Notes
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[1]
Mathias Girel remercie Julie Solviche, ingénieure d’études au CAPHES, qui a assuré la transcription de l’entretien après en avoir supervisé la captation.
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[2]
Voir J.-M. Lévy-Leblond, Galilée et les marées : une fausse théorie fausse, La Recherche, n° 433, septembre 2009, p. 92.
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[3]
Voir l’article de Michel Morange dans ce numéro.
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[4]
Voir le stimulant article de Gilles Palsky, « Borges, Carroll et la carte au 1/1 », Cybergeo: European Journal of Geography, 1999. En ligne : http://cybergeo.revues.org/5233.
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[5]
Raison présente, n° 189, 2014.
-
[6]
Jean-Marc Lévy-Leblond, Aux contraires (l’exercice de la pensée et la pratique de la science), Paris, Gallimard, 1996,
-
[7]
Jacques Audiberti, Le Retour du divin, Paris, Gallimard, 1943 [1983].
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[8]
Voir Stephen J. Gould, Et Dieu dit « Que Darwin soit ! », Paris, Le Seuil, Points-Sciences, 2013.
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[9]
Voir par exemple les écrits de la physicienne tunisienne Faouzia Charfi, par exemple ses livres La Science voilée, Odile Jacob, 2013, et Sacrées questions, Odile Jacob, 2017.
L’ignorance peut-être ou bien savante, scientifique, ou bien vulgaire. Celui qui voit distinctement les limites de la connaissance, par conséquent le champ de l’ignorance, à partir d’où il commence à s’étendre, par exemple le philosophe qui aperçoit et montre à quoi se limite notre capacité de savoir relatif à la structure de l’or, faute de données requises à cet effet, est ignorant de façon technique ou savante. Au contraire, celui qui est ignorant sans apercevoir les raisons des limites de l’ignorance et sans s’en inquiéter est ignorant de façon non savante. Un tel homme ne sait même pas qu’il ne sait rien. Car il est impossible d’avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science ; tout comme un aveugle ne peut se représenter l’obscurité avant d’avoir recouvré la vue.
Ainsi la connaissance de notre ignorance suppose que nous ayons la science et du même coup nous rend modeste, alors qu’au contraire s’imaginer savoir gonfle la vanité. Ainsi l’inscience de Socrate était une ignorance digne d’éloge ; de son propre aveu une science de son inscience. Donc ceux qui possèdent une grande quantité de connaissances, et qui avec cela s’étonnent de la quantité de choses qu’ils ne savent pas, ne peuvent précisément encourir le reproche d’ignorance.
1Le texte de Kant cité en introduction distingue deux types d’ignorance : peut-on résumer l’ignorance à ces deux grands types ?
2Ce texte de Kant introduit en effet une distinction entre d’un côté « l’ignorance vulgaire », disons naïve, de ceux qui ignorent qu’ils ignorent, et de l’autre « l’ignorance scientifique » de ceux qui savent qu’ils ignorent. Cette distinction est intéressante, mais insuffisante à mon avis. Car elle laisse ouverte la question essentielle : nous pouvons savoir que nous ignorons, mais pouvons-nous savoir ce que nous ignorons ?
3Kant a certes raison d’affirmer que le travail scientifique se fonde sur la conscience de notre ignorance et donc sur la nécessité de tenter de savoir ce que nous ne savons pas. Encore devons-nous penser qu’il s’agit de quelque chose que nous croyons possible de savoir. Autrement dit, nous, scientifiques, admettons volontiers que nous ne connaissons pas les réponses à un certain nombre de questions, mais prétendons savoir que ces questions sont les bonnes, car, sinon, nous ne serions guère motivés pour y répondre.
