Notes
-
[1]
Popper K.R., [1934], 1984, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot : 37.
-
[2]
Popper K.R., [1963], 1985, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, Paris, Payot : 61.
-
[3]
Ibid. : 68.
-
[4]
Ibid. : 63.
-
[5]
Stengers I., 1993, L’invention des sciences modernes, Paris, La Découverte : 12.
-
[6]
Holton G. [1973], 1982, L’invention scientifique, Paris, PUF.
-
[7]
Kuhn T.S., [1962], 1983, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion.
-
[8]
Lévi-Strauss C., 1973, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, chapitre 1.
-
[9]
Voir Mauss M., 1950, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.
-
[10]
Voir Lévi-Strauss C., 1958, Anthropologie structurale, Paris, Plon, chapitre 2.
-
[11]
Kuhn T.S., 1983, op. cit., postface de 1969 à la deuxième édition.
-
[12]
Popper K.R., 1985, op. cit. : 64.
-
[13]
Jamard J.-L., 1993, Anthropologies françaises en perspectives. Presque-Sciences et autres histoires, Paris, Kimé.
-
[14]
Popper K.R., 1984, op. cit. : 85.
-
[15]
Ibid. : 88.
-
[16]
Ullmo J., 1969, La pensée scientifique moderne, Paris, Flammarion : 26 (nos italiques).
-
[17]
Lakatos I., 1994, Histoire et méthodologie des sciences, Paris, PUF : 215.
-
[18]
Whitehead A.N., [1920], 2006, Le concept de nature, Paris, Vrin : 235.
-
[19]
Guille-Escuret G., 1986, Le cœur d’une anthropologie évanescente, L’Homme, 100 : 143-150.
-
[20]
Guille-Escuret G., 2014, L’écologie kidnappée, Paris, PUF.
-
[21]
Whitehead A.N., 2006, op. cit. : 211.
-
[22]
Ibid. : 218.
-
[23]
Titre d’un livre du mathématicien Jean Dieudonné, Pour l’honneur de l’esprit humain : Les mathématiques aujourd’hui, Paris, Hachette, 1987.
1L’étudiant qui aborde aujourd’hui une science humaine (ou, « pire », une science sociale) se heurte d’emblée à un principe propre à décourager une aspiration rationaliste : on lui annonce de toutes parts qu’il s’apprête à visiter une science « molle » ou floue, inexorablement handicapée par l’absence de l’expérimentation. Renoncer à toute ambition scientifique en concevant sa discipline comme un art philosophique livrerait alors l’unique moyen d’échapper à cet état humiliant. Peut-on imaginer un facteur de sélection plus actif sur le recrutement que cette dissuasion à l’encontre d’un certain type de vocation ? D’autant que les sciences présumées « dures » en profitent hardiment pour ragaillardir leurs prétentions à analyser les organisations humaines sur le socle d’un réel disposé à supporter l’expérimentation : gènes, hormones, neurones, etc.
2Or, cette situation résulte du stratagème peaufiné par l’épistémologie qui triompha au milieu du xxe siècle, et celui-ci n’a pas été remis en cause au cours des schismes ultérieurs : la pensée de Karl Popper aura, en effet, été contestée sous bien des angles par Thomas Kuhn et d’autres, sans que l’anathème accablant une anthropologie non biologique s’en trouve jamais écorné. L’exclusion repose pourtant sur une omission gigantesque et flagrante dont il faudra un jour interroger l’intrigant succès. En prélude à un examen plus détaillé, situons ici au pas de charge – c’est peu de le dire ! –, quelques composantes de ce jugement olympien que les sciences humaines auront subi avec une docilité trop polie. Le lecteur doit comprendre que le ton abrupt des pages à venir découle pour une large part d’une clause convenue de brièveté.
Démarcation, évacuation, normalisation
3Le ressort majeur surgit en 1934, avec l’ouvrage phare de Popper, La logique de la découverte scientifique, où un « critère de démarcation » sépare la science authentique du reste à partir d’une réfutabilité des énoncés et des théories : « Un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience » [1]. Ce philosophe dévoilera ses motivations une trentaine d’années plus tard : lassé de voir des « adeptes de Marx, Freud et Adler » découvrir partout des « vérifications » de leurs théories [2], il avait souhaité « tracer une frontière – aussi bien que faire se pouvait – entre les énoncés ou systèmes d’énoncés des sciences empiriques et tous les autres énoncés » [3] et le « critère de réfutabilité » lui en avait offert l’occasion.
