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Article de revue

Fraternité républicaine et hospitalité

Pages 87 à 99

1Dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande – dont la première édition remonte à 1926 et qui était le dictionnaire de référence pour les étudiants en philosophie de ma génération –, comme dans le Dictionnaire philosophique d’André Comte-Sponville, on chercherait en vain une définition de la fraternité ou de l’hospitalité. Les deux notions sont absentes, comme elles le sont du Dictionnaire de philosophie politique dirigé par Stéphane Rials et Philippe Raynaud. La devise républicaine mentionne pourtant la fraternité, mais autant les notions de liberté et d’égalité sont régulièrement analysées, autant celle de fraternité est écartée. Elle est envisagée à titre de sentiment et non de principe. Quant à la notion d’hospitalité, absente également de ces dictionnaires, elle est écartée du champ de la réflexion politique et située dans celui de la pensée éthique, à titre de vertu. Or ces deux notions, secondarisées ou écartées de la réflexion philosophique et politique, sont pourtant au cœur des réalités politiques. L’une est présente au porche des mairies et des écoles, car elle appartient à la devise de la République, l’autre est fréquemment mobilisée pour exalter les traditions d’accueil de la République (tout en rappelant régulièrement que celle-ci ne peut accueillir tout le monde.)

2Situées à la marge des conceptualisations politiques, ces deux notions désignent l’une et l’autre une dimension de la politique à la fois nécessaire et délicate à penser, celle de l’articulation des vertus privées et des vertus publiques, celle de la dimension affective de notre attachement aux institutions, celle du déchirement vécu, parfois, entre nos exigences éthiques et les réalités juridiques et administratives. Essayons de préciser ces deux notions.

Fraternité et devise républicaine

3La devise républicaine, « liberté, égalité, fraternité », appartient à notre histoire, mais pas à celle de la Révolution française. Elle date de 1848. Les circonstances de sa naissance valent d’être rappelées. Elle figure dans un décret pris par le Gouvernement provisoire le 27 février 1848, trois jours après la proclamation de la République, qui était la Seconde république et qui prendra fin quatre ans plus tard lorsque Napoléon III sera proclamé empereur. En voici le texte :

4

« Le gouvernement provisoire déclare que le drapeau national est le drapeau tricolore, dont les couleurs seront rétablies dans l’ordre qu’avait adopté la République française. Sur ce drapeau sont écrits ces mots : République française, Liberté, Egalité, Fraternité, trois mots qui expliquent le sens le plus étendu des doctrines démocratiques dont ce drapeau est le symbole, en même temps que ses couleurs en continuent les traditions. Comme signe de ralliement et comme souvenir de reconnaissance pour le dernier acte de la révolution populaire, les membres du gouvernement provisoire et les autres autorités porteront la rosette rouge, laquelle sera placée aussi à la hampe du drapeau. »

5Ainsi la devise républicaine figure sur l’emblème de la République, et les deux symboles se lient. Le drapeau bleu, blanc, rouge, qui devient celui de la République lorsqu’elle est proclamée en 1792, fait son apparition dès 1789, lors du retour du roi aux Tuileries sous la pression populaire. Il associe le blanc, couleur des Bourbons, au bleu et au rouge de Paris. Il symbolise brièvement la réconciliation nationale, le lien retrouvé entre Louis XVI et son peuple. Le drapeau rouge, celui par lequel les chefs militaires signifiaient qu’une armée ne ferait pas de prisonniers, était déployé par la Garde nationale pour annoncer la dispersion d’une émeute. Après la fusillade du Champ de Mars, le 17 juillet 1791, il devient celui du sang versé par le peuple. En 1848, le drapeau rouge flottait devant l’Hôtel de ville lorsque le Gouvernement provisoire vint recevoir l’onction du peuple de Paris. Dans le choix du drapeau se joue ainsi une tension entre les différentes composantes du Gouvernement populaire. Des notables comme Lamartine et Arago ne voulaient pas du drapeau rouge du peuple de Paris. Louis Blanc et l’ouvrier Albert, au sein du même gouvernement, y étaient favorables. La même tension se lit dans le choix de la devise républicaine. Devant l’Hôtel de ville, le peuple de Paris réclamait une république démocratique et sociale, non la fraternité.