4Je peux en donner un exemple contemporain : nous ne savons pas ce que sont la matière sombre et l’énergie noire. Nous pensons aujourd’hui majoritairement qu’il existe des entités que nous avons de bonnes raisons de nommer ainsi, et nous essayons de savoir de quoi elles sont constituées. Cet exemple est très révélateur, car il se pourrait que la question elle-même ne soit pas pertinente : l’interprétation de nos observations, comme établissant l’existence de ces entités, pourrait ne pas être la bonne. En effet, les analyses de nos mesures sont faites dans un cadre théorique donné – celui de la relativité générale et de la cosmologie évolutive – qui jusqu’à présent s’est révélé adéquat. Toutefois, il se pourrait qu’aux échelles cosmiques considérées, l’utilisation de ce cadre outrepasse ses limites de validité, que les théories sur lesquelles nous nous appuyons pour interpréter nos observations ne soient pas appropriées, et que, finalement, ni la matière sombre ni l’énergie noire n’existent, la clé de l’énigme étant à trouver tout à fait ailleurs – ce qui fait évidemment l’objet de recherches parallèles. Nous voyons bien sur cet exemple qu’il y a une sorte de bouclage entre les deux catégories de Kant, et qu’au-delà de ce qu’il appelle l’ignorance savante, le scientifique, souvent, ne peut en fait pas plus que le profane imaginer ce dont il est ignorant. On pourrait dire qu’il retrouve une ignorance naïve de second degré.
5Un exemple classique peut aussi être invoqué. Les observations astronomiques du xixe siècle montraient une lente et petite dérive du périhélie de la planète Mercure, de l’ordre de 500 secondes d’arc par siècle (!). La théorie de la gravitation de Newton, raffinée jusqu’à permettre le calcul des faibles perturbations dues à l’influence des autres planètes, réussit à rendre compte de l’essentiel de ce déplacement. Mais restait un petit écart inexpliqué (environ 40 secondes d’arc par siècle). Il semblait tout naturel d’en chercher la cause dans l’existence d’une planète inconnue, stratégie qui, au milieu du xixe siècle, avait magnifiquement réussi à mettre en évidence la planète Neptune à partir des perturbations de l’orbite d’Uranus. En fait, le déplacement du périhélie de Mercure est d’une nature toute différente, puisqu’il sera expliqué par la théorie einsteinienne de la gravitation (ce qu’on appelle la relativité générale) dont les idées étaient totalement ignorées jusqu’en 1916.
6Un dernier exemple, plus ancien encore mais toujours parlant : Galilée, dans son maître-livre Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), à bien des égards fondateur de la physique moderne, propose une théorie des marées, phénomène que nul n’avait jusque là expliqué. Son argumentation est fondée sur la cinématique des mouvements d’une Terre en révolution autour du Soleil – et contient de fait une part de validité [2]. Galilée tient d’ailleurs sa théorie pour une preuve décisive en faveur de la mobilité de la Terre. Mais à y regarder de près, cette théorie n’explique pas vraiment les marées (elle prédit une périodicité de 24 heures et une amplitude beaucoup trop grande), car Galilée ne tient nul compte des effets dynamiques dus à la force de gravitation, et pour cause : il ne peut même pas imaginer cette attraction à distance dont le dévoilement par Newton attendra encore plus d’un demi-siècle.
7Il serait donc trop schématique, voire quelque peu outrecuidant, pour nous scientifiques, tout en admettant qu’il y a certes des choses que nous ignorons, de prétendre en même temps que nous sommes capables de localiser et de cerner le domaine de notre ignorance. D’ailleurs, seule l’ignorance naïve peut amener à briser complètement un cadre de pensée préconçu. Il est donc non seulement nécessaire mais hautement souhaitable de reconnaître sa place et son rôle dans le travail de recherche. Rappelons-nous l’assurance infondée avec laquelle le grand physicien Lord Kelvin assurait en 1900 que la physique était achevée, à l’exception de « deux nuages » à l’horizon – nuages qui allaient envahir le ciel et d’où tomberaient, quelques années plus tard à peine, les théories révolutionnaires de la relativité et de la mécanique quantique !
