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Article de revue

Émergence et développement de la culture : une voie pour l’anthropologie, au-delà du réductionnisme cognitiviste et du relativisme ontologique

Pages 45 à 52

Notes

  • [1]
    Sperber D., 1996, La Contagion des idées. Théorie naturaliste de la culture, Paris, Odile Jacob.
  • [2]
    Bloch M., 2013, L’anthropologie et le défi cognitif, Paris, Odile Jacob, p. 193.
  • [3]
    Bloch M. & Sperber D., 2013, Kinship and evolved psychological dispositions : the mother’s brother controversy reconsidered, in Olson D.R. & Cole M. (eds), Technoloy, Litteracy and the Evolution of Society : Implications in the Work of Jack Goody, Psychology Press : 115-140.
  • [4]
    Ibid., p. 134.
  • [5]
    Viveiros de Castro E., 2009, Métaphysiques cannibales, PUF, p. 22.
  • [6]
    Meyran R., 2014, L’ethnologie est-elle une pseudo-science ? Rationalisme contre ésotérisme, une ligne de front dans l’histoire de l’anthropologie, in Rasplus V. (dir.), Sciences et pseudo-sciences, regards des sciences humaines, Paris, Éditions Matériologiques : 107-128.
  • [7]
    Descola P., 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
  • [8]
    Digard J.-P., 2006 Canards sauvages ou enfants du Bon Dieu ? Représentation du réel et réalité des représentations, L’Homme 1(177-178) : 413-427.
  • [9]
    Fracchia J. & Lewontin R.C., 1999, Does Culture Evolve?, History and Theory, 38 :32-78.
  • [10]
    Cuchillos C., 2014, Les Voies de l’émergence. Introduction à la théorie des unités de niveau d’intégration, Paris, Belin [préface de Patrick Tort, Postface de Guillaume Lecointre].
  • [11]
    Tort, in Conchillos, 2014, p. 17.
  • [12]
    Tort P., 1996, Effet réversif de l’évolution, in Tort P. (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, vol. 1, p. 1334.
  • [13]
    Cunchillos, op. cit., p. 24
  • [14]
    Cette triple détermination est notamment soulignée dans Guille-Escuret G., 2014, L’écologie kidnappée, Paris, PUF (préface de Guillaume Lecointre).

1Comment sont nées et se sont développées les cultures humaines ? Il est important de proposer un scénario crédible, qui permettra de critiquer efficacement les avatars actuels de la sociobiologie (écologie comportementale, psychologie évolutionniste, neurosciences sociales), dont les choix théoriques sont catastrophiques, puisqu’ils naturalisent le racisme, le sexisme, les inégalités sociales ou la guerre. Quelques exemples, pris dans l’actualité scientifique des dernières années, montrent la nécessité de mener une telle critique.

2Selon Lawrence H. Hirschfeld, anthropologue cognitiviste américain, la race n’existe pas et constitue une construction sociale, mais il existerait une compétence innée dans la cerveau qui permettrait de penser naturellement la catégorie de race (ce qu’il entend montrer avec des tests psychologiques sur des enfants de 3 à 7 ans). Georges Guille-Escuret et moi-même avons critiqué ailleurs une telle démarche.

3Le sociobiologiste et anthropologue américain Napoleon Chagnon, spécialiste de l’Amazonie, récemment élu à l’Académie américaine des sciences, entend établir que la violence est une donnée adaptative pour l’espèce humaine – c’est-à-dire un caractère génétiquement sélectionné au cours de l’évolution. Il prétend en effet que, chez les Indiens Yanomami, les hommes qui ont tué des ennemis au combat ont plus d’enfants et un meilleur statut social, et que cela s’explique par un « avantage adaptatif ». Une thèse très critiquée par l’anthropologue américain Brian Ferguson.

