Couverture de RPRE_195

Article de revue

D’une ontologie l’autre

Pages 21 à 33

Notes

  • [1]
    Descola P., 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
  • [2]
    Newton-Smith W., 1988, Relativism and the possibility of interpretation, in Martin H. & Steven L. (eds), Rationality and Relativism, Oxford, Basil Blackwell : 106-123.
  • [3]
    J’ai développé ailleurs le raisonnement sommairement présenté ici (Lenclud G., 2013, L’universalisme ou le pari de la raison, Paris, Hautes Études, Gallimard/Seuil).
  • [4]
    Descola P., 1986, La nature domestique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

1La revue électronique Hau. Journal of Ethnographic Theory avait souhaité rassembler, dans le cadre de sa très riche livraison de l’hiver 2014, vol. IV, n° 3, les réactions de plusieurs anthropologues à l’ouvrage de Philippe Descola, Par-delà nature et culture, dont la traduction anglaise avait paru en 2013 aux Presses de l’Université de Chicago, sous le titre Beyond Nature and Culture.

2Les pages qui suivent sont la version française de ma contribution à ce Book Symposium, traduite pour l’occasion par Matthew Carey avec pour titre « From one ontology to (an)other ». Je tiens à remercier les responsables de Hau. Journal of Ethnographic Theory d’avoir bien voulu autoriser la reprise de ce texte dans ce volume de Raison Présente.

3Il eût été de bonne guerre, si tant est que le terme de guerre ait bien sa place ici, de faire suivre les pages que l’on va lire des remarques qu’elles ont suscitées chez Descola. Le problème est que ce dernier a répondu, dans un seul et même texte, « The difficult art of composing worlds (and of replying to objections) », aux réactions des sept anthropologues sollicités, Stefan Helmreich, Stephan Feuchtwang, Bruce Kapferer, Christina Toren, Michael Lambek, Marcela Coelho de Souza et moi-même, qui avons tous jeté un regard différent sur l’ouvrage de Descola.

4Je ne puis donc que recommander aux lecteurs intéressés par la réaction de Descola au texte qui suit de se reporter au volume en question de Hau. Journal of Ethnographic Theory. Ils y constateront sans peine l’absence d’accord sur le lieu, ou les lieux, de notre désaccord. Descola juge que j’ai mal lu son livre, du moins les pages qui décrivent l’ontologie animique ; j’estime qu’il ne répond pas aux objections que j’ai présentées dans ces trop courtes pages. Bref nous sommes divisés sur ce qui, ici, nous divise. Cette situation, avouons-le, est assez courante en anthropologie, mais pas seulement en anthropologie.

5Les tableaux du monde que se dressent les différentes communautés humaines peuvent-ils diverger autant qu’il plaît au génie culturel ? A supposer que tel soit le cas, les hommes seraient-ils à même de communiquer entre eux, de se transmettre leurs expériences et, conformément au projet anthropologique, d’apprendre les uns sur les autres ? Telle sera, faute de place, la seule question abordée ici à propos de l’ouvrage de Philippe Descola, Par-delà nature et culture[1].

6J’irai donc droit à mon propos. Descola a formé le dessein d’ordonner la diversité des formules ontologiques élaborées par l’esprit humain pour se représenter « ce qu’il y a », les entités peuplant le monde, et la façon dont « ce qu’il y a » existe, le mode d’être de ces entités, lié aux propriétés dont elles sont investies. A des fins heuristiques plus que directement typologiques, il distingue quatre grandes formules de régime ontologique. Elles correspondent, chacune, à l’une des quatre combinaisons permises par le jeu duel de l’intériorité et de la physicalité, concentrant l’une et l’autre un ensemble d’attributs ontologiques accordés ou au contraire déniés aux existants. L’intériorité désigne ce qui se trouve et ce qui se passe dans leur « dedans », caché au regard, recouvrant en partie, et en partie seulement, ce que nous nommons ici l’esprit et la conscience, les opérations du mental et les manifestations de la subjectivité. La physicalité renvoie aux traits distinctifs et aux dispositions visibles de leurs corps matériels, à tout ce qui s’offre aux yeux d’un sujet. Ces quatre formules, ce sont l’animisme, le naturalisme, le totémisme et l’analogisme.