8Pourrions-nous dire qu’il y aurait un intérêt à partager de cette ignorance naïve, celle que pourraient retrouver les scientifiques ou les savants, conscients eux-mêmes des limites de leur savoir ? Arriver à la restituer serait une bonne introduction pour montrer ce qu’il y a de vivant dans les sciences. Faire partager ce que les esprits les plus aiguisés ignorent à un moment donné…
9En effet, mais avec cette difficulté paradoxale qu’il est plus aisé de partager l’ignorance savante que l’ignorance naïve. Nous pouvons dire que nous ne savons pas ce qu’est la matière sombre, et expliquer ce que nous entendons par là, mais il faut ajouter aussitôt que nous ne savons même pas si c’est la bonne question. Et c’est peut-être ainsi qu’on devrait le formuler : « nous pouvons vous dire quelles sont les questions que nous essayons de résoudre, celles auxquelles nous n’avons pas de réponse, mais nous ne pouvons pas vous assurer que toutes ces questions trouveront une réponse, car nous ne sommes pas certains qu’elles soient pertinentes ». Une telle attitude, qui laisserait grand ouvert le champ des développements futurs, aurait peut-être la vertu de donner plus de dynamisme aux jeunes gens attirés par la science. Plutôt que de leur dire : « nous travaillons sur des problèmes dont nous ne connaissons pas la réponse et vous allez peut-être nous aider à les trouver », nous pourrions leur dire : « il y a certainement des questions nouvelles auxquelles nous n’avons pas pensé, et c’est vous qui allez peut-être arriver à les formuler ».
10N’y a-t-il pas d’autres distinctions que celles de Kant à faire sur l’ignorance en tenant compte de sa dimension historique ?
11Il me semble que la distinction introduite par Kant est trop sommaire car elle fait l’impasse sur le facteur temps. Dans ce que nous, scientifiques d’aujourd’hui, ignorons, il y a deux volets : l’ignorance de nos connaissances futures, ce que nul encore ne sait ; et l’ignorance d’une grande part de nos connaissances passées, celles que la science a établies mais qui ont depuis été négligées ou oubliées, à tort ou à raison, selon les domaines et les époques. C’est que le développement des connaissances scientifiques ne se fait nullement de façon uniforme en tous les points de la frontière avec l’inconnu. Les choix de priorité qui amènent tel ou tel domaine au premier plan de la recherche s’accompagnent nécessairement d’une perte d’intérêt pour d’autres domaines, dès lors victimes de méconnaissances et d’oublis au moins partiels.
12Je peux donner un exemple de cette méconnaissance historique qui m’a vivement marqué. Quand j’étais jeune physicien, les deux disciplines considérées comme les plus nobles de par leur immédiat contact avec le grand inconnu étaient la physique des particules et la cosmologie. Nous avons été fort surpris dans les années 1970-1980 de voir surgir un intérêt nouveau et profond pour la dynamique non-linéaire, des domaines que nous n’avions jamais approchés lors de notre formation. Certes, les spécialistes de mécanique des fluides travaillaient depuis longtemps sur la turbulence, mais c’était un domaine de physique appliquée qui ne semblait pas recéler de problèmes conceptuels fondamentaux. Nous avons alors dû revenir à l’origine de ces questions et redécouvrir, après un siècle ou presque, les travaux pionniers de Poincaré et d’autres précurseurs. Et l’on sait à quel point ce domaine, ce qu’on appelle parfois un peu caricaturalement la « théorie du chaos », a produit des bouleversements conceptuels qui ne le laissent en rien à ceux de la relativité ou de la théorie quantique.
13Des exemples du même ordre existent dans d’autres domaines [3]. Ainsi en biologie, une des grandes avancées des dernières décennies concerne l’apoptose, dite vulgairement « suicide cellulaire ». Ces programmes d’autodestruction des cellules jouent un rôle absolument majeur concernant la prolifération des cellules cancéreuses. Mais ils sont aussi tout à fait essentiels pour la morphologie – nos doigts se séparent par apoptose lors de notre développement fœtal. Ce domaine très actif aujourd’hui a été redécouvert il y a une trentaine d’années, alors que les premières observations qui le fondent remontent au xixe siècle dans le champ de la botanique.
14Cette dimension temporelle de l’ignorance me parait très importante, et de nature à justifier, voire exiger, une meilleure connaissance de l’histoire des sciences par les chercheurs. Il ne s’agit pas seulement d’acquérir une sorte de « supplément d’âme » pour développer notre culture scientifique générale, mais d’avoir accès à des savoirs passés directement utiles à nos recherches. Il existe une masse énorme de connaissances anciennes que nous ignorons. Certes, il faut procéder à un tri exigeant : une bonne partie de ces connaissances sont sans doute caduques, fausses ou sans intérêt, mais il y a certainement aussi des pépites à trouver jusque dans un passé relativement lointain. À cet égard, la disponibilité moderne d’archives gigantesques des publications d’antan peut se révéler d’une grande fécondité et offrir un terrain de recherches en lui-même.
