Notes
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Voir aussi, par Alain Billecoq, Spinoza, La Politique et la liberté, Paris, CNDP, 2013 ; Spinoza : questions politiques. Quatre études sur l’actualité du Traité politique, Paris, L’Harmattan, 2009 ; Les Combats de Spinoza, Paris, Ellipses, 1997 ; Spinoza et les spectres, Paris, PUF, 1987 ; Spinoza. 25 lettres philosophiques, Paris, Hachette, 1982.
Étymologie & sémantique
Michel Casevitz
Émancipation et autres libérations
1Depuis le début du xxe siècle, d’amples mouvements de libération se sont développés ; au milieu du siècle précédent, en France, l’esclavage avait été aboli. Aujourd’hui, les descendantes des suffragettes anglaises et françaises et du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) sont les militantes qui luttent pour l’égalité, dite aussi parité, entre les femmes et les hommes, et pour l’émancipation des femmes, comme le mouvement « Osons le féminisme ». Mais là n’est pas notre propos.
2C’est le mot émancipation qui est un terme issu du domaine juridique. Dans le droit actuel, elle consiste à libérer un mineur (âgé d’au moins 16 ans) de la puissance parentale ou de l’autorité d’un tuteur ; il acquiert ainsi à peu près tous les droits d’un majeur (on est majeur à partir de 18 ans) ; mais le mineur émancipé n’a pas le droit de vote et il ne peut se présenter à l’épreuve de conduite pour obtenir le permis de conduire.
3À la base de ce vocable, il faut remonter au mot latin composé manceps, -ipis, masculin, « qui prend en main » (premier terme man- de manus, -us, féminin, « la main », deuxième mot cep- de capio, capis, capere, cepi, captum, « prendre »), mot du vocabulaire juridique signifiant qu’on fait le geste par lequel on prend possession ou on revendique la possession : le dérivé mancipium, - ii, neutre, désigne le fait de prendre en main, ou bien directement la chose acquise, la propriété, et en particulier l’esclave (qui n’est pas une personne, il est considéré neutre). Cet acte est la mancipatio, nom d’action formé sur le verbe mancipo, -as, are, « vendre, aliéner par mancipation » ; le composé (ou surcomposé, puisque le deuxième terme est lui-même un ancien composé) emancipatio, - onis, féminin, formé avec le préfixe e(x) – « sortir de, supprimer » désignait l’acte par lequel on affranchissait un esclave, on le mettait hors tutelle ; emancipare signifiait à l’origine effacer l’acte de mancipatio (prise en main de l’esclave par le maître). La mancipation est attestée dans la langue juridique en français dès le xvie siècle, l’émancipation existait depuis le xviie siècle.
4L’émancipation au sens juridique ne concerne que l’acte par lequel le mineur devient pour ainsi dire l’égal d’un majeur, avant l’âge de la majorité. Mais dès le xixe siècle, le mot a été employé pour la libération des femmes se soustrayant à la tutelle du mari, et au xxe pour le prolétariat qui devait, selon Marx, se libérer de sa sujétion. Toute personne, tout groupe social, toute classe, toute colonie sont susceptibles de se libérer. Et l’émancipation peut aussi être celle de la pensée.
5À Rome, de liber,- a,- um, signifiant « libre » dérive (avec influence de libertas,- tatis, féminin, « liberté ») libertus, -a, désignant l’esclave (seruus,- a) que le manumissor (affranchisseur, libérateur) a affranchi, l’affranchi (participe passé substantivé du verbe affranchir qui est dérivé de l’adjectif franc, franche, adjectif tiré du nom du peuple Franc). En Grèce, le δοῦλος [doulos] ou la δούλη [doulè] sont les esclaves, par opposition aux hommes ou femmes libres, ἐλεύθεροι, - αι (qui sont libres de leurs mouvements, cf. peut-être archaïque ἤλυθον, [èluthon] attique ἦλθον, [èlthon] « j’allai »). L’affranchi est ἀπελεύθερος, - α [apeleutheros, -a] dérivé postverbal de ἀπελευθερόω, [apeleutheroô] « rendre libre, affranchir ».
6En français, affranchir avec préfixe a(d)- (le verbe est attesté dès le xiie siècle, d’abord avec l’emploi pronominal) signifie libérer de la condition servile, puis de ce qui entravait, autorité, préjugés, etc. C’est au xviiie siècle que le verbe a été employé pour les lettres et les colis : on a d’abord affranchi le port des lettres, paquets ou colis, – en les mettant à la poste – ce qui signifie qu’on a payé le port pour que le destinataire ne le paie pas (cf. l’expression « port payé » ou au contraire « port dû », voir aussi « franco de port »), on « affranchit » ainsi le destinataire ; on a abrégé ensuite en parlant d’affranchir les lettres ou paquets eux-mêmes, le timbre prouvant l’affranchissement. On rappellera ici qu’en argot, un ou une affranchi(e) désigne une personne qui ne se laisse pas gouverner ou chapitrer ; et par ailleurs « affranchir » quelqu’un, c’est l’informer, ne pas le laisser enchaîné dans ses ignorances.
7Émancipation, libération, affranchissement, ces trois mots sont très proches : ils manifestent une action initiée par un sujet qui rompt les entraves d’un mineur, d’un individu, d’une collectivité, mais la forme pronominale dès le début est employée, signifiant ainsi que chacun peut être le sujet de cette action, chacun peut devenir l’acteur de sa propre libération. Mentionnons le mot élargissement qui, lui, appartient au vocabulaire familier du domaine carcéral.
8Cette action s’oppose à l’aliénation, mot lui aussi du vocabulaire juridique à l’origine, transcription (dès le xiiie siècle) du latin alienatio,- onis, féminin, « transmission d’une propriété à un autre » ; au xive siècle, le sens psychologique est attesté : on parle d’aliénation d’égarement, puis au xixe d’aliénation mentale. Dans le premier cas, la propriété passe à d’autres mains, dans le deuxième le sujet n’est plus en lui, il n’est plus maître de lui, il dépend d’une autre autorité que lui-même. On notera que le mot latin a présenté lui-même la même évolution que le mot français, il a désigné l’éloignement, la séparation et aussi l’aliénation mentale (alienatio mentis). À l’origine de ce mot, l’adjectif alienus,-a,-um « qui appartient à autrui », qui est dérivé de alius, -a, -ud « autre ».
9On voit que le vocabulaire juridique, fortement tributaire des langues anciennes, a fourni de nombreux mots courants et même des emplois très modernes.
Théâtre
Guy Bruit
10J’étais cet après-midi au cimetière d’Ivry où avaient lieu les obsèques d’Adel Hakim, co-directeur avec Elisabeth Chailloux du Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre Dramatique National du Val-de-Marne.
11Porteur d’un universalisme humaniste Adel est mort en philosophe et en militant.
12Philosophe, la vie et la mort n’étaient pas pour lui séparables. La mort était l’accomplissement de la vie, sa conclusion naturelle, et il pensait que, de même que nous n’avons pas le droit de priver un homme de sa vie, nous n’avons pas le droit de le priver de sa mort.
13Dans le passage de sa dernière adresse à ses amis, lu par Elisabeth Chailloux, il réclame pour chacun le droit à la liberté de décider du moment de sa mort. L’association suisse Dignitas, la loi française interdisant ce libre choix, devait l’assister pour qu’un terme soit mis à sa vie. Trop épuisé pour supporter le voyage, il est mort chez lui le 29 août. Adel a rappelé que s’il a pu organiser cette mort programmée, il le devait à sa situation de privilégié social et économique, et lui, militant de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, son ultime appel a été pour que la loi donne à chacun cette liberté..