4Le sociobiologiste Richard Dawkins voit l’altruisme (qu’il croit lire jusque dans le sacrifice guerrier) comme un avantage adaptatif. Selon lui, l’ADN a pour finalité son « automaximisation » par le truchement de l’organisme qui en est le réceptacle (selon la théorie du « gène égoïste »). L’altruisme servirait alors cette finalité par une « sélection de parenté » : lorsqu’un animal se sacrifie, ses « parents », génétiquement proches, profitent de ce sacrifice en restant en vie, ce qui sauve une grande partie du patrimoine génétique de l’individu sacrifié. La sélection de parenté expliquerait par exemple les guerres claniques car même dans sa mort, un guerrier sauverait son patrimoine génétique en permettant à sa parenté de survivre. Une telle théorie explique de façon naturaliste la guerre, qui est un phénomène pourtant éminemment culturel et sujet à de très grandes variations.

5Les différences « naturelles » entre hommes et femmes ont été justifiées par la psychologie évolutionniste, en particulier la violence supposée caractéristique de l’homme (à cause du rôle des hormones et des gènes). C’est le cas avec le Canadien Steven Pinker, pour qui « la colère au volant, l’adultère, le mariage, l’altruisme, et le petit nombre de femmes qui deviennent ingénieurs en Génie Mécanique » sont des conséquences directes de l’évolution. Selon lui, même le viol serait une « tendance innée chez l’homme ». C’est une façon de nier l’existence de phénomènes sociaux qui engendrent structurellement la violence et la domination de certaines parties de la population.

6On pourrait compléter à l’envi cette liste, car les exemples ne manquent pas et la sociobiologie, dans ses versions contemporaines, a toujours pignon sur rue, y compris en France. Voilà pourquoi l’approche anthropologique de la culture, sous-tendue par une lecture correcte des intuitions de Darwin, nous est nécessaire pour lutter contre l’idéologie naturaliste appliquée aux sciences de l’homme et de la société, qui voit dans les mécanismes neuro-hormonaux (déterminés génétiquement) les causes de la culture. Face à l’importance de ces courants réductionnistes, quels scénarios l’anthropologie actuelle propose-t-elle ? Alors que les idées et les intuitions de Claude Lévi-Strauss étaient tributaires d’un certain état de la science et de son époque, ses héritiers les plus influents ont repris un certain nombre de questions laissées par lui en chantier, et infléchi son structuralisme dans deux directions différentes : soit dans la voie d’un fort relativisme culturel, avec ce qu’il est convenu d’appeler le « tournant ontologique de l’anthropologie » (Tim Ingold, Philippe Descola, Eudardo Viveiros de Castro) ; soit dans une anthropologie cognitive naturaliste (Dan Sperber, Pascal Boyer, Scott Atran). Je voudrais suggérer que, en dépit de l’intérêt de ces deux courants qui ont permis de renouveler les questionnements au sein de la discipline et de dialoguer avec de nouvelles disciplines plus récentes, l’anthropologie aurait tout intérêt, pour expliquer la naissance et le développement des faits culturels, à viser une voie située hors de cet axe imposé par le réductionnisme biologique et le relativisme extrême. Pour cela, il est possible de prolonger les intuitions de Darwin en matière de civilisation, avec la notion d’émergence et la théorie des unités de niveau d’intégration de Faustino Cordon – et d’élaborer, sur ces bases, des scénarios plus réalistes d’émergence de la culture.

