Notes
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[1]
Le mot provient du vocabulaire des arpenteurs romains et désigne à l’origine une bande de terrain entre deux propriétés qui pouvait être parcourue par une route.
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[2]
CIL, VII, 660 = RIB, 1638.
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[3]
La patère d’Amiens a été classée, en tant qu’objet d’art, monument historique en 1950. Elle est actuellement conservée au musée de Picardie à Amiens sous le numéro inv. 3984. Elle est datée de la deuxième moitié du iie s. apr. J.-C.
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[4]
Plus de 900 tablettes ont été découvertes. L’une des lettres les plus citées est celle d’une invitation à une fête d’anniversaire de Claudia Severa, épouse d’Aelius Brocchus, officier de l’armée, à Sulpicia Lepidina.
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[5]
Nous utilisons l’édition des Sources chrétiennes (Paris, 2005) dont l’introduction et les notes sont de A. Crépin, le texte de M. Lapidge et la traduction de P. Monat et P. Robin.
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[6]
On peut actuellement visiter le Chesters Roman Fort and Museum (English Heritage), construit en 1895, qui rassemble les 11 000 pièces, dont beaucoup de documents épigraphiques, qu’il contribua à sauvegarder. Pour plus de détails, voir : http://www.english-heritage.org.uk/visit/places/chesters-roman-fort-and-museum-hadrians-wall/history/collection.
« Après avoir réformé l’armée comme il convenait à un souverain, il gagna la Bretagne, où il corrigea beaucoup d’abus et, pour la première fois, construisit un mur destiné à séparer les Romains des Barbares sur une longueur de quatre-vingt mille pas »,
Des frontières ouvertes à la construction du « mur d’Hadrien »
Les étapes de la progression des Romains en Bretagne : d’une conquête totale à la notion de « limite »
1Pour comprendre la création d’un mur dans le nord de l’Angleterre par les Romains, il est nécessaire de rappeler que cet épisode se situe sur la toile de fond des étapes de la conquête de cette terre, assez éloignée de la Méditerranée (mare nostrum, littéralement « notre mer »), considérée comme le noyau central de leur ancrage territorial.
2Si les Romains prirent l’habitude de commercer avec l’île de Bretagne (Grande-Bretagne actuelle), c’est d’abord par le biais des marchands qui s’y rendaient régulièrement au Ier s. av. J.-C. Les armées romaines foulèrent pour la première fois le sol breton sous le commandement de César en 55 et en 54 av. J.-C. Ce général romain obtint la soumission de princes bretons régnant dans le sud-est. Les contacts diplomatiques ainsi mis en place, cette partie de l’île entrait dans la sphère d’influence romaine.
3La conquête proprement dite ne débuta qu’en 43 apr. J.-C., sous le règne de Claude, après une vaine tentative de son prédécesseur Caligula. Dion Cassius, historien du début du iiie s., précise dans son Histoire romaine (60, 19, 2), avec un peu d’exagération, que les soldats auraient été pris de panique et auraient voulu se rebeller contre l’autorité de Rome dans la crainte de pénétrer dans un monde inconnu, « hors de la terre habitée »… Débarquant à Richborough avec quatre légions, la IIe Augusta, venue de Strasbourg, la XIVe Gemina, de Mayence, la XXe Valéria, de Cologne, la IXe Hispana de Pannonie, soit environ 20 000 légionnaires et autant de soldats auxiliaires, sous le commandement d’Aulus Plautius, les Romains s’étendirent vers le nord et établirent leur première colonie à Camulodunum (Colchester). C’est là que l’empereur Claude fit une entrée remarquée avec des éléphants. De retour à Rome, il reçut le triomphe en 44 apr. J.-C., le titre de Britannicus, qui revint à son fils et le sénat lui fit dresser un arc de triomphe avec l’inscription « parce qu’il a reçu la soumission de onze rois des Britons vaincus sans qu’il y ait eu de perte, et parce qu’il a été le premier à soumettre au pouvoir du Peuple Romain des peuples barbares d’au-delà de l’Océan ».