14La brochure-programme présentant la saison 2017-2018 du TQI s’ouvre par un « édito » qu’il a signé, « Ce que la vie et la programmation signifient pour nous », et qui aujourd’hui peut être tenu pour son testament. J’en retiens une formule qui dit tout de la morale de son auteur : « Notre planète est une sphère. Au nord on a la tête en haut. Mais au sud, personne n’a la tête en bas. Toutes les populations sont debout avec dignité ».
15Je n’ai pas tout aimé du travail d’Adel Hakim. Il a pu m’arriver de ne pas aimer du tout ou d’être trop sensible à certaines faiblesses, mais au total, que cela pèse-t-il ? Avec trois spectacles dont j’ai rendu compte (dans RP n° 139, 182, 201), Adel Hakim s’est situé sur les sommets. Il me semble que ces trois spectacles constituent un massif où Adel Hakim a condensé son expérience de voyageur à travers les grandes œuvres, l’histoire, les pays, les hommes. Un peu comme si le passage par Sénèque, Shakespeare, Calderon, Goldoni, Pirandello et d’autres l’avait conduit à devenir nécessairement son propre auteur.
16Auteur et créateur d’une poétique dramatique singulière. En 2001, enthousiasmé par La Toison d’Or, j’avais souhaité rencontrer Adel avant d’écrire ma chronique. Nous nous étions donc retrouvés au Sarah Bernhardt, ce café qui ne fut pas débaptisé à la différence du théâtre qui le jouxte. Il me livra une analyse remarquable du travail fait en Kirghizie d’où naquit le spectacle présenté à Ivry avec neuf comédiens kirghizes et neuf comédiens français, parlant les uns et les autres leur langue sans sur-titrage (RP 139). J’ai compris (mais je n’ai pas le loisir de m’expliquer) qu’il instituait une nouvelle pratique linguistique du théâtre. Ce fut cette pratique qu’il poursuivit et affina avec son admirable Antigone (RP 182) et son non moins remarquable Du jasmin et des roses (RP 201). N’oublions donc pas l’originalité puissante de ce travail.
17J’ai pu voir en juin la présentation par trois jeunes élèves de classe préparatoire du lycée Lakanal, Pauline Crépin, Clara Pecqueur Ronceray, Fanny Dumontet, d’une version réduite des Bonnes de Jean Genet. Travail qui relevait d’une gageure car Les Bonnes sont un texte où il n’y a pas un mot de trop. Mais le travail a été très habilement fait. Sans doute cela a-t-il conduit nos jeunes amies à tirer Genet un peu vers la comédie, ce qui peut être un peu discutable. Quoi qu’il en soit, elles jouent très bien et ont su mettre le texte en espace d’une manière judicieuse.
18Stimulé par ce spectacle, j’ai remis sur le métier une vieille interrogation : Madame est-elle une femme ? Il se trouve que du 16 au 21 juillet a été présentée par L’Autre Scène du Grand Avignon à Vedène la réalisation de la metteure en scène britannique Katie Mitchell. Annoncée avec faveur par Fabienne Pascaud (Télérama, 01-07-17), elle a été « descendue en flammes » par Brigitte Salino (Le Monde, 19-07-17). Pour l’une, heureuse actualisation de la lutte des classes et des incertitudes du sexe (Madame est un « luxuriant travesti ») ; pour l’autre, la réunion de tous les travers de la « modernité ». Même si nous pouvons avoir l’impression que Brigitte Salino est peut-être passée un peu à côté, il est difficile de se faire une idée. Mais cela nous montre toute la force de cette œuvre troublante et sa plasticité (de la plasticité des grandes œuvres j’ai souvent parlé). J’en ai profité pour relire la pièce et c’est chaque fois un éblouissement admiratif. Juste une remarque cependant sur le choix de Katie Mitchell : s’il est exact comme le rapporte Brigitte Salino, et je n’ai aucune raison d’en douter, que c’est par « féminisme » que Katie Mitchell a fait de Madame un travesti (« La féministe en moi se refusait à raconter l’histoire d’une femme opprimant d’autres femmes »), c’est là une justification bien surprenante. Notre metteure en scène pourrait-elle ignorer que « les femmes entre elles » sont capables d’admirables solidarités tout autant que de haines féroces et inexpiables ? Et quand la lutte des classes s’en mêle…
19La lutte des classes justement, la question avait été abordée dans une belle étude, relue à cette occasion, du docteur Le Guillant, revenant sur l’histoire des sœurs Papin (Les Temps Modernes, n° 210, 1963). Le Guillant rappelait ce qu’était, à cette époque, la violence de la condition domestique et que le taux des suicides était particulièrement élevé dans cette catégorie professionnelle. Cette violence est évidemment au cœur des Bonnes, mais Genet savait éviter le piège des discours « militants ».
20Comment cela m’amène-t-il à Jeanne Moreau, morte chez elle à 89 ans le 31 juillet ? C’est que je viens de réécouter le beau disque (Radical Pop Music, 2010) où elle dit « Le condamné à mort », tandis que Etienne Daho chante les textes mis en musique par Hélène Martin. Le disque est inséré dans un très élégant disque-coffret à la couverture grise, carton et toile. Jeanne Moreau y livre un beau témoignage de son amitié avec Genet. Elle rappelle tout ce qui dans sa vie de jeune rebelle a contribué à créer entre eux, vers la fin des années 50, « une sorte de complicité ».
21Jeanne Moreau pour moi, c’est un visage et une voix. Dans mon incurable nostalgie, elle reste liée au TNP et je peux rêver devant cette photo où elle est avec Gérard Philipe dans Le Prince de Hombourg. Mais je ne l’ai pas vue en ce temps-là. Je n’ai vu Jeanne Moreau au théâtre qu’une fois. C’était assez récemment dans un théâtre des Grands Boulevards : elle lisait avec Samy Frey Quartet de Heiner Müller. Lecture magnifique d’intelligence partagée entre eux deux. Et c’est donc une voix qui me reste aux derniers mots : « Cancer mon amour ».
22Son visage. Je n’ai guère vu mentionnés dans la presse deux films très attachants. Bien sûr, il y a eu l’Ascenseur, Les Amants, Le Journal d’une femme de chambre. Mais Peter Brook terminait son Moderato cantabile, d’après Marguerite Duras, avec Belmondo (1960), par le visage de Jeanne Moreau en gros plan envahissant tout l’écran. Un film qui pouvait laisser un peu perplexe, mais dont bien des images demeurent. Sans parler de cette réplique, image et voix unies : « Un verre de vin rouge ». L’autre film que j’aimerais revoir, c’est celui de Tony Richardson (1966), Mademoiselle, où nous retrouvons Jean Genet qui en avait écrit le scénario avec Marguerite Duras. L’institutrice, arrêtée, quittait l’écran avec ses petites lunettes cerclées, derrière la vitre de la voiture des gendarmes ; elle nous regardait, énigmatique et fascinante.
23Pour terminer sur l’avenir, revenir de vacances, c’est trouver dans son courrier les brochures des théâtres amis pour la saison nouvelle. Châtillon, Bagneux, Théâtre 13, Malakoff, Ivry, La Tempête, les Gémeaux, je peux en oublier. Quelle vitalité que celle du théâtre et comment ne pas s’émerveiller de toutes ces équipes qui cherchent à nous entraîner vers de nouvelles découvertes, chacune travaillant à donner à son entreprise un visage original. Cela est exaltant sans doute, mais ne doit pas nous faire oublier les dures réalités économiques qu’il faut affronter.
