Couverture de RPRE_190

Article de revue

Trimestrielles

Pages 109 à 142

Notes

  • [1]
    Stuart Hall et Richard Hoggart, ces deux figures majeures de la pensée critique britannique, viennent de mourir début 2014, à quelques semaines d’intervalle.
  • [2]
    Signalons que le Seuil (coll. Sources du savoir) a publié, l’an dernier, la traduction, par Thierry Hoquet, de la première édition de l’Origine des espèces, ouvrage également précieux (NDLR).
  • [3]
    Chapitre traduit en 1998 dans la revue Multitudes : http://multitudes.samizdat.net/L-idee-d-excellence
  • [4]
    De l’Université de Haute Alsace Mulhouse-Colmar, chercheur au CRESAT (Centre de Recherches sur les Économies, les Sociétés et les Arts).
  • [5]
    Mais, si Zahra Tared a soutenu en 1987 à l’université de Metz sous la direction d’Alfred Wahl, une thèse sur la guerre d’Algérie en Lorraine, elle n’a jamais été publiée.
  • [6]
    N’apparaissent guère dans le livre ni les calvinistes du Haut Rhin ni les luthériens de Basse Alsace.
  • [7]
    Association Fédérative Générale des Étudiants de Strasbourg
  • [8]
    Respectivement Société alsacienne de constructions mécaniques, Comité d’action sociale nord-africaine du Haut-Rhin, Office national de la construction et de la reconstruction.
  • [9]
    Saint Denis, Bouchène, 2013, LXVI-700 p.
  • [10]
    Histoire de la presse indigène en Algérie. Des origines jusqu’en 1930, Alger : ENAL, 1983, 410 p.
  • [11]
    La presse dans le département de Constantine (1870-1918), thèse dirigée par Jean-Louis Miège ; Université de Provence, 1982, 4 vol., [s. n.], 2562 p.
  • [12]
    Savants, conseillers, médiateurs : les arabisants et la France coloniale (vers 1830-vers 1930), (thèse, dirigée par Daniel Rivet, soutenue en 2008 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Lille, ANRT, 2009.
  • [13]
    Paris, PUF, 1964, 632 p. (réédit., 1979 et 1986).
  • [14]
    De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération (1954), ibid., 1979, 643 p.
  • [15]
    Cf. Claude Bellanger, Histoire générale de la presse française. De 1940 à 1968, t. IV, PUF, 1975.
  • [16]
    Centre des Archives d’Outre-mer.
  • [17]
    Centre des Archives Contemporaines.
  • [18]
    Centre historique des Archives nationales.
  • [19]
    Société nationale des Entreprises de presse.
  • [20]
    La perspective comme forme symbolique : et autres essais ; traduction sous la direction de Guy Ballangé, précédés de la question de la perspective par Marisa Dalai Emiliani, Paris : Éd. de Minuit, 1975 ; plusieurs rééd. successives.
  • [21]
    Né à Mascara (Algérie) en 1935, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé d’allemand, ancien maître de conférence hors classe (université de Rouen), collaborateur et conseiller scientifique du CCI (Centre de Création Industrielle, un des départements du Centre Georges Pompidou) de 1978 à 1998, traducteur de nombreux livres, entre autres de Heinrich Wölfflin, Renaissance und Barock, sous le titre : Renaissance et baroque; présentation de Bernard Teyssèdre, Paris, le Livre de Poche, 1961 (plusieurs rééd. successives), de Sigfried Giedion, Construire en France, en fer, en béton, Paris, Éd. de la Villette, 2000 et de Emil Kaufmann, De Ledoux à Le Corbusier, Paris, Éd. de la Villette, 2002 ; auteur, avec Ruth Ballangé, de Des jardiniers, hors la ville, dans la cité ? Paris : Éd. du Linteau, 1999 (publ. à l’occasion de l’exposition présentée à l’Institut français de Leipzig en 1999). Il met la dernière main à un roman sur la colonisation en Oranie, vue et jugée par une républicaine qui a dû fuir Collioure à l’été 1851.

Science

Jean-Louis Lavallard

Fukushima, le bilan

1Le 11 mars 2011 à 14 h 46, un tremblement de terre suivi d’un tsunami ravageait la côte du Japon. Près de 20 000 morts, des centaines de milliers de sans abris en résultaient. Mais ce que la communauté internationale a surtout retenu, c’est la catastrophe nucléaire de la centrale de Fukushima. Un peu plus de trois ans après, il est devenu possible de reconstituer la chronologie des événements et de dresser un bilan.

2La centrale a reçu la secousse sismique et y a bien résisté, malgré l’intensité extrême du tremblement de terre, plus de 9 sur l’échelle de Richter. Les Japonais sont devenus maîtres dans les constructions antisismiques. Or le tremblement de terre a généré une vague gigantesque d’une dizaine de mètres de haut. C’est elle qui a ravagé la côte sur une profondeur de plusieurs kilomètres. Elle a en particulier noyé l’alimentation électrique extérieure de la centrale. Cette alimentation électrique qui avait été mise automatiquement à l’arrêt, mais qui a continué à dégager de la chaleur à cause de la radioactivité résiduelle, a été immédiatement remplacée par les générateurs électriques de secours. Mais ceux-ci ont été rapidement mis hors service par l’eau. Les pompes de refroidissement ont alors été alimentées par les batteries de secours. Peu de temps après, elles ont été noyées. Il n’y avait plus du tout d’électricité, et même le tableau de commande de la centrale, en étant privé, ne fonctionnait plus. Il a fallu alors avoir recours au bricolage. Une batterie de voiture trouvée dans une pièce voisine a permis d’alimenter le tableau de bord et de remettre en fonctionnement le tableau de commande. Les appareils indiquaient que la température et la pression de la vapeur d’eau dans l’enceinte de confinement étaient élevées mais n’atteignaient pas le seuil critique où l’enceinte craquait et où la radioactivité pouvait s’échapper dans l’atmosphère, comme à Tchernobyl.