4À partir de là, les Romains progressèrent vers le nord et vers l’ouest. Une première stabilisation fut décidée, à son arrivée en 47, par le légat Publius Ostorius Scapula, gouverneur de 47 à 52. Il traça une voie de 350 km avec fossé, sorte de cordon provisoire que les Britanniques appellent the Fosse Way, avec une orientation SW (Isca Dumnoniorum, Exeter)-NE (Lindum, Lincoln), délimitant, au sud, la Bretagne romaine, au nord, la partie à conquérir. Les Romains commencèrent à exploiter les mines de plomb argentifère. La romanisation des territoires conquis s’engagea et la poursuite de la conquête fut confiée par Néron au gouverneur Caius Suetonius Paulinus. Pénétrant au nord du pays de Galles, il avait pour objectif d’atteindre la mer d’Irlande et de s’attaquer au siège du druidisme dans l’île d’Anglesey, quand il fut conduit à porter ses légions vers le territoire des Icéniens, à l’est, pour réprimer en 61 la grande révolte menée par la reine Boudicca, veuve du roi Prasutagus. L’épisode fut particulièrement sanglant de part et d’autre ; les révoltés brûlèrent Colchester, Londres et Verulamium avant d’être battus et sévèrement punis.
5Les Flaviens poursuivirent les opérations de conquête et les avancées vers le nord portèrent leurs fruits sous la direction de Gnaeus Iulius Agricola, dont on connaît bien l’histoire car son gendre, Tacite, a rédigé sa biographie et relaté ses exploits bretons. On sait ainsi qu’il atteignit l’isthme Forth-Clyde en 80 et qu’il garnit cette ligne de fortins. Les peuples qui opposèrent la résistance furent essentiellement les Brigantes. Les opérations vers le nord, à travers l’Écosse, contre les Pictes, furent complétées par une action combinée avec la flotte en 83 dans cette partie nommée Calédonie. Le choc face aux Calédoniens eut lieu à la Bataille du mont Graupius lors de l’été 84 et la victoire revint aux Romains. Cet affrontement ne leur livra cependant pas l’intégralité de l’île et les troupes romaines se replièrent. Toutefois, l’exploit accompli par Agricola fut surtout de réaliser avec la flotte un périple maritime qui confirma l’insularité de la Bretagne. L’empereur Domitien rappela Agricola à Rome et l’abandon de la partie septentrionale de l’île au profit d’une zone frontière d’une mer à l’autre, appelée limes [1] (mot qui donna en français le terme « limite »), fut adoptée en lieu et place d’une poursuite à tout prix de la conquête. Une ligne de camps et de voies dessina la limite en un passage assez large et continu. L’état de rébellion des tribus du nord se poursuivit et les troupes romaines se stabilisèrent, construisant des bases. À la fin du ier s. et au début du iie s., les constructions furent renforcées par l’usage de la pierre. Les Romains favorisèrent alors la pacification et la romanisation. L’archéologie livre les preuves du développement urbain à la fin du ier s. et dans la première moitié du iie s. On peut citer la naissance de la colonie de Glevum (Gloucester) sous Nerva (96-98) après le départ de la légion.
Une « limite » fortifiée et la nouvelle stratégie d’Hadrien (117-138)
6Hadrien, empereur romain cultivé et prince voyageur, passa la moitié de son règne en déplacement dans l’Empire, inspectant, construisant, dirigeant, bataillant aussi. Lors du premier grand voyage qu’il accomplit, il visita les Gaules et les frontières de Germanie, puis passa la Manche en 122 pour se rendre sur l’île de Bretagne afin de mesurer la situation administrative et stratégique. En effet, la poursuite de l’agitation du peuple des Brigantes sous son prédécesseur, l’empereur Trajan (98-117), et au début de son règne, fut une épreuve continue pour les légions et les cohortes romaines en activité sur l’île. Il est d’ailleurs fort possible qu’une légion entière, la IXe Hispana, ait été massacrée. De fait, cette unité disparaît complètement de notre documentation et on sait qu’Hadrien vint accompagné d’une nouvelle légion, la VIe Victrix, qu’il laissa ensuite en garnison à York.
7Arrivé au niveau de la ligne de camps surveillant les peuples septentrionaux, Hadrien décida de faire construire une limite fortifiée que l’on appelle « le mur d’Hadrien » entre la mer d’Irlande, au niveau du golfe de Solway à l’ouest et la mer du Nord au niveau de l’estuaire de la Tyne à l’est, là où existait déjà cet alignement de forces militaires. Le mur fut conçu d’emblée en épousant la topographie des crêtes et des collines, dominant le paysage, profitant des rebords escarpés, permettant d’avoir un point de vue idéal sur l’Écosse et ses peuples et même à l’intérieur. Comme il se situe dans la partie nord du territoire des Brigantes, il le coupait en partie de manière à affaiblir cette tribu rebelle.