Atlas des arts vivants
Christian Ruby
Au risque des arts contemporains
24Après le temps des festivals, celui de la pause et de la synthèse. Une inquiétude semble avoir traversé les expositions de l’été en art contemporain et en arts de la rue : la question des droits culturels. Autour d’elle les débats ont été nombreux. Il faut y revenir.
À l’épreuve des œuvres
25C’est à la croisée des œuvres et des capacités de chacune et chacun à œuvrer que le problème se pose. Chaque citoyenne et citoyen est concerné par ce thème – qui n’est pas celui du droit d’accès à la culture – d’autant que les énoncés officiels de cette toute autre convention, à horizon international, méritent d’être analysés publiquement, autant pour leurs avancées, que pour leurs ambiguïtés et pour les difficultés devant lesquelles ils nous placent. Ce thème montre, entre autres choses, qu’avec sa possibilité de modifier les droits positifs, la démocratie n’est pas « naturelle », n’a pas de « naturel », n’est pas un acquis à consommer, mais un processus à renouveler et à étendre sans cesse. L’auteur de ces lignes pense même que ces droits culturels, en dehors d’être légaux, sont légitimes et centraux dans la mesure où ils permettent de réinventer l’exercice par chacune et chacun de sa formation et de sa trajectoire culturelles en rapport avec ceux (l’exercice et la trajectoire) des autres. Ils permettent aussi de revendiquer la participation à l’élaboration des choix culturels proposés à tous et toutes. Enfin, ils nous imposent une nouvelle réflexion sur les malentendus et les mésententes culturelles et politiques, sur le plan national, européen et mondial (cf. Unesco).
26Ces droit culturels placent devant des enjeux culturels concrets : alors que les conceptions crépusculaires de la culture du temps, et de nombreux régimes politiques de force, font de la culture une entité figée, ces droits culturels déplacent la culture du côté d’un exercice permanent et d’une trajectoire individuelle, et font non moins valoir une exigence de participation de chacune et de chacun à l’élaboration des choix culturels proposés à tous et toutes. Mais aussi devant des enjeux politiques concrets : l’interdit de l’accès à ces droits… peut enfin être considéré comme une amputation de la personne ; tout régime qui empêche de changer les référents culturels peut être dénoncé ; il ne peut plus être interdit de s’extraire d’un groupe communautaire ; aucun corps n’est la propriété d’une communauté, etc. Et enfin des enjeux philosophiques concrets : alors que les conceptions dominantes de la culture assignent les individus à des catégories définitives, ces droits de la personne permettent de reconnaître les multi-appartenances de chacun à des déterminations différentes, tout en garantissant, à chacune et chacun, les ressources (cf. François Jullien) de son existence (pour un individu ou un groupe), ses capacités (cf. l’économiste indien Amatia Sen) à se constituer comme auteur de ses choix, à choisir des dynamiques de construction de soi (pouvoir choisir ses références, et travailler à son identification (pas son identité)), le droit à penser par soi-même et d’accéder à des ressources culturelles (qui par définition sont communes, mais pas communautaires).
27Dès lors, cette approche des droits culturels place la personne au centre des processus (et donc bien dans les rapports sociaux) sociaux en lui conférant des droits opposables (ce qui est toujours un problème global). Ces droits sont individuels – mais pas individualistes puisqu’ils affirment que chacun est lié aux autres.
Des prescriptions
28On ne peut ignorer cette perspective des droits culturels. Elle a désormais une existence publique légale, nationale et internationale. Ce n’est plus seulement un principe régulateur. On peut en revanche la discuter et en discuter le contenu, l’extension. Elle a déjà produit plusieurs effets sociaux, culturels et politiques constatables. Quelle que soit – sujet à débat – la définition (philosophique ou anthropologique) et l’extension, pour l’instant, que l’on donne au terme « culture ».
29La perspective des droits culturels, en effet, prescrit :
- D’affirmer que la culture n’est pas un secteur d’activité parmi d’autres – ni un luxe, ni un supplément d’âme –, mais un bien commun à discuter et à défendre, puisqu’« on » – à définir – la place sous le droit positif (qui implique rapport à l’autre, formes opposables et contraignantes) ; même si elle est aussi par ailleurs, un secteur d’activité, sous forme d’une sphère publique ou d’un secteur économique ;
- De rappeler que parler de culture – au-delà du droit à l’éducation des individus prôné par l’Unesco et en affinité avec ce droit et cette institution internationale – implique de penser le dépassement de soi et l’échange et donc la parole avec les autres ; il n’y ni droit ni culture ni parole pour un seul ou pour soi seul ;
- D’exiger de notre part, occidentaux, de comprendre que cette question n’a pas lieu seulement en Europe, mais qu’elle est prescrite partout, même si elle nous impose d’abord, à nous autres occidentaux, de reconnaître que les cultures d’Orient et d’Afrique ne doivent plus demeurer les continents noirs d’un esprit raciste, l’objet de nos préjugés et de nos stéréotypes ; ce qui interroge aussi nos concepts de « diversité culturelle » et de « tolérance » (surtout quand on pratique avant tout une tolérance indifférente) ; comme cela interroge des pratiques culturelles (et qu’il faut prendre pour telles) qui passent outre le respect de la personne (ceci sans préjugés ni stéréotypes) ;
- Et enfin de remettre entre les mains de chacun les décisions en matière culturelle, en récusant l’approche descendante de la culture, mais aussi son approche autoritaire (à une époque où fleurissent les chefs, les fondamentalismes et les populismes).
30Autrement dit, sa légitimité repose sur le fait qu’on ne parle pas :
- D’objets culturels à vendre ou acheter ;
- De droit à la culture (et de la démocratisation ou non, même si le rapport à la démocratisation culturelle est problématique, les droits culturels étant plus proches de la perspective de la démocratie culturelle) ;
- Ou de droit d’accès à la culture ;
- On ne parle pas non plus d’une approche transversale des sphères d’activité (introduire la culture comme supplément d’âme dans les prisons, les hôpitaux, etc.).
31Mais d’une approche globale des personnes dans les rapports entre les unes et les autres, le respect et la dignité humains, puisque ces droits culturels s’appuient sur les droits humains (qui priment donc sur la concurrence).
32Comme si on avait enfin constaté que la culture – dont beaucoup veulent faire une identité dans la conception crépusculaire dominante de notre époque - n’était pas autant en coïncidence avec soi qu’on le croyait ; qu’elle ne contenait donc pas toutes les expressions ; qu’elle devait être discutée et mise en interrogation constamment. C’est sans doute cette différence à soi qu’expriment les droits culturels.
L’archipel des arts
33Les droits culturels se placent au cœur d’une action politique (même si elle est encore trop souvent gouvernementale). Au sein de notre paysage commun, deux voies très différentes peuvent se frayer un chemin grâce à eux. Et nous avons à nous battre pour que la deuxième logique l’emporte sur la première, sans se soustraire à la réalité de la négligence à l’égard des minorités.
- Une logique des minorités (une logique contre l’exclusion par l’universalisme abstrait, sans doute une logique postcoloniale, identitaire par défaut, parce que par opposition à l’abstrait : impliquant des recours juridictionnels) : celle de minorités qui réclament leur part dans le partage entre groupes, une reconnaissance de leur titre à être comptés dans la compte intégral des parts de la communauté par la police de la culture :
- soit en référence à une communauté et/ou une identité,
- soit en référence aux États-nation et à la diversité imposée à eux.