6Le mot fraternité témoigne d’un choix. Pour saisir sa charge de sens, il faut savoir que d’autres mots étaient disponibles. Le mot socialisme est attesté depuis le début des années 1830. Le mot solidarité, d’usage plus simple, est connu. Pierre Leroux en propose une analyse dans son livre De l’Humanité en 1840. Le mot justice a été envisagé. « Liberté, égalité, justice », pourquoi pas ? Afficher la « fraternité », c’est choisir un mot dont il a été fait usage depuis longtemps et qui appartient au vocabulaire révolutionnaire. Certes, il est absent de la Déclaration des droits, mais les fêtes nationales, comme le rappelle Mona Ozouf dans l’article fraternité du Dictionnaire critique de la révolution française, doivent « entretenir la fraternité », et la réunion des ordres avait été placée, en 1789, sous le signe de « l’union fraternelle ». Retenir le mot fraternité, c’est aussi mettre l’accent sur les relations paisibles entre ceux qui, en dépit de leurs rivalités ou de leurs conflits passés, fraternisent. Ce qui affleure ainsi, dans ce choix de la devise républicaine, ce sont les enjeux politiques d’une définition de la République. Est-elle un régime politique caractérisé par l’égalité des droits civils et politiques des citoyens, soumis aux mêmes lois dont ils se dotent souverainement par l’intermédiaire de leurs représentants ? Ou bien la République, la détermination du bien commun par le peuple souverain exige-t-elle autre chose ? Une intervention de l’État dans la vie économique à des fins de justice sociale, comme les Ateliers nationaux en fournissent la première et malheureuse formule ? Une dimension relationnelle distincte de la logique individualiste des droits civils ? Des sentiments plus vifs, plus chaleureux que la simple reconnaissance de l’égale dignité des personnes ? Des convictions et des mœurs communes formant l’assise d’un sentiment d’appartenance à une même collectivité ?

7La fraternité semble venir compléter la maxime républicaine, en être le supplément, sans que l’on sache d’emblée en quoi consiste ce supplément, sans que les moyens de lui donner corps soient d’emblée fixés. Sentiment communautaire diffus et imprécis plus que principe du droit, la fraternité présenterait le double inconvénient d’être trop abstraite pour en faire la base de la justice, trop communautaire pour ne pas s’opposer à l’exercice des droits individuels. En somme elle rallierait contre elle les libéraux attachés aux prérogatives individuelles et hostiles à l’intervention de l’État dans la société civile comme les courants épris de justice qui la jugent impuissante à en définir la formule. Peut-on lui donner un sens précis ? La liste de ses occurrences historiques ne le permet pas : sans être interminable, elle est un reflet de la totalité des interrogations de la République sur elle-même, qu’elles se succèdent dans le temps ou se diversifient selon les classes sociales. La notion de fraternité mobilise cependant une métaphore. Il n’est pas vain de l’examiner, puisqu’elle soutient les divers emplois de la notion.

La logique d’une métaphore familiale

8La fraternité, retenue au sein de la devise républicaine, appartient originellement au vocabulaire chrétien, car les religieux se qualifient de frères, et au vocabulaire maçonnique, dont les associations fraternelles miment l’esprit de corps traditionnel partagé par les compagnons d’un même métier.

9Il s’agit bien d’une image, d’une métaphore familiale. Sont comme des frères ceux qui en réalité ne sont pas des frères. Il convient donc, puisqu’une métaphore est une comparaison implicite, de l’expliciter, de former le concept de ce dont nous avons une image.

10Paradoxalement, l’usage de la notion à partir de la Révolution mobilise un vocabulaire issu de l’Ancien régime – celui de l’Église dans une société fondée sur l’union du Trône et de l’Autel et celui des corporations – abolies en 1791 – pour évoquer la ferveur révolutionnaire et l’attachement communautaire. Mais, comme la souveraineté, la métaphore change en passant des anciens aux modernes, de l’Ancien régime à la Révolution.

