Notes
-
[1]
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, 1994, p. 11.
-
[2]
Ibid., p. 168.
-
[3]
Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, Partie III, Section I, § II, Vrin, 1994, p. 132.
-
[4]
H. Arendt, La vie de l’esprit, II, Le vouloir, PUF, 2013, p. 268.
-
[5]
Kant, Critique de la faculté de juger, § 83. Vrin, 1993, p. 241.
-
[6]
Kant, Idée pour une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, titre de la proposition 2, Aubier, p. 61.
-
[7]
Kant, Idée pour une histoire universelle, Aubier, 1999, p. 70.
-
[8]
Ibid., p. 76.
-
[9]
Kant, Projet de paix perpétuelle, Deuxième article définitif, Hachette, 1998, p. 31.
-
[10]
Ibid., p. 32.
-
[11]
Jürgen Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, Cerf, 1996, p. 75.
-
[12]
Ibid., p. 72.
-
[13]
Ibid., p. 80.
-
[14]
Kant, La religion dans les limites de la simple raison, op. cit., note p. 55.
-
[15]
Kant, AK, Band XIX, Reflexion 8054.
-
[16]
Kant, Doctrine du droit, § 61, op. cit., p. 234.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Pascal Lamy, La Démocratie-Monde. Pour une autre gouvernance globale, Seuil, La République des idées, 2004.
-
[20]
Robert Kagan, La Puissance et la faiblesse. Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Hachette, 2004, p. 10.
-
[21]
Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation, trad. A. Duthoo, Champs Flammarion, 2003, p. 193.
-
[22]
Yves-Charles Zarka, Refonder le cosmopolitisme, PUF, 2014.
1Le cosmopolitisme kantien est célèbre pour avoir envisagé la construction juridique d’un ordre du monde qui reconnaisse la paix comme but politique suprême. Mais cette finalité n’est intelligible que sur la base d’une visée culturelle commune, celle d’un humanisme témoignant d’une identité universelle humaine. Le cosmopolitisme kantien comporte donc une dimension juridique et politique ainsi qu’une dimension anthropologique et culturelle.
2– La dimension juridico-politique détermine la construction d’une alliance de républiques libres. Elle inspire, avec la Société des nations puis avec l’ONU, le vœu de remplacer la prépondérance de la guerre dans les politiques internationales par la prééminence de l’arbitrage.
3– La dimension culturelle fonde le cosmopolitisme sur une anthropologie qui justifie la diffusion mondiale des connaissances et qui fait de l’hospitalité le principe d’une solidarité cosmopolitique.
4Le modèle kantien garde toute son actualité par la prévision qu’il a faite de l’interdépendance croissante des peuples de la terre et par l’option du relationnalisme qui permet la construction juridique d’un programme de paix partageable. Ce sont, en effet, les relations, relations entre individus et relations entre peuples, qui sont universalisables. Des relations et non des appartenances. Seule la forme des rapports interhumains est universalisable.
5Le concept de citoyen du monde (« Weltbürger ») trouve donc sa place dans la philosophie kantienne du droit (Doctrine du droit, 1795) aussi bien que dans la philosophie kantienne de l’histoire (Idée pour une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784) et dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique (1797). La Doctrine du droit raisonne de manière déductive a priori. Le droit cosmopolitique est celui qui « tend à une union possible de tous les peuples, en vue de certaines lois de leur commerce possible ». Il s’agit d’un droit qui ne porte pas sur des choses, qui ne porte pas sur des possessions, mais uniquement sur des relations. Les peuples étant contraints de coexister sur la même planète, il est de leur plus haut intérêt de réglementer par des moyens de droit les relations qui sont le mode d’être de leur cohabitation. Le droit cosmopolitique concerne donc au premier chef les États, qui pourront ajouter au droit international, lequel gère le droit à la guerre, les principes d’un droit cosmopolitique, dans le but d’organiser une vie collective des peuples en faveur d’une coexistence pacifique. Alors que le droit international se borne à préserver les peuples les uns des autres, y compris par le moyen de la guerre, le droit cosmopolitique regarde les États comme les citoyens d’un monde qui deviendra peu à peu, inévitablement, commun à tous.