7Placé devant une entité quelconque, humaine ou non-humaine, face à un « autrui », être ou chose, écrit Descola, adoptant à cet égard un langage résolument antinaturaliste, je peux me comporter comme s’il allait de soi que nous détenons tous deux une intériorité identique et une physicalité différente (l’animisme), que nos intériorités diffèrent tandis que nos physicalités sont coulées dans le même moule (le naturalisme), que nos intériorités se ressemblent comme se ressemblent nos physicalités (le totémisme), que diffèrent enfin tant nos intériorités que nos physicalités (l’analogisme).

8Descola offre à lire, en somme, une « grammaire générale des cosmologies » (p. 131) dont chacune, la nôtre comme les autres, de facture naturaliste, abusivement promue par nous en mètre étalon ontologique, n’est qu’un cas particulier. D’une part, il esquisse la logique unitaire présidant dans l’entendement humain à l’engendrement de ces quatre formules ontologiques. D’autre part, il met en correspondance les traits pertinents des versions du monde issues de l’application de ces formules. Que l’ouvrage exprime une conviction universaliste, c’est donc l’évidence même si Descola tiquerait sur l’expression tant il soupçonne l’universalisme de servir de couverture à notre prétention au monopole du vrai.

9Toutefois la confrontation conduite entre les formules ontologiques, placées chacune devant le miroir que lui tendent ses rivales, ne suffit pas à écarter le spectre du relativisme ontologique, avec sa conséquence inéluctable qu’est l’adoption d’un point de vue relativiste sur la vérité (et non pas, évidemment, quant au tenu pour vrai). En effet, Descola s’applique à creuser la distance séparant les régimes ontologiques inventoriés par ses soins. Chacun d’eux serait une modalité de l’expérience humaine radicalement « autre » par rapport aux autres. Et surtout, Descola entend restituer le splendide isolement de notre tableau du monde, où se donne à lire en lettres capitales l’opposition déployée entre faits de nature et de culture, eu égard à ceux que s’en peignent les autres citoyens du globe. Le naturalisme de l’Occident moderne, avec son principe binaire de répartition des existants, fait figure à ses yeux d’exception culturelle. Ce refus de tout œcuménisme ontologique, comme de toute emprise ou contagiosité particulière du modèle naturaliste, pousse même Descola à réhabiliter l’idée de grand partage entre Nous et les Autres, du moins dans le registre des formes d’intellection du monde.

10D’où la question que l’on ne peut manquer de se poser : si les habitants de la terre conçoivent « ce qu’il y a » et la manière dont « ce qu’il y a » existe selon des principes directeurs façonnés en toute indépendance culturelle, comment l’usager d’une formule ontologique peut-il accéder au monde déchiffré à l’aide d’une autre formule ? Qu’est-ce qui permet à un anthropologue, par exemple, dont l’esprit a été formaté par le modèle naturaliste, d’apprendre sur place la perspective prise sur la réalité par un dépositaire de l’héritage animique, par exemple toujours, et de procéder à l’explicitation de cette perspective ?

11Pour se persuader d’ailleurs que la question mérite bien d’être posée, il suffit d’ouvrir le chapitre de l’ouvrage intitulé « Le grand partage ». Descola y fait état des leçons à tirer du caractère insulaire des quatre régimes ontologiques. Il y récuse l’idée que l’architecture de notre esprit puisse être responsable de la « discontinuité ultime du réel », thématisée par Claude Lévi-Strauss, et faire peser de la sorte des contraintes sur tout tri humain en espèces. Descola ne remet évidemment pas en cause l’unité psychique de l’humanité, donc en principe la notion de nature humaine, mais il semble se refuser à admettre que cette nature puisse consister en un capital commun, cognitif et épistémologique, initialisant chaque version culturelle du monde. Surtout il affirme dans ce chapitre qu’à chaque régime ontologique tend à correspondre un monde dûment construit, et non découvert, une réalité sui generis s’imposant aux yeux et à la pensée des hommes. Il évoque, en effet, l’invention par les peuples ne partageant pas notre cosmologie de « réalités distinctes de la nôtre (p. 122) » et il fait sien le reproche adressé par Roy Wagner à la majorité des anthropologues, celui de faire comme si les sociétés non-occidentales échafaudaient d’autres versions que la nôtre de notre propre réalité alors que ces versions le sont d’une réalité qui est la leur, une autre que la nôtre.