La théorie naturaliste de l’anthropologie cognitive

7Dan Sperber définit la culture comme un ensemble de représentations mentales partagées par un même groupe, qui est venu progressivement, dans l’histoire de l’humanité, « parasiter » des modules de pensée innés – ces modules répondaient initialement à des fonctions biologiques de base (par exemple, prendre la fuite devant un danger). Dans la Contagion des idées[1], cet auteur esquisse un schéma d’organisation du cerveau en « modules », qui seraient autant de mécanismes spécialisés rigides. Il distingue ainsi les modules perceptuels (idée empruntée à Jerry Fodor) et les modules conceptuels, organisés en réseaux, qui reçoivent et traitent les informations issues des modules perceptuels (c’est la théorie dite « connexionniste »). Par exemple, certains modules permettraient d’imputer des pensées à autrui (« psychologie naïve »), d’autres serviraient à identifier et classer les plantes et animaux rencontrés : il s’agirait, dans ce dernier cas, du module dit de « biologie naïve », un programme mental en partie inné, mais enrichi par l’acquis, sans lequel on ne pourrait pas se représenter la division du vivant en différentes espèces, ni leurs spécificités.

8Outre le fait que l’existence de tels modules spécialisés a fait l’objet de plusieurs critiques en biologie même, le problème pour l’anthropologue concerne avant tout les traits culturels élaborés. Ainsi, pour Maurice Bloch et Dan Sperber, les concepts qui concernent la parenté ont un « noyau de significations subconscient et non négociable, noyau qui s’intègre aux diverses représentations que crée le processus historique » [2]. Les deux auteurs proposent une application dans le domaine de la parenté, en revisitant un problème classique de l’anthropologie sociale [3] : comment se fait-il que, dans de nombreuses sociétés patrilinéaires, la fille de la sœur ait le droit d’être agressive ou d’insulter le frère de la mère, ce qui contredit à la fois le respect dû aux anciens et la logique même des principes de la patrilinéarité – puisque ces deux personnes appartenant à des lignages différents ne devraient pas avoir le droit d’avoir de telles relations ? Bloch et Sperber font l’hypothèse qu’« il existe une disposition évolutive consistant à essayer de différencier les individus en fonction de leur degré de proximité généalogique par rapport à soi ». Cela aurait pour conséquence de favoriser l’essor de systèmes symboliques permettant d’estimer les écarts généalogiques, sans pour autant qu’ils déterminent leur nature exacte. Or, au sein des sociétés unilinéaires, les relations d’ego à autrui sont très déséquilibrées (en fonction de l’appartenance au lignage). Une telle prédisposition ramènerait donc un peu d’équilibre – notamment en favorisant la liberté de ton de la fille de la sœur vis-à-vis du frère de la mère –, ce qui contribuerait à la stabilisation dans le temps de sociétés unilinéaires. Un tel réductionnisme est discutable : faut-il vraiment considérer les relations généalogiques comme des « faits biologiques » [4] ? Et, a minima, l’existence d’une faculté humaine, consistant à établir « naturellement » la proximité généalogique entre les individus, est-elle démontrable ? Une telle faculté serait nettement plus élaborée que les opérations mentales simples envisagées par les deux auteurs au sein de modules cognitifs. Les auteurs disent s’opposer à la sociobiologie – il est vrai qu’ils ne suivent pas les options idéologiques discutables de ce courant –, mais ils pratiquent en tout cas un réductionnisme biologique spéculatif.

Relativisme fort dans le « tournant ontologique »

9Examinons maintenant la conception relativiste de la culture telle qu’on la trouve chez Philippe Descola ou chez Eduardo Viveiros de Castro. Pour ces tenants du « tournant ontologique », l’humanité peut être scindée en plusieurs groupes discrets, ontologiquement séparés les uns des autres, qui ont chacun des modes d’identification et de relation à autrui différents. Viveiros de Castro part de l’analyse de nombreux systèmes de croyances amazoniens, dans lesquels tous les animaux non-humains sont virtuellement des personnes. Interrogeant la façon de penser des « existants » humains et leurs rapports aux non-humains dans de tels systèmes, il écrit : « […] si tous les existants ne sont pas forcément des personnes de facto, le point principal est que rien n’empêche (de jure) que toute espèce ou mode d’être le soit. Il ne s’agit pas, en somme, d’un problème de taxinomie, de classification, d’« ethnoscience ». Tous les animaux et autres composantes du cosmos sont intensivement des personnes, car n’importe lequel d’entre eux peut se révéler être (se transformer en) une personne », et il ajoute qu’il s’agit là d’une « potentialité ontologique » [5]. Mais comment et pourquoi prendre une croyance (« tel oiseau ou telle plante est une personne ») pour une réalité aussi « vraie » que celle décrite par la science, selon laquelle, en dernier ressort, une plante n’a pas les mêmes facultés mentales qu’un être humain ? Le relativisme culturel, certes inhérent à la démarche ethnologique, a permis de remettre en cause un certain nombre de certitudes au cours de l’histoire des sciences (et, au premier chef, le racisme). Mais il est ici poussé à l’extrême. Nous avons suggéré ailleurs que cet hyper-relativisme s’explique peut-être en partie par la prégnance, au sein de l’histoire de l’ethnologie (notamment en France), de la pensée ésotérique [6].