6Le projet de paix perpétuelle (1795) réunit les conditions juridiques, historiques et politiques de la concevabilité d’un programme de paix universelle. Kant y définit le rôle de la philosophie, qui consiste à conseiller le pouvoir et non à l’instrumentaliser. En l’occurrence, la force propre de sa philosophie a sans doute été de faire de la paix, au lieu de la guerre, la raison d’être de toute sagesse politique d’avenir.
7Dans un premier moment sera examinée la signification culturelle et anthropologique du cosmopolitisme kantien, car elle est la condition de son universalisme humaniste. En second lieu, on cherchera à comprendre la signification politique du cosmopolitisme kantien avec la question de savoir si Kant envisage une fédération ou bien une simple alliance des peuples.
Signification culturelle du cosmopolitisme kantien
8Le cosmopolitisme représente, pour Kant, et, à travers lui, pour l’esprit des Lumières, le commencement d’une histoire mondiale qui pourra être portée par un commun désir de civilisation, projet incluant l’émancipation des intelligences grâce à la diffusion du savoir et la civilité des mœurs grâce à des normes de justice reconnaissant l’égalité en dignité de tous les humains.
Être citoyen de l’espèce humaine
9Dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, ce ne sont pas les États, mais les hommes, les individus-hommes qui sont considérés comme des citoyens du monde. La perspective n’est pas politique, mais pragmatique et culturelle. « Pragmatique » signifie : « La connaissance de ce que l’homme, en tant qu’être libre, fait ou peut et doit faire de lui-même [1] ». Le concept anthropologique de citoyen du monde guide l’examen des progrès de la culture du point de vue de l’homme en tant qu’il « est à lui-même sa fin dernière ». En d’autres termes : la culture consiste en l’humanisation de l’homme, c’est-à-dire dans le développement de toutes ses facultés et de toutes ses dispositions. Le progrès de la culture n’a pas d’autre fin que cet accomplissement humain des individus. Autrement dit, l’individu n’a pas d’autre but, d’autre espérance, ni d’autre avenir que le développement humain de l’humanité tout entière. Il en résulte que les individus et les peuples doivent se considérer culturellement comme membres d’une société cosmopolitique, qui n’est autre que l’espèce humaine entière, prise collectivement comme le tout du genre humain ou, pour reprendre la formule même de Kant, comme « la masse de personnes qui existent les unes après les autres, les unes à côté des autres [2]». Ce n’est pas dans l’individu, mais seulement dans l’espèce, dans la dimension spatiale et dans la dimension temporelle de l’existence de l’espèce que peut se lire, s’apprendre et se comprendre le caractère de notre espèce. L’espèce seule, dans sa dimension historique et collective, enseigne ce que l’homme peut faire de lui-même comme être libre.
10On discerne assez bien la raison qui fait du cosmopolitisme kantien un humanisme universaliste. L’originalité de Kant est d’introduire une part de transhistoricité au sein même de l’historicité. Chaque individu est, sur le plan politique, citoyen d’un État particulier, mais il est en même temps, sur un plan moralement culturel, le citoyen du monde, d’un monde en voie de formation et de développement, qui est le monde en devenir de son espèce. Impossible de ne pas citer cette formule que Kant n’a jamais publiée et que l’on trouve dans un brouillon du Projet de paix perpétuelle « Se penser à la fois comme citoyen d’une nation et comme membre à part entière de la société des citoyens du monde est l’idée la plus sublime que l’homme puisse faire de sa destination et qu’on ne peut concevoir sans enthousiasme ». Tout individu est politiquement le citoyen d’un État, mais le concept anthropologique de Weltbürger est, quant à lui supra-étatique, il est cosmopolitiquement culturel et fait de tout homme le citoyen de l’espèce humaine, appelée à s’accomplir conformément à sa destination suprême qui est morale. Le cosmopolitisme incarne ainsi le point de vue d’un humanisme civilisationnel qui regarde l’espèce comme un ensemble de relations. Être citoyen du monde, c’est être membre d’une espèce en devenir, c’est faire partie du devenir de celui qui vient après moi, c’est traiter les générations qui n’existent pas encore comme des concitoyens envers lesquels existe un devoir d’un type particulier qui est « un devoir du genre humain envers lui-même [3] ».