11Ce qui est escamoté au passage, semble-t-il, ce sont les relations verticales, les relations filiales, l’autorité paternelle, au profit des seules relations horizontales, des relations entre pairs, entre frères et sœurs, entre égaux. Pour définir la fraternité républicaine, la République exclut les relations parents-enfants (alors que dans la tradition chrétienne les hommes ne sont frères qu’à titre d’enfants de Dieu, créés à son image) au profit des relations entre frères. Laissons de côté la question de savoir si l’ombre de ces relations ne cesse de peser pour constater la cohérence de la devise : ainsi pensée, la métaphore familiale qui soutient la notion de fraternité se « républicanise », devient homogène à des principes qui substituent la liberté à l’autorité et l’égalité à la hiérarchie. Ainsi amendée, qu’apporte cette métaphore familiale à notre manière d’envisager les relations des citoyens au sein du corps social ? S’ils doivent vivre en frères, qu’est-ce à dire ?

12Relevons d’abord une dimension affective. Entre frères et sœurs, on se soutient, on noue précocement des liens que l’on croit indéfectibles, on s’aime. Une forme de justice semble par ailleurs engagée par la métaphore familiale. La famille est en effet un lieu de partage. Elle est toujours une unité de consommation, de logement, elle fut longtemps une unité de production dans une société agricole et artisanale. On partage des ressources, des tâches, on partage le pain quotidien. Ce partage est un partage proportionnel, et non une égalité au sens arithmétique du terme. La part de pain de l’enfant de quatre ans n’est pas celle du garçon de douze ans, les travaux se répartissent selon la force physique qu’ils exigent, etc. La fraternité familiale donne ainsi l’image d’une justice distributive proportionnelle : la répartition des biens et des services est juste lorsqu’une proportionnalité existe entre les capacités et les fonctions. Cette justice proportionnelle est au centre des principes républicains. La République proclame le refus des inégalités liées à la naissance, le droit par conséquent, reconnu à tout enfant quelles que soient ses origines, d’accéder, par son talent et son travail, aux plus hautes fonctions, le droit de fonder une entreprise prospère et de s’enrichir, mais elle ne prétend pas assurer leur vie durant l’égalité des biens et des revenus de tous les citoyens, ni faire disparaître la hiérarchie des fonctions. Ce qu’elle tient pour juste, à des correctifs près, c’est le fait que les fonctions prestigieuses soient confiées à des gens compétents, et non à des héritiers. Bref, elle exige la proportionnalité entre les compétences et les fonctions. L’exigence de justice distributive, de justice économique disons, se lit ainsi dans l’exigence de fraternité.

13La fraternité semble même aller plus loin, et sur ce point la question est de savoir si, envisagée sous cette forme, la justice peut être institutionnalisée : rendre justice à chacun, au sein de la famille, c’est prendre en compte la singularité de chacun, ses goûts, ses préférences, ses talents singuliers. Ce n’est pas seulement penser la justice à titre de traitement égal de tous ceux qui sont dans des situations analogues, comme pour les contraventions, c’est aller jusqu’à la prise en compte de la singularité de quelqu’un pour définir ce qui est juste pour lui. C’est dire par exemple : « mon frère est en âge de faire avec ses frères les moissons car le temps des moissons est venu, mais il est juste qu’il ne fasse pas les moissons car lui seul est capable de calculer les revenus de la ferme. » La justice familiale est celle qui va jusqu’à la prise en compte de l’exceptionnel, de la singularité, dans l’administration de la justice. La justice familiale donne à penser l’équité, l’application équitable de la règle.

14Par ailleurs, et sur ce point les règles suivies par les moines préfigurent nombre de dispositions constitutionnelles, la famille est un lieu de partage mais c’est aussi un lieu où l’on prend part au partage, où l’on s’exprime, où l’on a voix au chapitre. C’est un lieu de choix partagés, de décisions à prendre, et non celui de la distribution même équitable d’une pitance. Même dans les représentations les plus traditionnalistes de la famille, les enfants sont à la table familiale, non à l’écurie. Le repas est un lieu de partage de la parole et non de déglutition du bol alimentaire. Lorsqu’une Parole plus sainte y est lue en silence, une parole cependant s’entend encore. La justice, ce n’est pas seulement la juste distribution des charges et des bénéfices par des spécialistes, c’est aussi la discussion du juste et de l’injuste par les citoyens. La métaphore familiale qui soutient la notion de fraternité le dit aussi.

