Couverture de RPRE_197

Article de revue

Multiactivité et flexibilité

Pages 49 à 57

Notes

  • [1]
    Un camp d’exclusion, de concentration ou d’extermination sera alors aussi bien le stade de Bari où en 1991 la police italienne entassa provisoirement les immigrés clandestins albanais avant de les réexpédier dans leur pays, que le Vélodrome d’Hiver où les autorités de Vichy rassemblèrent les Juifs avant de les remettre aux Allemands, aussi bien le camp de réfugiés à la frontière espagnole près duquel mourut Antonio Machado en 1939…
  • [2]
    Pierre Hartmann, La forme et le sens, Nouvelles études sur l’esthétique et la pensée des Lumières, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2012, II, p. 238.
  • [3]
    Cf. Richard Hoggart, La culture du pauvre, 1957, Paris, Minuit, 1970, ainsi que les remarques de Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979, sur ce sujet.
  • [4]
  • [5]
    Pascal Boniface souligne, en 2002, que la population biélorusse manifeste durant la coupe du monde parce qu’elle est privée des retransmissions dont les droits n’avaient pas été achetés par le gouvernement pour la chaîne publique. Cf. http://www.afsp.msh-paris.fr/archives/congreslille/pdflille/tr1boniface.pdf
  • [6]
    Urbanisme, n° 394, automne 2014, article « Il faut ouvrir la boîte à idées », propos recueillis par A.Z., p. 23. À comparer avec le grand stade de Rugby qui devrait trouver place sur la commune de Ris-Orangis (architecte François Clément, urbaniste Djamel Klouche), ce qu’une certaine presse célèbre comme un véritable projet d’aménagement de grande envergure dans la deuxième couronne de la Paris.
  • [7]
    Cf. La Série « Dispositifs » de Vincent Debanne, qui exhibe ces artifices, militaires et architecturaux. Le panoramique effectué au Stade de France, par sa mise en avant des éléments architecturaux, son traitement de l’espace et sa thématique, fait apparaître que ce dispositif de spectacle est en permanence réactualisés soit par les nouvelles technologie de surveillance, soit par une perfection structurelle ostentatoire (l’aspect machinique du stade de France, le blanc immaculé du mur d’enceinte et des chapiteaux de la multinationale du Cirque du soleil), soit au contraire par une remise en jeu des signes, des symboles d’un pouvoir se parodiant soi-même dans un déploiement de drapeaux et de police.
  • [8]
    Marc Perelman, Le Corbusier, une froide vision du monde, Paris, Michalon, 2015.
  • [9]
    Cf. notre ouvrage L’Archipel des spectateurs, ainsi que son chapitre consacré au « Spectateur de stade » (p. 107sq.), Besançon, Nessy, 2009.

1 La construction de stades – grands, de plus en plus grands, immenses machineries désormais, signaux incontournables dans l’espace urbain – se répand dans le monde à vive allure, propulsée par d’imposants moyens financiers. La densité de ces Arénas, de ces équipements collectifs peut expressément varier d’une région à l’autre mais, dans l’ensemble, en Asie, en Afrique, en Europe, en Amérique du Sud et du Nord, en Australie, les enceintes vouées, certes, au sport mais surtout aux rassemblements de masse de toutes sortes (foot, musique, meetings,…), voire, ainsi que le rappelle Boualem Sansal, à la lapidation et aux exécutions publiques (2084, La fin du monde, Paris, Gallimard, 2015) se multiplient, sans plus se soucier des anciennes césures Est/Ouest, Orient/Occident, Europe/Asie,… Nul besoin de penser en priorité à telle ou telle destination (le foot notamment, constamment cité à propos des stades) ; nul besoin non plus de croire que s’y cache toujours la démesure d’un despote (ce qui peut aussi être le cas [1]). Mieux vaut examiner ces constructions et les enjeux y inclus de plus près, d’autant que l’une des propriétés de ces nouveaux agencements est qu’ils se donnent pour de véritables lieux de vie, multiactifs et flexibles : restauration, distraction, commerce, déambulation, réunion et attraction sportive ou autres, assumant pleinement les nouvelles divisions du travail et les caractéristiques saillantes de la société post-industrielle. Ces agencements impliquent une population conséquente, un déplacement des axes urbains et des politiques émotionnelles, quand ces équipements ne sont pas voués à susciter des représentations simultanées de divers « bonheurs », faisant l’impasse sur ces divisions des tâches et travaux d’équipes, l’égalité ou l’inégalité des chances d’accès, les compétitions, performances, promotions, relégations, et autres statuts incertains des équipes de sport, des groupes de musique ou des entreprises festives.