La philosophie de l’histoire selon un point de vue cosmopolitique
11La question du progrès des mœurs est un enjeu majeur des Lumières, la question de l’avenir étant, en effet, pour les Lumières, une question d’actualité, la question du devenir actuel des Lumières. La question du progrès est culturelle, étant celle de l’actualité des Lumières projetée au futur, avec l’avènement d’une humanité faite d’hommes égaux en dignité, citoyens de républiques libres. Mais ces principes ne resteront que des normes idéales de comportement tant qu’ils ne seront pas les moteurs d’une nouvelle histoire de l’humanité, tendue vers un accomplissement humain qui en est la réalisation.
12Les Lumières ont donc besoin d’une philosophie de l’histoire pour que leurs novations émancipatrices puissent annoncer un accomplissement futur. Or, sur ce point, les thèses kantiennes proposent une histoire qui est à faire, une histoire portée et dynamisée par son propre avenir, une histoire qui a une destination. Kant cherche à produire la philosophie de l’histoire qui sera en état de donner aux Lumières un avenir mondialisable. Autrement dit, la vitalité humaine est contrainte à une continuelle conversion des moyens de la survie en moteurs d’une vie historicisée et culturalisée. L’humanité doit construire sa vie comme une « œuvre », comme le produit de l’homme par l’homme, édification d’un héritage continué d’une génération à une autre.
13Dans cette perspective, l’Europe peut se regarder elle-même comme le premier moteur d’une civilisation cosmopolitique, qui débouchera sur une Société universelle des Nations. Si l’idée d’Europe chez Kant trouve sa place dans une histoire écrite d’un point de vue cosmopolitique, c’est parce que l’idée d’Europe ne prend sens que dans une histoire ouverte sur l’avenir du monde.
14On sait qu’Hannah Arendt a élaboré une réflexion critique sur les philosophes du progrès, avec le soupçon que « l’idée même de progrès – si c’est davantage qu’un simple changement de situation et qu’une amélioration du monde – contredit l’idée que se fait Kant de la dignité humaine. » [4] En d’autres termes : Kant échappe-t-il à une conception instrumentale de l’évolution de l’histoire humaine ?
15La philosophie kantienne de l’histoire, dans le § 83 de la Critique de la faculté de juger, récuse la réduction du progrès à une logique instrumentale. Certes, les individus voudraient bien considérer le progrès comme l’ensemble des moyens qui conduisent, avec l’aide du temps, au bonheur comme à une fin suprêmement utile et définitive. Certes, la représentation du progrès la plus naturelle à des êtres naturels est une représentation technique du progrès. En termes kantiens : l’individu croit spontanément que le bonheur est la fin naturelle de son espèce. Mais, il faut bien constater, comme l’explique la téléologie kantienne, que la nature elle-même en décide autrement. Et ce qu’elle impose à l’espèce humaine, c’est l’obligation, pour chacun, de changer ses convictions utilitaristes pour adopter « la volonté d’établir entre elle [la nature] et lui une relation finale [5] ».
16Kant décrit, dans la proposition 5 de l’Idée pour une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique comment la nature utilise les antagonismes entre les individus et entre les peuples pour transformer leurs relations et les forcer à changer leurs mentalités. Mais il serait absurde de prétendre qu’il veut encourager et développer l’égoïsme comme un instrument utile à la « fabrication » de la justice civile et la guerre comme un instrument utile à la « fabrication » d’une paix mondiale. En vérité, la causalité mécanique de l’égoïsme et de la guerre est dépassée par la causalité finale de ce qui les contredit. Ce n’est pas l’égoïsme, mais la frustration de l’égoïsme, le fait qu’il soit contrarié dans les affrontements interindividuels, qui est téléologiquement productive : elle révèle que l’individu n’est pas un simple moyen, mais un être dont l’essence est de développer ses dispositions comme des fins. De même, ce n’est pas la guerre, mais les menaces qu’elle fait peser sur les États, en détruisant les énergies et les ressources, qui sont téléologiquement productives : au sens où elles enseignent, plutôt que de voir dans la guerre le moyen le plus naturellement efficace, à regarder la paix comme la fin la plus culturellement volontaire ou la plus volontairement finale. En termes kantiens : ce n’est pas le bonheur, mais la culture qui est la fin naturelle de notre espèce. Et pour dire la même chose dans un vocabulaire à la fois kantien et arendtien : le schème technique de la fabrication doit être abandonné au profit du schème téléologique de l’action.
