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Article de revue

Identité et cosmopolitisme

Pages 75 à 86

Notes

  • [1]
    Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note X, Œuvres Complètes, Tome III, éd. Pléiade, 1964, p. 212.
  • [2]
    « Non parce que Socrate l’a dit, mais parce qu’en vérité c’est mon humeur, et à l’aventure non sans quelque excès, j’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l’universelle et commune ». L.III, ch. IX.
  • [3]
    « Se penser à la fois comme citoyen d’une nation et comme membre à part entière de la société des citoyens du monde est l’idée la plus sublime que l’homme puisse faire de sa destination, et qu’on ne peut considérer sans enthousiasme » Kant (réflexion non publiée).
  • [4]
    Cf. Rousseau : « Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? » Les rêveries du promeneur solitaire, OC, Tome I, p. 995.
  • [5]
    Totalité et infini, 4e éd., 1980, éd. M.Nijhoff, p. 258.
« Toute utilisation de la notion d’identité commence par une critique de cette notion ».
(Claude Lévi-Strauss : Séminaire sur l’identité, coll. Quadrige, Puf, p. 331).

1C’est dans l’esprit de cette réflexion que nous allons analyser cette notion d’identité, au croisement de multiples significations et usages, parmi lesquels nous retiendrons surtout son application à la question de la personne ou du moi (identité personnelle) ainsi qu’à la question, très débattue de nos jours, de la communauté (identité collective ou communautaire).

2Au sens le plus général et commun, identifier une chose (une cause, un phénomène) équivaut à le connaître. Identifier une maladie, une plante, un événement (le bruit que j’entends soudain dans la rue, un rassemblement d’hommes devant un édifice), c’est ramener ce que l’on voit (ou entend), à ce que l’on sait. Parmi les données que j’enregistre, je distingue les caractères propres de la chose singulière de ses caractères communs avec d’autres choses ou d’autres cas semblables. En fait on appréhende toujours des choses singulières, mais on ne peut pas les connaître sans les identifier avec d’autres qui leur ressemblent, ou qui sont du même genre qu’elles. Distinguer et identifier ne sont pas deux opérations opposées mais tout à fait complémentaires et même inséparables. Identifier une chose que je n’ai pas d’abord distinguée c’est la confondre avec d’autres (comme dans l’erreur ou l’illusion perceptive). Distinguer une chose que je ne parviens pas à identifier (i.e. à ramener à une classe de choses semblables), c’est ne rien pouvoir en dire. L’identité d’une chose physique ou matérielle consiste donc dans le fait de pouvoir dire ce qu’elle est grâce à ses caractères communs avec d’autres choses.

3À ce niveau, il n’y a pas de problème lié à la notion d’identité qui signifie seulement qu’une chose est connue et reconnue comme telle chose, ou une chose de telle nature ou de tel genre. Mais il faut se méfier des glissements qu’on fait subir à cette notion lorsque l’on cherche à l’utiliser sur un autre plan que celui de la connaissance, par exemple en faisant croire que, sous prétexte que connaître c’est identifier, ou ramener une chose unique dans une classe de choses semblables à elle, toute connaissance de l’altérité en tant que telle est impossible ou réductrice et violente parce qu’elle consisterait à réduire l’autre au même, et donc à l’ignorer en tant qu’autre. Lévi-Strauss s’insurge contre ce reproche si souvent adressé aux ethnologues qui, en voulant connaître une société que l’on présuppose être totalement différente des nôtres, la penseraient fatalement avec leurs catégories à eux, qui ne sont pas celles des sociétés qu’ils étudient. Cette critique peut être prise dans un bon sens : lorsque Rousseau par exemple critique les récits de voyage de ses contemporains parce qu’ils n’ont pas su voir les traits qui distinguent les nations et qu’ils n’ont « vu » que des choses semblables ou contraires à celles qu’ils connaissaient déjà [1], il cherche à étendre ou élargir les cadres de la connaissance de l’homme, et non à prôner l’ignorance en la déguisant sous le nom de respect de l’autre ou de la différence ! Rousseau pense que ce sont nos préjugés, nos habitudes qui nous empêchent d’apercevoir les différences dissimulées sous les similitudes, mais non que ce sont nos catégories en tant que telles qui seraient, par nature en quelque sorte, impropres à la compréhension de ce qui n’est pas nous, ou comme nous. Mais cette critique peut aussi être prise dans un mauvais sens, comme c’est bien souvent le cas aujourd’hui : ce qui disqualifie l’ethnologue pour celui qui lui refuse la possibilité et même le droit d’étudier une autre société que la sienne, c’est le fait qu’il est un autre que celui qu’il cherche à étudier, ce qui sous-entend que la compréhension ne peut se faire qu’entre soi. La connaissance de l’identité [= de l’être ou de l’essence] d’une chose ne pourrait se faire que par l’identification de celui qui étudie avec celui qu’il étudie.