34Cet aspect est important mais il se contente de reconnaître un groupe de plus dans le décompte des groupes formant une société ou une sphère culturelle. On dérive là vers les problèmes des « identités culturelles »… et les pensées en termes de quota…
35Aussi débouche-t-il, cet aspect, sur des conflits centraux :
- par exemple entre le respect des droits des communautés (par exemple religieuses) et la liberté de blasphème (Charlie, Golgota Picnic…) ; ou sur la liberté de créer à partir d’autres cultures auxquelles on n’appartient pas (La famille Bélier, Exhibit B, La Cage aux folles…).
- Or, il existe une autre logique de ces droits : celle qui explicite que chacun doit pouvoir trouver ses moyens d’expression et de création dans le collectif, assumant pleinement l’esprit démocratique partagé. Ces droits culturels aident alors à créer des effets de dépaysement qui contribuent à vaincre l’isolement des individus et des communautés, et à briser l’assignation à résidence culturelle. Cette logique des droits culturels devient celle d’une mise en rapport.
36Elle correspond à la mise en œuvre de la part des sans parts, c’est-à-dire à faire éclater la question vers la reconnaissance de la compétence de n’importe qui… Une logique des sujets politiques (mais pas une logique individualiste) qui brisent cette logique d’identification en visant à reconfigurer le compte et ses partages. Il s’agit bien d’une logique politique dissensuelle. Ce raisonnement permet de lier ces droits à la garantie d’une égale liberté (au sens de Étienne Balibar) qui traverse les frontières issues de l’histoire. Et d’une égalité des intelligences (au sens de Jacques Rancière).
37C’est une logique de l’émancipation, du refus de la soumission, de l’arbitraire,…
38Cette seconde logique permet aussi d’énumérer quelques difficultés et objections de plusieurs sortes portant sur le fond ou sur des éléments techniques. En voici quelques-unes impliquant des enjeux concrets dans notre société, sachant que ces limites sont pour nous autant de tâches à accomplir puisqu’elles manifestent les difficultés de notre époque :
39Il convient moins de penser ces droits culturels dans le passage des politiques de l’Un aux politiques de la différence (ici, les institutions), que de les penser dans des politiques de l’écart (ici la politique). Y compris au niveau international (on y réclame l’exception culturelle), là où l’extension de ces droits implique une attention accrue aux diversités culturelles, mais qui ne brident pas les exercices et trajectoires personnelles.
40Il faut aussi discuter les termes mis en débat. Il y a de nombreuses ambiguïtés.
41Actuellement, les droits cultuels, sont formulés dans des termes problématiques : l’article 27 de la Déclaration universelle des droits (1948) qui suit l’article 26 sur le droit à l’éducation, stipule que « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ». Suivent la Déclaration universelle de l’Unesco (2001) et enfin, la Déclaration de Fribourg qui tente de tout rassembler.
42Objection « libérale » : sur la multiplication des droits : si, en démocratie et dans des États de droit, il existe bien une série de droits généraux (les droits liberté : droits politiques et civiques (expression, association, assemblée)), il n’existe pas une seule catégorie de droits complémentaires (les droits créance) ou plutôt plus affinés dans leur objet : on y compte les droits sociaux suivants : éducation publique, santé, logement, accidents du travail, contre les discriminations, mais cela peut s’étendre. Par conséquent, il est toujours possible d’ajouter aux droits créance de nouvelles catégories de droits : ici, culturels…
43Et finalement la bonne question serait plutôt : il convient que ces droits entrent dans le cadre des droits liberté. Ce qui permet de se demander d’où ils tirent leur légitimité (en démocratie), et d’où ils tirent leur justification (philosophique).
44Une objection courante se déploie notamment chez les professionnels de la culture : certains croient que les droits culturels récusent les politiques antérieures conçues dans le cadre du paradigme universaliste de la démocratisation (impliquant : qui subventionner ? qui réalise les programmations ?). Cela dit, ces droits substituent effectivement la diversité à l’unité. Et surtout, ils récusent l’approche descendante de la culture en promouvant une culture horizontale.
45En fin de compte, cette question des droits culturels implique plusieurs choses :
- que l’on reconnaisse que démocratie et culture ne sont jamais des acquis, mais des processus à relancer sans cesse ; cf. ci-dessus, la démocratie n’est pas « naturelle », n’a pas de « naturel », n’est pas un acquis à consommer, mais un processus à renouveler et à étendre sans cesse ;
- que l’on reconnaisse que dans la démocratie, tout n’est pas acquis – on peut toujours réfléchir à et proposer de nouvelles donnes ou de nouvelles formes ;
- que, quelle que soit la proposition, il est non seulement nécessaire d’en discuter, mais encore d’agir pour l’orienter vers une destination souhaitable.
Musique
Jean-Louis Lavallard
L’origine de la sonate pour piano
46Toutes les histoires de la musique contiennent une phrase comme « Carl Phillip Emmanuel Bach est considéré comme le père de la sonate pour clavier. » Cette phrase apparemment simple est au contraire d’une extraordinaire complexité. Elle oblige à s’interroger sur deux points difficiles : qui est Carl Phillip Emmanuel Bach ? et qu’est-ce qu’une sonate pour clavier ?
47On sait, bien sûr, qui est Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788). Il est le cinquième fils de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). C’est un très grand et important compositeur dont la notoriété, auprès des mélomanes devrait être beaucoup plus grande qu’elle ne l’est. Ce désintérêt tient au fait qu’il est généralement considéré comme un compositeur de transition entre la musique baroque et la musique classique. Une sorte d’entre-deux. Ce qui est totalement faux. Il est en effet courant de distinguer dans la musique savante occidentale deux grandes périodes : celle de la musique classique qui débute à la fin du xviiie siècle avec Haydn et Mozart et la musique baroque (éventuellement précédée de la musique ancienne) qui la précède et qui se termine avec J.-S. Bach au milieu du xviiie siècle. C.-P.-E. Bach se trouve donc entre les deux. La distinction entre ces deux périodes est d’autant plus facile qu’il y a une tradition continue de l’interprétation de la musique savante occidentale depuis la fin du xviiie siècle, la manière de jouer étant transmise depuis cette date entre maître et élève sans interruption alors qu’il a fallu ultérieurement inventer totalement la manière de jouer la musique baroque quand on a voulu tardivement s’y intéresser.
48La réalité est plus simple. C.-P.-E. Bach est l’inventeur de la musique classique, ce qui lui confère une importance tout autre que celle de compositeur de transition. Au milieu du xviiie siècle, l’attitude générale des esprits change. Au moins en Allemagne, on passe de la rationalité à la sensibilité (Empfindsamkeit). Il faut donc inventer une nouvelle musique. Ce sera à C.-P.-E. Bach de le faire. S’il garde quelques attaches avec la musique baroque de son père (qui a été son professeur), il lui adjoint une multitude d’inventions de son cru qui réjouissent son public avide de nouveautés. À nos yeux sa musique parait chaotique. Un moment c’est du baroque, puis plus loin on dirait du Haydn, puis quelque chose d’étrange, puis un peu de Beethoven. Certains trouvent même parfois du Schumann dans ses sonates. À nos oreilles, habituées à l’audition de ce qui sera écrit après lui, chacune de ses œuvres paraît un patchwork de musique classique, de musique baroque et d’étrangetés. Il donne donc l’impression d’un compositeur mineur qui a emprunté des passages à plusieurs grands compositeurs plus connus que lui. Alors que c’est l’inverse. Ce sont les grands compositeurs, qui sont venus après lui, qui ont emprunté le style d’un passage d’une de ses compositions pour en faire leur style propre. Et les passages qui n’ont été retenus par personne, sans descendance, sonnent à nos oreilles comme des étrangetés.
