous avons tourné brusquement dans une petite rue transversale. Mais, quand nous avons rejoint la grande avenue, la voiture était encore derrière nous. Elle nous a suivis et accompagnés jusqu’à l’aéroport. La suite, je ne la connais pas. Je ne sais pas ce qui est arrivé au jeune homme qui nous avait aimablement pris dans sa voiture.
28Anton a fait ses études de droit à Saint-Pétersbourg puis a vécu à Paris pendant un an. En fin d’année, il a écrit un diplôme. J’en ai corrigé les rares fautes de français. Nous avions de grandes discussions à propos de littérature, de théâtre, de danse. Je lui ai donné un livre d’Isaac Bashevis Singer et Les jeunes filles en fleurs en édition de poche. Il m’a expliqué la composition d’Ulysse. Le 16 juin, il est parti à Dublin et a marché sur les traces de Bloom. De retour en Russie, Anton est entré dans une filiale de Denton Wilde Sapte, une importante société internationale d’activités juridiques. Il gagnait suffisamment d’argent pour acheter un appartement à sa mère. Mais son intérêt était ailleurs. Anton a passé une licence de philosophie, a pris des cours de danse classique, est devenu le conseil d’un festival de théâtre. En 2013, il a quitté sa société pour avoir plus de temps à consacrer à la danse. Il vient à Paris et nous entraîne pour voir Sylvie Guillem. Il revient le temps d’un week-end pour assister à un ballet de l’opéra dont il fait la critique à son retour. Nous l’avons perdu de vue. Il nous écrit, inquiet, après les attentats de Paris.
29Albina est une ancienne élève de Natacha. Elle est professeur d’albanais à l’université et travaille à l’Institut de recherches linguistiques. En Sibérie, dans la région de Khabarovsk, près du fleuve Amour, elle a interrogé les rares vieilles personnes qui parlent encore oudégué, une langue en voie de disparition qui n’a plus que 150 locuteurs dans le monde. Albina a écrit le premier dictionnaire russe-oudégué. En rentrant de l’université, elle passe à l’improviste avec des pirojki (des petits pâtés au chou et à la viande), des fruits ou un gâteau. Nous l’invitons en France, chaque année à l’automne, avec Nicolas, un ami philologue. Cette année, ils ne sont pas venus. Ils n’ont pas assez d’argent pour payer le voyage…