4On mesure l’ampleur du glissement engendré par un usage illogique et dangereux (ça va souvent ensemble) du terme identité lorsqu’on l’emploie comme synonyme de différence, non pas de la différence d’une chose avec une autre, mais de la différence érigée comme absolu, comme mode d’être et de pensée irréductible à tout autre, incommunicable, comme une essence unique. La convertibilité des termes d’identité et de différence dans le langage courant (on revendique son identité comme différence avec d’autres identités, on revendique aussi sa différence comme identité avec d’autres différences, à condition qu’elles soient les mêmes que sa propre différence…) montre bien la nature de l’erreur logique commise ici : elle consiste dans le fait d’utiliser comme des termes absolus, ou comme des termes possédant une signification propre, des termes qui ne peuvent pas être séparés l’un de l’autre, ou des termes qui ne peuvent avoir de sens qu’en relation. Il revient au même de dire, comme on l’a fait plus haut : connaître c’est identifier, ou de dire : connaître c’est distinguer. Car on ne peut distinguer deux choses que dans un espace commun d’identité, et l’on ne peut identifier une chose qu’en la distinguant des autres choses avec lesquelles on pourrait la confondre.

5Le contraire de l’absolutisme de l’identité n’est donc pas l’absolutisme de la différence, qui sont deux locutions ou écritures différentes de la même pensée, mais une conception relationnelle de l’identité et de la différence. Il faut non seulement spécifier l’identité dont on parle, mais il faut se garder d’imaginer l’identité d’une chose comme étant une détermination fixe et univoque de cette chose. Cela est particulièrement important lorsqu’il s’agit de l’homme, de son identité personnelle ou de son identité collective, bien souvent présentées comme des déterminations rigides et même absolues et non comme des modalités variables du rapport de l’homme à lui-même et aux autres. Il me semble que ce qu’on nomme justement la crispation identitaire est d’abord une incapacité à sortir de la répétition : moi c’est moi, nous c’est nous, et rien d’autre ; nous ne sommes pas les autres, ni les autres ne sont nous.