3Il restait encore une possibilité de refroidir le cœur sans utiliser les pompes, donc sans avoir besoin d’alimentation électrique. Il était prévu que, dans ces conditions, la vapeur d’eau de l’enceinte de confinement pouvait être envoyée dans des condenseurs extérieurs, où elle pouvait se refroidir, se condenser en liquide et retourner dans l’enceinte de confinement pour refroidir à nouveau le cœur. Le tout se faisant en circuit fermé, nulle radioactivité ne devait sortir du système. Et c’est là qu’une erreur humaine a eu lieu. L’ouverture du circuit du condenseur devait se faire à la main, puisqu’il n’y avait plus d’électricité. Il suffisait de tourner une manette. Cela n’a pas été fait. La pression de la vapeur d’eau montait dans l’enceinte de confinement au risque de la faire éclater. Les opérateurs ont pris l’excellente décision de laisser une partie de la vapeur sortir à l’air libre. Cela a suffi pour faire baisser la pression et l’enceinte de confinement est restée intacte. Le pire a ainsi été évité.

4Le problème a été que la vapeur d’eau issue de l’enceinte de confinement était chargée de radioactivité. Une quantité limitée mais notable d’atomes radioactifs s’est en conséquence déposée sur une bande de sol de 50 km de long et 20 km de large dans la direction du jet de vapeur. Cette zone contaminée est encore aujourd’hui interdite. Elle n’est pas dévastée comme par une bombe. Elle parait parfaitement normale, mais quand on s’y rend avec un compteur, il crépite.

5Pourquoi est-elle interdite ? Parce que les seuils légaux de radioactivité y sont dépassés. Ces seuils sont assez arbitraires. Pour comprendre comment ils sont fixés, il suffit de connaître les mécanismes qui rendent la radioactivité dangereuse. Un atome radioactif émet une particule quand il se désintègre. Il reste ensuite soit un atome également radioactif qui émettra à son tour une particule ou le plus souvent un atome stable. La vitesse avec laquelle les atomes se désintègrent dépend du type d’atome. Certains se désintègrent vite (en quelques minutes ou quelques jours), d’autres ont une durée de vie beaucoup plus longue, des années, des siècles, des millénaires et même encore bien plus. C’est la particule issue de la désintégration qui est dangereuse. Elle abîme la cellule qu’elle traverse et peut casser l’ADN. Des mécanismes de réparation de l’ADN interviennent alors. Et, par malchance, il peut arriver que la réparation se fasse mal et que la cellule devienne cancéreuse. Cela est très rare et arrive de manière aléatoire. Plus on est irradié plus la probabilité qu’un cancer apparaisse devient grande.

6Il existe une radioactivité naturelle à laquelle chacun est soumis. Le niveau de radioactivité naturelle est variable d’un lieu à un autre et dépend de la nature du sol. Elle est, par exemple, particulièrement élevée en Bretagne à cause du granit. L’administration a fixé arbitrairement le niveau de radioactivité autorisé à 20 mSv qui est un ordre de grandeur correspondant à la radioactivité naturelle. C’est un seuil légal et non un seuil scientifique. Séjourner pendant une journée dans un lieu où la radioactivité est dix fois plus forte n’est nullement dangereux. Cela est équivalent, du point de vue de l’irradiation, à avoir vécu dix jours de plus. Aussi peut-on actuellement sans réel danger aller en excursion organisée visiter les alentours de la centrale de Tchernobyl ! Et aujourd’hui de nombreux ouvriers travaillent au pied de la centrale de Fukushima pour finir de la nettoyer. Le niveau de radioactivité y est notablement plus élevé que les 20 mSv, mais pas réellement dangereux si on n’y reste pas trop longtemps.

7La désintégration des atomes radioactifs conduisant à des atomes stables, le niveau de radioactivité baisse avec le temps. C’est ainsi que, prochainement, la moitié de la bande terre actuellement interdite derrière la centrale de Fukushima pour un séjour permanent devrait devenir autorisée.

8Le niveau de radioactivité étant particulièrement grand dans les premières heures du rejet, la population la plus proche du site a-t-elle souffert pendant la période initiale ? C’est difficile à dire. Pendant les deux ou trois premiers jours, l’iode radioactif est le plus dangereux. C’est un atome à vie courte mais qui a l’inconvénient de se fixer sur la thyroïde donc d’y faire des dégâts. Un assez grand nombre de cancers de la thyroïde a été constaté autour de Tchernobyl. Une polémique existe pour savoir s’il y a eu une augmentation de ce type de cancer autour de Fukushima. Si c’est le cas, leur nombre est très faible. Autour de Tchernobyl, il y avait une carence naturelle en iode. Les thyroïdes des habitants proches de la centrale ont donc absorbé beaucoup d’iode radioactif, provoquant beaucoup de cancers. Ce n’est pas le cas autour de Fukushima, où les thyroïdes des habitants contenant déjà beaucoup d’iode n’ont pas absorbé beaucoup d’iode radioactif, la place étant déjà prise (on donne aux travailleurs du nucléaire des pastilles d’iode à avaler pour saturer leur thyroïde en iode normal). Y a-t-il eu une augmentation du nombre de cancers de la thyroïde autour de Fukushima du fait de l’accident nucléaire ? Les écologistes l’affirment car leur occurrence actuelle est un peu plus élevée que la normale. Mais les scientifiques n’en sont pas sûrs. Le taux actuel reste dans la fourchette des fluctuations statistiques habituelles.