Le concept de perfectibilité
17Le concept de perfectibilité est déterminant dans cette histoire ouverte sur le cosmopolitisme. La deuxième proposition de l’Idée pour une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique l’énonce ainsi : « Chez l’homme (en tant qu’unique créature raisonnable sur la terre) les dispositions naturelles qui visent à l’usage de la raison étaient destinées à n’atteindre leur complet développement que dans l’espèce et non dans l’individu [6] ».
18La perfectibilité est ainsi le ressort anthropologique de la possibilité d’une citoyenneté mondiale : aucun individu n’est redevable de son être et de ses droits à une société close dans laquelle il serait enfermé et dont il serait le débiteur. Être citoyen du monde et être citoyen de la civilisation sont une seule et même chose, c’est être membre d’un monde à construire.
19La perfectibilité humaine est la base d’une anthropologie culturelle : elle signifie l’inachèvement de toute réalisation empirique, de toute étape partielle du développement humain. Elle inspire donc l’idée d’une dynamique ouverte sur le dépassement de soi des individus, sur le dépassement de soi des formes provisoires de réalisation de soi. Si « l’homme est un animal qui a besoin d’une éducation », comme l’écrit Kant, c’est parce tous les individus, quels qu’ils soient, participent à une historicité collective de l’humanité. La perfectibilité est un critère anthropologique dont la réalisation historique s’ouvre sur l’avenir : en même temps qu’elle est la forme générale de toute disposition humaine à la culture, elle est aussi la manière dont toute finitude devient participation à la vie de l’espèce. La perfectibilité signifie l’inachèvement de l’individu, dans lequel la culture est une manière de surmonter la mortalité individuelle pour faire exister une espèce potentiellement immortelle. Par suite, la perfectibilité n’est pas une propriété individuelle, elle n’indique pas une qualité ni un mérite personnels, elle est une propriété inhérente à l’espèce humaine.
Signification politique du cosmopolitisme kantien : fédération ou confédération des peuples ?
Les conditions de l’avènement d’un droit cosmopolitique
20Le Projet de paix perpétuelle prévoit trois niveaux juridiques d’une organisation pacifique possible du monde.
21Au premier niveau, qui est celui de la politique intérieure des États, une politique républicaine est requise, la constitution républicaine étant celle qui « doit, par nature, incliner à la paix perpétuelle ».
22Au deuxième niveau, qui est celui du droit des gens ou droit international, il faut une transformation du droit international : qu’il devienne un droit à la paix entre les États, au lieu d’être un droit à la guerre de tous les États.
23Au troisième niveau, le droit cosmopolitique est celui de la libre circulation des individus sur toute la surface de la terre. Pour un étranger, le droit cosmopolitique consiste à ne pas être traité en ennemi. Pour Kant, l’essence du droit cosmopolitique est de supprimer la vision de l’étranger comme ennemi potentiel.
24L’union des peuples est la promesse d’un nouvel âge de la civilisation. Mais cette association doit-elle prendre la forme d’un Corps commun, d’un unique État constitué de plusieurs États ? Ou bien doit-elle prendre la forme d’une libre alliance entre plusieurs nations ? Sera-t-elle une fédération dotée de pouvoirs supranationaux, ou bien une confédération qui préserve la liberté de chaque État ? Kant voulait-il un corps politique unifié, une République cosmopolitique dotée d’une force coercitive supranationale, investie des trois pouvoirs suprêmes, législatif, exécutif et judiciaire ? Ou bien voulait-il un « libre fédéralisme » d’une pluralité d’États réglant volontairement leur coexistence par un contrat d’association ?
25Les commentateurs de Kant se divisent sur cette question. Ceux qui optent en faveur d’un État Républicain universel, d’un État d’États, font référence à la proposition 7 de l’Idée pour une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. Celle-ci juge que les États, comme les individus, doivent sortir de l’état de nature et doivent « entrer dans une Société des Nations dans laquelle chaque État, même le plus petit, pourrait attendre sa sécurité et ses droits, non de sa puissance personnelle, ni de l’évaluation subjective de son droit, mais seulement de cette grande Société des Nations, d’une puissance unifiée et de la décision procédant des lois de la volonté unifiée [7] ». La proposition 8 parle de « l’avènement d’un futur grand corps politique, dont notre histoire ne fournit pas d’exemple [8] ».