L’identité réduite à l’origine

6On a dit peu de choses sur un homme lorsqu’on l’a identifié comme originaire d’un pays, d’une région du monde : tout reste à connaître de lui, comme être singulier, différent de tous les autres, y compris de ceux auxquels il ressemble. Telle est du moins la position que nous devrions avoir à l’égard d’un étranger. Inversement, pour le raciste, on a tout dit sur quelqu’un lorsqu’on l’a identifié comme provenant de tel pays ou continent, ayant telle couleur de peau, tel type humain, etc. Pour le raciste, l’individu n’est rien, il n’est qu’un échantillon représentatif d’une race. Quand le raciste voit un Noir, c’est tous les Noirs qu’il voit à travers lui. Il emploiera toujours l’article défini pour parler de quelqu’un : les Juifs, les Noirs, les Arabes. Toute la classe, toute l’espèce est dans chaque individu, qui n’a aucune dimension personnelle. Pas de racisme sans généralisation et amalgame : sans identification. Les individus sont reconnus, sans avoir besoin d’être connus, chacun pour lui-même. Le raciste perçoit des identités et non des êtres singuliers, des individus donc. Ici, une identité est une classe qui se distingue d’une autre par des caractères fixes. L’identité d’un homme c’est son origine : celle-ci contient la formule de celui qui en provient. L’identité se ramène donc à l’origine. Le racisme ne peut donc pas (et ne veut donc pas) prendre en compte la différence parce que celle-ci s’éloigne de l’origine et s’écarte de la généralité. Elle sera donc au mieux secondaire par rapport à l’identité qui est première, au sens de principe. D’une certaine façon, le racisme pose une affirmation qui est aussi celle de l’antiracisme, mais limitée à une classe ou à une race, alors que l’antiraciste l’étend à tout homme : les hommes sont les mêmes. Mais pour le raciste il n’y a pas d’« homme » – il dira même qu’il n’en a jamais rencontré –, il existe des races, des espèces, des nations, des peuples, des ethnies, mais pas d’hommes au sens d’une identité supérieure à ces particularités, à ces spécifications.

7L’antiraciste dira, lui, que tous les hommes sont les mêmes et subordonnera la particularité à l’universalité. Il ne la nie pas, il la subordonne, il la « postpose », selon l’expression de Montaigne [2]. Il pose : 1) qu’il y a un au-delà des différences et des particularités, non pas une fusion dans une nébuleuse, mais un plan de la pensée où leurs significations tendent à s’égaliser ou s’équivaloir au regard d’une détermination plus élevée ; 2) que cet au-delà invisible aux yeux fascinés par les traits « physiques » est le caractère absolu de la personne en tout homme. Être une personne humaine, cela veut dire deux choses qui peuvent paraître contraires :

  1. que chacun est un être singulier, unique, qui ne ressemble à personne : c’est le contraire d’une appréhension numérique et sérielle des individus. Ici, 1 et 1 ne font pas 2 : les personnes humaines ne sont pas des unités additives. Chacune d’elle forme un monde à part des autres. « Chacun est un tout à soi-même » dit Pascal qui voit dans la forme de cette totalité que le moi est pour lui-même et pour les autres la racine inextirpable de l’égoïsme et de l’égocentrisme, mais on doit voir aussi la marque certaine de l’unicité de chacun : cela même qui est l’objet du respect. Ce n’est pas la personnalité, le caractère au sens psychologique, qui sont visés sous le concept de personne, mais le principe purement formel d’être le sujet de ses actions, d’être à l’initiative de sa vie (peu importe que cette vie ressemble à celle d’un autre, que les actions des uns et des autres soient les mêmes, que l’on refasse toujours les mêmes choses et qu’il n’y ait rien de nouveau sous le soleil).
    On peut tenir ce principe pour une supposition ou pour une évidence, le considérer comme un droit ou comme un fait, mais dans tous les cas on ne le tiendra pas pour quelque chose de nature perceptive, que l’on peut voir ou toucher. Mais,
  2. ce principe par lequel chacun est une personne (est soi-même et non pas un autre) s’applique à toutes les personnes ; il est la propriété de chacun et de tous (omnes et singulatim). L’identité ici n’est pas différenciatrice et classificatoire, naturaliste, mais universalisante et unifiante. Deux directions opposées de l’identité : vers l’origine, vers l’universel. Il faut choisir entre les deux, i.e. non pas supprimer la référence à l’origine mais la situer sur un plan qui n’est pas concurrent du plan sur lequel il faut se placer pour apercevoir l’identité de l’universel et du singulier. Or, lorsque la question de l’identité (origine, provenance, appartenance) dérive dans l’identitaire, il n’est plus possible de garder la différence entre les plans et, du coup, ignorant la norme qui leur est commune, les identités particulières (ni celle de l’individu, ni celle de l’ensemble des individus, mais celle des ensembles partiels) deviennent occasion d’affrontement pour la domination du monde, à moins qu’elles ne se replient sur elles-mêmes, et persévèrent dans leur être propre, en dehors du monde commun. Car ce que l’idéologie identitaire ne peut accepter c’est qu’il y ait une signification de l’identité qui ne soit pas celle de l’identité particulière. Les partisans de cette idéologie feignent alors de croire que lorsque l’on parle d’universalité ou de personne humaine en général, on se situe forcément sur le plan et dans la perspective d’une identité particulière (européenne, occidentale, etc.) qui cherche à prendre le dessus sur les autres. Ce qu’ils ne veulent pas comprendre ou admettre, c’est qu’il y ait une identité normative qui fonctionne comme régulatrice des identités particulières et factuelles. Régulatrice et non destructrice, car on n’effacera pas la diversité des langues, des coutumes, des croyances, des couleurs et des types physiques, on ne contestera pas la réalité ni la valeur des cultures différentes mais on n’en fera pas des traits identitaires ultimes, comme le souhaitent les chantres de l’identité identitaire.