2 Pour autant, le fil conducteur de la société du divertissement suffit-il pour comprendre ce qui se construit sous nos yeux ? Beaucoup le croient. Et, certes, ce fil conducteur permet d’approcher ces pouvoirs qui n’ont pas désappris que la concentration sur les finances et l’économie ne suffit pas pour gouverner un peuple, si d’autres effets ne sont pas produits en même temps. Ils entretiennent constamment des moyens de corriger les effets produits par cette soumission à la finance, en particulier les moyens les plus divertissants.

3 Encore une fois, ce schéma d’interprétation est sans doute insuffisant. Il porte implicitement et univoquement la condamnation des « masses » ou des « foules » pour aliénation, sur fond de soumission à la logique de l’hédonisme individualiste, entièrement conçue à l’aune du mépris des élites intellectuelles pour le divertissement réputé populaire : « Ajoutons pour faire bonne mesure que les écœurantes manifestations de liesse populaire auxquelles donnent lieu les spectacles sportifs périodiquement organisés par les divers maffias internationales créées ad hoc sont à l’exact opposite de la fête rousseauiste […] » [2]. Quand on n’évoque pas le côté « tribal » des rassemblements de supporters !

Les stades, un monde ?

4 S’il y a une première légitimité à s’emparer de la question des stades, c’est bien celle-là : outre la nécessité d’essayer de formuler la question de ce que ce maillage du monde par des stades semblables signifie, tenter de rendre compte d’un aveuglement des anciennes analyses portant sur le fonctionnement des stades. La question est donc aussi de savoir si ce type de stade n’est qu’un épiphénomène ou s’il renvoie à une logique plus consistante, plus vaste encore que son opposition à une autre idée du sport (ou des concerts) et à la mise en place de petits stades de quartier sans prétention mercantile [3].

5 Le principe du stade est bien celui du rassemblement et du spectacle ou d’une festivité autour d’une pratique (sportive, musicale,…). En ce qui regarde ce rassemblement – qu’il n’est pas nécessaire de péjorer –, il signifie pourtant que sur cette assemblée ne repose aucun pouvoir. Ce qui n’est alors qu’une foule n’est ni actrice, ni auteure de son organisation quoique, pour un moment, une puissance de ressaisissement puisse la soulever et l’emporter sur la voie d’un renoncement momentané aux facteurs de dispersion (enthousiasme collectif, fusion, ovation circulante,…). Cette foule ne constitue pas non plus une entité homogène socialement. Pourtant elle correspond effectivement à l’invention d’une forme sociale spécifique même si, encore une fois, le moteur de son animation lui est extérieur.

6 En surcroît de ce principe, les grands stades désormais instituent quelque chose de nouveau. En référence à la synthèse nécessaire de nombreux travaux, Wikipedia [4] n’a pas tort de préciser qu’avec la mondialisation la construction de stades a pris une très grande ampleur. Cette encyclopédie propose trois (en réalité quatre) axes d’analyse : les mutations du sport, les atouts économiques et les inventions techniques (les lampes high tech, les panneaux LED…) ou l’économie médiatique (quarante milliards de téléspectateurs), les enjeux politiques majeurs. Effectivement, si l’on prend en compte ces paramètres, la ressemblance architecturale de ces complexes ou leurs formes spatialisées d’un point du globe à l’autre, la similitude des impacts sur l’urbanisme (construction, alignement, déplacement de population), l’aménagement du territoire et la vie locale, il est légitime de se demander si ces stades ne servent pas désormais de support majeur. Mais à quoi ? À quelle axiomatique du pouvoir, et de quel pouvoir répondent-ils et du pouvoir sur qui ? S’agit-il de structures d’investissement (non), de mise à disposition de services publics (non), d’assistance ?

7 Néanmoins, au-delà encore de ces paramètres, le stade assure-t-il un droit de consommation [5] ? Mais qu’est-ce que cela signifie ?