26Toutefois, en 1795, ce que le Projet de paix perpétuelle préconise, c’est « une fédération de peuples (Völkerbund) qui ne soit pas un État fédératif (Völkerstaat) », c’est-à-dire « un libre fédéralisme » ou une « Alliance de paix ». « Cette alliance ne tendrait à acquérir aucun des pouvoirs de l’État, mais uniquement à conserver et garantir la liberté de chaque État en même temps que celle des États alliés, sans qu’ils doivent pour autant s’assujettir (comme les hommes dans l’état de nature) à des lois publiques et à une coercition sous ces mêmes lois [9] ».
27Le Projet de paix opte donc clairement pour ce qu’il appelle une solution « négative » (une alliance contre la guerre) au lieu d’une solution « positive » (un État unique), « une alliance permanente venant se substituer à l’idée positive d’une République universelle [10] ».
Y a-t-il un recul de la part de Kant ? La lecture de Jürgen Habermas
28Kant aurait-il d’abord (en 1784) envisagé la Société des Nations comme une fédération unifiée et dotée de pouvoirs supranationaux ? Et aurait-il ensuite (en 1795, lors de la publication du Projet de paix perpétuelle) renoncé à la perspective d’une sorte d’État mondial ?
29En 1995, à l’occasion du bicentenaire de la publication du Projet de paix perpétuelle, Jürgen Habermas propose une interprétation du kantisme qui va dans ce sens. Il suggère même qu’une « transformation » du cosmopolitisme kantien est souhaitable en Europe, consistant à placer une Cour de justice au-dessus des États, et donc capable de juger les États. Habermas nomme « politique des droits de l’homme » cette version réactualisée du cosmopolitisme kantien.
30Pour supprimer à jamais l’état de nature entre les États, il faut, estime Habermas, regarder la souveraineté des États comme l’ultime obstacle à une réelle pacification du monde. Aussi faut-il « développer les capacités d’agir au niveau supranational, dans les différentes régions de la planète [11] », généraliser le droit d’ingérence, doter les organisations internationales d’une véritable force exécutive, de sorte qu’un recours à la force, lorsque sont épuisées les solutions d’arbitrage, permette d’« agir sur la situation intérieure d’ États formellement souverains [12] ». Dans la mesure où « l’on peut comprendre la situation actuelle du monde comme une transition entre le droit international et le droit cosmopolitique », les droits de l’homme sont la dynamique de ce passage à un droit cosmopolitique universel, qui dépasse le cadre de la souveraineté des États et permet d’envisager l’institution d’un tribunal d’arbitrage donnant à tout citoyen le pouvoir de saisir cette cour de justice contre les abus commis par son propre État. Le kantisme en a légitimé le principe, puisque son « universalisme moral » est à la base de la « vision pratico-morale que la modernité a d’elle-même [13] ».
Le refus kantien d’un État mondial
31Ces considérations nous instruisent sur la manière dont Habermas conçoit l’avenir de l’Europe et du monde, mais elles oublient le refus kantien d’un État mondial, que Kant exprime pourtant avec beaucoup d’insistance.
32Le cosmopolitisme ne saurait être un retour à une monarchie universelle telle que pouvait la rêver un Charles Quint. Il ne saurait reproduire ce qu’il a charge de supprimer, c’est-à-dire la souveraineté absolue d’un seul. Elle ne peut qu’inventer un modèle « dont l’histoire ne fournit pas d’exemple ».
33Et puisqu’il s’agit de changer d’histoire, et donc de garantir aux peuples la liberté qu’ils ne peuvent affirmer, tant qu’ils restent dans l’état de nature des relations entre les États, que par la violence et la ruse, il faut compter sur la conquête d’une autre liberté, qui consiste dans leur autonomie juridique et politique : les États n’obéiront qu’aux lois qu’ils peuvent vouloir en tant que citoyens d’un même monde.