L’identité élargie à l’idée de monde

8Nous parlerons de point de vue cosmopolitique pour désigner le plan de l’identité normative dans lequel les individus sont considérés comme des citoyens du monde. Seul ce point de vue permet de considérer (à tous les sens du mot) les différences entre les nations, les peuples, les civilisations non pas comme des différences entre des mondes propres, mais comme des expressions de la diversité, irréductible et bonne, des hommes habitants d’un même monde. On peut établir autant de différences que l’on veut ; si ces différences sont celles des hommes, alors elles ne peuvent constituer des mondes fermés sur eux-mêmes, en situation d’extériorité et donc d’hostilité potentielle entre eux ; elles sont comme des variations sur un même thème, des manifestations du caractère également humain de tous les êtres qui diffèrent entre eux sur ce fond d’un même monde, monde commun et non monde propre, milieu ou territoire.

9Mais alors il apparaît clairement que la notion d’identité communautaire est en contradiction avec celle de monde commun fait de différences et non pas d’identités. Il est tout simplement contradictoire de revendiquer « sa différence » comme la marque de son identité. Les différences supposent un genre commun : seules des choses qui sont d’un certain point de vue les mêmes peuvent différer les unes des autres. Une poire est différente d’une banane parce qu’elles sont l’une et l’autre pensées comme des fruits (même s’il n’existe pas des fruits mais des poires, des bananes, etc.). Mais une poire n’est pas différente d’un arbre ou d’un bateau : ce sont de tout autres choses qu’elle, et non des choses différentes d’elle. Nous ne pouvons différer les uns des autres que parce que nous sommes également et identiquement des hommes. Si l’homme diffère du singe, c’est en tant qu’ils sont l’un et l’autre des êtres organisés et vivants. On ne dira pas qu’un homme est différent d’une étoile, par exemple. La différence n’a de sens qu’au sein d’un intervalle borné d’identité.

10En tant que Français je diffère d’un Italien ou d’un Anglais. Mais dans une perspective communautariste ou nationaliste, être français ne signifie pas le fait que l’on n’est pas italien ou anglais, mais qu’on appartient à un ensemble ou à une nation dont l’identité n’a rien de commun avec les autres identités. Qui ne voit alors que dans ces perspectives, la communauté ou la nation à laquelle on appartient sont pensées comme des genres ultimes, des origines absolues, et donc, en puissance au moins, comme des principes d’exclusion et de distinction ? Ici, l’autre n’est pas celui qui diffère de moi par sa nationalité ou sa religion, mais celui qui ne peut pas faire partie de l’ensemble auquel j’appartiens parce qu’il appartient, déjà et depuis toujours, avant même sa naissance, à un autre ensemble. Sous le terme de différence, c’est l’idée d’appartenance qui est sous-entendue dans les revendications de la ou de sa différence. Et cette relation d’une appartenance par son origine est exclusive de tout autre appartenance à d’autres ensembles. Pour un nationaliste, être français est une détermination originaire : on l’est ou on ne l’est pas. Pour lui, l’idée d’homme ou d’humanité (ensemble commun de toutes les personnes singulières) est une abstraction, une fiction, pour ne pas dire une imposture, il n’est pas donné d’identité humaine, mais française, anglaise, etc.