8 Ne pouvons-nous affirmer que cette expansion concrétise une politique mondiale de thérapie des maux sociaux, et témoigne d’une nouvelle phase de l’histoire des pouvoirs et des rapports sociaux ? Non pas un complot mondial quelconque, mais une nouvelle manière de gouverner par la consommation et l’esthétisation des rapports sociaux, aux fins de contrôle social approfondi ! « Stade » serait ainsi devenu le terme clef d’une politique mondialisée, appuyée simultanément sur la multiactivité et la flexibilité, conjoints aux concepts de ville intelligente et d’interconnexion mondiale.

Des rapports de pouvoir

9 Que des politiques de grands projets sociaux et urbains ainsi que d’équipements publics relèvent de l’État et de grands groupes financiers, rien d’étonnant à cela, ce qui ne signifie pas justifiable. Que le modèle de référence soit uniformisé dans le monde entier, n’est pas non plus surprenant, si l’axe d’analyse choisi ici est pertinent. Mais la conséquence en est aussi que les grands stades dont nous parlons prennent place dans une nouvelle dimension, celle du dépassement du cadre étatique. La politique mondiale des stades donne l’occasion de remettre en cause l’existence des États par la gestion nécessaire de flux transnationaux de capitaux comme de flux de population (supporters et fans). Les acteurs internationaux mettent ces États au défi d’une redoutable concurrence, et exercent sur les cadres étatiques nationaux des contraintes telles que ces derniers sont débordés rapidement, pour ne pas dire dépassés. La question n’est plus de savoir sur quel territoire le stade est construit, il est d’en démultiplier les constructions afin d’installer une telle démultiplication des espaces que l’autorité politique locale soit rendue incapable d’exercer son influence.

10 Au plus simple, s’agissant d’argent public, ce sont pourtant bien d’abord les politiques qui sont au premier rang. Mais avec un statut contradictoire : utiliser les collectivités publiques pour assurer le devenir stade du monde. Les hommes politiques ont intégré cela, mais il faut être élu d’une collectivité puissante, capable de tenir le projet sur la longue durée, de lui faire une place dans le projet urbain, et d’accélérer le déplacement des populations locales. On se fait parfois élire dans ce but, quoique certains résistent : c’est le cas, par exemple, du maire de Dunkerque, Patrice Vergriete, qui, en 2014, bloque un projet : « L’Arena aurait coûté à la communauté urbaine entre 260 et 300 millions d’euros, dans un contexte de baisse des dotations de l’État et dans celui de la baisse démographique que connaît le dunkerquois… De plus, le lieu n’était pas du tout adapté, juste à côté d’une zone Seveso… Tout cela n’avait aucun sens urbain, aucun sens financier, aucun sens sportif même puisque les clubs devaient louer la salle et donc finalement ils auraient été moins compétitifs avec une masse salariale encore moindre » [6].

11 Néanmoins, le pouvoir ne se réduit pas au pouvoir d’État. Les stades ne sont pas uniquement des appareils de pouvoir d’État, ce sont aussi des appareils de gestion des flux… Encore pour saisir cet aspect des stades faut-il accepter de renoncer aux théories classiques de l’enfermement et de la surveillance. De la théorie classique, les photographes en ont sans doute exploré les éléments jusqu’au plus profond [7]. Pourtant, il nous semble qu’une théorie des flux est mieux à même de réfléchir ce point, comprenant alors les stades comme Hub d’échange des flux : les flux faisant disparaître les objets, mais engendrant des processus plus adéquats que les quadrillages. Cela dit les deux formes (panoptique et flux) fonctionnent souvent simultanément.

12 N’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal à voir se déployer, d’une part, un nationalisme évident dans les stades, avec ses racismes particuliers, ses haines culturelles, à l’occasion de tel ou tel match de foot par exemple, et d’autre part, une forme stade absolument semblable d’un bout à l’autre de la planète afin de gérer les flux mondiaux ? Aussi improbable que cela puisse paraître, à considérer l’étendue des changements qui s’opèrent, le degré de réussite de l’opération Stade, si l’on peut parler ainsi, ne fait advenir aucune utopie. L’ordre politique du monde tel qu’il est structuré autour des stades répond fort bien au souci de (ou à un terrain d’exercice de la) gestion des flux.