9Il n’est pas inutile de signaler que les deux accidents nucléaires qui ont conduit à l’envoi de matière radioactive en dehors d’une centrale sont le résultat d’erreurs humaines, la plus grave étant celle de Tchernobyl où, imprudemment, les opérateurs ont voulu tester le comportement du réacteur hors des limites des conditions de sécurité.

10La production d’électricité par les centrales nucléaires produit des matières radioactives dangereuses. Mais en fonctionnement normal, ces produits restent confinés dans les installations. Il n’y a donc aucune pollution. De plus, si accidentellement, des matières radioactives s’échappent, leur présence est très facilement repérée grâce aux compteurs Geiger. Les écologistes devraient donc être de vigoureux partisans de l’électricité nucléaire. Or c’est tout le contraire. Le fait que toute pollution radioactive est immédiatement repérée joue contre la production d’électricité nucléaire. Imaginons ce qui serait arrivé si, à Fukushima, les fuites de produits radioactif n’avaient pas été décelées. Les populations seraient restées sur place et irradiées. Le nombre de cancers aurait augmenté ainsi que la mortalité, mais pas au point d’inquiéter. Ce n’est qu’après plusieurs dizaines d’années que l’on aurait constaté une augmentation statistique de la mortalité. Et il est probable que l’on n’aurait pas su en trouver la cause. La mesure de la radioactivité aux alentours de la centrale n’aurait rien décelé d’anormal à ce moment car elle serait retombée à un niveau ordinaire. Il serait arrivé à la pollution radioactive ce qui arrive pour la plupart des pollutions chimiques qui sont le plus souvent ignorées.

11La peur largement inconsidérée de la pollution radioactive conduit parfois à des mesures inadaptées. Après Fukushima, l’Allemagne a décidé d’arrêter ses centrales nucléaires et d’utiliser d’autres moyens de production de l’électricité et, en particulier, de brûler du charbon. C’est là une politique de Gribouille. L’Allemagne a troqué l’éventualité faible d’une pollution radioactive contre la certitude d’une pollution par les produits de combustion du charbon qui sont des polluants connus, non seulement sous la forme de gaz carbonique mais surtout sous celle, beaucoup plus inquiétante, des produits de combustion des impuretés : il n’y a pas que du carbone dans le charbon. Pire encore, elle n’a pas diminué le risque de pollution radioactive. Dans les centrales arrêtées subsistent les matières radioactives produites au cours des utilisations précédentes. Elles restent des sources de pollution potentielle. Ce qui a été décidé, c’est seulement de ne pas ajouter de nouveaux déchets radioactifs. A terme, l’Allemagne devra continuer à utiliser la combustion du charbon (ou du gaz) pour la production de son électricité, les énergies renouvelables (éoliennes et panneaux solaires), ayant une production aléatoire, devant être complétées par des sources plus stables.

12A quoi est due cette phobie du nucléaire ? Certainement au lien avec la fabrication et l’utilisation éventuelle des armes nucléaires. Ce lien existe réellement. Les centrales nucléaires actuelles utilisent de l’uranium faiblement enrichi. Or la technique d’enrichissement est la même que l’on veuille obtenir de l’uranium faiblement enrichi pour les centrales ou de l’uranium très enrichi pour faire une bombe. Par ailleurs, parmi les déchets radioactifs produits par les centrales nucléaires, il y a le plutonium qui peut lui aussi être employé pour faire une bombe atomique. Le problème politique posé actuellement par l’Iran illustre cette problématique qui n’est nullement résolue par l’arrêt de centrales nucléaires existantes ou le refus d’en construire de nouvelles.

13Le résultat le plus immédiat de la pression exercée par les écologistes contre l’utilisation de centrales nucléaires est d’obliger leurs concepteurs à prendre un luxe de précautions pour éviter toute fuite radioactive. En conséquence, la construction de nouvelles centrales prend du retard et leur coût est fortement augmenté (peut-être presque doublé). Le prix de vente de l’électricité qu’elles produiront sera donc plus élevé, mais encore très inférieur à celui de l’électricité fournie par les énergies renouvelables (dont l’influence à terme sur la pollution n’a pas été sérieusement évaluée : que ferons-nous des panneaux solaires arrivés en fin de vie ?

14Pour plus d’information, consulter le site de l’IRSN (NDLR).

Cinéma

Michelle Lannuzel

Heimat

15Allemagne/France. 2013. I. Chronique d’un rêve. II. L’Exode. Réal. : Edgar Reitz. Scén. : E. Reitz et G. Heidenreich.

16Avec : Jan Dieter Schneider (Jakob Simon), Antonia Bill (Jettchen), Maximilien Scheidt (Gustav Simon), Marita Breuer (Margret Simon), Rüdiger Kriese (Johann Simon), Mélanie Fouché (Lena), Philine Lembeck (Florinchen), Martin Haberscheidt (Fürchtegott).

17Edgar Reitz est le créateur d’une œuvre cinématographique unique à laquelle il a consacré sa vie. Pendant vingt ans, de 1984 à 2004, trois séries télévisées, Heimat 1, 2 et 3, relatent la vie de la famille Simon dans le village de Schabbach, de 1919 à 2000. Primées deux fois à la Mostra de Venise, ces chroniques ont obtenu un immense succès public.