4L’épistémologue a donc cherché un outil permettant de soustraire un ensemble de connaissances frelatées à la catégorie des sciences avérées, les unes et les autres étant préalablement distinguées par lui : sa religion était faite, et il ne désirait qu’un moyen de la confirmer. Aussi ne se donna-t-il pas la peine d’interroger le degré de légitimité des applications livrées par ses amis face aux constructions initiales de Freud, ou de Marx, bien que ce genre d’évaluation ait ensuite retenu toute son attention s’agissant de sciences avalisées. Une induction à tout le moins audacieuse l’a conduit à généraliser la faute commise par ses fréquentations pour en faire un trait essentiel des prétendues sciences humaines. En outre, il n’a pas souhaité se retourner sur la consistance de sa trouvaille, la présentant comme un point de départ : le mot « critère », avec la référence permanente à la logique, distillèrent sans coup férir la conviction d’un outil élémentaire, en amont de tout autre considération.
5Pourtant, quelques motifs de perplexité affleuraient déjà, à commencer par l’affirmation tacite d’une équivalence au moins tendancielle entre la réfutabilité des énoncés et celle des systèmes, ce qui ne va certainement pas de soi. Sans doute, la distinction ne fut-elle pas ignorée après, mais cette confusion initiale rétrécissait indûment la problématique : pour la forme, rappelons que cet écart-là revêt une importance éminente parmi les sciences de la vie et de l’homme, et que le statut du darwinisme, malgré une bienveillance affichée, y perdit des plumes. En connexion directe avec cette zone opaque, la connaissance empirique, l’expérimentation et la reproductibilité des expériences furent aussi agglutinées dans ces prolégomènes, au détriment d’une réflexion consacrée à l’observation. L’aptitude à répéter les tests conquit la position pratiquement dominante, celle d’une clef indispensable au salut scientifique. Aux yeux d’une majorité de poppériens, l’expérience que l’on ne saurait renouveler ne mérite pas le respect. Nonobstant, Popper devisa sur les mesures effectuées en 1919 par Arthur Eddington face à une éclipse solaire, en insistant sur leur capacité à réfuter la théorie de la relativité proposée par Albert Einstein [4]. Au mieux, les « adeptes » du philosophe auront donc un peu simplifié la question, plaçant leur maître dans une situation qui évoque assez Marx, ou Freud.
6Bref, les discussions se concentrèrent en conséquence sur une sorte d’Excalibur de la raison, la réfutabilité, dont il fallait mesurer la puissance. Avec le recul, l’œuvre fondatrice réclame alors un réexamen à la lumière de ce qui n’y a jamais été débattu, ou presque. Son influence extraordinaire ne se limite pas au flot nourri des exégèses approbatrices, car elle se prolonge, de différentes manières, dans l’orientation étroite des contestations formulées par la suite. Les visions relativistes ont ainsi évité avec soin de s’attarder sur ce qu’elles ne remettaient pas en cause dans les thèses fondatrices du grand devancier : elles critiquèrent notamment la valeur du critère de démarcation en se gardant bien de remettre en cause le tracé de la séparation établie. En d’autres termes, elles firent peser leur ironie sur les prétentions de la « vraie science » mais ne revinrent pas sur l’exclusion des disciplines rejetées, chaque doute adressé aux « sciences dures » décuplant, dès lors, automatiquement le dénigrement de celles que Popper avait autrefois évincées.
7Pour illustrer ce point, mentionnons le grand rival, Thomas Kuhn, à travers la relecture synthétique d’Isabelle Stengers : « Il décrit cruellement la lucidité des sciences appartenant à une science sans paradigme : ils se disputent, se déchirent, s’entre-déchirent, s’accusent mutuellement de biais idéologiques, ou coexistent dans l’indifférence d’écoles s’autorisant de noms fondateurs. On parle de psychologie « piagétienne », de linguistique « saussurienne », d’ethnologie « lévi-straussiennne » et l’adjectif même signale à leurs heureux collègues qu’ici la science n’a pas le pouvoir de mettre d’accord les scientifiques. On ne parle ni de biologie « crickienne », ni de mécanique quantique « heisenbergienne », n’est-ce pas ? » [5]
8La dernière assertion mériterait une mise en perspective, via le prisme négligé des « themata » de Gerald Holton [6], mais passons. Nul n’ignore le concept suzerain de Kuhn, qui fit florès au sein de sciences sociales peu rancunières : le « paradigme » [7]. La difficulté de cerner son sens exact n’a pas échappé aux spécialistes, quatorze définitions potentielles ayant été recensées dans la première mouture. Cependant, la notion complémentaire de « science normale » a beaucoup moins séduit, glissant doucement dans l’ombre, bien que le paradigme et la science normale soient constamment interdépendants et qu’une modulation dans la représentation de l’un entraîne une altération de l’autre. Aveuglé par la condescendance diffusée par son ancien maître, Kuhn a refoulé l’éventualité d’un déséquilibre inverse, selon lequel les sciences humaines abondent en paradigmes, tandis que, par contre, les sciences normales leur font défaut !