13 La raison ? Favoriser un monde humain de flux, liquides et flux étant désormais les deux métaphores permettant de saisir les nouvelles flexibilités : flux de la monnaie, flux des échanges, flux des migrations, flux des contrats de travail avec déplacements permanents, … Flux qui exigent donc contrôle et gestion, avec ses temps séquentiels, ses espaces quadrillés, et surveillés. Si les équipements sont par nécessité territorialisés, ils servent néanmoins de point de rencontre des flux… De point d’échange ou plutôt d’interconnexion… On n’y exerce pas le pouvoir de la même manière. Il est moins question de porter l’œil du pouvoir dans tous les recoins de l’espace, des âmes ou des classes, que de gérer des flux, des mouvements, des psychologies… La question est : qu’est-ce que cela produit ?

Les errements de la science

14 Longtemps, le monde de la recherche est resté bloqué devant les stades et a fortiori devant la mutation en cours. Souvent, certains on entrepris de vaines comparaisons avec les stades de la Grèce antique. Pour avancer dans ce domaine, on sait désormais qu’il importe d’éviter la téléologie qui conduirait des Grecs à nos jours par les stades. On n’y pratique pas la même chose, il ne s’agit pas de la même optique, et pas des mêmes enjeux. S’il y a une histoire des stades à élaborer, elle est faite de ruptures. Elle est une histoire des transmutations des sports et de nos rapports aux sports.

15 Il n’en demeure pas moins que deux tendances opposées nous sont livrées dans les grandes options concernant les analyses entreprises ici.

16 D’un côté, Norbert Elias, au travers d’un recueil d’articles, Sport et civilisation (avec Eric Dunning, rédigés entre 1966 et 1986, date de publication de l’ouvrage en anglais – Quest for Excitement, Sport and Leisure in the Civilizing Process). C’est grâce à Dunning qu’Elias s’est intéressé au sport (les recherches dans ce domaine étaient à cette époque quasiment inexistantes). La thèse de Norbert Elias sur la fonction sociale du sport apparaît directement dans le titre du premier article de l’ouvrage : Quest for Excitement in Unexciting Societies (traduit en français par « La quête du plaisir dans les loisirs » !). Le sport a précisément pour principe de susciter des tensions et des émotions dans des sociétés marquées par une contrainte sociale croissante visant à pacifier les relations interpersonnelles. Elias ne se départit pas de ses principes d’analyse fonctionnant dans La Civilisation des Mœurs et la Dynamique de l’Occident. Il relie ici l’intensité des contraintes sociales dans les sociétés civilisées et les situations dans lesquelles les tensions se font jour. Si les émotions et les manifestations de violence sont plutôt cachées, voire euphémisées, du fait des contrôles sociaux, le sport fait exister ces tensions, mais cette fois à travers le jeu réglé des corps des sportifs, une forme de tension génératrice d’états d’excitation – qui constituent en outre le critère d’évaluation de toute manifestation sportive. Il faut ici se souvenir de Jacques Becker filmant un match de foot, dans un stade parisien, pour saisir ce rapport. C’est dans les stades que les états d’excitation sont tolérés. Ils y sont même valorisés. D’autant même qu’ils exigent alors un auto-contrôle des individus. Elias et Dunning insistent sur la fonction mimétique du jeu dans les stades : l’affrontement des joueurs n’est réel que dans le cadre de règles précises, de sorte que les corps ne soient pas mis en danger.

17 De l’autre, Pierre Bourdieu et quelques épigones qui accentueront encore une théorie récusant ce double rapport entre civilisation et tension et entre réalité de la violence et mimétisme. L’examen de Les jeux olympiques, programme pour une analyse (2 octobre 1992, Philosophical Society for the Study of Sport, publié dans les Actes de la recherche en sciences sociales, Les enjeux du football, 1994, Numéro 103, pp. 102-103) déplace la théorie vers une logique de la domination et de l’aliénation. C’est d’ailleurs une telle théorie qui sous-tend les travaux de Marc Perelman, non seulement tels qu’ils sont exposés dans ce volume de Raison présente, mais encore dans son travail sur Le Corbusier [8] (« le spectacle sportif est intégré à la ville » ; « L’urbanisme et l’architecture entérinent le spectacle sportif en tant que trace matérielle inscrite à même le sol, et en tant que projet visuel total, modèle dominant, occupation principale du temps vécu. »). Mais manifestement cette analyse ne laisse que peu de place à l’étude d’un détournement potentiel des jeux du stade par les spectateurs.