8Le mur, probablement dessiné par le prince lui-même qui possédait de grandes connaissances en architecture, fut réalisé par ses soldats et la construction se poursuivit après son départ. Cet ouvrage de pierre comportait un ensemble cohérent de fossés et de remblais et faisait partie d’un dispositif complexe de défense. Long de 117 km, il comprenait des tours de guet, des fortins, à l’avant un fossé et une levée de terre, des camps avancés en territoire ennemi, à l’arrière un vallum (fossé avec levées de terre), et des camps destinés aux unités de soldats auxiliaires à l’arrière du mur. En outre, les trois légions réparties sur l’ensemble de l’île pouvaient prêter main-forte en cas d’attaque d’envergure : la plus au nord, la VIe Victorieuse, à Eboracum (York), puis la XXe Valéria Victorieuse à Deva (Chester), et enfin la IIe Auguste à Isca Silurum (Carleon), au pays de Galles (elle avait quitté Glevum). Un réseau routier permettait de donner de la cohérence et de l’efficacité à l’ensemble, reliant les différents camps, y compris les places avancées en territoire ennemi, mais aussi le long du mur et à l’intérieur de la province pour permettre aux légions d’intervenir en cas de problème majeur. Un système de signaux lumineux avertissait l’arrière en cas de tentative d’incursion ou de révolte intérieure afin pouvoir réagir selon l’imminence du danger.
Un mur, des murs, une stratégie de défense
Un mur défensif des temps de paix
9Cet arrêt dans la politique impérialiste des Romains ne fut pas forcément interprétée par les contemporains d’Hadrien comme un acte positif, mais au contraire, les généraux, favorables à la poursuite de la conquête, auraient préféré une reprise active des hostilités et des opérations guerrières destinées à assurer la conquête de toute l’île. Hadrien, prince de la pax Romana, souhaitait avant tout conforter la domination romaine à l’intérieur de l’Empire et voir la paix et la prospérité s’épanouir au sein d’un territoire apaisé. Pour autant, il souhaitait que la discipline soit parfaitement maintenue au sein de ses troupes : la construction et la surveillance du mur allaient occuper les soldats.
10Les trois unités légionnaires citées plus haut et les troupes auxiliaires ont toutes participé à la construction comme en témoignent la série de plaques apposées sur le mur. Sur l’une des plus révélatrices, au niveau du fortin 38 [2], à Hotbank, entre Housesteads et Great Chester, on lit les renseignements fondamentaux : « Ouvrage de l’empereur César Trajan Hadrien Auguste, réalisé par la IIe légion Auguste, sous le commandement d’Aulus Platorius Nepos, légat d’Auguste propréteur ».
11Il semble qu’il ait fallu cinq années au gouverneur A. Platorius Nepos pour en achever l’essentiel de la construction. On a retrouvé une grande carrière à Fallowfield et des outils utilisés par les carriers romains, presque identiques à ceux employés de nos jours. Le mur ne fut pas bâti de façon uniforme : « mur large », construit en pierre (on évalue à 24 millions le nombre de pierres qui furent taillées), « mur de terre », avec assise de pierres et levée de mottes de terre et de gazon. À l’ouest, le « mur étroit » était pourvu d’une section en base d’argile. La hauteur devait varier ; on l’évalue en moyenne à 4 m de haut, 3 d’épaisseur, comprenant probablement en plus un parapet et des créneaux, formant une courtine continue. La surveillance s’effectuait à partir des deux tours de gué (turres), situées entre deux fortins (80 burgi au total), qui abritaient chacun une dizaine d’hommes. La construction des camps fortifiés d’auxiliaires romains (castella), qui complétaient le dispositif, fut partiellement revue et ces derniers pouvaient aussi s’adosser directement sur le mur, accueillant selon les périodes de 500 à 1 000 hommes. Parmi eux, des cavaliers et des archers auxiliaires venus de tout l’Empire furent affectés à la surveillance du mur.