18Les deux parties du film de 2013 nous plongent dans le passé des Simon, de 1842 à 1844, au moment où, dans le Hunsrück, ancien département napoléonien de Rhin-et-Moselle, puis propriété de la Prusse, les paysans et les artisans fuient la misère et le froid et s’embarquent pour le Brésil. Ils répondent ainsi aux volontés de l’Empereur brésilien qui a envoyé des recruteurs sillonner les villages et les tavernes pour peupler un pays encore peu développé. C’est ainsi que 80 % des habitants du Hunsrück ont quitté leur pays, et que, encore aujourd’hui, dans la région de Porto Alegre, deux millions de personnes parlent le dialecte du Hunsrück, « dix fois plus qu’en Allemagne ! », s’amuse E. Reitz. Si le thème de l’émigration irrigue le film, ce n’est pas seulement un retour dans le passé, mais une manière de relier le passé au présent et c’est là toute sa force. Ainsi, dit-il, « ce qui m’a séduit dans cette histoire d’immigration au xixe siècle, c’est que nous vivons toujours en 2013 dans un monde de migration. Elle s’est juste inversée. » Il parvient aussi à partir d’une seule famille dans un petit village à relier le particulier à l’universel.

19Heimat, mot intraduisible, désigne l’endroit où on est né, la terre natale, mais selon E. Reitz, « il est chargé de sens additionnels, surtout émotionnels : le pays où l’on se sent chez soi, mais qu’on a dû quitter. C’est lié alors à une certaine nostalgie. » Il dit avoir hésité à l’employer, le mot ayant été instrumentalisé par la propagande nazie, mais il a pensé que son œuvre pourrait lui rendre sa valeur perdue.

20Le premier épisode s’ouvre sur un immense plan d’ensemble où un cortège de chariots emporte des émigrants pour un voyage sans retour. Puis nous entrons dans le village et devant la maison où vit la famille Simon. Il y a Johann, le père, forgeron, la mère, Margret et trois enfants. Lena, la fille aînée, a été chassée par le père après son mariage avec un catholique. L’un des fils, Gustav, est soldat dans l’armée prussienne. Reste le fils cadet, Jakob, que l’on découvre étalé par terre de tout son long, un livre ouvert près de lui. C’est Johann qui l’a ainsi sorti de la maison, parce que ce maudit garçon ne fait que lire. On peut penser à Julien Sorel, lui aussi brutalisé par son père au début du Rouge et le Noir. Mais ce n’est pas l’ambition qui habite Jakob, c’est le rêve d’un ailleurs qu’il situe dans le Nouveau Monde. Il fait partie de cette nouvelle génération alphabétisée par le régime prussien. Il écrit son journal la nuit à la lueur de la bougie, a appris plusieurs langues, dont des langues indiennes, et écoute, fasciné, le baratin des recruteurs dans la taverne du village. Il partage ses aspirations avec la jolie Jettchen et lui apprend des mots indiens. Mais Gustav va revenir du service militaire, et le cours de la vie va changer.

21Le journal de Jakob, en voix off, ajoute aux éléments de la chronique un point de vue subjectif essentiel, dominé par ce sentiment du « Sehnsucht », imparfaitement traduit par le mot « rêve », et qui évoque à la fois la nostalgie et le désir de quelque chose d’irréalisé.

22Autour de Jakob, l’élément clé de la narration, il y a la famille, le village, dont on suit les épreuves pendant ces trois années où la misère, le froid, les exactions des puissants, déciment les habitants et les poussent à l’exil. Ce village inventé – en fait celui réel de Gehlweiler –, E. Reitz est parvenu à le rendre présent « au sens cinématographique du mot ». Les destins des uns et des autres s’entrecroisent habilement avec les joies et les souffrances, les rivalités et les amours, les affrontements et les solidarités. On sent le réalisateur en empathie avec ses personnages qui travaillent la terre, ferrent les chevaux, tentent de survivre à la faim, au froid, et à la mort, « cet hôte blafard », qui tue en un jour sept petits enfants. Il les montre aussi heureux de participer à la fête du village ou à la Journée de la confiture, et capables de s’insurger contre les diktats du gouverneur. Tous les personnages sont dessinés avec soin : la grand-mère, témoin muet et indestructible ; l’oncle, complice de Jakob, arpentant les champs en fredonnant des airs français républicains ; Lena, la fille rejetée, qui revient courageusement présenter son enfant au père ; ce père, dur au travail et dur avec les siens, mais capable d’un geste de tendresse pour sa femme, et habité par le fol espoir de découvrir un trésor caché dans des ruines, lequel empêcherait peut-être le départ de ses enfants pour le Brésil ; la mère, aimante et lumineuse, de plus en plus épuisée par le travail et les privations, et qui égrène un à un les noms de tous ses enfants morts ; le mystérieux Fürchtegott (Crains Dieu), muré dans le silence et ses ténèbres intérieurs, qui se pend lors du mariage de Jettchen, sa fille bien-aimée. Son rôle est important, puisque c’est lui qui a offert à Jettchen une agate qui va passer de main en main selon les amitiés et les amours, jusqu’à la fin du récit où Jettchen va l’enfouir dans la tombe de sa petite fille morte avant son départ pour le Brésil. Jamais de manichéisme dans le regard de Reitz, ni d’étroitesse. Ainsi la rivalité de Jakob et Gustav les mène à une rude bagarre, mais n’empêchera pas leur entente pour la construction d’une machine à vapeur. De même, la rigidité des mœurs traditionnelles est battue en brèche par Jettchen et Florinchen dévalant toutes nues la colline, ou encore par Jettchen se donnant à Jakob dans le cimetière la veille de son départ.