11Le seul antidote au poison nationaliste qui a ravagé le xxe siècle, c’est l’idée cosmopolitique [3] : non pas la disparition des nations dans un État mondial, dans une fédération de toutes les nations, mais la disposition des nations dans l’espace commun du monde, différentes dans les limites d’un même monde.

12Quel serait aujourd’hui l’antidote au poison communautaire qui enferme les hommes (sans les penser comme tels) dans des différences qui sont des identités, i.e. qui sont pensées comme des mondes ou des genres ultimes ? Il consiste dans l’adoption d’une autre façon de penser, dans une sorte de révolution copernicienne de l’idée d’identité. Au lieu de considérer qu’un individu appartient à une communauté, par essence ou originairement, il faudrait considérer la communauté comme ce qui appartient à l’individu, i.e. comme une idée ou une réalité qui ne peut avoir de sens et même d’existence que par l’acte de la choisir et de la faire sienne (de vouloir la faire sienne). C’est en termes de volonté et non en termes d’origine qu’il faut poser la question de la nature de la relation entre les individus et les communautés. Il ne s’agit donc pas de modérer ou distendre le lien d’un homme à sa communauté, mais de le faire dépendre d’un autre principe que celui d’où procède l’identité communautaire. Car le lien d’un homme à sa nation, par exemple, pourra être le plus fort possible, comme sont les liens d’amour, aller, comme on l’a souvent vu, jusqu’au sacrifice de soi, mais il n’aura pas du tout la même signification que dans les pensées identitaires ou communautaires. Parce qu’il sera choisi, voulu par un individu qui se pense dès lors comme le sujet de ses actes et de ses pensées, comme l’initiateur de la relation, et non comme le membre réel d’une classe ou d’un ensemble qui lui préexiste et le définit par cette appartenance « objective », voire même nécessaire (que je ne suis pas libre de refuser).

L’identité plurielle

13Chacun de nous naît dans une famille, dans un pays, dans une classe sociale, dans un milieu différencié par des croyances, des coutumes, des pratiques sociales. Nous naissons tous avec une, ou plutôt plusieurs « identités » qui peuvent être soit scellées dans la matière, soit pensées et vécues comme des directions ou même des chemins possibles de la vie humaine en général, en tant qu’elle s’accomplit toujours au sein de circonstances particulières et se trouve toujours « parmi une infinité de hasards ». Cette différence est une question de regard, de direction du regard. Je peux me rapporter à ma nation, à ma région comme à la terre où mon existence s’enracine et d’où elle tire sa vie et sa force (c’est ce que j’appelle une identité scellée dans la matière), je peux, à l’inverse, les considérer comme les objets d’un choix possible, d’autant plus chers et précieux qu’ils auraient été choisis, comme si ce lien était celui d’une seconde naissance (de ma naissance comme sujet conscient de sa liberté et du pouvoir inamissible de choisir qui accompagne la liberté). Car une nation, comme l’a admirablement montré Ernest Renan, ce n’est pas telle ou telle détermination réelle (histoire, langue, territoire), c’est une union de volontés, « un plébiscite de tous les jours ». La volonté ne se manifeste pas seulement, ni même principalement, sous la forme du décret ou de la décision, elle est présente dans l’accord, le consensus, et même seulement dans le fait de vivre ensemble. Rousseau l’a montré aussi : l’essence du lien social (de l’association civile, dit-il) n’est rien qui préexiste à l’accord des volontés, à l’appropriation par chacun de cette chose si imperceptible et légère, si fragile parce qu’elle est comme régénérée à tout instant par chacun de nous, cette chose que l’on nomme : la chose publique (la république).