49L’importance historique de C.-P.-E. Bach est évidente quand on constate qu’il était considéré comme le plus grand compositeur de son temps et que Haydn et Beethoven l’ont révéré comme un maître dont ils pouvaient s’inspirer.
50La deuxième question délicate est « qu’est-ce qu’une sonate ?» La seule chose qui existe est la « forme sonate ». Et toute composition qui suit, en tout ou en partie, cette forme a le droit d’être qualifiée de sonate. La forme sonate consiste à faire jouer deux thèmes (deux mélodies) qui s’accordent, s’affrontent, se complètent. L’analogie avec une joute sexuelle conduit parfois à distinguer un thème masculin et un thème féminin. Une sonate peut être jouée sur n’importe quel instrument ou ensemble d’instruments. J.-S. Bach a par exemple écrit des sonates pour violon seul (un exploit : comment jouer en même temps deux thèmes sinon avec la technique des doubles cordes complétée par des accords arpégés ?). Mais aussi des sonates pour deux instruments, clavecin et violon (ou le clavecin est dominant), ce qui est évidemment plus facile pour faire entendre simultanément les deux thèmes, ou des sonates pour clavecin et viole de gambe. Il existe aussi chez J.-S. Bach (comme chez ses contemporains), ce qui était plus courant, des sonates en trio (flûte, violon et basse chiffrée par exemple).
51Les instruments à clavier ont l’avantage de pouvoir jouer plusieurs notes à la fois, ce qui est évidemment pratique pour jouer une sonate avec ses deux thèmes. L’invention de la sonate pour clavier s’inscrit dans cette perspective. C.-P.-E. Bach n’en est pas l’inventeur strict. Son père J.-S. Bach a écrit une unique sonate pour clavecin (en Ré Majeur) en 1704 dix ans avant la naissance de Carl-Philipp-Emmanuel. Mais c’est C.-P.-E. Bach qui a développé cette forme, écrivant plus de cent sonates.
52Pour quel instrument C.-P.-E. Bach a-t-il écrit ses sonates pour clavier ? Le piano n’existait pas. Le piano-forte n’est arrivé que tard dans sa vie. Certes C.-P.-E. Bach ne l’ignorait pas. Tout à son inventivité, il a même écrit en 1788 (l’année de sa mort) un double concerto pour clavecin et piano-forte, pour exploiter la différence entre les deux instruments. Mais auparavant, il ne disposait que de deux types d’instruments à clavier : le clavecin et le clavicorde.
53Le clavecin, le clavicorde et le piano-forte ont des qualités différentes. Dans le clavecin, le son est généré par le pincement de la corde par un sautereau (bec de plume ou de cuir durci) dont l’action est déclenchée par la touche du clavier. L’intensité du son est toujours la même. Sur certains clavecins, il y a deux claviers, chacun réglé pour une intensité sonore donnée. Mais sur un clavier, toutes les notes ont la même intensité. Les autres cordes sont libres et certaines vibrent « par sympathie ». Le son du clavecin est donc « coloré ».
54Dans le clavicorde, les cordes sont parallèles au clavier. Chaque touche a un prolongement : la tangente. Et c’est ce prolongement qui va frapper directement la corde. Selon la force avec laquelle on appuie sur la touche, le son est plus ou moins fort. Là encore, les autres cordes vibrent par « sympathie ». Le son est donc coloré. Si on appuie sur la touche en la faisant vibrer, la tangente vibre aussi, et fait vibrer la corde aussi longtemps que l’on fait vibrer la touche. Cette technique spéciale (que très peu d’instrumentistes possèdent) permet de prolonger la durée du son. L’intensité du son d’un clavicorde est faible. Ce n’est pas un instrument de concert.
55Dans le piano-forte (comme dans le piano moderne qui en est dérivé), appuyer sur une touche a deux conséquences. Un marteau est projeté sur la corde et la fait vibrer. L’étouffoir qui empêchait la corde de vibrer est soulevé. La corde peut donc vibrer et le son être émis. Les autres cordes ne vibrent pas car elles en sont empêchées par les étouffoirs qui restent en place. Le son n’est donc pas coloré. Il est pur. Et son intensité dépend de la force avec laquelle le marteau est projeté. Toutefois l’intensité du son fournie par un piano-forte reste faible. L’amélioration du mécanisme sur le piano moderne permettra d’obtenir un son fort.
56C.-P.-E. Bach a choisi, pour la plupart de ses sonates, le clavicorde. Il voulait introduire la « sensibilité » (Empfindsamkeit) dans sa musique. Il a pris le chant pour modèle. Le chanteur décide non seulement de la hauteur de la note qu’il émet mais aussi de sa durée. Or le son émis par le clavicorde a ces deux propriétés.
57Sur quel instrument, les instrumentistes actuels jouent-ils les sonates de C.-P.-E. Bach ? Les uns choisissent le clavecin, un instrument qui existait du temps de C.-P.-E. Bach et dont l’intensité est assez grande pour qu’il soit utilisé dans un concert. D’autres préfèrent le clavicorde, mais uniquement pour les enregistrements. Le son est certes faible, mais l’amateur peut l’amplifier à son gré chez lui lors de l’écoute. La faiblesse de l’intensité initiale n’est plus un obstacle.
58Au risque de paraître hérétique, aucune de ces deux solutions ne me parait satisfaisante. Je pense que la meilleure manière de jouer aujourd’hui les sonates de C.-P.-E. Bach est d’utiliser le piano moderne. Toutes les sonates des compositeurs ultérieurs sont aujourd’hui enregistrées le plus souvent sur piano moderne. Utiliser un autre instrument pour les sonates de C.-P.-E. Bach revient à le classer à part. Ce qui n’est en rien légitime même sur le plan historique : la dernière sonate de Haydn a été écrite en 1794 soit sept ans seulement après la dernière sonate de C.-P.-E. Bach. Or les sonates de Haydn sont le plus souvent enregistrées sur piano moderne. La distance temporelle est trop faible entre les deux pour justifier un choix d’instrument différent. De plus, on trouve, dans les sonates de C.-P.-E. Bach des parties qui ressemblent étrangement à du Haydn, du Beethoven ou même du Schuman. Les entendre sur un clavecin ou un clavicorde leur donne un aspect curieux.
59Certes, la vérité historique n’est pas respectée. Mais elle ne l’est pas plus dans les interprétations actuelles de Haydn, Beethoven, Schuman, Chopin. Tous ces compositeurs ont écrit pour le piano-forte et non pour le piano moderne. Pourtant personne ne critique l’utilisation du piano moderne. Il y a même pire. Il existe de nombreuses interprétations des œuvres pour clavier du père de C.-P.-E., Jean-Sébastien Bach sur piano moderne. Pourquoi vouloir revenir à un instrument plus ancien pour son fils ?
60Il y a certes une difficulté. Il faut inventer un style adapté aux sonates de C.-P.-E. Bach. Il n’y a pas une continuité de tradition, comme pour les compositeurs ultérieurs. Cela risque de faire reculer nombre d’interprètes. Mais ce travail a bien été fait pour Jean-Sébastien avec d’ailleurs des variantes importantes. Murray Perahia joue aujourd’hui J.-S. Bach tout autrement que ne le faisait Glenn Gould, qui faisait référence il y a trente ans. Pourquoi ne pas faire le même travail pour les sonates de C.-P.-E. Bach ?