9Stengers citait plus haut Piaget, Saussure et Lévi-Strauss : chacun s’est fait l’épistémologue de sa propre théorie afin de l’inscrire dans une science normale taillée à sa mesure (et, en fin de compte, pour elle seule). Le troisième en livre symptomatiquement la teneur le jour même de sa leçon inaugurale au Collège de France, en se proposant de rejoindre la sémiologie pressentie jadis par Saussure [8] : l’anthropologie ainsi affiliée au signe rejetait d’office sur la touche la technologie, la géographie, l’histoire, ou tout secteur se référant à des faits matériels sans les subordonner a priori au monde des symboles. L’incommensurabilité des paradigmes empêche par ce biais l’émergence d’une science normale susceptible d’en contenir plusieurs, par opposition aux disciplines expérimentales où la structure du contexte préexiste et impose sa stabilité à l’émergence de la nouvelle pensée. L’ironie des kuhniens sur les sciences de l’homme perd toute crédibilité dès que l’absence d’analyse approfondie sur la solidarité des deux concepts suscite un minimum de curiosité.
10Par des voies différentes, Popper et Kuhn aménagent un espace vide au même endroit, ce qui prête à un irrésistible procès d’intention : une fois les sciences humaines discréditées, l’épistémologie monopolise par sa proximité avec les sciences certifiées – contagieuses, qui sait ? – la compétence d’un discours rationnel sur la connaissance humaine, donc sur l’Homme. L’un et l’autre auteurs offrirent généreusement à leur audience quelques idées bien senties, quoique plutôt banales en définitive, sur nos sociétés et leurs histoires.
L’état réfutable et l’action réfutante en anthropologie
11En France, la gloire de Popper et Kuhn atteignit son apogée dans les années 1980 : donc, à un moment où les composantes de la vogue structuraliste avaient, pour la plupart, renoncé à l’ambition d’une « science unitaire de l’homme », et où, par ailleurs, le marxisme amorçait une phase de déclin dans l’université. Avec, en arrière-plan, le regain de puissance d’un réductionnisme renouvelant ses prétentions à reformuler le fait social à l’aide de gènes, de protéines, ou de calories (comme pour signaler que l’installation de sciences normales pour les affaires humaines n’émane pas uniquement de faiblesses internes). La double malédiction épistémologique rencontra par conséquent une très faible résistance.
12Pourtant, l’irréfutabilité du discours anthropologique eût mérité un ample débat. Nos controverses n’aboutissent pas souvent à un résultat flagrant, certes, mais les exemples de réfutations réussies existent : la critique probante, par Marcel Mauss, du déterminisme géographique, à partir des variations saisonnières chez les Eskimos [9], est un classique du genre. Et que dire de la fameuse réplique de Lévi-Strauss face à la thèse fonctionnaliste de Radcliffe-Brown sur le rôle du frère de la mère [10] ? Ne valait-il pas la peine de s’interroger sur les causes de cette efficacité ?
13Elles s’expriment aisément en reprenant le langage de Kuhn : une polémique entre un marxiste et un structuraliste dans le domaine de la parenté ne peut avoir de vainqueur, parce que les protagonistes s’inscrivent dans des sciences normales « incommensurables » : grossièrement exprimé, l’une ne connaît que le signe, tandis que l’autre incorpore les rapports économiques. Mais quand Lévi-Strauss s’en prend à l’argumentation de Radcliffe-Brown, il ne modifie pas le cadre adopté par ce dernier : il explore la même « matrice disciplinaire » que son adversaire, selon un concept que Kuhn voulut symptomatiquement intercaler entre ses deux notions majeures [11], mais qui ne réduisit guère l’éblouissement du « paradigme ».