15Que pensez-vous de l’étendue de ce que nous ne savons pas ?
16Elle est incommensurable. Ce que l’on sait, dans les domaines même les plus assurés, ne recouvre que très partiellement le réel. Le savoir scientifique a certes vocation à rendre compte de l’ensemble de la réalité, mais il ne saurait la représenter intégralement et exhaustivement, comme ces cartes à l’échelle 1 : 1 qu’ont décrites ironiquement Lewis Carroll et Jorge Luis Borges [4]. Une assez bonne métaphore me semble rendre compte de cette extension limitée : la science pourrait être conçue à l’image de la courbe de Peano qui parcourt un carré (surface à deux dimensions) de façon de plus en plus fine et finit idéalement par le remplir entièrement, tout en restant une ligne unidimensionnelle. Notre savoir explore la réalité sans limitations de principe, mais ne peut pas s’identifier à elle. C’est pourquoi, plus nous nous approchons d’un élément du réel, plus nous en découvrons la complexité et plus apparaît vaste notre méconnaissance.
17Prenons un exemple. L’eau est la substance la plus commune à la surface de la Terre. Nous connaissons bien la molécule H20, ses dimensions, sa forme, ses modes de vibration, son spectre. Nous savons aussi décrire les interactions entre molécules d’eau, calculer les forces qui s’exercent entre elles. Pourtant, si nous prenons une quantité d’eau macroscopique qui contient des milliards de milliards de molécules, nos théories quantiques les plus sophistiquées ne nous permettent pas de prédire a priori, à partir des interactions entre molécules, des propriétés qui nous semblent pourtant bien banales comme le fait que la glace flotte. Certes, nous avons trouvé des explications a posteriori du fait que la glace est plus légère que l’eau liquide, fondées sur la structure lacunaire des cristaux de glace, mais nous l’ignorerions sans doute si la glace était une substance très rare et hors de portée de nos expériences à l’échelle macroscopique, que nous ne connaîtrions qu’à l’échelle moléculaire : la seule connaissance théorique de cette molécule assez simple ne nous donne que peu de renseignements sur les propriétés macroscopiques de l’eau. Une telle connaissance de principe est très loin d’épuiser le réel.
18Une certaine dose d’ignorance n’est-elle pas nécessaire quand on fait de la science ? D’un côté, être trop fixé sur ce que l’on ne sait pas peut bloquer, de l’autre, trop en savoir peut bloquer aussi. Nos connaissances nous entravent-elles un peu ?
19Je suis tout à fait d’accord avec cette idée. Si l’on hésite à s’aventurer dans un domaine peu ou mal connu, on n’avance plus du tout. Je fais ici référence à Richard Feynman pour qui la science ne consiste pas du tout à n’affirmer que ce dont on est certain, mais à oser énoncer, dans des domaines encore inconnus ou inexplorés, ce dont on n’est pas vraiment sûr. Nous touchons ici peut-être à la différence entre le travail quotidien de la plupart des chercheurs et les vraies percées faites par les innovateurs qui ne craignent pas d’aller de l’avant, en négligeant ce qui, de prime abord, pourrait sembler faire obstacle à leurs hypothèses. On peut ainsi suggérer que le succès des ruptures représentées par les grandes théories physiques du xxe siècle a peut-être inhibé d’autres démarches. Car la réussite de ces théories est effectivement stupéfiante : après plus d’un siècle, la relativité einsteinienne tient toujours, et il en est de même pour les fondements de la théorie quantique. Aucun phénomène empirique ni aucune aporie conceptuelle n’a pu jusqu’ici contredire ou même montrer les limites de ces théories. Je faisais allusion à cela dans un entretien pour un numéro de Raison présente [5] sur le Progrès en disant que je ne voyais pas de grandes ruptures en physique depuis un siècle. Peut-être que celles qui nous attendent nécessitent des avancées intellectuelles tellement audacieuses que nous n’osons même pas remettre en cause certaines idées que nous considérons implicitement comme fondamentales et intouchables.