23C’est Jakob qui porte la narration jusqu’à son dénouement. Certes exceptionnel dans ce monde paysan, il incarne les aspirations de la jeunesse influencée par les Lumières, au sein d’une société obscurantiste et impitoyable aux plus faibles. On le voit ainsi prêt à rejoindre le radeau des jeunes étudiants qui descendent le Rhin en criant « Vive la liberté de la République ! » et manifester pendant la fête du village contre les sbires du pouvoir en scandant le même mot de Liberté, ce qui lui vaudra d’être emprisonné. E. Reitz a voulu faire revivre ces années où l’idée de l’émancipation individuelle et collective s’emparait des esprits et se dressait contre l’Église et les autorités « qui avaient constamment inculqué l’humilité et la soumission ». Son Jakob, superbement incarné par Jan Dieter Schneider, porte en lui la force et la fragilité d’un héros romantique : la volonté d’apprendre et de comprendre, le goût de la littérature et de la science, la permanence d’un amour contrarié, et surtout le désir d’un ailleurs qui restera inassouvi. Lui qui apprend à son ami Franz l’itinéraire d’un voyage aux Amériques, qui parle un idiome indien, qui semble préparer son exil, il ne partira pas. Son Paradis reste intact. Les émigrés, eux, ne verront pas d’Indiens… On peut comprendre alors son attitude surprenante devant le grand savant explorateur Humboldt – joué par Werner Herzog – venu lui rendre hommage : il s’enfuit à grandes enjambées dans les bois, comme si son renoncement était menacé. Le goût de la nature est aussi une dimension de son être. Debout sur un rocher, ou couché sur une pierre que dominent de grands arbres, il semble en communion avec le monde.

24La mise en scène est admirable. Les paysages sont construits comme des tableaux, avec une profondeur de champ grandiose ; mais la caméra saisit aussi toute l’intensité des visages en gros plans, se glisse dans l’intérieur des demeures, s’attarde sur les outils et les machines. Le Noir et Blanc est somptueux, rendu par une caméra numérique qui accentue les contrastes entre l’ombre et la lumière. Ces oppositions entre la blancheur mortifère de la neige et les silhouettes noires des villageois endeuillés, entre l’obscurité des intérieurs et la flamme d’une chandelle, révèlent la terrible misère de ces paysans. Quelques touches de couleur apparaissent : un louis d’or, l’agate mordorée, le fer rougi au feu de la forge, le bleu des fleurs de lin, le vert d’une couronne de baptême…, à chaque fois signes de générosité, d’amour ou de poésie, que la magie du cinéma rend visibles.

25« J’ai créé un objet qui n’a pas de fin, qui peut progresser indéfiniment, en ayant adopté un style narratif économe en ressorts dramatiques », a déclaré E. Reitz. D’autres Heimat à venir ?

Aimer, boire et chanter

26France. 2013. Réal. Alain Resnais. Scen. : Laurent Herbiet, Alex Reval (pseudonyme de Resnais ?).

27Avec : Sabine Azema (Kathryn), Sandrine Kiberlain (Monica), Caroline Silhol (Tamara), André Dussollier (Siméon), Hippolyte Girardot (Colin), Michel Vuillermoz (Jack).

28Ours d’argent à la Berlinale de 2014, et prix Fipresci décerné par la presse internationale.

29Quand on sait que la distinction donnée à Berlin est réservée à « un film qui ouvre de nouvelles perspectives cinématographiques », on ne peut qu’être partagé entre le bonheur de voir un tel témoignage de jeunesse et la mélancolie de savoir que c’est l’ultime cadeau que Resnais nous a offert. Même si la tentation est grande de rappeler le fabuleux itinéraire de ce créateur, je voudrais m’en tenir à ce seul film et ne pas le considérer comme testamentaire, d’autant que Resnais préparait un nouveau long métrage avant sa disparition.

30Pourtant, l’affiche du film, dessinée par Blutch, laisse pensif. On y voit six personnages sur fond de ciel bleu, surmontés par une sorte d’ange sans ailes, en complet veston, aux bras écartés, la tête dans les nuages… Vous n’avez encore rien vu, nous prévenait Resnais avec le titre de son film de 2012, avec cette légèreté malicieuse que l’on retrouve dans le titre de son dernier film, tiré de la célèbre valse de Strauss. C’est la troisième adaptation qu’il a réalisée – après Smoking / No Smoking et Cœurs – d’une pièce du dramaturge anglais Alan Ackbourn, Life of Riley. Dans la campagne verdoyante du Yorkshire, on découvre trois couples : Colin, médecin, et sa femme Kathryn ; Jack, homme d’affaires et son épouse Tamara ; un peu à l’écart, Monica, compagne du fermier Simeon. Alors que Colin, Kathryn et Tamara se préparent à un spectacle de théâtre amateur, ils apprennent que leur ami commun, George, ex-mari de Monica, est atteint d’un cancer foudroyant et qu’il n’a plus que quelques semaines à vivre. Ce George, qu’on ne verra jamais à l’écran, va déclencher chez ces couples, un peu cabossés par la routine de leur vie, une série de remises en cause, de rebondissements, de quiproquos loufoques, en rupture avec l’annonce tragique de sa disparition prochaine.