14Plus largement, l’irréfutabilité d’un système par un autre pour cause d’incommensurabilité n’implique nullement une irréfutabilité similaire au niveau des énoncés, si tant est qu’une « similarité » soit concevable en ce cas. Le marxiste et le structuraliste (pour revenir au temps où les protagonistes ne faisaient pas la moue devant l’ambition scientifique), ne parvenaient pas à confronter leurs théories, mais ils enregistraient les observations fournies par l’autre camp, quitte à y souligner des carences. Toutes intuitions théoriques confondues, aucune thèse d’ethnologie, d’histoire ou de sociologie, soutenue dans les années cinquante n’aurait la moindre chance d’être acceptée, un demi-siècle plus tard, par un jury : celui-ci énumérerait les précautions méthodologiques devenues indispensables que la rédaction ne respecte pas, et les aspects contextuels ignorés par l’exposé quant à telle ou telle donnée de terrain. Pas plus que les généticiens, les neurologues, ou les chimistes, nous ne décrivons les choses comme avant.
15Nous avons bel et bien emmagasiné des démentis, multiplié des précautions et assimilé des insatisfactions contraignantes. La fascination de la pensée poppérienne pour des états réfutables du texte a fait diversion devant l’intérêt au moins aussi primordial devant viser les pratiques réfutantes qui animent constamment la recherche. Si Popper inscrit parmi ses principales conclusions que toute bonne théorie scientifique « consiste à proscrire », il ajoute aussitôt une équivalence étonnamment tendancieuse : « À interdire à certains faits de se produire » [12].
16Dès lors, la situation des disciplines anthropologiques à l’égard de la scientificité demande une révision complète ancrée, d’une part, dans leur aptitude à prohiber logiquement certaines propositions et, d’autre part, dans leur incapacité à empêcher le retour des idées bannies grâce à des rhabillages sémantiques. Cette vaste entreprise gagnera à exhumer les sources d’inspiration d’un autre apport marginalisé : Anthropologies françaises en perspective, de Jean-Luc Jamard [13] (ethnologue qui, justement, ne « néglige » pas Holton).
17L’épistémologie représente indubitablement une composante essentielle de l’activité scientifique. Toutefois, elle tombe aisément dans le parasitisme externe d’une philosophie quand elle juge la science sans y participer. Ou, pire, quand elle jauge des sciences sans s’y intéresser.
La comparaison en amont de l’expérience
18Le titre de cet article a annoncé une « rouerie » de l’épistémologie : accusation abusive si elle condamnait une manœuvre perfide de Popper, elle devient justifiée en dénonçant un détournement idéologique : en l’occurrence, la soumission collectivement entretenue à une tentation irréfléchie. Souvent, c’est un noyau de trivialité laissé intact qui, à terme, rend redoutable une pensée novatrice : la faute pérennise sa teneur « irréfutable » au sein d’une omission inconsciemment protégée.
19Considérons tout particulièrement cette assertion centrale, qui surgit de façon précoce dans La logique de la découverte scientifique : « Nous avons vu que des événements singuliers non reproductibles n’ont pas de signification pour la science » [14]. Certains lecteurs l’auront peut-être deviné, mais non point « vu » : trois pages plus loin, en effet, l’auteur se propose d’introduire le terme d’événement, afin de dénoter ce qui peut être typique, ou universel [15] (loin, donc, de l’affaire qui précède). Les limites de l’événement et de l’observation se révèlent soudain très confuses dans la construction de l’argumentation. En outre, seule la reproduction de l’événement est envisagée, alors que sa répétition non préconçue n’est pas prise en considération, ce qui confirme que l’auteur a décidé arbitrairement que la science existerait comme monde de situations fabriquées, par-delà des situations saisies telles quelles : le fait renouvelé par l’histoire, réitéré par la nature, ressassé par la société, ne la concernerait pas. Plus qu’un pari, c’est un ostracisme qui dirige la réflexion. En contraste, Jean Ullmo écrivait : « Même l’observation dirigée qu’on nomme expérience ne peut nous offrir la répétition d’un phénomène, du moins à ce stade de la recherche qui correspond aux définitions, où nous commençons à édifier la science », ajoutant qu’à ce stade, « obtenir » la répétition, « c’est le premier effort, et peut-être le plus dur, de la recherche » [16].