15Allons plus loin. Dire que la fraternité, donc l’image donnée par les relations entre frères et sœurs, doit inspirer les relations qui s’instaurent entre les citoyens, que les citoyens doivent se conduire comme des frères alors qu’ils ne sont pas des frères, c’est dire que chacun doit entretenir avec ceux qui ne sont pas des proches, mais des membres d’une même collectivité politiquement organisée, des relations analogues – qui présentent des analogies – à celles qu’il vit avec ses proches. Par conséquent, ceux qui ne nous sont pas proches, mais plus lointains, avec lesquels nous n’avons aucune relation familiale, même indirecte, sont à traiter comme des proches. Mais portée à ce point, la fraternité républicaine ne rejoint-elle pas une forme d’hospitalité ?

16Concluons d’abord cette analyse : la fraternité républicaine, bien entendue, est indissociable de la justice distributive, de la justice. Une société qui exigerait des conduites fraternelles sans être fraternelle, sans être juste, serait une société qui exigerait des pauvres et des démunis de traiter en frères ceux qui les traitent en parias. La fraternité ne se décrète pas. Pour l’obtenir, il faut en assurer les bases matérielles, en répondant à l’exigence de justice distributive qu’elle contient.

17Formulons sous forme de question une seconde conclusion : pour autant qu’elle nous invite à introduire, dans nos relations avec ceux qui ne nous sont pas nécessairement proches – les autres citoyens – quelque chose qui présente une analogie avec les sentiments et les conduites qui se manifestent entre proches, entre frères et sœurs, la fraternité ne rejoint-elle pas l’hospitalité ? Traiter en frère un citoyen inconnu, n’est-ce pas l’accueillir chez soi comme s’il était un frère, et donc n’est-ce pas l’hospitalité ? Pourtant, l’accueillir ainsi, n’est-ce-pas lui demander, pour faire partie de la famille, de s’inscrire dans son fonctionnement, d’en accepter les us et coutumes ? L’ouverture fraternelle sur l’autre ne ramène-t-elle pas l’autre au même, alors que l’hospitalité consisterait plutôt à accepter de l’autre qu’il demeure ce qu’il est ? Et n’est-il pas vrai que la fraternité républicaine ne vaut qu’à l’égard des nationaux ?

18Nous allons donc traiter maintenant de cette seconde notion, celle d’hospitalité, avec à l’esprit cette question, celle de savoir si la fraternité républicaine, à son plus haut niveau, ne rejoint pas cette notion.

Hospitalité et tradition chrétienne

19Une remarque préalable : il est question d’hospitalité dans la littérature et dans la philosophie antique, par exemple chez Platon et Aristote. Mais notre propos ne vise pas l’exhaustivité. Il se trouve que la référence la plus riche, pour cette notion, est celle que fournit la tradition chrétienne. Nous retiendrons une seconde référence pour l’institutionnalisation de cette vertu, son entrée dans le champ du droit, en examinant un texte de Kant.

20Peut-être plus encore que la fraternité, l’hospitalité semble absente des mœurs contemporaines, ou plutôt elle ne se présente plus que sous des formes abâtardies, comme René Schérer l’a bien montré dans Zeus hospitalier. Eloge de l’hospitalité.

21Offrir l’hospitalité est un accident rare et un luxe : il faut pouvoir. Des institutions spécialisées nous en déchargent. Les familles sont réduites à la famille conjugale, les logements majoritairement urbains également réduits. Ne sont reçus que les amis et les proches, le temps d’une réception. L’hospitalité est devenue exotique. Dans un contexte essentiellement touristique, ses vertus sont reconnues par les bien-pensants à ceux que l’extrême droite stigmatise et traite en intrus : les Arabes, les Noirs. L’hospitalité est villageoise. Elle figure au programme des villages de vacances.