31Dans un entretien avec Jean-Luc Douin – reproduit dans le livre qu’il lui a consacré – Resnais s’explique : « Le naturel, c’est le désordre. J’aime l’irrationnel, l’imprévu, les surprises. C’est pour cela que je ne cherche pas des intrigues mais des constructions, des structures. » Voilà ce qui peut déconcerter le spectateur, à qui Resnais semble dire « Voulez-vous jouer avec moi ? ». Foin de la crédibilité réaliste, comme on le découvrait déjà dans L’Année dernière à Marienbad, au parti pris anti-narratif, dont il disait : « Je rêvais d’un film dont on ne saurait quelle est la première bobine ». Même jeu dans Smoking / No Smoking, avec les « ou bien » qui ouvrent les multiples possibilités du récit. Dans son dernier film, la narration erre entre les déclarations contradictoires des trois femmes au sujet de leur relation avec George. Les séquences se suivent avec des changements de vitesse abrupts, un rythme déréglé que souligne en contrepoint l’obsession de Colin pour les horloges. On passe sans cesse de l’émotion à la légèreté, du sérieux à la dérision, sous le regard inattendu de la taupe – connue pour sa myopie… – à la fin du premier acte.

32Car le film est construit en actes comme au théâtre. Là aussi, Resnais fait éclater les genres. Depuis Mélo, il introduit la dramaturgie théâtrale dans ses expériences cinématographiques, non pas en sortant l’intrigue théâtrale dans un réel filmé, mais en gardant l’artificialité de la scène. Ainsi, pas de quatrième mur, le cadrage est frontal, c’est le point de vue du spectateur à l’orchestre. Si des travellings réalistes répétés montrent une route du Yorkshire, ils sont tout de suite suivis par les dessins de Blutch, puis leur recréation faite par Jacques Saulnier, le fidèle décorateur. L’artifice est total pour les décors : tout est faux, arbres, pelouse, fleurs ; les murs, et même l’horizon, sont représentés par des bandes de tissus – les pandrillons qu’on utilise dans les coulisses des théâtres –, ce qui exclut toute profondeur de champ. De même, les dialogues ont quelque chose de décalé. L’échange entre Colin et Kathryn, au début du film, parait bizarrement affecté, jusqu’à qu’on comprenne qu’ils répètent une scène de leur pièce. Resnais fait ainsi le pari de bousculer les certitudes du spectateur sur ce qu’il voit et entend, de lui faire admettre l’introduction inopinée d’une porte-fenêtre devant Jack et Monica, la disparition du décor derrière un personnage vu en gros plan, ou encore l’ombre qui descend sur le groupe des amis portant un toast à George. Tous ces jeux, cette mise en abyme du théâtre dans le cinéma, cet usage du faux pour atteindre le vrai, n’est-ce pas la marque de Resnais, qui n’a jamais cessé d’explorer les infinies possibilités de l’art cinématographique capable de se nourrir de tous les autres ?

33Ce dispositif a aussi le mérite de mettre en relief les personnages et les acteurs qui les incarnent. On reconnaît la troupe fidèle de Resnais, à laquelle s’est adjointe Sandrine Kiberlain. On sait que Resnais demandait à ses acteurs d’écrire la biographie de leurs personnages, et de leur donner ainsi chair et épaisseur. Ces couples se sont assoupis avec le temps et, comme l’a dit justement Caroline Silhol : « George réinsuffle le désir chez ces personnages qui l’avaient oublié. Il transforme leurs vies avec cette course folle qui nous faisait tant rire quand nous répétions. »

34Reste la question : Qui est George ? Les réponses sont multiples, sans doute. Dans Vous n’avez encore rien vu, trois générations de comédiens se réunissent autour de l’œuvre d’un dramaturge mort et vont jouer sa pièce dans une triple mise en abyme du jeu théâtral au sein du film. Cet auteur ressuscite à la fin… ce qui n’est pas le cas de George. S’il faut se garder de projeter a posteriori l’ombre de la mort de Resnais sur ce personnage, il est difficile de ne pas y voir un avatar du cinéaste, comme le metteur en scène naturellement invisible de tout spectacle, mais essentiel. Ainsi George a projeté un voyage à Ténériffe, et les trois femmes se disputent le privilège de l’accompagner. Il est fort possible qu’il l’ait proposé à chacune, à la manière de Don Juan, comme un jeu un peu cruel, une façon de s’amuser de leurs affrontements, de susciter aussi des réactions chez leurs compagnons et en fin de compte de rapprocher les couples en déshérence. C’est un peu le rôle du metteur en scène qui propose un rôle, et c’est aussi un formidable pied-de-nez à la mort, puisqu’il insuffle un élan nouveau aux vivants.

35La mort n’est pas un thème nouveau chez Resnais, elle est présente dans toutes ses œuvres, graves ou enjouées. Une dernière surprise surviendra à la fin, lorsque tous seront réunis autour du cercueil de George. Et l’oraison funèbre célèbre « un homme joyeux dans un monde dépourvu de joie », alors qu’on entend la valse de Strauss : « Sachons aimer, boire et chanter / C’est notre raison d’exister… ». Suprême élégance d’un créateur mêlant joie de vivre et tragédie de la condition humaine.

Charulata

36Inde. 1964. Réal. et scénar. Satyajit Ray, d’après une nouvelle de Rabindranath Tagore.

37Avec : Madahbi Mukherjee (Charulata), Soumitra Chatterjee (Amal), Sailen Mukherjee (Bhupati).

38Ours d’argent à Berlin en 1965. Sélectionné en 2013 à Cannes, dans la série Classics.

39Certes, il ne s’agit pas d’une œuvre récente, mais l’actualité nous permet de (re)découvrir sur les écrans français ce film et deux autres, Le Dieu Eléphant et Le Lâche, en version restaurée, de ce grand réalisateur bengali un peu sombré dans l’oubli, depuis la déferlante des films populaires « bollywoodiens ». Héritier d’une grande famille aristocratique de Calcutta, conteur, peintre, compositeur – à partir de 1961 il a composé toutes les musiques de ses films –, fin lettré, il a marqué de son empreinte tout le cinéma indien et international du xxe siècle. Son œuvre est tout entière traversée par une double inspiration : la peinture d’un monde traditionnel riche et raffiné, dont il perçoit le déclin, et ses prises de position humanistes, proches des communistes du Bengale, qui l’amènent à s’élever contre le système des castes, le fanatisme religieux, la corruption des puissants, la misère du peuple, et enfin la subordination de la femme, comme en témoigne Charulata.