20L’expérience s’identifie effectivement à une « observation dirigée », et sa reproductibilité, à une répétition préméditée : il suffit de le dire pour ressentir soudain l’absurdité d’un art de l’expérimentation décortiqué hors d’une analyse prioritaire et déterminante des conditions de l’observation. Popper, adulé, a fui la contrainte, et Ullmo, oublié, l’a scrutée : où convient-il d’intercaler « bien que » et « parce que » ? Les observations ordonnées de Darwin ont mené la recherche vers des programmes expérimentaux en certains secteurs, et pas dans d’autres : faut-il en conclure qu’elles n’incorporent la science que dans le premier cas ? Si oui, la malédiction sur les sciences humaines s’ensuivra, car la scientificité ne résidera pas dans des procédures de raisonnement mais dans des autorisations accordées sporadiquement par la réalité. La thèse ne semble pas aberrante à première vue, à condition de ne pas proclamer d’emblée sa véracité afin de passer plus vite à la suite, à l’instar des épistémologies conquérantes du xxe siècle.
21Il y a bien plus. Revenons au travail exemplaire d’Eddington sur l’éclipse solaire de 1919 : une observation non reproductible, néanmoins caractérisée comme expérience ultra puissante. L’événement rendu prévisible par l’astronomie a permis de « préméditer » des mesures et de les comparer à ce que la théorie d’Einstein prédisait. Avec un phénomène cerné à l’avance d’aussi près, un démenti ne risquait sûrement pas de croupir au rang du simple « contre-exemple ». Merci à la nature et bravo pour la physique, mais, quant au traitement d’événements moins prévisibles, de mesures moins précises, et de préméditations moins perspicaces, l’évocation ne nous livre aucune « recette » et elle ne suggère aucun perfectionnement. Son intérêt consiste, en sens inverse, à mettre en relief l’opération sur laquelle les argumentations de Popper, de ses « adeptes » et de ses dissidents font une impasse monumentale : la pratique de la comparaison.
22L’expérience compare un avant et un après, un ici et un là, la présence et l’absence d’un événement. La reproductibilité, ensuite, s’attache uniquement à garantir une répétition aussi fidèle que possible de la comparaison programmée. La rouerie prédite surgit maintenant dans tout son éclat : si, à la rigueur, l’épistémologie dominante accepte, incidemment et du bout des lèvres, que l’expérimentation constitue un sous-ensemble de l’observation, en revanche, elle se refuse à concevoir qu’à l’intérieur du domaine de l’observation, l’expérimentation figure un sous-ensemble de la comparaison. Nous en avons traqué la référence dans les index et les sous-titres des auteurs prestigieux, poppériens ou post-poppériens : autant explorer le vide en quête de particules perdues. Imre Lakatos ose y recourir, pour une « comparaison des méthodologies scientifiques » [17] (sans interrogation sur le procédé lui-même). Hors des relectures liées à de glorieux ancêtres (Hume, Kant, Leibniz…), tout se passe comme si les « spécialistes » fuyaient par réflexe ce vocable insupportable, à jeter d’urgence dans les poubelles du sens commun. On se rassérénera un peu avec la belle exception – symptomatiquement pré-poppérienne – d’une remarque lapidaire d’Alfred N. Whitehead à la fin des conférences qu’il donna à Cambridge, en 1919. Prenons-la au pied de la lettre : « Notre connaissance des caractères particuliers des différents événements dépend de notre pouvoir de comparaison » [18].
23Voilà donc la grande porte condamnée par l’épistémologie du siècle précédent, quitte à sacrifier l’estimable Darwin en guise de victime collatérale, puisqu’il aura eu le mauvais goût de participer à l’essor des recherches comparatives. Dans son extension maximale, l’anthropologie sociale traite de ce qui est humain dans le social et de ce qui est social dans l’humain [19] : elle intègre alors l’histoire, la sociologie, la géographie, la technologie, la linguistique, et l’économie, sans oublier une connexion permanente avec l’écologie [20]. Et elle demande, entre ces secteurs, des interdisciplinarités mouvantes et conjoncturelles. Cependant, un axe méthodologique la traverse de bout en bout, qui décide du maintien, ou du reniement, de son ambition scientifique : elle observe des événements qu’elle compare.
24La philosophie glose volontiers sur l’observation dans l’inaccessible absolu dont elle se délecte. Les naturalistes et les anthropologues, eux, apprennent à l’usage que la qualité d’une observation dépend de la qualité des comparaisons auxquelles elle se prête. Toutefois, cette prise de conscience ne suffit pas : une reconnaissance de l’événement, comprenant la diversité de ses formes et de ses amplitudes nous manque cruellement. Whitehead, là encore, a perçu l’enjeu : « La nature est une structure d’événements et chaque événement a sa position dans cette structure et son propre caractère particulier ou sa qualité » [21]. Une épistémologie fascinée par la physique aura rétréci la cible au niveau élémentaire. Whitehead, toujours, en faisait un synonyme d’occurrence, à ne pas réduire précipitamment à l’état idéal d’une particule : « Vous ne devez pas croire que la réalité ultime du monde est une construction de particules-événements » [22]. Même un mathématicien peut le comprendre !