À travers quelques livres
Roland Pfefferkorn
Destins de femmes. Amours, ruptures, émotions, crimes, enfants…
61Le premier roman de Germaine de Staël, Delphine, vient de reparaître en version intégrale dans une édition de poche (Folio classique, 2017) présentée, établie et annotée par Aurélie Foglia et enrichie de quelques annexes et compléments chronologiques fort utiles. Suivant une remarque de la présentatrice, le sous-titre de Delphine, pourrait être « De l’amour considéré dans ses rapports avec les institutions sociales ». Le roman dont la dimension philosophique est revendiquée par l’auteure déroule son intrigue de 1790 à 1792. Roman de l’amour impossible et du déchirement, c’est aussi un roman du divorce. Dans les premières années de la Révolution est en effet introduite la possibilité historique de divorcer, comme celle de rompre les voeux monastiques. Publié en 1802, au moment où Napoléon s’arroge tous les pouvoirs, le roman affronte des questions d’une actualité brûlante qui touchent à la liberté. Delphine remet en question des pratiques jugées aliénantes à l’encontre des femmes. Suivant une lettre à Madame de Pastouret, son roman « est devenu l’histoire de la destinée des femmes présentée sous divers rapports ». Germaine de Staël pose déjà la question de l’émancipation des femmes qu’elle approfondira dans son second roman, Corinne ou l’Italie.
62Jacqueline Pigeot propose une belle étude consacrée à L’âge d’or de la prose féminine au Japon (xe-xie siècle) (Les Belles Lettres, Collection Japon, 2017). Elle analyse les procédés d’écriture mis en œuvre dans les Mémoires d’une Éphémère et dans Le Roman du Genji. Elle expose les conditions qui ont permis l’épanouissement de la prose féminine à l’apogée de l’aristocratie de cour japonaise à l’époque de Heian (fin ixe-fin xiie siècle). Ces femmes écrivaient en langue vulgaire, elles ont pu donner libre cours à leur créativité, et c’est cette liberté de ton qui leur vaut l’intérêt du lecteur moderne. Confinées, en tant que femmes, dans le domaine de l’intime, elles ont pu faire état de leur vie personnelle et l’analyser. Ces conditions particulières leur ont donné accès à la culture tout en leur laissant une certaine liberté d’action.
63Tandis que Delphine déploie enthousiasme et grandeur d’âme, deux bons siècles plus tard L’amour réaliste (Armand Colin, 2017) du sociologue Christophe Giraud raconte l’histoire d’une désillusion. Son enquête s’appuie sur un panel de 26 jeunes femmes âgées de 18 à 25 ans appartenant plutôt aux catégories moyennes. Selon l’auteur, la « nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes » repose sur une dissociation entre amour et sexualité et sur des ruptures précoces successives dans un contexte d’accès croissant des jeunes adultes aux études supérieures. La représentation romantique d’un amour unique, éternel et inconditionnel est remplacée par l’émergence de trois types de « contrats amoureux » : les « histoires sérieuses » visant la conjugalité à long terme ; les « coups d’un soir » relevant du léger et du ludique ; les « contrats sérieux-légers » incarnant l’expérience la plus répandue, celle de l’amour réaliste. Il s’agit d’« être ensemble sans se prendre la tête ». Ce « contrat » emprunte au sérieux l’exclusivité sentimentale et sexuelle et l’aspiration à un amour authentique et y ajoute de la légèreté car exempt de toute promesse. L’amour ne relève pas du coup de foudre mais résulte de la découverte progressive du partenaire. La vie personnelle est relativement préservée : dans un premier temps au moins chacun garde son logement et maintient une sociabilité intense avec ses amis respectifs. La relation évolue en fonction d’étapes, franchies ou non : décider de cohabiter, déclarer son amour ou formuler un projet d’enfant. L’histoire d’amour se prolonge ou se rompt, laissant la place à la suivante…
64Deux romans traitent de la rupture en adoptant le point de vue du ou de la partenaire délaissé.e. Le roman de Naomi Wood Mrs. Hemingway (Quai Voltaire, 2017) s’ouvre sur le séjour à Antibes de l’écrivain américain accompagné de sa première épouse, Hadley, et de sa maîtresse, Fife, qui la remplacera par la suite. Suivront encore Martha et Mary. On suit l’histoire amoureuse de l’homme du point de vue de chacune des quatre épouses. Chaque nouvelle femme croit qu’elle seule peut lui fournir confort et excitation. Chacune découvrira le prix de l’amour – et de la perte – de l’écrivain le plus célèbre de sa génération. Hemingway aimait la stabilité du mariage et les conquêtes permanentes. Il aurait dit un jour à Francis Scott Fitzgerald que sa vision du bonheur comprenait deux belles maisons en ville, l’une avec sa femme et ses enfants où il serait monogame et l’autre où il aurait sur neuf étages ses neuf superbes maîtresses. Wood réussit à rendre crédible la voix d’Hemingway, mais, mis à part pour Mary, elle peine à incarner les épouses. L’écrivain coréen Park Hyun-wook adopte le point de vue d’un homme dont la femme de sa vie ne peut s’empêcher de multiplier les amants tout en l’aimant. Le narrateur de Comment ma femme s’est mariée (Editions Philippe Picquier, 2017) est un « trentenaire ordinaire » fan du Real Madrid qui tombe amoureux d’une fervente supportrice du FC Barcelone. Le ton du roman est résolument léger, deux conceptions du couple s’affrontent, mais aussi deux cultures footballistiques…
65La poétesse franco-libanaise Vénus Khoury-Ghata propose un récit à la deuxième personne du singulier, La femme qui ne savait pas garder les hommes (folio, 2017), composé à la suite de la perte d’un être cher. Devenue veuve pour la deuxième fois, elle revisite le parcours des hommes qui ont partagé sa vie. « C’est dans ta nature de perdre les hommes qui t’aiment, dans ta nature d’écrire ce que tu vis, le vécu ne prend sens qu’une fois écrit noir sur blanc ou serré, braise dans ta main, la brûlure confirme que tu es encore en vie ». Sincère dans ses émotions, en raison d’une vie dévouée à l’écriture elle se sent coupable de ne pas les avoir suffisamment aimés.
66L’ouvrage de la sociologue Arlie Russel Hochschild, Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel (La Découverte, Collection Laboratoire des sciences sociales, 2017) est un ouvrage majeur, enfin traduit en français, qui a contribué à fonder la « sociologie des émotions ». Le titre et le sous-titre français ont le mérite de réunir la sphère intime de la vie privée et celle sociale de la vie publique. Dans la seconde on est censé contrôler des émotions qui auraient une place « naturelle » dans la première. Le livre a été publié en 1983 aux États-Unis. Le titre original, The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling, souligne davantage le rôle actif joué par les directions des entreprises et le management dans la transformation des émotions et des sentiments en marchandises. L’auteure a mené son enquête durant une vingtaine d’années, auprès d’hôtesses de l’air chargées d’assurer la sécurité des passagers tout en présentant une attitude souriante et douce, mais aussi auprès d’agents chargés du recouvrement. Le sourire de l’hôtesse de l’air devient un outil de travail et un objet marchand. Plus largement ce sont toujours les femmes qui sont chargées de gérer les émotions. Le concept de « travail émotionnel » mobilisé par l’auteure permet de montrer que les émotions n’ont rien de naturel et qu’elles ont tout de la fabrication sociale. A signaler aussi l’ouvrage collectif signé par Monique Sélim et Wenjin Guo, Des sexualités globalisées à l’avant-garde ? (L’Harmattan, 2017) qui interroge les droits sexuels, notamment les droits LGBT, sous différents angles et à partir de terrains variés (Chine, Cameroun, Bolivie, Vietnam, Laos) en accordant une place centrale aux logiques subjectives et singulières.