Du mur d’Hadrien au mur d’Antonin
12Le succès effectif du mur d’Hadrien se marqua par le calme à la frontière, situation qui incita son successeur Antonin (138-160 apr. J.-C.) à reprendre la progression vers le nord et à ordonner entre 139 et 142 l’édification d’un nouveau mur, jusqu’à la ligne Forth-Clyde, à 120 km de là. Plus court, 60 km de long, ce mur fut réalisé sur un soubassement de pierre avec une élévation de mottes de terre et d’argile. Les Romains parvinrent à se maintenir sur cette ligne pendant environ vingt ans et durent ensuite se replier sur le mur d’Hadrien entre 158 et 160, ce qui nécessita de le remettre en service à l’aide de réfections mentionnées dans les inscriptions. Les tribus du nord restèrent instables et entreprirent une nouvelle poussée en 180. À la faveur de la guerre civile de 193-197 apr. J.-C., les tribus septentrionales s’agitèrent à nouveau et en 208, Septime Sévère (193-211) et ses fils durent embarquer à Gesoriacum (Boulogne-sur-Mer) pour tenter de repousser les Calédoniens et leurs alliés. Par la suite, même si nos sources sont peu loquaces, le mur fut régulièrement réparé, entretenu, et les peuples du nord toujours menaçants. Constance Chlore, venu combattre les ennemis du nord en 305-306, mourut à York en 306. Son fils Constantin s’y déclara alors empereur. En 360, puis en 367, outre les peuples du nord, de nouveaux venus, Attacotti d’Irlande, Francs et Saxons du continent, commencèrent à rendre le danger de plus en plus grand. À la fin du ive s., la menace était telle que le mur d’Hadrien ne fut plus mentionné, les envahisseurs avaient alors pénétré loin à l’intérieur de l’île. Renforcé vers 400, le mur fut définitivement abandonné par les Romains, ainsi que toute la Bretagne en 410 apr. J.-C.
Un mur à la « limite », symbole de la grandeur de Rome
13Enceinte militaire, rempart matériel et symbolique, le mur n’était pas conçu comme une barrière infranchissable : il correspondait à un dispositif complexe, en une zone de surveillance destinée à observer les mouvements des peuples du nord, à réagir en fonction du danger. Des forts étaient positionnés en avant du mur et les camps légionnaires étaient placés à l’intérieur de la province, chacun jouait un rôle et pouvait avoir une mobilité. Il ne s’agissait pas d’un obstacle imperméable, même si l’aspect massif et continu du mur devait avoir été conçu aussi pour impressionner. Les échanges étaient possibles (barrière douanière) et les barbares romanisés vivant dans l’Empire avaient la possibilité de s’intégrer pleinement. L’armée à la frontière offrait à la fois l’image de la puissance de Rome, ce que symbolise ce mur, et aussi celle d’un modèle de vie et d’une possibilité de faire pleinement partie de l’Empire. En effet, les soldats enrôlés dans les troupes auxiliaires pouvaient au terme des 25 ans de service devenir à leur tour des citoyens romains et s’installer dans l’Empire. Les diplômes militaires, doubles tables de bronze reçues après la démobilisation, délivrés sous cette forme entre 52 et 306 apr. J.-C., portent les privilèges reçus et les avantages qu’il y avait à se mettre au service de l’Empire. Des cohortes de Bretons ont ainsi été levées et envoyées sur le continent, en Pannonie, en Dacie ou en Mésie.
De l’oubli à la mémoire : patrimoine et culture autour du mur d’Hadrien
Souvenirs du mur et vie à la frontière de l’Empire
14Les soldats cantonnés sur le mur venaient de diverses parties de l’Empire et donnaient une vision cosmopolite, multi-ethnique, de la société ainsi rassemblée, unie sous la domination romaine. Dès sa conception, le mur d’Hadrien cristallisa la vie des soldats, au point que, même après leur départ de l’île, les soldats souhaitèrent conserver un souvenir de leur séjour sur place. Les preuves de cet usage existent. On a découvert à Amiens (Samarobriva, cité des Ambiens), en 1949 dans les restes d’une maison gallo-romaine, une patère, coupe à boire pourvue d’un manche, réalisée en bronze, couverte d’émaux colorés en champlevé (rouge, bleu et vert) [3] où l’on avait inscrit les noms de six forts de la section ouest (Maia, Aballava, Uxelodunum, Camboglanna, Banna et Aesica), et sur laquelle on avait représenté les créneaux du mur avec sept tours et la via militaria (Stanegate), la voie militaire, qui reliait les différents forts. Un soldat rentré chez lui avait emporté sur le continent un objet-souvenir, l’un des premiers de l’histoire romaine. Ce type d’ustensiles d’apparat n’était pas unique, deux autres coupes émaillées ont été découvertes en Angleterre, dont la dernière en 2003, portant les noms d’éléments défensifs du mur d’Hadrien (Rudge cup et Ilam pan). Ces objets sont représentatifs de l’artisanat civil qui s’était développé à proximité des camps et de la fierté d’appartenir à l’Empire. Des villages de civils parfois venus de très loin côtoyaient les garnisons de soldats.