40La trame du film est simple : à Calcutta, dans les années 1880, Bhupati, homme fortuné, consacre son temps et son argent à l’édition d’un journal politique La Sentinelle. Conscient de la solitude de sa femme, Charulata, il demande à son jeune frère, Amal, poète dilettante, de l’encourager à écrire. Entre ces deux êtres vont naître une complicité et le trouble de sentiments inavoués. Bhupati va être confronté à deux épreuves, la découverte des sentiments de son épouse et la ruine de son journal.

41Le générique se déroule devant l’image de mains habiles brodant un mouchoir au tambour. La caméra s’élève doucement jusqu’au beau visage de Charulata, et, peu à peu, le cadre s’ouvre sur un intérieur richement et lourdement décoré. De magnifiques mouvements de caméra suivent la déambulation de la jeune femme qui, de pièce en pièce, s’empare d’un livre et le délaisse, effleure d’un doigt le marbre d’un guéridon ou une touche de piano, dans un silence feutré que viennent troubler des bruits hors champ. Elle s’empare d’une paire de jumelles, et, soulevant les volets de plusieurs fenêtres, nous découvrons, à travers son regard, le passage des humbles habitants d’une ville dont elle est séparée. C’est avec les mêmes jumelles qu’elle va suivre du regard son mari qui vient de passer devant elle sans la voir. Cette admirable séquence dit toute la solitude, le désœuvrement, la mélancolie de cette riche prisonnière. A travers les frémissements de son visage, l’intensité de son regard, passe aussi la force des sentiments cachés et des désirs enfouis que va révéler l’arrivée d’Amal. Car il arrive comme une tornade, surgissant devant elle, alors qu’un orage se déchaîne, signe évident d’un bouleversement intérieur. Le corps de Charulata s’assouplit, son visage s’anime, elle découvre à la fois son attirance pour Amal et sa capacité de conteuse. Dans le jardin où ils sont complices et rivaux en écriture, elle se balance avec bonheur. Nul doute que S. Ray qui a été l’assistant de Renoir venu en Inde en 1949 pour le tournage de son film Le Fleuve, rappelle ainsi la scène célèbre de La Partie de Campagne. Par une succession de petites actions où les paroles sont rares, on sent le trouble monter en elle jusqu’au moment où apprenant le départ d’Amal, la violence de son désespoir éclate, aussi fort que le nouvel orage qui s’abat sur sa demeure. Elle restera l’épouse dévouée de Bhupati, mais lui proposera de participer à son nouveau journal, obtenant ainsi la reconnaissance de ses dons d’écrivain.

42L’histoire intime s’inscrit dans la vision que S. Ray donne du monde social et politique du Bengale à la fin du xixe siècle. Le destin de Charulata illustre la difficile conquête de l’émancipation de la femme, mais à travers les personnages d’Amal et de Bhupati, il montre les contradictions d’une bourgeoisie éclairée, partagée entre la détestation de l’occupant anglais et la fascination pour l’Occident. Déjà, le décor de la belle maison montre le mélange de la tradition et du confort anglais ; Bhupati est le plus souvent habillé à l’occidentale, alors que Charulata est drapée dans le sari indien ; il mêle dans son langage anglais et bengali. Dans son journal écrit en anglais, il s’élève contre les taxes indues prélevées par le gouverneur britannique, s’indigne que les Bengalis n’aient jamais la parole, mais se passionne pour la politique anglaise, en souhaitant la victoire des Whigs contre les Tories… Amal, lui-même, fou de poésie et de musique, est un moment tiraillé entre son attachement à la culture de son pays et la perspective d’un riche mariage qui lui permettrait de se rendre en Angleterre et de voyager en Europe.

43S. Ray sait donner une vie intense à ses personnages avec une grande sobriété. Dans la scène où Bhupati, accablé par la trahison de son associé, déplore de vivre dans un monde où l’on ne peut faire confiance à ses proches, Amal est debout derrière lui, et on comprend que ces mots le frappent en plein cœur, et le décident à s’éloigner définitivement de Charulata.

44On pourrait relever de nombreux exemples de la beauté de la mise en scène, avec ce Noir et Blanc somptueux qui ménage les effets d’ombre et de lumière, qui sculpte les visages, le mouvement souple de la caméra. La littérature et la musique ont une grande place dans l’œuvre. Des plans en superposition montrent le texte qu’écrit Amal dans une belle calligraphie, et surtout les images intérieures qui surgissent dans l’esprit de Charulata. Abandonnant la poésie un peu mièvre « de la peine du coucou », elle se remémore des scènes du village de son enfance d’où elle tirera sa nouvelle.

45C’est un vrai bonheur de retrouver les œuvres de S. Ray sur nos écrans. Espérons que d’autres suivront.

46C’était un grand seigneur humaniste, un peu à la manière de Visconti, partagé entre son appartenance aristocratique et ses convictions progressistes.

Théâtre

Guy Bruit

Théâtre et politique : Orange et Fontenay-aux-Roses…

47C’est un article paru dans Télérama (12-03-14) qui m’a donné l’idée de parler de Fontenay-aux-Roses. Le rapprochement avec Orange, dont la politique « culturelle » était analysée, peut surprendre ; je vais essayer de le justifier. Je pensais d’abord, c’était à la veille des élections municipales, pour me garder de tout propos qui pourrait être perçu comme injurieux, préciser que le Front National n’est pas présent à Fontenay. Mais ce qui s’est passé entre les deux tours me conduit à sortir de cette réserve polie.