12Comment faut-il comprendre cette idée d’une réalité qui ne serait pas la même pour tous les hommes ? Prise dans un sens déflationniste, elle exprime un constat banal : les représentants de cultures différentes portent un regard différent sur le monde qui les entoure (et les englobe). Ils voient les mêmes choses mais d’un autre œil : du coup, ces mêmes choses revêtent, dès lors qu’ils s’y arrêtent, un aspect contrasté. Pour dire vite, l’interprétation commence là où finit la « simple » perception, si informée soit cette dernière. L’hypothèse du relativisme perceptuel prend l’exact contre-pied de cette position. Selon ses tenants, déclarés ou non, les représentants de cultures différentes, placés devant une « même » chose, « même » à leurs yeux à tous, voient en elle des choses différentes. Chacun est convaincu que tous voient celle que lui-même voit alors qu’aucun d’eux ne voit la même chose. Voir, c’est déjà concevoir. Il s’ensuit que, pour l’avocat du relativisme perceptuel, la notion de « même chose perçue » n’a d’autre assise que l’esprit de clocher humain, pour parler comme Thomas Kuhn. Descola paraît pencher du côté de l’option relativiste puisque, parmi les fonctions remplies par les schèmes collectifs intervenant dans le prononcé de jugements ontologiques, il place en premier celle-ci : « Structurer de façon sélective le flux de la perception en accordant une prééminence significative à certains traits et processus observables dans l’environnement » (p. 151).

13Si l’on écarte la notion de « même chose perçue », le problème se pose du caractère connaissable d’un monde perçu qui n’est pas celui du sujet qui veut connaître. L’enquêteur peut-il vraiment se mettre derrière l’œil d’un homme dont les percepts sont autrement structurés que les siens ? Apprendre à concevoir comme autrui conçoit, oui sans doute. Apprendre à voir, ce qui s’appelle voir, comme autrui voit, c’est une autre paire de manches. D’une part, autrui ne peut être observé en train de voir et être éventuellement « copié ». D’autre part, voir ne se commande pas. L’enquêteur ne peut savoir ce qu’autrui voit qu’en l’inférant à partir de ses comportements publics, verbaux au premier chef. Or rien ne certifie qu’un homme soit en mesure de révéler le contenu de ses expériences perceptives. En effet, il lui faut « traduire » en mots et phrases l’effet sensible que lui a fait le monde, lequel effet opère en un éclair, motus et bouche cousue.

14Par ailleurs, l’idée d’une réalité qui ne serait pas la même pour tous les hommes est à sérieusement pondérer de façon à éviter d’être contraint d’adhérer à une théorie relativiste de la vérité, laquelle se réfute d’elle-même. Exposons rapidement l’enchaînement fatal. Autres cultures, autres réalités ? Il s’ensuit : autres réalités, autres mondes objectivement connus. Pourquoi objectivement ? Parce que, si l’on admet que tout être humain détient l’aptitude à se représenter l’alternative vrai/faux, ce dont personne ne peut sérieusement douter, tout être humain possède la maîtrise du concept d’objectivité. Il reconnaît, par conséquent, l’existence d’états de la réalité ne devant rien à ce qu’il en croit, en désire ou en redoute subjectivement. Ce sont ces états de la réalité qui rendent vrais ou faux ses dires et ses pensées. Ils en constituent les conditions de vérité. L’idée d’une réalité qui ne serait pas la même pour tous les hommes a donc pour pendant, si on la prend au mot, l’idée selon laquelle les conditions de vérité de leurs énoncés, du moins de ceux pourvus de la forme propositionnelle, varieraient selon les cultures. Autres cultures, autres tribunaux de l’expérience. Une même proposition pourrait donc être objectivement vraie ici et objectivement fausse là-bas, ou l’inverse.