10On retrouve une conception proche chez Philippe Descola [7], pour qui les Indiens d’Amazonie pensent que les tapirs se voient comme des humains et voient les Indiens qui les attaquent comme des jaguars. Or, comme l’écrit Jean-Pierre Digard : « Que ces Indiens pensent cela est un fait incontestable, établi par l’ethnographie. En revanche, que les tapirs se prennent pour des humains et prennent les chasseurs pour des jaguars, et, a fortiori, que les tapirs soient des humains et les chasseurs des jaguars, voilà qui est pour le moins contestable » [8]. Qui plus est, quel que soit le statut de ce type de croyances, il semble clair qu’un même individu peut mettre en œuvre divers régimes de croyance, en fonction du contexte social et culturel qu’il rencontre. Un Achuar ou un Ayoré peut très bien considérer que telle plante est sa « sœur », dans un contexte donné, et par ailleurs penser en termes plus « naturalistes » qu’il va préparer un bon plat à base de légumes s’il va dans une bourgade proche pour se ravitailler en denrées alimentaires. Cette présence de plusieurs schèmes culturels différents au sein d’un même individu a, selon toute vraisemblance, toujours existé et fait partie de la définition même de la culture. Ce qui rend la culture difficile à saisir et à modéliser, même si, dans certains contextes précis, elle reste une réalité observable. Si, en outre, on prend en compte l’existence de la plasticité cérébrale et de l’empathie grâce auxquelles la traduction d’une culture dans une autre est possible, il apparaît difficile d’admettre l’existence de groupes culturels ontologiquement séparés les uns des autres.

11Mais comment ces auteurs abordent-ils la question de l’apparition et du développement des cultures humaines ? Philippe Descola entend dénier toute possibilité d’intériorité propre à la pensée humaine – il réfute l’idée selon laquelle un humain analyserait le monde qui l’environne à partir d’informations sensorielles qui seraient traitées au moyen de dispositions innées et de compétences sociales et culturelles acquises. Il préfère partir d’un principe de « physicalité », qu’il emprunte à la théorie écologique de la perception émise par le neurophysiologiste James Gibson, avec son concept d’ « affordance » : les animaux utiliseraient les potentialités (affordances) physiques offertes par l’environnement, leur aspect saillant, pour développer leurs pensées ou leurs actions. Ainsi, schématiquement, le bord d’une falaise sera vu comme un précipice ou un chemin étroit pour un mouton, et comme un tremplin d’envol pour un aigle. Pour Descola, les humains ont développé, à partir d’un petit noyau de schèmes universels innés (« biologie naïve » et « sociologie naïve », et on retrouve ici les idées de l’anthropologie cognitive), des schèmes cognitifs acquis collectivement, par l’influence directe du milieu environnant. Descola critique ici la vision du monde « naturaliste » occidentale (séparant irrémédiablement les hommes des animaux), puisque cette logique de schèmes orientés par l’environnement se retrouverait également chez les non-humains. Retenons que, dans la perspective des tenants du « tournant ontologique », la culture est le résultat d’un déterminisme écologique adossé à des bases neurophysiologiques.