15Si l’on a peu d’indices sur les tribus autochtones, les traces matérielles de la vie sur le mur d’Hadrien sont nombreuses et riches et ont été révélées par l’archéologie, comme les thermes, le chauffage par le sol, les cultes. Un temple au dieu Mithra est particulièrement révélateur de l’attrait des soldats pour les religions venues initialement d’Orient. L’apport de l’épigraphie est exceptionnel car, outre les plaques apposées sur le mur, marquant sa construction, on compte aussi une très belle quantité de très fines tablettes de bois écrites à l’encre en écriture cursive, découvertes à l’emplacement du fort de Vindolanda, écrites avant même la construction du mur. Il s’agit de véritables pages de vie datées entre 92 et 105 apr. J.-C. : des listes de courses, d’achat de matériel, des lettres d’invitation à une fête d’anniversaire émanant d’une femme d’officier [4], des notes plus administratives.
Le mur et la mémoire oubliée d’Hadrien…
16Après 410, le destin de la Bretagne changea. Les pierres du mur servirent de matériau de construction. Des sections du mur furent détournées pour un remploi en maisons, abbayes (Jarrow, Monkwearmouth, Lindisfarne), églises (Carlisle, Hexham) ou châteaux (Newcastle). À l’époque médiévale, le mur demeura malgré tout visible. Il n’était plus considéré comme le « mur d’Hadrien », mais comme celui de l’empereur Septime Sévère, qui avait succombé à York, voulant reprendre les projets de conquête totale de l’île, mais était tombé malade. Dès lors, la mémoire d’Hadrien ne fut plus liée au mur, malgré le bref passage de l’Histoire Auguste, datant du ive s., qui rattache bien le prince et son ouvrage, mais qui fut oublié. En effet, le récit du moine anglo-saxon Bède le Vénérable (672/73-735), auteur de l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais, écrite en 731, prima. Né et ayant vécu en Northumbrie, à proximité de la partie orientale du « mur », il le décrivit et c’est sa version qui fit référence durant tout le Moyen Âge. Au livre I, ch. 5 [5], il précise « c’est ainsi que Sévère (en fait Septime Sévère) mit en place d’une mer à l’autre, un fossé profond (vallum) et un retranchement très solide, fortifié en outre par des tours très rapprochées ». Il donne les détails de ce qu’il voit (I, 12) : « Ce mur renommé et visible encore aujourd’hui, ils le construisirent avec des fonds publics et privés, et avec l’aide de la main-d’œuvre des Brittons : il avait huit pieds de large, douze de haut, il allait d’est en ouest, comme il apparaît aujourd’hui ». En réalité, il fait surtout référence ici aux réfections tardives du mur.