15Or on sait que tout énoncé émis dans une langue passe avec succès, sinon avec brio, élégance ou concision, le test de sa traduction dans une autre langue. Or encore toute traduction fait appel à la notion standard de synonymie, laquelle mobilise celle, non moins standard, de signification. Qu’est-ce qui fait que des énoncés, émis dans des langues différentes, sont synonymes, assurant ainsi le succès au moins relatif de la traduction ? Prenons trois phrases d’observation : en français « les chats miaulent », en anglais « cats mew », en japonais « neko wa niaô to naku » (littéralement : « quant aux chats, ils font un bruit de miaou »). Ces phrases ne sont synonymes que dans la mesure où elles réfèrent à un même fait, à savoir que les chats miaulent. Il est trivialement évident, n’en déplaise à l’adepte du constructivisme, que ce fait est indépendant du contexte linguistique, celui de la phrase véhiculant la proposition, comme de l’univers de pensée où ces phrases peuvent être prononcées. Ces phrases ont en gros la même signification parce qu’elles sont toutes les trois vraies quant à l’entité introduite (le spécimen en question de la famille des félidés) et à la propriété assignée. Si d’aventure les chats ne miaulaient pas dans les trois pays concernés, les phrases ne seraient pas synonymes et la traduction serait fautive. Bref la notion standard de synonymie, inséparable de l’entreprise de traduction, exige l’identité des conditions de vérité. Signification et vérité ne peuvent être divorcées puisque l’on ne peut comprendre la signification d’un énoncé sans connaître les conditions dans lesquelles il est vrai et qu’on ne peut évidemment connaître ces conditions sans avoir accédé à la signification de l’énoncé [2].

16Soit un anthropologue relativiste affirmant, ou même seulement laissant entendre, que p est aussi (objectivement) vrai chez les Untel, où il enquête, que non-p l’est (objectivement) dans sa patrie. S’il a accédé aux conditions de vérité de p, c’est qu’il l’a traduit, produisant dans sa langue une version de p approximativement synonyme de l’original. S’il a traduit p, c’est que les conditions de vérité de p sont les mêmes chez les Untel et à domicile. Or il a traduit p car, si p était resté du Martien pour lui, il n’aurait pu dire quoi que ce soit à propos des conditions de vérité de p, prouvant à ses yeux que les Untel habitent une autre réalité que lui. La réussite de sa traduction démontre la fausseté de son point de vue auquel, seule, une impossibilité irrémédiable de traduire donnerait du crédit.

17Force est, me semble-t-il, d’en tirer au moins deux conclusions. Premièrement, l’idée d’une réalité qui ne serait pas la même pour tous les hommes doit s’accommoder du rejet catégorique d’une contradiction éventuelle entre conditions de vérité. Convenablement sollicité, et peut-être sur le très long cours, le tribunal de l’expérience ne saurait rendre des verdicts ultimement divergents. Secondement, l’idée que les hommes vivent dans des mondes connus différents doit être elle-même compatible avec la conviction, normalement nourrie par tout anthropologue, selon laquelle il est possible de connaître d’un monde connu qui n’est pas connu comme est connu le sien.

18En d’autres termes, les régimes ontologiques recensés par Descola, pour être frontalement opposables à l’heure théorique de la confrontation, convergent nécessairement. Disons-le encore différemment : les êtres humains ne sauraient manquer de partager un lot d’engagements ontologiques : ils ne pourraient tout simplement pas communiquer entre eux si leurs ontologies étaient mutuellement exclusives. Et, inutile de le préciser, l’entreprise ethnographique n’aurait aucune chance d’aboutir en terre ontologiquement étrangère. En effet, comme Descola y insiste à bon droit, l’ontologie d’un groupe humain n’est rien d’autre que « la manière dont (il) schématise son expérience » (p. 157), cette expérience qui constitue justement l’objet de l’enquête. Comment parvenir à sous-titrer le tableau du monde d’autrui pour en restituer le dessin général si ce qui y figure ne coïncide aucunement avec les entités familières peuplant le tableau du monde de l’enquêteur, lequel ne saurait évidemment revendiquer l’occupation d’une position de surplomb ? Ajoutons à cela que l’existence d’un fond d’accord constitue la condition de saisie d’un désaccord, du moins circonscrit et pourvu de sens.