14En schématisant bien sûr, je dirai qu’il n’y a que deux directions dans lesquelles nous pouvons regarder : vers le passé et vers l’avenir (le présent n’étant jamais que le rapport mobile à l’une ou l’autre de ces directions).

15Le regard identitaire est toujours tourné vers le passé en lequel se trouve enfermée, comme une essence rare et précieuse, l’essence de notre être. Or un tel passé (un tel rapport au passé) n’est pas celui que l’histoire étudie de façon objective, c’est en quelque façon un avenir à l’envers. Beaucoup de gens se retournent vers leurs origines, leurs racines, leur histoire, pour y trouver, disent-ils, leur identité. Mais pourquoi mon identité serait-elle du côté du passé (de l’ayant été) et non du côté de l’avenir (de ce qui peut être) ? Justement parce que je la conçois comme une relation d’appartenance avec un ensemble qui précède mon existence et, de ce fait, la détermine du dedans. De là la liaison (à mon sens dangereuse), si fréquemment faite aujourd’hui, entre l’identité et la mémoire, qui désigne, non pas un rapport objectif au passé, mais la recherche du sens de mon être dans la direction de l’origine et de l’appartenance, dans la direction de ce qui a déjà été fait. Or la seule question intéressante pour un homme n’est pas celle de savoir ce qui l’a fait, ni même de quoi il est fait, mais, comme l’a dit Sartre, et Kant avant lui, c’est de savoir ce qu’un homme fait de ce qui l’a fait.

16Se croisent ici les deux questions de l’identité communautaire et de l’identité personnelle (selon la dénomination de Locke). Mais ce n’est pas parce que l’identité communautaire paraît fausse et dangereuse que je me tourne vers l’identité personnelle, comme alternative à l’identité communautaire. Car ces deux questions sont évidemment liées, et même parallèles. Par exemple, si quelqu’un demande : qu’est-ce que la France ? Le premier mouvement ne sera-t-il pas de lui conter son histoire, du moins dans ses grandes lignes, avec les grands événements, les plus glorieux de préférence ? L’identité d’une nation peut-elle être séparée de son histoire comme nation ? Non, bien sûr, mais nous avons déjà commencé à suggérer qu’il y a un autre type de relation entre un individu (un ensemble d’individus) et une nation que la relation d’appartenance et d’assomption de son passé comme héritage. Nous y reviendrons pour conclure, mais, pour pouvoir atteindre ce dernier point, il n’est peut-être pas inutile de s’interroger brièvement sur la notion, elle aussi en vogue, de l’identité personnelle.

17Tenons pour acquis et accordé que chacun de nous a la conscience continue de lui-même comme d’une seule et même personne. Nous vieillissons et même changeons à tout instant, mais c’est la même personne qui vieillit et change, physiquement mais aussi moralement. Et même si j’avais, comme les criminels de guerre, changé d’identité, j’aurais conscience de moi-même comme le même que j’étais, avant le changement de nom, d’apparence physique, d’histoire, etc. Mais si je me tourne vers ma personne dans ce qu’elle a de singulier et me demande : qui suis-je (moi qui ai la conscience continue de moi comme une seule et même personne) ?, en laissant de côté les traits qui me sont communs avec d’autres personnes, en quoi peut consister la réponse, ou une réponse au moins, à la question ? Une des réponses les plus intéressantes est celle donnée par Paul Ricœur dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans Soi-même comme un autre (1990). Répondre à la question : Qui suis-je ? moi-même (ipse), et non suis-je le même (idem), c’est mettre ma vie en récit, c’est raconter l’histoire d’une vie : c’est ce que Ricœur, après d’autres, appelle l’identité narrative (autre dimension et direction de la question de l’identité, après l’identité spécifique – identité d’une chose avec d’autres choses rentrant dans une même classe ou ensemble commun, l’identité communautaire – identité identitaire –, et l’identité humaine – celle du point de vue cosmopolitique).