Des « spectateurs » de stade

18 Effectivement, dans les stades, la mise en scène enveloppe la possibilité de sa déconstruction. Non seulement, il y a plutôt des intensités et des flux que des représentations. Ce ne sont même pas les sentiments esthétiques qui dominent, ou au mieux une esthétique du banal. Pouvons-nous pour autant réhabiliter le spectateur de stade contre ceux qui ne le voient que comme un consommateur « passif », des jeux du stade ? Ils ne sont pas uniformément soumis au pouvoir des stades. Ils peuvent s’écarter de ce pouvoir, même si on n’attend pas des stades une quelconque libération. Du moins, ils peuvent créer, inventer des formes esthétiques qui contrecarrent les effets massifs de la stadéité.

19 Il faudrait à cet égard relever par des enquêtes les distorsions dans les mots, les images, les attitudes, par lesquelles les spectateurs de stade, à l’attention concentrée ou flottante, construisent d’autres discours que les discours officiels, prennent des partis qui ne sont pas ceux des experts des stades et établissent des liens entre les activités qui ne sont pas toujours prévus.

20 Et plus profondément encore, il importerait de penser la spectatrice ou le spectateur de stade, d’en faire la théorie avec précision, et d’en analyser la place dans la distribution polémique entre les spectatorialités [9]. Car c’est là que réside la difficulté la plus grande. Exception faite de l’entretien de l’atmosphère « sport », dans la vie quotidienne (journaux, émissions de télévision, produits dérivés), le spectateur de stade n’existe pas en-dehors de celui-ci. C’est peu dire alors que ce cadre doit être pris au sérieux dans la mesure où il produit des effets autant qu’il est lui-même effet de toute une organisation politique, commerciale, médiatique, comme ce fût écrit ci-dessus. Négliger cela, reviendrait à poser un spectateur abstrait, et par ailleurs isolé, ce que justement, il n’est jamais.

21 Le spectateur-stade (à la fois de, dans et pour) ne peut être réfléchi en-dehors d’une manière de concentrer le sport dans un lieu réservé (qui n’est pas ici la salle d’entraînement du sportif, mais un lieu destiné à montrer/voir), de lui faire jouer sa partie dans une esthétisation générale de la société (le sport-spectacle, les réunions festives de masse), dans l’ordonnancement d’une ville (urbanisme, situation spatiale dans la ville, localisation, forme architecturale) ainsi que dans une politique générale d’éducation sportive et collective (pratiques sportives, rapports au corps, le sport conçu comme promesse de bonheur).

22 Si une approche générale de la question reconduit à l’idée selon laquelle le spectateur de stade ne peut être dissocié de la composition générale de la société, et de l’usage des stades, elle ne peut se contenter de relations formelles entre les éléments mis en jeu. Comment ne pas observer aussi que des contradictions, assez vives parfois, font bouger le rapport entre les émotions politiques recherchées par les autorités et les intérêts poursuivis par les spectateurs ? Et puisque ce rapport entre l’illusion promise par l’État et la distance qu’entretient avec elle le spectateur-citoyen n’est pas le fruit d’un mécanisme, il importe d’examiner la réfraction de cette contradiction en le spectateur. Si elle existe bien, il devient possible d’en faire le ressort d’une autre perspective concernant la figure du spectateur de stade.

23 Tout se concentre en particulier dans la manière dont ce dernier peut jouer lui-même, en s’y insérant, avec la dialectique individu-collectif ; sur sa manière de se laisser aller à un lien social fusionnel au travers de la cérémonie sportive ou sur sa capacité à détourner cette forme de composition avec les autres (spectateurs). Remarquons au passage que la portée d’une mise au jour d’une telle réflexion envisageable du spectateur dépasse très largement le champ du sport. Elle atteint le champ des loisirs dans son ensemble : médias, divertissements, amateurismes, concerts,…

24 Si donc nous admettons enfin que le spectateur de stade n’est pas univoquement soumis à certaines formes et obligations qui s’imposeraient à lui dans la mesure de son incompétence, il devient possible de consentir à penser l’existence d’un art du spectateur de stade. Cet art donnerait sans doute des gages suffisants pour assurer une figure de spectateur favorable aux meilleurs succès du dessein de nouveaux jeux publics. En lui, le fait de quelques débordements ne l’emporterait pas sur le droit d’une subjectivation dans le cadre des espaces collectifs ; pas plus qu’une soumission au principe de la consommation. Au passage, cela faciliterait sans doute la mise à l’écart des moralistes qui croient pouvoir résoudre les problèmes posés par certaines actions de spectateurs à coup de rappels à l’ordre et au bon ordre moral.