19Le schème conceptuel d’identité est le candidat le mieux placé pour assurer la convergence entre régimes ontologiques distincts et permettre, de la sorte, aux habitants de mondes connus différents de se communiquer leurs expériences. Que ce schème suffise à la tâche, on peut en discuter ; qu’il y soit nécessaire, il semble impossible d’en douter. En effet, comment accéder aux représentations de la réalité formées par une créature pour qui êtres et choses ne seraient pas forcément ceux qu’ils sont ? Quel genre d’« objets » seraient-ils, ces « objets » manquant de coïncider avec eux-mêmes ? Expliquons-nous brièvement [3].

20Un tableau du monde fait obligatoirement figurer au premier plan des particuliers. Ils sont la cible par excellence de nos prédications et la prédication est la structure de base de la pensée. Prédiquer, c’est spécifier en affirmant d’un particulier qu’il est ceci ou cela, en réponse à la question « Qu’est-ce que c’est ? » ; c’est également le caractériser en disant qu’il est comme ceci ou comme cela. Parmi les particuliers, certains jouent un rôle stratégique ; ils servent à singulariser d’autres catégories de particuliers que des êtres ou des choses, tels des événements ou des processus. Ces particuliers de référence sont ceux dotés d’un corps matériel ; on parle alors de particuliers spatio-temporels. À eux est conféré, mieux qu’à tous les autres, un quantum d’unité et d’unicité. Ils sont susceptibles d’être isolés donc dénombrés. C’est à ces particuliers dont l’existence « réelle » saute aux yeux que s’applique en priorité le schème conceptuel d’identité. Exister, c’est différer : il n’est guère de métaphysicien, descriptif ou réformateur, qui l’ait nié. Différer, c’est posséder une identité propre. Exister, par conséquent, c’est exister en tant qu’un et le même. Tel est le sens de la célèbre formule de Leibniz : « « Ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus un être ».

21Pour être bref, le schème conceptuel d’identité organise nos exercices d’identification et de reconnaissance visant des particuliers. Il mobilise conjointement deux concepts d’identité qui ont valeur de principes. Il y a d’abord le concept d’identité numérique. Il renvoie au principe logique d’identité selon lequel tout particulier est nécessairement identique à lui-même et à nul autre particulier que lui-même, si ressemblant puisse-t-il être. Et c’est tout au long de sa carrière temporelle, sous condition comme on va voir, qu’il entretient cette relation d’identité avec lui-même. Nos particuliers ne sont pas des « advenants », à la mode (supposément) héraclitéenne, mais des « continuants ». Cette notion d’identité persistante, d’un à un et le même, est du type tout ou rien. Elle tranche à l’égal d’un couperet. Un particulier n’est pas à peu près ou plus ou moins celui qu’il est, cet être humain, ce chat, cet arbre ou cette sarbacane ; c’est lui ou ce n’est pas lui. Il semble que ce principe serve de soutènement à toute perspective ontologique : un tableau du monde où êtres et choses ne seraient pas identiques à eux-mêmes paraît devoir échapper à l’entendement.

22Il y a ensuite le concept d’identité spécifique. Un particulier n’est pas seulement, et nécessairement, celui qu’il est et qu’il est seul à être ; il est dans le même temps, et non moins nécessairement, ce qu’il est, le représentant d’une espèce d’êtres ou de choses, qualité qu’il partage avec d’autres. En effet, un particulier, cet être humain, ce chat, cet arbre ou cette sarbacane, n’est pas unique en son espèce, donc de son espèce, une espèce à lui seul. Métaphysiquement défendable, l’idée de particulier nu, privé de famille, est épistémiquement insoutenable. Allez donc en connaître ! Nous rangeons, différemment selon nos cultures, nos particuliers dans des espèces naturelles (natural kinds et non species) au sens où nous trouvons naturel de les réunir en vertu de propriétés détenues en commun. « Qui se ressemble s’assemble » semble être la règle pour la constitution de nos espèces, du moins celles qui sont intuitives ici comme ailleurs.