22D’elle subsiste un vocabulaire : l’hôpital, l’hôtel, l’hôtesse. L’hospitalité absente règne dans le vocabulaire de la technicité touristique et de la communication médiatique. Elle est confiée au service public, à l’hôpital, institution absente de l’antiquité. Elle participe au jargon politique lorsqu’il s’agit d’afficher sa compatibilité avec les expulsions. Elle admet tous les détournements. Elle n’est plus liée aux festins fastueux relevant du bon vouloir des gens fortunés. Elle est devenue une technique. Pourtant il s’agit bien d’hospitalité lorsqu’on évoque le droit d’asile, l’accueil des réfugiés et des émigrés. L’idée d’hospitalité conserve une valeur corrosive et on lui rend hommage alors même qu’on entend s’épargner ses exigences : ne parle-t-on pas d’hôtes indésirables, comme si l’on avait à se justifier lorsqu’on refuse l’hospitalité?

23En règle générale, la spécialisation des institutions qui se veulent hospitalières (hôpital, hôtel) s’accompagne d’une méfiance à l’égard de l’hospitalité spontanée. Les régimes totalitaires sévissent auprès de ceux qui donnent l’hospitalité aux bannis, aux pourchassés. Toute hospitalité est un acte de résistance à l’égard d’un pouvoir qui entend savoir où chacun se trouve. L’État libéral conserve quelque chose de cette méfiance : accorder l’hospitalité à un malfaiteur est illégal, accueillir un étranger en situation irrégulière aussi, accueillir un jeune qui fugue, c’est être passible de détournement de mineur.

24Qu’est-ce donc essentiellement que la véritable hospitalité qui semble à la fois éloignée de la fonction sociale assumée – ouvrir un hôtel qui loge contre rémunération – et contraire aux exigences de saine gestion des populations par l’État moderne ?

25Dans la tradition chrétienne, la notion d’hospitalité et celle de charité sont liées. Dans l’Évangile de Matthieu,(22, 34-40) Jésus insuffle un esprit nouveau à la lettre de la Loi en précisant que si le premier commandement est celui de l’Amour de Dieu, le second, qui lui est semblable, est celui de l’amour du prochain. Or la découverte du prochain est liée aux gestes de l’hospitalité. La parabole du bon samaritain, dans l’Évangile de Luc (10, 25-37), l’illustre assez. Un homme, victime de rôdeurs, est trouvé blessé sur la route de Jérusalem à Jéricho. Les hommes de la Loi, prêtres, lévites, l’abandonnent à son sort, mais un pauvre samaritain (Samarie, autre province de la Palestine, au nord de la Judée) le soigne et prend en charge les frais de son installation dans une auberge. L’hospitalité instituée est déjà présente. Mais à la question de Jésus – Qui a aimé son prochain ? – la réponse va de soi. Le prochain, c’est l’étranger, le lointain et non le co-racial ou le co-national. Le prochain est le plus lointain. Aimer son prochain, c’est devenir proche du lointain, c’est se rapprocher de celui dont les habitudes ne nous sont pas familières.

26L’Évangile de Matthieu, lorsqu’il évoque le Jugement dernier (25, 31-46), fait parler « le Fils de l’homme dans sa gloire ». S’adressant aux Élus, il leur dit : « Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, et j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais étranger et vous m’avez recueilli (ou vous m’avez donné l’hospitalité ». Et comme ils s’étonnent, et demandent quand ils l’ont fait, il donne cette réponse : « En vérité je vous le dis : dans la mesure où vous l’avez fait à l’un des plus petits d’entre mes frères que voici, c’est à moi que vous l’avez fait ». Reconnaître dans le lointain le prochain, c’est découvrir Dieu sous la figure de l’étranger. Prochain, étranger, lointain, Dieu, forment une chaîne qui se referme sur elle-même. Ce n’est pas en dépit de leur dénuement mais en raison de lui qu’il faut accueillir les humbles. Dans la tradition chrétienne, les exilés de la vie sociale portent à la redécouverte de l’exil que constitue la vie terrestre et de la promesse d’une Béatitude, en communion avec Dieu. L’exilé est accueilli parce que celui qui accueille se reconnaît en lui et grâce à lui comme un être d’exil.