20Il y a aussi une dimension relationnelle de l’ignorance qui apparaît dans le texte de Kant. Qui est en bonne position pour dire ce que l’on pourrait ou devrait savoir ? Uniquement les scientifiques, ou bien par exemple une partie de la société susceptible de s’émouvoir de connaissances qui n’existent pas aujourd’hui et qu’il serait pourtant désirable de connaître ?
21Je pense que c’est une bonne question. Dans le cas de la biologie, une grande partie des avancées sur le sida a résulté de l’implication active d’associations de malades. Ce ne sont évidemment pas elles qui ont découvert le virus HIV ni inventé les molécules à effet thérapeutique, mais elles ont mis en lumière ce que les biologistes spécialistes négligeaient, c’est-à-dire tout le contexte social, les obstacles politiques ou économiques aux progrès. Finalement c’est beaucoup grâce à ces associations, autant sinon plus qu’aux scientifiques, que les thérapies efficaces se sont généralisées. C’est un exemple tout à fait pertinent de la nécessité et de l’utilité de l’implication de collectifs extrascientifiques dans la mise en œuvre des savoirs. Ici, l’ignorance ne se manifeste pas seulement par l’incapacité de répondre à telle ou telle question scientifique, mais par la méconnaissance des conditions sociales (économiques, politiques, idéologiques) dans lesquelles les réponses à ces questions pourraient être mises en œuvre.
22N’y a-t-il pas une forme d’ignorance structurale ou systémique lorsque le savoir est distribué sur un grand nombre ? Par exemple, en génomique, il y a les praticiens, les biologistes, les spécialistes de l’ADN, ceux qui déplient le génome : aucun n’est en possession de la connaissance totale de celui-ci, et encore moins ceux qui sont amenés à prendre des décisions politiques sur cette base. N’est-ce pas propre à toutes les questions scientifiques un peu vastes ?
23Je répondrai en prenant l’exemple des centrales nucléaires. Je peux en tant que physicien théoricien faire un cours d’une année sur les principes de base de la production de l’énergie nucléaire en expliquant la structure du noyau atomique et les phénomènes de fusion, de fission, etc. Mais je n’aurai parlé que de ce qui se passe au cœur d’une centrale, à la source même de sa production énergétique. Car je ne sais rien sur les autres problèmes essentiels : la tuyauterie, la résistance des matériaux, la radioprotection, la rentabilité économique, etc., sur lesquels je n’ai que des opinions de citoyen plus ou moins bien informé. Je peux vous donner mon avis de physicien sur le principe des réacteurs nucléaires à neutrons rapides, comme Superphénix, mais ce n’est qu’une toute petite partie du savoir nécessaire. Le savoir global que l’on souhaiterait avoir sur une question comme celle de l’énergie nucléaire, un savoir qui totaliserait et unifierait les différents savoirs particuliers, n’existe tout simplement pas et, à mon avis, ne peut pas exister. D’ailleurs, le grand mystère n’est pas que les centrales nucléaires explosent de temps en temps, ce qui ne m’étonne pas, mais qu’elles le fassent si peu ! Car une centrale nucléaire est un système de grande échelle et de haute complexité, qui implique la coopération de corps de métiers très variés dont aucun ne maîtrise autre chose qu’un tout petit secteur ; entre ces compétences particulières, il y a des failles, qui engendrent nécessairement de temps en temps des dysfonctionnements, comme à Tchernobyl. Pour moi la relative mais étonnante efficacité des grands systèmes – une centrale, un avion de ligne – est extrêmement mystérieuse.
24On peut parler de respect de la norme par chacun des acteurs. Pourtant, ne peut-on évoquer aussi une forme d’ignorance pratique du suivi de la norme ?