18Je ne conteste pas la légitimité de cette approche de soi (soi-même, ipse), et moins encore la nécessité de recourir au récit, aux modes de la représentation en général, pour accéder à la connaissance de soi – cette longue route étant plus difficile mais plus sûre que le raccourci de la connaissance immédiate, intime et intérieure que chacun aurait de lui-même. Mais même sous cette forme subtile et séduisante, l’identité ne me paraît pas être le bon point de vue sur soi… Entre l’unité de la personne et l’unité d’une vie racontée (unité du temps par l’unité du récit), il se produit une synthèse de l’unité et de la multiplicité. Sans un sujet d’attribution, nous n’aurions qu’une multiplicité de faits dont nous ne saurions que faire, mais sans cette multiplicité de faits, d’actions, de pensées, d’événements, nous ne saurions quoi dire de la personne, réduite à la seule conscience qu’elle a de sa propre existence [4]. L’unité donne une forme à la diversité, qui lui donne dans le même temps un contenu, une matière. Mais du coup la personne se révèle à elle-même dans la vie qu’elle s’attribue, au moins par le biais et sous la forme d’une narration. Or il y a un autre rapport possible à sa propre vie et c’est, sans qu’elle cesse d’être la sienne, de la considérer comme l’une parmi d’autres des vies possibles. Comme une ligne ponctuée de moments de bifurcations, à tout moment ouverte sur d’autres vies et d’autres chemins possibles. E. Levinas dit très justement : « Un être capable d’un autre destin que le sien est un être fécond » [5]. Il ne s’agit pas de rêver aux occasions perdues mais de la saisie, de la compréhension philosophique et non narrative, orientée vers l’idée d’homme plus que dirigée sur le moi dans sa particularité (cf. la question de Rousseau citée en note), de la compréhension donc du caractère occasionnel et même aléatoire de ce que chacun, pour sa propre part, préférerait sans doute penser comme un déroulement nécessaire, comme celle d’une intrigue, régi par une logique interne. L’identité, sous la forme d’une question posée à soi-même par soi-même, se dissipe alors comme problème et comme recherche, laissant la place à la liberté.

19À la différence de l’identité que je partage seul, si l’on peut dire, la liberté se découvre en chacun de nous en même temps que son universalité. Autrement dit : l’expérience qu’un homme fait de sa liberté, il la fait en tant qu’homme, comme citoyen du monde en quelque sorte, plutôt que comme personne singulière, attachée à la connaissance de ce qu’elle est, ou de son identité. Il me semble que cette expérience de la liberté nous délivre positivement du souci de notre identité, i.e. en un sens du souci d’être soi-même et même du désir de le savoir. La bonne réponse à la question : « Qui suis-je ? » serait donc de se désintéresser de la question…

20Pour conclure je dirai que mes possibles d’homme sont celles qui me permettent d’être un homme comme un autre, d’être traité ou respecté dans ma qualité d’homme – et non dans ma particularité ethnique, comme échantillon d’une espèce à protéger ; de me sentir capable, et d’avoir la possibilité, de faire ce que d’autres hommes font, et même de désirer les rejoindre dans cette universalité en acte, en mouvement. Le plus grand danger de l’identité communautaire c’est qu’elle empêche les hommes de se sentir des hommes partout dans le monde et de parvenir à leur accomplissement humain, c’est aussi qu’elle fait passer « la différence » (cf. la fureur de se distinguer dont parle Rousseau) avant la substituabilité, qui est, avec la reconnaissance, l’un des liens, pratiques et théoriques, les plus forts entre les hommes.