Une voie inspirée de Darwin : la culture comme émergence

12Ainsi ces deux types d’explication de l’émergence et des transformations de la culture nous semblent hautement contestables. D’un côté, les tenants du tournant ontologique expliquent le développement de la culture par un déterminisme fortement géo-écologique. De l’autre, les tenants de l’anthropologie cognitive l’expliquent par un déterminisme lourdement biologique. C’est oublier, dans les deux cas, que les faits culturels se développent dans une certaine autonomie vis-à-vis des déterminismes naturels – ce que de nombreux travaux ethnologiques classiques ont montré. Une troisième voie est envisageable. Comment comprendre l’émergence de la culture ? Il nous faut dépasser une dualité longtemps dominante dans les sciences occidentales : l’inné contre l’acquis, la nature (le milieu environnant, le cerveau, les gènes) contre la culture. Il convient plutôt de comprendre quelle dialectique opère entre ces termes. Faut-il parler de coévolution entre les gènes et la culture ? Le terme n’est peut-être pas très bien adapté, puisque la culture n’évolue pas comme les êtres vivants (ce qu’avait très bien montré le biologiste Richard Lewontin [9]). Il faut plus probablement voir la culture comme une création de l’évolution, qui a émergé et s’est opposée ensuite à la loi naturelle.

13Venons-en à la théorie de l’émergence et des unités de niveau d’intégration de Faustino Cordon [10]. Chez Cordon, l’activité associative des unités somatiques produit, sous l’effet de l’évolution, un « champ de forces » d’une nature différente, ce qui constitue alors l’unité de niveau immédiatement supérieure. Ainsi, on passe de la molécule à l’étage de la protéine, puis à celui de la cellule par des processus d’émergence successifs qui, de niveau en niveau, amènent jusqu’à l’émergence de la conscience. Mais on peut postuler l’existence d’un niveau encore supérieur pour ce qui concerne l’être humain : la culture. Ce qui veut dire la chose suivante : la culture correspond à un niveau d’émergence relatif à l’unité d’intégration qu’est la société. Selon Patrick Tort, préfacier du livre de Cordon, la théorie de Cordon vient confirmer une intuition de Charles Darwin présente dans La Filiation de l’Homme (1871) : « Chez Darwin, la sélection des instincts sociaux et des capacités rationnelles au sein de l’humanité produit la « civilisation », dont la caractéristique émergente majeure est de s’opposer à la loi d’élimination des moins aptes qui a cependant présidé à l’avènement de son succès évolutif » [11]. Cette intuition, Tort la désigne, à partir de 1983, par l’expression « effet réversif de l’évolution », renversant ainsi plus d’un siècle de mauvaises interprétations de Darwin. Il suffit en effet de lire La Filiation de l’Homme pour voir que, chez Darwin, grâce à la sélection des « instincts sociaux », avec l’augmentation corrélative de la « sympathie » et des capacités rationnelles, « la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle » [12], ce qui a pour résultat, grâce à l’institution de la société et son cortège de lois sociales, la protection des faibles en lieu et place de leur élimination.