34Le cosmopolitisme doit ainsi faire face à deux défis : assumer les renoncements nécessaires à l’établissement d’une paix commune, d’une part, s’engager à interdire une monarchie universelle et un asservissement général, d’autre part.
35L’union sous une même domination serait contraire au but à atteindre, et la paix ainsi obtenue serait, pour la liberté, la morale et la culture, celle des cimetières. Argument que développe Kant dans une note d’un ouvrage publié en 1793, La Religion dans les limites de la simple raison : « Tout État tend chaque fois qu’il en existe un autre à ses côtés, dont il peut espérer se rendre maître, à s’agrandir en l’assujettissant : il tend par suite à une monarchie universelle, c’est-à-dire à une constitution où toute liberté et avec elle (ce qui en est la conséquence) la vertu, le goût et la science devraient disparaître [14] ».
36Ce rejet d’un État mondial au pouvoir absolu est une préoccupation constante, déjà exprimée dans une note manuscrite légèrement postérieure à l’Idée pour une histoire universelle de 1784 : «La confédération (Völkerbund) des peuples n’est pas une monarchie. Sinon les peuples ne seraient pas citoyens, ce qui est pourtant l’exigence en cette matière. Une confédération serait difficilement possible si chacun des États n’était pas pour sa part un État libre [15] ».
37C’est pourquoi le cosmopolitisme de Kant peut être dit « confédéral », bien qu’il utilise le mot « fédération », mais en un sens qu’il distingue lui-même du modèle fédéral américain, pour lui préférer un modèle européen. Ce qui est ainsi formulé dans la Doctrine du droit, ouvrage publié en 1796 : « On peut appeler une telle union de quelques États pour maintenir la paix, le Congrès permanent des États, auquel il est permis à chaque État voisin de se joindre (…) Par le mot congrès, on n’entend ici qu’une union arbitraire et en tout temps révocable de différents États, et non (comme celle des États d’Amérique) une union fondée sur une constitution de l’État et par conséquent indissoluble [16] ».
La paix mondiale est une Idée : impérative, mais « irréalisable »
38Faut-il alors tenir pour son dernier mot, dans cet ouvrage de 1796, l’affirmation selon laquelle « la paix perpétuelle est évidemment une Idée irréalisable [17]» ? Sans doute, mais sans se méprendre, puisqu’il a passé sa vie à vouloir faire la preuve qu’elle est, précisément, une idée réalisable.
39Que le programme n’en soit pas immédiatement réalisable se laisse facilement comprendre dans les circonstances de son époque : la plupart des États européens sont des monarchies et la république française est la fille d’une révolution L’association des pays d’Europe et, davantage encore, celle des peuples du monde, demeure, en son siècle, une perspective à long terme. Kant le sait, et c’est pourquoi il se consacre à produire une théorie du passage à la paix par une Société de Nations. Sa manière d’écrire l’histoire au futur prépare les esprits à opérer cette longue transition entre l’ère de la guerre et l’ère de la paix.
40Mais surtout, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le fait de tenir la paix éternelle pour une Idée irréalisable fait partie de sa réalisation même. De sa réalisation politique s’entend. Car il s’agit bien de donner une réalité politique à une Idée, c’est-à-dire à un projet d’union pacificateur. Or la politique n’étant pas faite par des dieux, il est prudent qu’il ne lui soit donné pour tâche que de se rapprocher du but, d’en préparer inlassablement l’avènement. Ce que les hommes politiques ne pourront faire que par des réformes. Et les réformes sont, aux yeux de Kant, la réalisation (politiquement possible) d’une Idée irréalisable (dans sa perfection morale). Il serait pernicieux et même catastrophique qu’un despotisme ou une révolution prétendent à eux seuls détenir la clef de la paix, qu’ils imposeraient par la force et en usant, peut-être, du prétexte de l’intérêt supérieur de l’humanité. Aussi la texture juridique du programme doit-elle être la norme et le modèle de toute vraie politique de réalisation de la paix : « Les principes politiques qui tendent à opérer des alliances entre États, servant à se rapprocher continuellement de ce but, ne le sont pas. Cette approximation, fondée sur le devoir des hommes et des États, est certainement réalisable [18] ».
Conclusion
41Les constructions cosmopolitiques d’aujourd’hui se réfèrent au kantisme dans des manières fort diverses et parfois contradictoires.