21Mais, contrairement aux critiques faciles dont l’esprit cosmopolitique a toujours été l’objet, cette relation de substituabilité des uns aux autres qui forme le tissu de l’universalité n’abolit pas, au contraire, le lien, les liens particuliers des hommes à leurs nations ou pays, à leurs civilisations ni même à leurs croyances. Mais en se pensant aussi comme citoyens du monde, ils se représentent les autres nations comme diverses façons d’habiter le même monde, et non pas comme des communautés fermées sur elles-mêmes, préoccupées de conserver leur « identité ». Ainsi, on peut croire qu’il existe des caractères des peuples, des traits nationaux (sur le modèle des traits familiaux), des attitudes ou manières typiques d’être et de faire qui sont comme incorporés à l’être de chacun et sans lesquels il ne serait pas ce qu’il est – sans pour autant ériger entre les nations les murailles identitaires, empêchant toute comparaison, toute critique, mais aussi les échanges, les mélanges, la circulation des œuvres et des idées qui forme le tissu concret et diversifié de ce que l’on appelle le monde, lieu commun de tout le monde. Il faut au contraire veiller à ce que chaque nation garde le style qui la distingue et la rend reconnaissable parmi toutes à travers les caractères des hommes et le style des œuvres : ce n’est pas là cultiver sa différence (i.e. être crispé sur son « identité ») mais développer son excellence et, comme dans les concours équitables, accepter la confrontation avec les autres et s’exposer au jugement de chacun.

22Il est donc possible et même nécessaire, pour faire barrage aux dangers de la mondialisation, de croire en la valeur et la richesse de la diversité des peuples et des nations considérés dans leur propre particularité, et combattre l’idéologie identitaire. La condition est la distinction entre deux plans, celui de l’histoire (et non de la mémoire) et celui de la volonté actuelle. Il ne faut pas que l’évidence massive de l’histoire empêche de discerner cette condition de tout rassemblement humain constitué, l’union des volontés et, par conséquent, la relation à l’avenir, la création de nouveau, la possibilité d’évoluer et de changer. Plus important pour moi que ce que j’ai fait ou ai pu faire est ce que je pourrai à l’avenir faire encore et modifier, en même temps que ce que j’ai fait, le moi qui l’a fait, en dépit de son inclination persistante à poser pour l’éternité… La liberté consiste aussi à ne pas se laisser figer dans une identité, à ne pas chercher à faire le portrait ou la statue de soi. D’une semblable façon, une nation repose sur l’union de volonté de ceux qui la composent et font par leurs actes (et non par des serments) le projet de la maintenir en la renouvelant, elle ne repose pas sur son histoire, même si celle-ci, évidemment, n’est pas dissociable d’elle. Car ce n’est pas une question d’identité, mais de volonté, d’action et donc de liberté. Et pour finir comme nous avons commencé, citons encore Lévi-Strauss : « Quand on croit atteindre l’identité, on la trouve pulvérisée ».


Date de mise en ligne : 01/01/2019

https://doi.org/10.3917/rpre.201.0075

Notes

  • [1]
    Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note X, Œuvres Complètes, Tome III, éd. Pléiade, 1964, p. 212.
  • [2]
    « Non parce que Socrate l’a dit, mais parce qu’en vérité c’est mon humeur, et à l’aventure non sans quelque excès, j’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l’universelle et commune ». L.III, ch. IX.
  • [3]
    « Se penser à la fois comme citoyen d’une nation et comme membre à part entière de la société des citoyens du monde est l’idée la plus sublime que l’homme puisse faire de sa destination, et qu’on ne peut considérer sans enthousiasme » Kant (réflexion non publiée).
  • [4]
    Cf. Rousseau : « Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? » Les rêveries du promeneur solitaire, OC, Tome I, p. 995.
  • [5]
    Totalité et infini, 4e éd., 1980, éd. M.Nijhoff, p. 258.

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