17Depuis lors, comme nous venons de le voir, l’archéologie et l’épigraphie fournirent des preuves de terrain indiscutables de l’attribution à Hadrien. L’intérêt pour les antiquités romaines au xvie s. favorisa les études consacrées aux murs bretons, mais ce ne fut véritablement qu’au xixe s., que l’on se pencha de façon plus systématique et plus scientifique sur la question. En effet, l’homme d’affaires John Clayton de Chesters (1792-1890) investit à partir de 1843 une partie de sa fortune dans l’exploration archéologique le long du mur, contribuant à sa préservation. Il fit reconstruire des pans entiers du mur, rassemblant les inscriptions découvertes [6]. Un autre personnage, John Collingwood Bruce (1805-1892), joua aussi un rôle déterminant dans l’étude de la structure. Il se rendit un peu par hasard sur ce mur romain, empêché par la révolution de 1848 d’aller à Rome, et entreprit un inventaire systématique du mur, des éléments militaires et des objets corollaires. Partant de la redécouverte de l’extrait de l’Histoire Auguste par un troisième érudit, John Hodgson, vicaire de la paroisse de Jarrow, qui dès 1840 attribuait le mur à Hadrien, et considérant l’œuvre édilitaire d’Hadrien, il contribua à rendre à cet empereur la paternité de ce mur. Il le fit lors d’une allocution à la Société des Antiquaires de Newcastle : « The supposition that Hadrian built the Wall is consistent with the accounts which historians give us of his attachment to architectural ». Sa contribution parut dans le Bulletin sous le titre : « Hadrian, the Builder of the Roman Wall – a paper read at the monthly meeting of the Society of Antiquaries, Newcastle upon Tyne, 4. Aug. 1852 ». Puis, il rédigea un guide, Handbook to the Roman Wall, souvent réédité jusqu’à nos jours, participant à enrichir la connaissance sur cet ouvrage d’art et à faire du mur un lieu touristique majeur.
Hadrien la mémoire retrouvée, le mur classé
18Une fois le mur reconnu au milieu du xixe s. comme une pièce à part entière de l’histoire romaine, sa notoriété ne fit alors que croître. Lorsque Marguerite Yourcenar commença à se documenter pour son roman sur l’empereur Hadrien, elle ne manqua pas de se renseigner sur l’ouvrage et avait dans son bureau de Petite Plaisance une carte du mur.
19Marguerite Yourcenar a magistralement réalisé une réécriture de la vie d’Hadrien en rédigeant Mémoires d’Hadrien, publié chez Plon en 1951. L’œuvre parut dans le contexte d’après-guerre et eut un succès immédiat. Après le séisme de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe aspirait à retrouver la paix, la culture et la prospérité. Elle entraînait alors son lecteur dans un monde dominé par la paix romaine, où elle trouvait plaisir à suivre ce prince érudit dans l’Empire qu’il avait parcouru activement, et à laisser son esprit donner une forme de réflexion profonde sur ce dirigeant pacifique et grand bâtisseur. De fait, elle donne la parole à Hadrien : « Ce rempart devint l’emblème de mon renoncement à la politique de conquête : au pied du bastion le plus avancé, je fis ériger un temple au dieu Terme. » (éd. Folio, p. 153). Au chapitre 3, Tellus stabilita, « la terre retrouve son équilibre », elle décrit l’action bâtisseuse de l’empereur, qui songeait à sécuriser et à renforcer les frontières de l’Empire : « Élever des fortifications était en somme la même chose que construire des digues : c’était trouver la ligne sur laquelle une berge ou un empire peut être défendu, le point où l’assaut des vagues ou celui des barbares sera contenu, arrêté, brisé. » (p. 141). Un peu plus loin, elle précise la menace des peuples du nord et choisit de placer alors le massacre de la IXe légion : « Deux mesures s’imposaient pour empêcher le retour d’un pareil désastre. Nos troupes furent renforcées par la création d’un corps auxiliaire indigène : à Éboracum, du haut d’un tertre vert, j’ai vu manœuvrer pour la première fois cette armée britannique nouvellement formée. En même temps, l’érection d’un mur coupant l’île en deux dans sa partie la plus étroite servit à protéger les régions fertiles et policées du sud contre les attaques des tribus du nord. » (p. 152).
20Elle reprenait l’analyse selon laquelle ce mur n’était pas un obstacle, il générait aussi la vie à la frontière et permettait, à l’intérieur de l’Empire, de parfaire la construction de villes, de multiplier les échanges et de développer le commerce : « Mais déjà cet ouvrage purement militaire favorisait la paix, développant la prospérité de cette partie de la Bretagne, des villages se créaient, un mouvement d’afflux se produisait vers nos frontières » (p. 152).
21La préservation et la mise en valeur du mur et de ses sites commença dès le milieu du xixe s. et entra en partie en 1882 dans l’organisation English Heritage. L’association a évolué et gère une grande partie du patrimoine culturel de l’Angleterre (plus de 400 sites).