25En effet, il y a des normes à respecter, mais paradoxalement si ces normes sont rigoureusement respectées, tout s’arrête immédiatement. C’est la grève du zèle ! Si chacun fait uniquement ce qu’il doit faire en suivant absolument toutes les règles et les consignes, alors tout se bloque, immédiatement, comme dans la vie courante d’ailleurs. Les systèmes complexes ne fonctionnent que parce que leurs acteurs travaillent en permanence à la marge du respect des normes et les transgressent un petit peu, mais pas trop. Il faut qu’il y ait du jeu, au sens mécanique du terme : si l’axe d’une roue a rigoureusement le même diamètre que le moyeu, elle grippe et ne tourne pas ; si par contre la différence est trop grande, ça ballote et ça casse ! Les mécaniciens savent contrôler ce jeu. Dans les relations sociotechniques, cette question du jeu, qui reste le plus souvent implicite, est capitale. Ainsi, si chacun respectait en tous temps et en tous lieux le code de la route, la circulation serait vite bloquée – mais cela ne rend nullement le code de la route inutile, au contraire ! Jusqu’où peut-on aller dans la transgression des indispensables règles et normes sans aller trop loin ? La régulation se fait par des mécanismes collectifs à mon avis trop peu compris. Voilà un bel exemple d’ignorance négligée !
26Je pense à votre très grand talent pour rendre compte des jeux de contraires à l’œuvre dans l’élaboration des connaissances [6] et je suis tenté de transposer cela à l’échelle de l’éducation. Peut-on parler d’ignorance quand on ne sait plus se servir de ce que l’on a appris et qu’on l’applique mécaniquement, n’étant plus en situation de faire usage de ce que l’on sait, ou de ce qu’on a su ?
27C’est en effet une forme particulière d’ignorance, en quelque sorte inversée, que de connaître les réponses à des questions que l’on a oubliées, ou tout au moins dont on ne connaît pas la profondeur, la difficulté et le contexte. Je pense en particulier aux enseignants. Certes, les professeurs de mathématiques savent redémontrer le théorème de Thalès, mais ils ne connaissent généralement pas ses racines épistémologiques profondes. De même pour le calcul différentiel et intégral : nous avons appris à l’exercer systématiquement, mais n’avons plus connaissance de ses origines, ni du débat long et compliqué pour justifier ces méthodes de calcul, débat qui commence avec la controverse entre Newton et Leibniz sur les infiniment petits, se poursuit au xixe siècle avec la notion de différentiabilité, et dure plus de trois siècles, jusqu’à aujourd’hui, avec ce que les mathématiciens appellent l’analyse non-standard. De fait, la mécanisation de ces opérations calculatoires permet de ne pas avoir à y re-réfléchir : lisant une expression comme dy/dx, nous ne nous demandons plus ce qu’est un infiniment petit. Et heureusement que nous ne nous revenons pas sur les fondations du calcul différentiel à chaque fois que nous calculons une dérivée ! Pour s’en convaincre, il n’est que de se référer au travail de Galilée sur la chute des corps et de constater l’extrême difficulté qu’il affronte pour penser la notion de vitesse instantanée, avant la mise au point des formalismes du calcul différentiel. La construction de mécanismes quasiment automatiques de transport de la pensée est une conquête formidable. Cela nous permet de faire la plus grande part de notre travail sans y penser. En revanche, nous risquons le blocage ou l’erreur le jour où nous tombons sur un problème pour lequel les conditions d’application de ces moyens ne sont pas réunies. Je vois là aussi un argument déterminant pour une meilleure formation en histoire des sciences. Il importe que les enseignants comme les élèves gardent en tête qu’il n’est pas si simple de justifier le calcul d’une dérivée. Nous ne pouvons certes pas demander aux scientifiques de connaître dans tous ses détails l’histoire de leur discipline, mais au moins d’avoir conscience de la complexité de cette histoire, et de savoir qu’un jour l’un de ses moments critiques peut très bien ressurgir à la pointe de l’actualité.
28Comment voyez-vous la dimension politique très présente dans l’idée de partage de la science et qui tient à la manière dont on s’adresse à l’ignorance des autres ? Pour vous citer : « je ne verrais pas d’un très bon œil que ce soient uniquement les scientifiques qui contrôlent les principes ou les modalités de ce partage de connaissance ».