67Deux autres ouvrages centrés l’un sur la prison et l’autre sur la criminalité prennent en compte la question du genre et des émotions. Anne-Christine Le Gendre livre avec Femmes surveillantes. Hommes détenus (L’Harmattan, Collection Clinique & Changement social, 2017) une étude qui se situe à l’interface de la sociologie de la prison, des émotions, des professions et du genre. La réflexion repose sur les éléments tirés de nombreux entretiens mais aussi sur un travail conceptuel mobilisant avant tout la psychologie et la psychanalyse. L’auteure met l’accent sur les affects et la subjectivité des personnels, hommes et femmes. Son livre témoigne d’une connaissance solide de l’institution pénitentiaire. Les difficultés d’intégration des surveillantes femmes dans les prisons pour hommes sont au cœur de son étude. Le chapitre 3, intitulé « Équité, parité et sentiments d’injustice », est particulièrement intéressant. Il traite notamment du « sale boulot », la fouille corporelle des détenus, travail dévolu aux surveillants hommes et qui est épargné à leurs homologues féminines. Cette inégalité de traitement des deux sexes suscite des réactions négatives fortes de la part des surveillants hommes qui estiment que les femmes exercent leur travail dans une situation privilégiée. Ce chapitre traite aussi des questions d’organisation du travail liées à la présence des deux sexes et des rapports de pouvoir entre sexes pouvant aller jusqu’au harcèlement. Le chapitre 4 est centré sur le corps en détention. Il aborde la question de la sexualité en prison et plus largement la manière dont s’organisent les relations entre les sexes.
68L’ouvrage de Véronique Jaquier et Joëlle Vuille, Les femmes et la question criminelle (Seismo, Collection Questions de genre, 2017) est une somme désormais incontournable. Son sous-titre indique l’ampleur du panorama proposé : Délits commis, expériences de victimisation et professions judiciaires. Son originalité réside dans la perspective de genre adoptée, il s’agit explicitement pour les auteures de développer une critique féministe en criminologie. Dans la première partie elles traitent des expériences des femmes face à la criminalité et ce qui les différencie de celles des hommes. Le propos vise à déconstruire les stéréotypes de la délinquance féminine et à en présenter les différents visages, des plus communs (vol, délinquance routière, consommation de drogues, prostitution) aux plus « extraordinaires » (homicide, crime organisé). Les violences envers les femmes, leurs impacts sur la santé et les politiques publiques qui s’y rapportent constituent la seconde partie de l’ouvrage. La troisième partie enfin examine le rôle que jouent les femmes dans le contrôle social de la délinquance.
69Anne Gotman propose de faire le point sur les raisons pour lesquelles des femmes et des hommes peuvent ne pas vouloir d’enfant sans que cela soit une catastrophe, ni une anomalie. Son livre, Pas d’enfant. La volonté de ne pas engendrer (Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017), convoque une abondante littérature qui donne à ce phénomène, social autant qu’individuel, toute la complexité dont il est le fruit et l’expression. Dans la plupart des pays capitalistes développés, le nombre d’hommes et de femmes sans enfant tend en effet à augmenter. Elle s’intéresse à ceux qui se déclarent volontairement sans enfant et cherche à cerner leur profil sociologique, leurs motivations et les explications données de ce phénomène, sans négliger les arguments visant à légitimer cette décision reposant sur la liberté de choix et l’égalité de traitement entre parents et non-parents. De plus en plus nombreux sont celles et ceux qui voient dans cette liberté l’aboutissement de l’émancipation de l’individu. L’auteure explique aussi que le capitalisme contemporain bénéficie pleinement de ces femmes et de ces hommes qui ne veulent pas d’enfant. Ils peuvent vraiment se consacrer à plein temps à leur travail sans avoir à l’interrompre pour cause d’enfant malade. Ils n’ont pas d’horaires à aménager pour tenir compte de l’existence des enfants ou des congés à fixer impérativement pendant les vacances scolaires…
70Enfin Jean-Claude Kaufman propose une lecture décevante de l’hystérie médiatico-politique de l’été 2016. Son livre, Burkini. Autopsie d’un fait divers (Éditions Les liens qui libèrent, 2017), adopte un point de vue étroit découlant pour l’essentiel de son enquête sur les seins nus publiée en 1995. En réduisant cette hystérie estivale à un fait divers il passe à côté de ou minimise les principaux enjeux de l’affaire, sans compter les erreurs et approximations. Il va jusqu’à qualifier Christine Delphy de différentialiste, ce qui est tout de même un comble.
Notes de lecture
Alain Billecoq
Spinoza ou L’« athée vertueux »
71Montreuil, Le Temps des Cerises, éditeurs, 2016, coll. « Matière à Pensées », 162 p., 15 €
72Alain Billecoq poursuit une réflexion sur le rôle du philosophe et de l’enseignement philosophique dans la Cité. Il met en lumière l’actualité de l’œuvre de Spinoza et des questions politiques qu’elle ne cesse de soulever [1]. Le présent ouvrage répond à la nécessité de dissiper certains malentendus. L’auteur mène l’enquête afin de lever le voile sur ce qu’il en est véritablement de Spinoza et de sa pensée du monde. Dépassant le simple constat qu’un « mécréant » peut être un homme vertueux, l’auteur se demande quelle relation substantielle il y a entre les pensées métaphysiques de Spinoza et la vertu dont sa vie témoigne. Il s’agit de saisir, en son mode propre de déploiement, l’unité du mode théorique et du mode pratique de sa pensée, afin d’élucider la relation entre son travail spéculatif et son combat pour la liberté. Spinoza construit sa philosophie en substituant l’articulation de l’éthique et du politique à celle de la morale et de la religion.
73L’enquête déjoue dans un premier temps l’imputation d’athéisme qui frappe Spinoza, en s’appuyant sur les éléments de critique que le philosophe élabora en réponse à ses détracteurs. L’auteur fait connaître les raisons des bouleversements théorétiques par lesquels Spinoza inscrit la pensée de Dieu et du monde dans une logique fondée sur la conjonction de la vérité et de la liberté. À mesure que progresse l’explication, on découvre dans sa détermination rationnelle le mouvement par lequel l’esprit philosophique se libère radicalement des présuppositions morales et religieuses. Dans un second temps, l’enquête conduit le lecteur depuis la mise en question de la morale jusqu’à la redéfinition de la vertu et de la béatitude, via la conceptualisation de l’homme. L’auteur cherche à donner accès au mode propre de penser qui est à l’œuvre dans la philosophie de Spinoza, de sorte à montrer la relation qui unit l’une à l’autre la métaphysique et la sagesse. Il rend manifeste la congruence des modes théorique et pratique de la raison, qui est à l’œuvre dans le travail de la conceptualisation philosophique. In fine, la question de savoir si et dans quelle mesure Spinoza est l’homme libre qu’il décrit dans sa philosophie, confronte le lecteur, dans l’optique de la sagesse, à son propre rapport à soi et au monde.