27Se reconnaître dans l’étranger que l’on accueille, c’est se reconnaître en lui comme un exilé, c’est abolir toute distance avec lui, renoncer à soi et par là même s’unir à Dieu. Plus qu’une vertu, l’hospitalité est un rapport à l’absolu. L’Évangile selon Jean va ici le plus loin. En XIII, 34-35 il rappelle le commandement : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous aimés », mais en XV, 13, il va jusqu’à dire : « Nul ne peut l’emporter dans l’amour sur celui qui donne sa vie pour ses amis ».

28Flaubert a restitué, avec un génie littéraire inégalé et une sombre ironie, cette forme extrême d’hospitalité, qui n’est pas une vertu, mais une expérience mystique. L’expérience érotico-mystique sur laquelle s’achève, La Légende de Saint Julien l’Hospitalier est en effet théologiquement irréprochable.

L’hospitalité dans la loi

29De cette hospitalité qui à son plus haut degré est une expérience mystique et qui engage non pas un rapprochement des hommes, mais un échange de leurs propres substances, qui est une transsubstantiation, peut-on donner une version juridique ? L’hospitalité peut-elle avoir force de loi? Un philosophe, de culture chrétienne et de formation piétiste, a pensé en termes juridiques l’accueil des étrangers. Ce philosophe est Kant, dans un écrit tardif, le Projet de paix perpétuelle, œuvre de 1795

30Dans ce texte se trouve cette phrase fameuse : « Le droit cosmopolitique doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle. ».

31Les circonstances historiques ne sont pas indifférentes. Le Projet de Paix perpétuelle est rédigé rapidement et publié en 1795. Kant vit à Königsberg, où il est né et où il enseigne. La ville appartient à la Prusse Orientale, où règne l’héritier de Frédéric II, Frédéric-Guillaume II, depuis 1786. Kant est un admirateur de la Révolution française à ses débuts, mais le régicide l’a heurté. Il est plus réformiste que révolutionnaire, et il croit qu’un monarque éclairé peut faire des réformes. Il rêve de réformes qui pourraient rapprocher la monarchie prussienne de la forme républicaine de l’État. Par ailleurs, en 1795 les « excès révolutionnaires » s’achèvent. Le Directoire succède à la Convention. L’antagonisme entre les deux nations s’apaise. En 1792, la victoire de Valmy était une défaite des armées prussiennes, mais en 1795, la France et la Prusse s’entendent au traité de Bâle sur le dos de la Pologne. Comment passer de l’apaisement, de la trêve, à une paix perpétuelle ? Telles sont les références historiques qui président à l’élaboration de ce projet, mais les notions engagées excèdent ces circonstances.

32Pour Kant, l’idée de droit est l’idée de relations pacifiées entre les hommes, dont les relations ne sont plus abandonnées aux rapports de forces entre eux, mais définies par des règles qui s’imposent, par la force publique, à tous.

33Kant constate une chose : lorsqu’une collectivité, au lieu de se réduire à l’entrecroisement d’intérêts divergents, se dote d’institutions politiques, elle substitue à la guerre, ou au risque permanent d’un affrontement guerrier entre membres du corps social, des relations pacifiées, régies par des lois. Mais les relations entre les nations indépendantes sont analogues aux relations entre les individus lorsque les institutions politiques sont absentes. La seule règle est le rapport de forces. Les sociétés sont entre elles comme les individus démunis d’institutions politiques. L’état de nature, et non l’état civil, caractérise les relations entre les nations. Instaurer un véritable droit international est donc nécessaire à la pacification des relations entre les hommes.

34Ce droit international pourrait-il être pensé sous la forme d’un État des États, d’un empire qui s’étendrait au monde entier ? Aucunement, puisqu’en ce cas il disparaîtrait.

35Kant écarte cette possibilité, où il voit le prétexte à l’expansionnisme et à l’impérialisme des prétendants successifs à l’empire mondial et une impasse sur les réalités nationales. Comment établir des règles de droit entre des nations indépendantes et qui demeureront indépendantes ? La réponse se trouve dans l’idée de fédération, de règles établissant une véritable paix entre des nations qui décident de s’en remettre à la discussion pour concilier leurs intérêts. Dans cette perspective, bien proche d’une certaine idée de la construction de l’Europe, l’hospitalité devient la clé de voûte de la fédération.