42– Le modèle kantien est perçu comme un modèle dépassé quand le cosmopolitisme est ramené à l’émergence d’une immense société civile mondiale peuplée d’individus mobiles, sans frontières et inclus dans la même globalisation économique. Telle est l’orientation des adeptes d’une gouvernance mondiale à l’âge d’une Démocratie-Monde [19].
43– Le cosmopolitisme kantien est perçu comme un alibi post-moderne de désengagement quand il est identifié à un pacifisme paresseux. Tel est le verdict du journaliste américain Robert Kagan qui s’est fait connaître et souvent honnir pour avoir lié le pacifisme européen à la faiblesse politique et militaire de l’Europe. L’Europe, écrivait-il en 2003, « pénètre dans un paradis post-historique de paix et de relative prospérité, concrétisation de ce que Emmanuel Kant nomme la paix éternelle. De leur côté, les États-Unis restent prisonniers de l’Histoire, exerçant leur puissance dans le monde anarchique décrit par Hobbes [20] ».
44– L’Idée kantienne de cosmopolitisme est également perçue par les Européens comme une idée à conserver mais à transformer. Tel a été le choix de Jürgen Habermas en 1995, on l’a vu, qui entend adapter le cosmopolitisme kantien à une version post-nationale de la citoyenneté. Tel a été aussi le verdict d’Ulrich Beck qui juge utile de « corriger » Kant [21] pour l’adapter à ce qu’il appelle « la seconde modernité ».
45L’enjeu philosophique de ces disputes est la question du statut et du devenir moral et politique de l’État-nation. Quand on pense aux « guerres nouvelles » (sans territoires, sans frontières, sans armées, et dont le terrorisme est l’illustration la plus terriblement spectaculaire), le déclin des États est perçu comme un danger, le besoin d’une alliance cosmopolitique défensive revient à l’ordre du jour. Mais quand on vante la formation d’une société civile planétaire, la place prise par les ONG, l’émergence d’une opinion publique mondiale, les flux d’hommes et de capitaux, l’abolition numérique des frontières, alors le déclin des États est perçu comme un progrès, et le cosmopolitisme est assimilé à une sorte d’homogénéisation inéluctable des comportements à l’âge de la mondialisation.
46Dans tous les cas, la diffusion mondiale des technologies de pointe nourrit davantage les interrogations que l’espérance kantienne d’une civilisation morale planétaire. Toutefois, la question écologique [22] renoue, pour sa part, avec l’espérance d’une éthique capable de redonner sens à un nouvel humanisme cosmopolitique.
Notes
-
[1]
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, 1994, p. 11.
-
[2]
Ibid., p. 168.
-
[3]
Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, Partie III, Section I, § II, Vrin, 1994, p. 132.
-
[4]
H. Arendt, La vie de l’esprit, II, Le vouloir, PUF, 2013, p. 268.
-
[5]
Kant, Critique de la faculté de juger, § 83. Vrin, 1993, p. 241.
-
[6]
Kant, Idée pour une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, titre de la proposition 2, Aubier, p. 61.
-
[7]
Kant, Idée pour une histoire universelle, Aubier, 1999, p. 70.
-
[8]
Ibid., p. 76.
-
[9]
Kant, Projet de paix perpétuelle, Deuxième article définitif, Hachette, 1998, p. 31.
-
[10]
Ibid., p. 32.
-
[11]
Jürgen Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, Cerf, 1996, p. 75.
-
[12]
Ibid., p. 72.
-
[13]
Ibid., p. 80.
-
[14]
Kant, La religion dans les limites de la simple raison, op. cit., note p. 55.
-
[15]
Kant, AK, Band XIX, Reflexion 8054.
-
[16]
Kant, Doctrine du droit, § 61, op. cit., p. 234.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Pascal Lamy, La Démocratie-Monde. Pour une autre gouvernance globale, Seuil, La République des idées, 2004.
-
[20]
Robert Kagan, La Puissance et la faiblesse. Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Hachette, 2004, p. 10.
-
[21]
Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation, trad. A. Duthoo, Champs Flammarion, 2003, p. 193.
-
[22]
Yves-Charles Zarka, Refonder le cosmopolitisme, PUF, 2014.