23Identité numérique et spécifique sont indissolublement liées dans notre appréhension du monde. Cette articulation, déjà évoquée par Aristote (« Ce qui est un selon le nombre est aussi un selon l’espèce », Métaphysique, 1016b37), emprunte selon bien des philosophes la forme d’un principe, baptisé « principe de dépendance sortale » de l’identité (David Wiggins). Ce principe détient une dimension existentielle et une dimension épistémique. Une dimension existentielle : la préservation de l’identité spécifique est une condition nécessaire, sinon évidemment suffisante, du maintien de l’identité numérique. Pour demeurer cet être humain, ce chat, cet arbre ou cette sarbacane, encore faut-il rester un être humain, un chat, un arbre ou une sarbacane. Une dimension épistémique : la maîtrise d’un concept d’espèce, ou « sortal », exprimé par un terme général, un nom nombrable, fournit une méthode d’individuation des particuliers tombant sous ce concept. Elle livre, en théorie, les conditions sous lesquelles un particulier de cette espèce continue d’être ce qu’il est, donc celui qu’il est, en énonçant les changements que ce particulier peut, ou même doit, endurer sans perdre son identité et ceux qui la détruisent. Il est trivialement évident que ces conditions d’identité et ces niveaux de changement varient selon les types d’êtres et de choses. Pour comprendre l’obligation d’en passer par les espèces pour accéder aux particuliers, il suffit de constater que nous ne les identifions ni ne les comptons « dans l’absolu » mais bien subsumés sous des concepts d’espèce. Discerner un particulier, ce n’est pas le distinguer de tous les particuliers de la création ! C’est pourquoi, d’ailleurs, les espèces intuitives mobilisées dans les travaux et les jours ne sont pas du type conjonctif (les soit êtres humains soit chats), négatif (les non-sarbacanes) ou disjonctif (les ni chats ni arbres). Leurs représentants seraient noyés au milieu de « semblables » trop dissemblables.

24Bref notre notion de particulier implique celle d’espèce tout comme notre notion d’espèce implique celle de particulier. Pas d’espèces sans spécimens, pas de spécimens sans espèces ! Ainsi fonctionne le schème conceptuel d’identité, constituant l’armature de notre grammaire du même et de l’autre. Cette grammaire pourrait-elle être exclue d’un régime ontologique ?

25Penchons-nous pour en juger sur le régime animique et sur lui seul. Je fais ce choix dans la mesure où il s’agit d’une ontologie située par Descola à l’exact opposé de la nôtre et où, pourtant, il est parvenu à accéder aux particuliers peuplant le monde connu selon cette formule. Je rappelle qu’en terre animique les apparences sont l’unique opérateur de discontinuité. À l’exception tout de même d’êtres privés d’âme, précise-t-il ailleurs [4], la plupart des insectes et des poissons, les animaux de basse-cour et maintes espèces végétales, tous les existants sont dotés de l’intériorité réservée en principe par nous aux humains.

26Regardons ce qu’il en est là-bas des particuliers. Sans surprise, ils sont exactement ceux qu’ils sont : nullement indéterminés, hautement individués. Sur eux tombe sans défaillance le couperet de l’identité numérique. Si d’aventure la livrée humaine ne suffit pas à différencier nettement deux individus, les Achuar recourent au marquage corporel. Les naissances multiples sont redoutées, l’homonymie soigneusement évitée. Bref toute crise d’identité (numérique) est interdite aux particuliers animiques.

27Voyons maintenant ce qu’il en est de l’identité spécifique et donc des espèces animiques. On bascule alors dans un autre monde connu. En effet, Descola écrit ceci : « Les formes sont fixes pour chaque classe d’entités mais variables pour les entités elles-mêmes » (p. 191). Il le répète dans une note où il précise que les formes sont permanentes à l’échelle des espèces mais pas à celle des individus (p. 566). Force est d’en conclure au divorce entre identité numérique et spécifique. Les particuliers ne sont pas mariés à « leurs » espèces. Les existants sont et restent ceux qu’ils sont sans obligation de demeurer ce qu’ils sont. Ce n’est donc que de façon contingente que les particuliers animiques ont le statut de représentants d’espèces. Cet état logique, illogique à nos yeux, procède d’un décret ontologique : tout existant est hic et nunc ce qu’il est, humain, jaguar ou colibri, en fonction de la perspective prise sur lui par un autre existant, sachant qu’à quelques exceptions près, tout existant, sujet à parité avec les autres, est à même de prendre une perspective sur ses frères en intériorité. N’étant pas ce qu’ils sont de leur fait, si je puis dire, mais du fait d’autrui, les particuliers animiques sont privés de domicile spécifique fixe. Ils sont, en somme, ce qu’autrui les fait être.