36La notion de fédération se construit en trois moments.

37D’abord, la constitution civile de chaque État doit être républicaine. Pour Kant, la forme Républicaine de l’État est favorable à la paix, car dans une telle constitution, où chaque citoyen concourt par son assentiment à la décision de faire la guerre, la perspective des calamités de la guerre (combattre soi-même, dévastations) conduit les citoyens à l’éviter. Nous en serions moins sûrs, mais tel est son raisonnement.

38Ensuite, il faut que le droit public soit fondé sur une fédération d’États libres. Une alliance permanente qui s’étendrait progressivement à tous les États. Un État, ou plutôt une Société des nations.

39Enfin, le droit cosmopolitique doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle. C’est à la fois, pour Kant, le couronnement et la clé de voûte de son projet. Kant assure que le droit politique à l’échelle du monde, du cosmos, doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle, c’est-à-dire ne pas aller au-delà de cette hospitalité, ne doit pas aller jusqu’à un État universel, un Empire régi par des lois. Quant à cette hospitalité universelle, elle est fondée sur la possession commune de la terre, dont la forme sphérique interdit une dispersion à l’infini, de sorte qu’originairement une contrée n’appartient à personne. Elle se traduit par le fait qu’au sein d’une fédération véritable d’États libres, un homme, un étranger, a le droit de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive.

40Par conséquent on doit l’accueillir. Deux cas sont à envisager :

  • si on compromet son existence en n’acceptant pas de le recevoir on doit lui accorder un droit d’asile ;
  • si on ne compromet pas son existence en n’acceptant pas de le recevoir on peut refuser de le recevoir, après examen et sans hostilité : c’est-à-dire qu’on doit lui accorder un droit de visite s’il n’offense personne.

41On voit que cette hospitalité est limitée : il ne s’agit pas de l’hospitalité accordée par un citoyen à un étranger, il ne s’agit pas non plus d’un droit de tout étranger à venir s’installer dans un autre pays que le sien, il s’agit de ne pas traiter en ennemi l’étranger qui se présente à la frontière et qui n’offense personne, et de lui accorder un droit de visite. À l’arrière-plan de cette conception, il y a bien sûr une réalité qui est visée. Essentiellement, Kant entend stigmatiser une pratique, celle de la colonisation forcée des Amériques et de l’ouverture de comptoirs en Inde et en Chine à coups de canon. La manière hostile dont plusieurs puissances occidentales s’imposent dans le monde est totalement contraire aux lois de l’hospitalité. On s’étonne ensuite de l’inhospitalité des autochtones ! Réciproquement, l’accueil des étrangers sur un territoire est la clé du commerce, et les vertus du doux commerce sont apaisantes. Kant juge que les échanges commerciaux sont favorables à la paix. Cela étant, le principe d’un droit à l’hospitalité universelle est proclamé. Il signifie que les États ne sont pas propriétaires de leurs membres, qui ont le droit de quitter le territoire national, et que les étrangers qui arrivent à la frontière ont un droit d’asile si leur existence et menacée, un droit de visite et non d’installation s’ils ne le sont pas. Ce n’est pas tout, mais ce n’est pas rien. C’est un cosmopolitisme limité. Limité par quoi ? Essentiellement par la reconnaissance des prérogatives des États : un individu peut bien se définir comme citoyen du monde, c’est là une posture personnelle qui n’est pas sanctionnée par le droit. Celui qui en France se perçoit comme citoyen du monde n’est pas affranchi des règles qui s’imposent aux citoyens français. Bref, Kant est plus réaliste qu’il n’y parait d’abord, il rêve de compléter le droit national par un droit international, et non de faire disparaître les règles nationales.

42Aussi cette institutionnalisation de l’hospitalité, qui deviendrait dans son esprit un droit, quelque chose d’exigible, ne peut-elle s’entendre au sens d’une institutionnalisation de l’hospitalité entendue selon la logique évangélique, dont nous avons rappelé la dimension quasiment mystique.