74Ainsi, Spinoza écrit le Traité théologico-politique afin d’établir « que la liberté de philosopher non seulement peut être accordée sans dommage pour la piété et la paix de la république, mais aussi qu’on ne peut l’ôter sans ôter en même temps la paix de la république et la piété ». L’objet premier de ce Traité est donc de défendre avec toute la vigueur de la raison « une entière liberté d’exercer son jugement et d’honorer Dieu selon sa complexion ». Ce qui est en jeu c’est la question des conditions d’une vie sociale paisible et harmonieuse. Il fonde ce combat pour la liberté sur une étude savante des textes sacrés. La vérité que l’Écriture recèle est d’ordre pratique : elle enseigne que l’obéissance est la voie du salut. La religion a donc une fonction essentiellement politique qui est de permettre aux hommes de vivre ensemble. Spinoza tire de cette étude une première conséquence qui consiste dans la coupure définitive entre la foi et la raison. Tandis que le discours de la foi vise le salut par l’obéissance, le discours de la raison vise la liberté par la connaissance rationnelle de Dieu. L’objet du Traité est de démontrer que la liberté d’exercer la raison ne peut être qu’utile à la république, en cela qu’elle détermine un art de vivre réglé par la raison. Spinoza établit non seulement que la raison n’est en rien contraire à la religion et à la vertu, mais surtout que la religion ne peut être opposée à l’exercice de la raison. Si la religion peut être utile à une multitude pour faire société, elle ne peut être la source de la moralité. Au contraire, il faut chercher la source de la moralité du côté de la raison.
75Alain Billecoq nous livre ici le portrait d’un homme libre. On y retrouve la « générosité » dont témoignent les livres de Spinoza, c’est-à-dire l’expression du « désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres hommes et de se lier d’amitié ». En cela, la lecture de cet essai, d’une rare générosité pédagogique et philosophique, véritable invitation à la philosophie et à la liberté de philosopher, est aujourd’hui plus que jamais salutaire.
76Jean Devos
Philippe Sands
Retour à Lemberg
77Albin Michel, 2017.
78Lemberg fut la capitale culturelle de la Galicie austro-hongroise. Y cohabitaient, dans une relative tolérance, des populations autrichiennes, polonaises, ukrainiennes et une forte communauté juive. Intégrée après la Grande Guerre à la nouvelle Pologne, elle est rebaptisée Lvow ; en septembre 1939, conséquence du pacte Molotov-Ribbentrop et du partage de la Pologne qu’il prévoit, elle passe sous le contrôle soviétique ; puis quand l’Allemagne nazie se retourne contre l’URSS, en juillet 1941, elle est intégrée au Gouvernement général de Pologne sous l’autorité du nazi Hans Frank. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, elle est intégrée à l’Ukraine et prend son nom actuel de Lviv… Elle est bien au cœur de ces Terres de sang qu’a étudiées Timothée Snyder (Gallimard, 2012) mais elle est aussi, comme nous le montre Philippe Sands, le creuset culturel où se sont formés les pères du nouveau droit international élaboré à l’issue du second conflit mondial.
79C’est un livre passionnant qu’a écrit Philippe Sands, professeur de droit et avocat international, en évoquant trois destins qui ont pris naissance à Lemberg dans les premières décennies du vingtième siècle : celui de son grand-père Léon Buchholz, et ceux des grands juristes Hersch Lauterpracht et Raphaël Lemkin.
80Le grand-père d’abord, qui ne parlait jamais d’un passé qu’il a fallu reconstituer pas à pas, a passé son enfance à Lemberg avant de s’installer à Vienne puis de fuir l’Autriche nazifiée, échappant ainsi à l’extermination qui a anéanti la presque totalité de sa famille. Il a vécu ensuite à Paris où son petit-fils lui rendait visite. Hersch Lauterpracht ensuite, né à Zolkiew, une petite ville à quelques kilomètres au nord de Lemberg : il a étudié le droit, d’abord à Lemberg puis à Vienne où il est remarqué par le grand juriste Hans Kelsen. L’antisémitisme grandissant, tant à Vienne qu’à Lemberg, lui ferme la porte de leurs universités et c’est en Angleterre qu’il va s’installer en 1923. Il y soutient une troisième thèse de doctorat et enseigne d’abord à la London School of Economics puis à Cambridge. Tout au long de ces années il soutient la nécessité de créer un droit international qui protège l’individu contre l’État.
81Enfin, né en Russie Blanche en 1900, c’est à Lemberg, devenue Lvow, que Raphaël Lemkin entreprend des études de droit quelques années après Lauterpracht. Il obtient son diplôme en 1926 et rejoint Varsovie où il exerce les fonctions de procureur puis s’installe comme avocat. En 1940, il se réfugie en Suède où il entreprend de rassembler tous les documents émis par les nazis dans les territoires qu’ils occupent. Il gagne ensuite les États-Unis – où un poste de professeur lui est proposé en Caroline du Nord – au terme d’un long périple qui lui fit traverser l’Union soviétique, gagner le Japon puis Vancouver et enfin Seattle. Il a emporté avec lui des valises bourrées des documents qu’il a réunis pendant son séjour en Suède. Ses parents aussi seront victimes de la Shoah : seul un de ses frères, qui se trouvait par hasard en URSS lors de l’invasion nazie, survivra.
82Le quatrième personnage de l’histoire est le Gouverneur général de la Pologne, Hans Frank, un juriste lui aussi, qui de 1941 à 1945, présida à l’extermination des juifs du territoire qu’il contrôlait, parmi lesquels les familles de Léon Buchholz et de Hersch Lauterpracht.
83On le sait, Hans Frank fut condamné à la pendaison par le tribunal international de Nuremberg ; on sait aussi, plus vaguement en général, que Raphaël Lemkin a élaboré la notion de crime de génocide. On sait moins que, de son côté, Hersch Lauterpracht avait travaillé depuis des années à produire le concept de crime contre l’humanité. Le premier privilégiait la protection du groupe, le second la protection de l’individu. Frank fut condamné pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, le procureur ne parla pas de crime de génocide. Philippe Sands montre que Lemkin, tenu à l’écart par les juristes américains, eut le plus grand mal à faire reconnaître ce nouveau concept – qui d’ailleurs ne convainquait pas Lauterpracht –tandis que ce dernier, bien intégré dans la délégation britannique à Nuremberg, vit son travail consacré. Mais il signale aussi que 70 ans plus tard, le crime de génocide semble l’avoir emporté sur celui de crime contre l’humanité. Triomphe de la défense du groupe contre celle de l’individu ? Il avoue s’interroger lui aussi sur leur pertinence respective.
84C’est donc à une réflexion de portée universelle qu’aboutit ce livre dont il faut dire aussi qu’il est extraordinairement attachant. Une fois commencé, on ne le lâche plus. C’est qu’il est écrit d’une plume alerte, qu’il retrace les péripéties des enquêtes auxquelles s’est attelé l’auteur : visites des lieux évoqués, recherches en archives mettant au jour des personnages remarquables, entretiens avec les enfants et petits enfants des personnages centraux du livre. Il y a même un « secret de famille » évoqué avec délicatesse qui tient en haleine le lecteur. Si je n’ai pas su convaincre qu’il est indispensable de le lire, le succès international qu’il remporte sera mon dernier nouvel argument !
85Fabienne Bock
Notes
-
[1]
Voir aussi, par Alain Billecoq, Spinoza, La Politique et la liberté, Paris, CNDP, 2013 ; Spinoza : questions politiques. Quatre études sur l’actualité du Traité politique, Paris, L’Harmattan, 2009 ; Les Combats de Spinoza, Paris, Ellipses, 1997 ; Spinoza et les spectres, Paris, PUF, 1987 ; Spinoza. 25 lettres philosophiques, Paris, Hachette, 1982.