29Dans un beau roman d’Audiberti, Le retour du divin [7], l’auteur dit de son héroïne, une « savante » : « elle ne comprenait pas que l’on pût ne pas comprendre ». Les scientifiques ne savent pas ce que ne savent pas les profanes, ils ignorent l’ignorance des autres. Ils ont tendance soit à la surévaluer, soit à la sous-évaluer, et à apporter leurs réponses avant même de savoir quelle est la nature des questions que se pose le public, questions qui en règle générale ne coïncident nullement avec celles que travaillent les chercheurs. Je me souviens d’un débat public sur le sida où se côtoyaient à la tribune un biologiste et un sociologue. À une question de la salle sur la « vraie » cause du sida, le biologiste répond que, sans doute aucun, cette cause est le virus HIV ; heureusement, le sociologue s’empresse d’objecter que, sans la généralisation des transports mondiaux, sans les changements des comportements sexuels, le virus HIV existerait aussi, mais il n’y aurait pas d’épidémie. Le spécialiste a tendance à répondre à partir de la seule causalité partielle qu’il connaît, en omettant tout le reste, qui relève en général de son ignorance, ou au moins de sa négligence. Sa réponse est certes valable, il faut bien sûr parler du virus HIV quand il s’agit du sida, mais ce n’est qu’une petite partie de la réponse. Cet exemple ouvre la question du rôle du médiateur et du rapport entre les sciences dites « dures » et les sciences humaines et sociales, qui ont un rôle absolument capital à jouer, ne serait-ce que parce que ce sont elles qui sont les mieux à même d’évaluer ce qu’est une ignorance collective.
30Pensez-vous que les scientifiques devraient avoir comme responsabilité de faire progresser le niveau général de connaissance scientifique de la population, de sorte que le progrès se répande et que l’ignorance décroisse au sein du grand public ?
31Certes, et les chercheurs y sont d’ailleurs en principe astreints désormais, puisque depuis 1982 et la loi Chevènement d’orientation et de programmation de la recherche, la diffusion des connaissances fait partie de leurs missions, par-delà la recherche fondamentale et l’enseignement spécialisé. Mais cette mission n’est pas toujours prise au sérieux par les institutions, ni reconnue dans les critères de recrutement et d’avancement des chercheurs. Pour autant, il faut prendre garde à ce que le milieu scientifique ne prétende pas accaparer ou contrôler les moyens de partage du savoir. On a besoin de profanes, d’ignorants, par exemple de journalistes scientifiquement incompétents mais intéressés et motivés. Ils sont nécessaires pour oser poser les questions qui dérangent. Une des limites de la médiation scientifique à l’heure actuelle est d’être la plupart du temps le fait de professionnels disposant d’une relative compétence, qui sont assez souvent en connivence avec les chercheurs et veulent faire état (sinon même étalage) de leurs connaissances plutôt que de leurs ignorances. L’on aboutit ainsi à une situation où le médiateur se fait plutôt le porte-parole des réponses du scientifique que des questions du profane. Or les questions qui surgissent de l’ignorance naïve du public ne peuvent pas en général recevoir de réponses scientifiques, parce qu’elles sont trop générales, trop complexes, trop difficiles. Le travail du scientifique va être de les découper, de les sérier (voir Descartes), de les préciser, de les simplifier, avant que de tenter d’y répondre. Je définirais d’ailleurs volontiers la science comme l’art de transformer les questions jusqu’à ce qu’elles aient une réponse. Il faut donc que les médiateurs osent poser des questions banales, simplistes, voire brutales, pour contraindre le scientifique à expliciter sa démarche.
32On retrouve ici l’ignorance « vulgaire » de la citation de Kant… Une question que se pose l’Union Rationaliste est de savoir pourquoi y a-t-il de moins en moins de gens qui croient aux vérités établies par la science ? Se rendent-ils compte que, de toute façon, il y a tellement de choses qu’on ignore qu’on peut aussi bien croire « à côté » ?