43En avons-nous assez dit pour conclure, et nos conclusions sont-elles vouées à l’abstraction et à l’histoire des idées, ou apportent-elles un éclairage sur l’art de vivre ensemble aujourd’hui ? Sans méconnaître l’intérêt et la nécessité d’approches plus concrètes et plus précises, nous pensons qu’elles ne sont pas dépourvues de toute valeur heuristique.

44Les voici :

451. La fraternité républicaine bien comprise exige la mise en œuvre de mesures – non définies – destinées à assurer la justice sociale. Elle implique d’aller au-delà de l’égalité des droits civils et politiques.

462. L’hospitalité, dans sa signification la plus profonde, qui est sa signification évangélique, ne peut devenir un droit : aucune contrainte légale ne peut et ne doit l’imposer.

473. L’hospitalité, au sens du droit d’asile et du droit de visite, peut et doit être institutionnalisée.

484. L’exigence d’hospitalité joue un rôle correctif à l’égard de la fraternité républicaine :

  • elle fait obstacle à la dérive nationaliste de la fraternité : étant fondée sur l’égale dignité de tous les hommes, la forme républicaine de l’État, quand bien même elle n’assure pas des droits politiques égaux à tous les hommes, puisque tous ceux qui sont sur le territoire ne sont pas des citoyens, doit leur reconnaître des droits liés à leur dignité. La fraternité républicaine est porteuse d’une exigence d’universalité qui fait écho au principe chrétien : tous les hommes sont frères.
  • elle fait obstacle à la dérive jacobine, centralisatrice, de la fraternité républicaine : en rappelant que le prochain est le lointain, elle invite à exiger des membres du corps social et des étrangers qui résident en France le respect des lois de la République sans renoncer, dès lors que la loi ne l’exige pas, à leurs us, coutumes et religions. N’oublions pas l’article 1 de la loi du 9 décembre 1905 : la République assure la liberté de conscience.
  • elle fait obstacle à la dérive pseudo-patriotique de la fraternité républicaine, qui assimilerait un idéal de fraternité à un sentiment de supériorité lié au fait d’être né sur le territoire d’une nation.

495. L’exigence d’hospitalité ne doit pas conduire à la négation des États et des règles juridiques au sein des États, au nom du cosmopolitisme. Une telle position serait naïve. Elle le serait en renonçant à s’opposer à d’autres forces que les États : celles des grandes entreprises multinationales.

506. L’exigence d’hospitalité, à titre de vertu (amour du prochain) ou d’expérience mystique (négation de soi et union à Dieu) ne doit pas être juridiquement organisée. L’exigence d’hospitalité deviendrait une vertu obligatoire, et dans ce cas la menace est celle d’un État totalement administré : lorsque toute immoralité est rendue illégale, la liberté disparaît. La moralité aussi.

51Par contre les manifestations de l’hospitalité ne doivent pas être rendues impossibles par l’organisation administrative ou juridique. Cela reviendrait à mettre la moralité et la religion hors la loi. Donc à ne pas respecter la liberté des membres du corps social.

52Il ne serait pas malaisé de montrer que de telles conclusions ne sont pas sans incidences dans un domaine dont nous n’avons rien dit, mais où la fraternité et l’hospitalité jouent un rôle décisif, celui des institutions de santé et notamment des hôpitaux.

53Sur le plan des institutions hospitalières il importe en effet :

  • que l’hôpital soit juste, c’est ce qu’exige la fraternité républicaine, et pour cela il convient d’ assurer l’égalité de tous en matière de soins de qualité (les droits à) et d’assurer l’égalité des droits des personnes malades(les droits de)
  • que l’hôpital ne s’attache pas à organiser l’hospitalité, qui ne se décrète pas. L’hôpital ne doit cependant pas faire obstacle aux gestes d’hospitalité du personnel soignant et des personnels bénévoles. C’est pourquoi le préalable aux gestes d’hospitalité est l’examen constant de l’organisation technique et administrative de l’hôpital, en vue de déterminer ce qui, en elle, rend l’hospitalité impossible.


Date de mise en ligne : 01/01/2019.

https://doi.org/10.3917/rpre.202.0087

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