28Deux remarques sur cette relativisation de l’identité spécifique. Premièrement, l’ontologie animique se caractérise bien moins par l’admission de la métamorphose que par le postulat de l’interchangeabilité des formes. La métamorphose appelle, en effet, un certain ancrage du sujet dans l’espèce de départ et celle d’arrivée : être humain (femme désobéissante) et statue (de sel) dans le cas de la femme de Loth. En terre animique, un être A ne se transforme pas en être B. Tout sujet porte en lui la faculté d’être un A, un B et bien d’autres encore, à la façon d’un Protée l’Égyptien qui ne serait pas l’agent unique de ses mues. L’obligation du pareil au même (spécifique) n’est pas violée ; elle est tout bonnement ignorée, dans son principe du moins.

29Secondement, la question se pose dans ces conditions de savoir si l’ontologie animique tolère la présence active, dans l’arsenal intellectuel, de la notion d’espèce, de ce qui s’appelle (que nous appelons) espèce. Cela pour au moins deux raisons. D’abord, dans une logique de spécification, les particuliers rangés dans une espèce ne peuvent manquer de détenir les propriétés consignées à cette espèce puisque c’est en raison de la détention de ces propriétés qu’ils en sont considérés comme des spécimens. La détermination d’une classe passe par les propriétés de ses membres. L’idée d’espèces dont les représentants ne partageraient pas les attributs définitoires, quels qu’ils soient, va à l’encontre de l’idée même d’espèce. Si les colibris, par exemple, ont le pouvoir de changer de livrée, donc d’espèce, alors que l’espèce des colibris est prisonnière de sa tenue, il est difficile de saisir ce que signifie l’appartenance à une espèce et, par conséquent, en quoi consiste une espèce animique. Ensuite, si les particuliers sont en mesure de revêtir (presque) autant de casaques qu’il y a de points de vue pris sur eux, ils sont les instances d’une « espèce » quasi universelle, dépositaire d’une nature exhibée par la quasi-totalité des existants. La relation entre colibris, par exemple, n’est pas intrinsèquement différente de celle entre humains et jaguars. La notion animique d’espèce, non discriminante, ne procède pas d’un découpage de la réalité : celle-ci n’offre pas de vraies articulations. Les peuples animiques font même l’économie de la répartition des existants dans les catégories ontologiques dont les psychologues du développement ont montré qu’elles organisaient précocement, chez le petit d’homme, le cadre perceptuel et conceptuel grâce auquel il appréhende le monde : l’animé/l’inanimé, l’humain/l’animal/le végétal.

30Il n’en reste pas moins que les peuples animiques trient en espèces. Il ne saurait en être autrement. Les espèces sont ces « bottes de sept lieues » (William James) grâce auxquelles tracer son chemin dans le maquis du multiple. Impossible d’identifier, de généraliser, de prédire ou de rapporter de l’inconnu au connu sans espèces. Et comment prendre pied dans un monde notionnel dépourvu d’espèces ? Or Descola a parfaitement maîtrisé la nomenclature des êtres et des choses achuar. Son succès démontre, s’il le fallait, que l’ontologie animique recoupe quelque part la nôtre. Le schème conceptuel d’identité constitue à l’évidence un point de rencontre. Au demeurant, dans La nature domestique, Descola a documenté la science du concret déployée par les Achuar, servant la soif de savoir plus que le désir de produire. C’est ainsi qu’ils distinguent 600 espèces animales dont 33 de papillons ou 42 de fourmis. D’où la contradiction apparente : en épargnant aux particuliers la réclusion à vie dans les espèces, l’ontologie animique sape le principe même de la spécification mais les dépositaires de cette formule classent leurs particuliers, et plus qu’il ne serait nécessaire.

31Pour la lever, on pourrait imaginer que les Achuar aient deux ontologies, l’une mobilisée dans la vie quotidienne, l’autre cantonnée dans la sphère spéculative. La première, satisfaisant l’exigence de mise en ordre de la réalité, conférerait aux existants la position de spécimens. Cette ontologie-ci coïnciderait avec la nôtre, universelle selon le métaphysicien descriptif et le psychologue expérimental. La seconde procéderait d’interrogations sur le statut et le destin des existants. Elle annulerait au bout du compte et par décret réfléchi les frontières disposées entre espèces. Cette ontologie-là porterait une signature culturelle. Descola récuse fermement cette hypothèse d’une dualité de régime ontologique.