25L’épistémologie que les sciences humaines devront élaborer par elles-mêmes et pour elles-mêmes n’aura pas à « repartir à zéro » : en revanche, il lui reviendra de reprendre le problème au « rez-de chaussée », c’est-à-dire au niveau d’un rapport événement/comparaison qui conditionne l’occupation de l’étage expérimental « supérieur », et non l’inverse. La définition de l’occurrence (synonyme qui réveille l’esprit critique face aux intuitions rebattues) se méfiera autant de la version sophistiquée associée à la particule que d’une représentation distillée par le sens commun, sous l’aspect de l’anecdote. Les deux intuitions convergent vers un rapetissement de la réalité à entourer, réduction qui affaiblit discrètement les espérances de la comparaison.
26Depuis Popper (au moins), une épistémologie hautaine fignole donc un sublime chapitre 2 qui s’évertue à faire oublier son ignorance de ce qu’aurait révélé le chapitre 1 manquant. Accessoirement, le relativisme profite de la brèche ouverte par une inattention parallèle, relative au fait que l’existence de la science se concrétise dans un sous-ensemble de l’histoire et dans un sous-ensemble des sociétés humaines. La réfutabilité d’un énoncé affirmant le caractère déterminant de ce paramètre-là est facile à stipuler : elle dépend de l’accès à des sciences extraterrestres. L’épistémologie dominante n’a pas seulement chassé l’anthropologie et l’histoire du paradis scientifique, elle les a boutées hors de ses méditations : côté pile, la sociologie n’est pas scientifique et, côté face, la science n’a rien de social. La raison serait sûrement plus jolie hors de la pollution transpirant de la vulgarité des fatras humains. Néanmoins, une théorie de la science dont nous constatons clairement qu’elle a pris ses désirs étriqués pour des réalités infinies a de quoi susciter quelques inquiétudes moroses. Par exemple, chez ces matérialistes besogneux – de plus en plus rares, il est vrai – qui se refusent à croire que leur tâche se borne à promouvoir le très incomparable et très irréfutable « honneur de l’esprit humain » [23].
Notes
-
[1]
Popper K.R., [1934], 1984, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot : 37.
-
[2]
Popper K.R., [1963], 1985, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, Paris, Payot : 61.
-
[3]
Ibid. : 68.
-
[4]
Ibid. : 63.
-
[5]
Stengers I., 1993, L’invention des sciences modernes, Paris, La Découverte : 12.
-
[6]
Holton G. [1973], 1982, L’invention scientifique, Paris, PUF.
-
[7]
Kuhn T.S., [1962], 1983, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion.
-
[8]
Lévi-Strauss C., 1973, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, chapitre 1.
-
[9]
Voir Mauss M., 1950, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.
-
[10]
Voir Lévi-Strauss C., 1958, Anthropologie structurale, Paris, Plon, chapitre 2.
-
[11]
Kuhn T.S., 1983, op. cit., postface de 1969 à la deuxième édition.
-
[12]
Popper K.R., 1985, op. cit. : 64.
-
[13]
Jamard J.-L., 1993, Anthropologies françaises en perspectives. Presque-Sciences et autres histoires, Paris, Kimé.
-
[14]
Popper K.R., 1984, op. cit. : 85.
-
[15]
Ibid. : 88.
-
[16]
Ullmo J., 1969, La pensée scientifique moderne, Paris, Flammarion : 26 (nos italiques).
-
[17]
Lakatos I., 1994, Histoire et méthodologie des sciences, Paris, PUF : 215.
-
[18]
Whitehead A.N., [1920], 2006, Le concept de nature, Paris, Vrin : 235.
-
[19]
Guille-Escuret G., 1986, Le cœur d’une anthropologie évanescente, L’Homme, 100 : 143-150.
-
[20]
Guille-Escuret G., 2014, L’écologie kidnappée, Paris, PUF.
-
[21]
Whitehead A.N., 2006, op. cit. : 211.
-
[22]
Ibid. : 218.
-
[23]
Titre d’un livre du mathématicien Jean Dieudonné, Pour l’honneur de l’esprit humain : Les mathématiques aujourd’hui, Paris, Hachette, 1987.