14Cette vision de la culture à travers la reformulation de la question de l’émergence s’oppose au réductionnisme naturaliste, qui postule non seulement un réductionnisme constitutif (la pensée se réduit aux activités neuronales), mais encore un réductionnisme explicatif : « Les phénomènes naturels doivent être réductibles, tant en biologie qu’en physique, au comportement des particules qui les constituent » [13]. Pour l’anthropologie cognitive, la culture doit pouvoir se réduire à des mécanismes neuronaux. Or Cordon rompt avec ce réductionnisme, puisque sa théorie permet d’avancer que la culture, née des mécanismes de l’évolution, constitue un tout différent de l’ensemble des pratiques et discours des individus humains, ce qui ouvre d’autres perspectives. Loin d’être réductible à des « chaînes causales cognitives » (selon l’expression de Sperber), la culture est aussi une façon d’agir sur le monde, de transformer l’environnement (en façonnant le milieu environnant, en créant des institutions ou des constructions matérielles), qui se stabilise (ou non), non seulement à cause des spécificités du cerveau humain, mais aussi à cause d’autres facteurs, tels que le temps qui passe, le hasard, le contexte écologique et en fonction d’un certain nombre de choix sociaux. Au fur et à mesure qu’elle se développe, la culture exerce une action directe sur la sélection naturelle, comme le montre l’exemple bien connu de la digestion de grandes quantités de produits laitiers, apparue chez les populations de pasteurs au néolithique, période où l’homme commence à modifier son environnement, en domestiquant des espèces animales et végétales.

15L’hypothèse la plus probable est donc que l’émergence et le développement des cultures humaines a été rendu possible en fonction des caractéristiques écologiques du milieu, des capacités biologiques propres à l’espèce humaines et des premiers événements sociaux (y compris pré-humains) [14], donnant à la culture une forme particulière selon la population considérée, influant sur la sélection naturelle, mais ne créant aucune coupure ontologique avec les autres formes de cultures, quand bien même telle culture spécifique serait restée isolée des autres pendant des millénaires. Hypothèse qu’il faut défendre doublement, face au relativisme ontologique et au réductionnisme biologique, qui par l’entremise du darwinisme social, de l’eugénisme, de la sociobiologie et aujourd’hui de la psychologie évolutionniste, a toujours réussi, hélas, à occuper le devant de la scène médiatique.


Date de mise en ligne : 01/01/2019.

https://doi.org/10.3917/rpre.195.0045

Notes

  • [1]
    Sperber D., 1996, La Contagion des idées. Théorie naturaliste de la culture, Paris, Odile Jacob.
  • [2]
    Bloch M., 2013, L’anthropologie et le défi cognitif, Paris, Odile Jacob, p. 193.
  • [3]
    Bloch M. & Sperber D., 2013, Kinship and evolved psychological dispositions : the mother’s brother controversy reconsidered, in Olson D.R. & Cole M. (eds), Technoloy, Litteracy and the Evolution of Society : Implications in the Work of Jack Goody, Psychology Press : 115-140.
  • [4]
    Ibid., p. 134.
  • [5]
    Viveiros de Castro E., 2009, Métaphysiques cannibales, PUF, p. 22.
  • [6]
    Meyran R., 2014, L’ethnologie est-elle une pseudo-science ? Rationalisme contre ésotérisme, une ligne de front dans l’histoire de l’anthropologie, in Rasplus V. (dir.), Sciences et pseudo-sciences, regards des sciences humaines, Paris, Éditions Matériologiques : 107-128.
  • [7]
    Descola P., 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
  • [8]
    Digard J.-P., 2006 Canards sauvages ou enfants du Bon Dieu ? Représentation du réel et réalité des représentations, L’Homme 1(177-178) : 413-427.
  • [9]
    Fracchia J. & Lewontin R.C., 1999, Does Culture Evolve?, History and Theory, 38 :32-78.
  • [10]
    Cuchillos C., 2014, Les Voies de l’émergence. Introduction à la théorie des unités de niveau d’intégration, Paris, Belin [préface de Patrick Tort, Postface de Guillaume Lecointre].
  • [11]
    Tort, in Conchillos, 2014, p. 17.
  • [12]
    Tort P., 1996, Effet réversif de l’évolution, in Tort P. (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, vol. 1, p. 1334.
  • [13]
    Cunchillos, op. cit., p. 24
  • [14]
    Cette triple détermination est notamment soulignée dans Guille-Escuret G., 2014, L’écologie kidnappée, Paris, PUF (préface de Guillaume Lecointre).
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