25 Une telle subjectivation ne saurait cependant advenir qu’à partir d’exercices nombreux, et accomplis en regard d’objets différents. Ces exercices s’imposent davantage dans l’ordre des représentations, avant tout jeu de subversion envisageable.

26 ***

27 Le devenir stade du monde humain que représentent à la fois ces constructions et le maillage du monde conduit ainsi à des questions d’anthropologie, de philosophie politique, de partages du sensible et d’urbanisme à la hauteur d’une époque de mutations généralisées. Les stades seraient-ils à la fois les vecteurs et les reflets de la mondialisation de l’économie de marché ?

28 Ce qui est certain, c’est que ces éléments indiquent que nous sortons de la société punitive, tout en conservant son idéologie d’une communauté soudée masquant les disparités. Ils soulignent aussi qu’émergent des savoirs spécialisés du maniement des institutions collectives, cernant la modulation des activités, la répartition des masses, le contrôle des agitations, les effets de foules. S’inclut dans ces dimensions la nouvelle intensité du présent (foot, concerts,…). Le monde ne devient pas seulement un grand stade où les gouvernants traitent les dégâts sociaux. Ils sont aussi des lieux de confrontation et de détournement qui permettent d’analyser les mouvements sociaux.


Date de mise en ligne : 01/01/2019

https://doi.org/10.3917/rpre.197.0049

Notes

  • [1]
    Un camp d’exclusion, de concentration ou d’extermination sera alors aussi bien le stade de Bari où en 1991 la police italienne entassa provisoirement les immigrés clandestins albanais avant de les réexpédier dans leur pays, que le Vélodrome d’Hiver où les autorités de Vichy rassemblèrent les Juifs avant de les remettre aux Allemands, aussi bien le camp de réfugiés à la frontière espagnole près duquel mourut Antonio Machado en 1939…
  • [2]
    Pierre Hartmann, La forme et le sens, Nouvelles études sur l’esthétique et la pensée des Lumières, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2012, II, p. 238.
  • [3]
    Cf. Richard Hoggart, La culture du pauvre, 1957, Paris, Minuit, 1970, ainsi que les remarques de Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979, sur ce sujet.
  • [4]
  • [5]
    Pascal Boniface souligne, en 2002, que la population biélorusse manifeste durant la coupe du monde parce qu’elle est privée des retransmissions dont les droits n’avaient pas été achetés par le gouvernement pour la chaîne publique. Cf. http://www.afsp.msh-paris.fr/archives/congreslille/pdflille/tr1boniface.pdf
  • [6]
    Urbanisme, n° 394, automne 2014, article « Il faut ouvrir la boîte à idées », propos recueillis par A.Z., p. 23. À comparer avec le grand stade de Rugby qui devrait trouver place sur la commune de Ris-Orangis (architecte François Clément, urbaniste Djamel Klouche), ce qu’une certaine presse célèbre comme un véritable projet d’aménagement de grande envergure dans la deuxième couronne de la Paris.
  • [7]
    Cf. La Série « Dispositifs » de Vincent Debanne, qui exhibe ces artifices, militaires et architecturaux. Le panoramique effectué au Stade de France, par sa mise en avant des éléments architecturaux, son traitement de l’espace et sa thématique, fait apparaître que ce dispositif de spectacle est en permanence réactualisés soit par les nouvelles technologie de surveillance, soit par une perfection structurelle ostentatoire (l’aspect machinique du stade de France, le blanc immaculé du mur d’enceinte et des chapiteaux de la multinationale du Cirque du soleil), soit au contraire par une remise en jeu des signes, des symboles d’un pouvoir se parodiant soi-même dans un déploiement de drapeaux et de police.
  • [8]
    Marc Perelman, Le Corbusier, une froide vision du monde, Paris, Michalon, 2015.
  • [9]
    Cf. notre ouvrage L’Archipel des spectateurs, ainsi que son chapitre consacré au « Spectateur de stade » (p. 107sq.), Besançon, Nessy, 2009.

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