33Effectivement, les enquêtes d’opinion montrent que nombre de gens ne croient toujours pas à la théorie de l’évolution ou pensent que le Soleil tourne autour de la Terre. Mais je ne suis pas certain que l’opinion courante sur ces sujets ait vraiment évolué et que nous fassions face à une montée de l’obscurantisme. Ce qui me semble vrai, en revanche, c’est qu’il existe aujourd’hui une sorte de désenchantement par rapport aux promesses non tenues de la science. Il faut voir ce que nous racontions dans les années 1950 ! J’ai des numéros d’époque de Science & vie dans lesquels des physiciens affirment tranquillement que demain l’énergie nucléaire sera tellement bon marché qu’elle deviendra gratuite et que chacun aura un petit réacteur nucléaire dans son garage. On peut aussi mentionner l’épisode de la « guerre contre le cancer », déclarée par le président Nixon dans les années 70, où les scientifiques assuraient qu’il s’agissait d’une simple question de financement pour que le problème soit résolu à court terme. Nous avons beaucoup promis et peu tenu. Qu’il y ait une déception collective par rapport à ces promesses explique en partie une certaine réticence devant certaines annonces triomphalistes des scientifiques, qui peut s’étendre à la science elle-même. Mais je crois qu’il ne faut pas la surestimer.
34Il y a aujourd’hui une recrudescence des croyances religieuses qui touche tous les pays et interroge. Sans parler ici d’ignorance, pensez-vous que ce phénomène va à l’encontre de l’intérêt et de la confiance pour la science ?
35C’est certainement le cas quand il s’agit des formes les plus convenues, traditionnelles ou dogmatiques, d’une religion – de toutes les religions. Pourtant je ne pense pas qu’une réflexion plus générale, à un niveau métaphysique adéquat, amène forcément les croyants à se détourner de la science. J’hésiterais à renvoyer d’un bloc l’intérêt pour la religion sur le terrain des adversaires de la rationalité. Bien que profondément athée et me considérant sans ambiguïté comme rationaliste, je ne suis pas sûr qu’il faille penser la religion et la science comme engagées dans un combat frontal. Il faut certes combattre l’obscurantisme, la superstition, l’irrationalisme. Mais les identifier à la religion est trop simpliste. Il y a de nombreux exemple dans l’histoire indiquant que de grands savants étaient également croyants : Galilée était un fidèle fils de l’Église, malgré les ennuis que lui ont valu ses découvertes. Descartes aussi, sans même mentionner Pascal. Et cela reste vrai aujourd’hui. Il ne faut pas réécrire l’histoire à l’envers, comme s’il y avait constamment eu un conflit de fond entre science et religion [8]. Leurs rapports ont toujours été complexes et le restent fortement dans le monde actuel. Il n’est que de voir les débats actuels au sein de la culture musulmane pour s’en convaincre [9].
36Il y a d’ailleurs suffisamment d’irrationalité dans les orientations actuelles de la science et au sein même des comportements des scientifiques pour que le combat rationaliste y trouve ce qui devrait sans doute être son terrain premier.
Notes
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[1]
Mathias Girel remercie Julie Solviche, ingénieure d’études au CAPHES, qui a assuré la transcription de l’entretien après en avoir supervisé la captation.
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[2]
Voir J.-M. Lévy-Leblond, Galilée et les marées : une fausse théorie fausse, La Recherche, n° 433, septembre 2009, p. 92.
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[3]
Voir l’article de Michel Morange dans ce numéro.
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[4]
Voir le stimulant article de Gilles Palsky, « Borges, Carroll et la carte au 1/1 », Cybergeo: European Journal of Geography, 1999. En ligne : http://cybergeo.revues.org/5233.
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[5]
Raison présente, n° 189, 2014.
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[6]
Jean-Marc Lévy-Leblond, Aux contraires (l’exercice de la pensée et la pratique de la science), Paris, Gallimard, 1996,
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[7]
Jacques Audiberti, Le Retour du divin, Paris, Gallimard, 1943 [1983].
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[8]
Voir Stephen J. Gould, Et Dieu dit « Que Darwin soit ! », Paris, Le Seuil, Points-Sciences, 2013.
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[9]
Voir par exemple les écrits de la physicienne tunisienne Faouzia Charfi, par exemple ses livres La Science voilée, Odile Jacob, 2013, et Sacrées questions, Odile Jacob, 2017.