22L’intérêt du public pour le mur d’Hadrien trouva sa consécration en 1987 quand il fut inscrit parmi les sites classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. En 2005, toujours sous l’égide de l’UNESCO, le mur d’Hadrien, ainsi que le mur reliant Rhin et Danube furent classés au patrimoine culturel mondial comme un site multinational sous le nom de « Frontières de l’Empire romain ». Le mur d’Antonin rejoignit cet ensemble en 2008. La poursuite du classement a pour but de préserver les frontières de l’Empire dans leur intégralité. La vocation de cette action étant d’abord de communiquer l’intérêt culturel de ces sites au grand public, mais aussi de stimuler les recherches autour de cet ouvrage d’art romain.
Bibliographie
Quelques pistes bibliographiques pour en savoir plus
Sur la Bretagne romaine
- Patrick Galliou, Britannia. Histoire et civilisation de la Grande-Bretagne romaine Ier-IVe siècles apr. J.-C., éd. Errance, Paris, 2004.
Sur les frontières de l’Empire romain
- David J. Breeze, Rebecca H. Jones & Ioana A. Oltean, Understanding Roman Frontiers. A Celebration for Professor Bill Hanson, Edinburgh, John Donald, 2015.
Sur le mur et son histoire
- David J. Breeze, Hadrian’s Wall, Londres, coll. English Heritage Guidebooks, Londres, 2006, éd. révisée 2013.
- David J. Breeze, Frontiers of the Roman Empire. Grenzen des römischen Reiches. Frontières de l’Empire romain. Hadrians’s Wall. Der Hadrianswall. Le mur d’Hadrien, English Heritage, Hexham, 2011.
- Eric Birley, Research on Hadrian’s Wall, Kendal, 1961.
- Paul Frodsham, Hadrian and his Wall, Newcastle upon Tyne, 2013.
- Patrick Galliou, Le mur d’Hadrien, ultime frontière de l’Empire romain, Crozon, 2001.
- Rémy Poignault, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, Bruxelles, Latomus n° 228, 1995.
Sur la vie sur le mur d’Hadrien
- Anthony Birley, Garrison Life at Vindolanda : a Band of Brothers, Stroud, 2002.
- Alan K. Bowman, Life and Letters on the Roman Frontier : Vindolanda and its People, Londres, 1994 et en ligne, sur le déchiffrement des tablettes de Vindolanda : http://vindolanda.csad.ox.ac.uk/index.shtml
Catalogues
- David J. Breeze (éd.), The First Souvenirs. Enamelled Vessels from Hadrian’s Wall, Cumberland and Westmorland, 2012.
- La marque de Rome, Samarobriva et les villes du nord de la Gaule. Catalogue d’exposition, Musée de Picardie, Amiens, 2004, rééd. 2006.
- Marguerite Yourcenar et l’empereur Hadrien, une réécriture de l’Antiquité, Catalogue du Forum antique de Bavay, musée archéologique du Département du Nord, Snoeck, Bavay, 2016.
- Thorsten Opper (éd.), Hadrian. Empire and Conflict, Catalogue, The British Museum Press, Londres, 2008.
Notes
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[1]
Le mot provient du vocabulaire des arpenteurs romains et désigne à l’origine une bande de terrain entre deux propriétés qui pouvait être parcourue par une route.
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[2]
CIL, VII, 660 = RIB, 1638.
-
[3]
La patère d’Amiens a été classée, en tant qu’objet d’art, monument historique en 1950. Elle est actuellement conservée au musée de Picardie à Amiens sous le numéro inv. 3984. Elle est datée de la deuxième moitié du iie s. apr. J.-C.
-
[4]
Plus de 900 tablettes ont été découvertes. L’une des lettres les plus citées est celle d’une invitation à une fête d’anniversaire de Claudia Severa, épouse d’Aelius Brocchus, officier de l’armée, à Sulpicia Lepidina.
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[5]
Nous utilisons l’édition des Sources chrétiennes (Paris, 2005) dont l’introduction et les notes sont de A. Crépin, le texte de M. Lapidge et la traduction de P. Monat et P. Robin.
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[6]
On peut actuellement visiter le Chesters Roman Fort and Museum (English Heritage), construit en 1895, qui rassemble les 11 000 pièces, dont beaucoup de documents épigraphiques, qu’il contribua à sauvegarder. Pour plus de détails, voir : http://www.english-heritage.org.uk/visit/places/chesters-roman-fort-and-museum-hadrians-wall/history/collection.