32Peut-être faudrait-il formuler les choses autrement. C’est entendu : les Achuar n’ont pas deux ontologies, mises en balance, en concurrence. Est-ce à dire qu’ils en auraient une, et une seule, sous les aspects d’un corpus unifié et cohérent de propositions ? Que ce soit dans La nature domestique ou dans Par-delà nature et culture, Descola souligne qu’un tel corpus, charpentant leur tableau du monde, est introuvable chez les Achuar. Il l’est tout autant chez nous ou ailleurs encore. Les seules ontologies présentant ce caractère sont celles introduites dans l’activité scientifique, présupposées par les versions théoriques du monde (et nullement vouées à se recouvrir d’un domaine de recherche à l’autre).

33Si l’on admet, outre le fait que les hommes n’ont pas une ontologie, (i) qu’ils ne détiennent pas une ontologie comme ils détiennent une nationalité ou des biens au soleil, (ii) qu’ils ne sont pas au clair avec leurs imputations d’existence et de mode d’être, (iii) que le concept d’ontologie est un médiocre concept d’espèce, aussi peu individuatif que son frère jumeau, celui de cosmologie, on préférera parler d’engagements ontologiques composant un patchwork dont nul ne saurait dresser l’inventaire, à jamais inachevé.

34Hasardons que ces engagements sont probablement de deux sortes. D’un côté, il y aurait ceux relevant d’une ontologie dite naïve ou de sens commun, enchâssée dans les usages ordinaires d’un langage conceptuel et d’une langue naturelle. Ils s’exprimeraient sous la forme de croyances intuitives et le plus souvent tacites. Les croyances « perceptuelles » en seraient le prototype. De l’autre, il y aurait les engagements s’inscrivant dans une ontologie à caractère culturellement raisonné, théorique si l’on veut car franchissant les frontières du concret, des « perceptions courantes » (Thomas Kuhn) ou des « interprétations naturelles » (Paul Feyerabend). Ils se couleraient dans des croyances réflexives.

35Les croyances intuitives tendent à passer inaperçues de l’enquêteur ; c’est qu’il tend à les partager. Ce sont celles que le métaphysicien descriptif s’efforce de dégager, au moyen de l’analyse sémantique et de l’outil logique. En revanche, les croyances réflexives déclenchent le signal d’attention de l’enquêteur, pour cause d’altérité culturelle. Elles appellent, pour leur part, l’interprétation.

36Ontologie naïve et théorique ne s’affrontent pas normalement à découvert. Descola a raison, sans nul doute, d’affirmer que l’animal ne change pas de mode d’être selon qu’il est visé par l’arme du chasseur achuar, représentant d’une espèce comestible, ou par sa pensée spéculative, être à l’identité spécifique incertaine. Notons toutefois qu’il évoque, dans La nature domestique, les cas, pas si rares, où, dans la chasse, la pratique effective bouscule la « norme affichée ».

37Je ne crois pas attenter aux pouvoirs du génie culturel en assignant aux quatre régimes ontologiques distingués par Descola des fondations partagées consistant en une conception de sens commun des êtres et des choses, leur fixant leurs conditions d’identité. Ces quatre « sciences du monde » sont des versions théorisées de la manière dont les groupes humains schématisent leur expérience.

38Au reste, les hommes font bien davantage corps avec leurs croyances réflexives qu’avec leurs certitudes instinctives…

Notes

  • [1]
    Descola P., 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
  • [2]
    Newton-Smith W., 1988, Relativism and the possibility of interpretation, in Martin H. & Steven L. (eds), Rationality and Relativism, Oxford, Basil Blackwell : 106-123.
  • [3]
    J’ai développé ailleurs le raisonnement sommairement présenté ici (Lenclud G., 2013, L’universalisme ou le pari de la raison, Paris, Hautes Études, Gallimard/Seuil).
  • [4]
    Descola P., 1986, La nature domestique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
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