48Cinq listes étaient en présence. Celle du maire sortant et de son équipe. Une de droite, disons classique, tendance UMP quoiqu’elle n’en ait pas l’étiquette et que son chef de file ne soit adhérent d’aucun parti, une associative, deux soucieuses du bien-être de tous les Fontenaisiens. Soit quatre listes aux programmes plus ou moins consistants, dont trois réunissaient des personnalités allant de l’extrême droite à une ancienne gauche. En vérité, et la liste de droite classique mise à part, l’inconsistance des propositions de la plupart des candidats faisait qu’on avait peine à saisir leur originalité.

49Rien ne semblait appeler à leur union. Rien sauf la haine partagée d’un homme, le maire sortant. Haine nourrie de vieux règlements de comptes, de petites ambitions de pouvoir, de rumeurs calomnieuses, d’égos surdimensionnés jusqu’à la pathologie. Entre les deux tours, union sacrée : il ne s’agit plus d’élections, mais d’une chasse à l’homme et d’un véritable putsch. Un front qui n’est pas national, mais ça ne vaut guère mieux. Le soir de la proclamation des résultats au Théâtre des Sources, une meute vociférante a fait irruption aux cris de « Buchet, t’es cramé ! » : comme dit un de mes amis, « les mots sont importants », et les jeux de mots ne sont pas innocents. Ce qui est grave en l’occurrence, ce n’est pas que la municipalité passe de gauche à droite : c’est que les procédures démocratiques définies par nos principes républicains soient dévoyées et qu’au choix proposé aux électeurs de listes et de programmes développés dans la campagne (même si j’ai dit leur indigence) soit substitué, dans les faits, un référendum portant sur une personnalité. Sans doute ne faut-il pas dramatiser à l’extrême une situation locale, mais il y a là un mécanisme dont l’histoire devrait nous avoir fait connaître les dangers.

50Le nouveau maire n’a pas eu tort de dire, dans son discours d’ouverture du premier conseil municipal, que son succès ne saurait être que « la conséquence d’un phénomène national lié au rejet de la politique de François Hollande », mais il a tort de dire, et nous pouvons penser qu’il le sait bien, que cette façon de présenter les choses ne servirait qu’à « dédouaner l’équipe sortante de ses responsabilités ». Pour mettre en cause ces responsabilités, il aurait fallu une campagne honnête, ce qui n’a pas été le cas. Pour ne donner qu’un exemple, nous avons pu voir « fleurir », aux vitrines de la liste « UMP », deux affiches ubuesques dénonçant la malpropreté de la cité : une suggestive photo de Naples lors de la grande grève des éboueurs de 1999, l’autre de Bucarest au sortir du communisme !

51Le nouveau maire, dans la même intervention, semble vouloir donner une leçon de démocratie. Et vanter les mérites de la représentation proportionnelle. « La capacité à fusionner quatre listes, fait unique je crois en France », dit-il, a conduit à un accord dont « la proportionnalité est le reflet exact des votes des Fontenaisiens au premier tour ». Quand on connaît la personnalité de certains des bénéficiaires de cet arrangement proportionnel entre amis, il y aurait presque de quoi rire. La vérité est que 47% des votants à Fontenay se trouvent exclus de cette généreuse proportionnalité.

52Et le théâtre dans tout ça, me direz-vous ? J’y viens. J’ai suivi de près l’histoire du Théâtre des Sources depuis qu’en 1995 un directeur, Gérald Chatelain, a été nommé à sa tête. Laurence Ackerman lui a succédé il y a trois ans. Le mandat de cette dernière étant venu à son terme, le Conseil d’administration lui a renouvelé sa confiance pour trois ans, dans le respect des échéances, c’est-à-dire peu avant les élections. J’ai de solides raisons d’affirmer que l’opposition municipale souhaitait le report de ce renouvellement pour, précisément, ne pas renouveler ce mandat, changer de directrice (ou directeur), et changer l’orientation de la politique du théâtre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

53Gérald Chatelain, puis Laurence Ackerman, chacun selon sa personnalité, ont voulu donner au Théâtre des Sources une ligne culturelle cohérente et lui dessiner une figure originale. Cette orientation a été vigoureusement combattue, dès le départ, par l’opposition municipale à la municipalité de gauche récemment élue. C’est pour répondre à ses critiques qu’a été créée en 2002 l’Association des Amis du Théâtre des Sources et du cinéma Le Scarron (voir RP 164, « Vie d’une association : Les Amis du etc. »). Celle-ci avait pour objectif de défendre la présence nécessaire à Fontenay du « spectacle vivant », de créer un lien vivant avec la population et de conduire les Fontenaisiens à la découverte de ce qu’est dans sa diversité le monde du théâtre et plus largement du spectacle.

54Quelles sont les critiques récurrentes, et toujours actuelles, adressées à la programmation du Théâtre ? Nous pouvons les répertorier comme suit :

55Ce théâtre, en tant qu’établissement public, fonctionne avec l’argent des contribuables à qui, en somme, « on n’en donne pas pour leur argent ». L’argument n’est pas neuf, mais il n’est pas propre au domaine de ce qu’on appelle la culture. Est-ce qu’on me demande mon avis sur la réalisation de tous les projets qui sont financés par les impôts que je peux verser ? Pour m’en tenir à l’actualité fontenaisienne, je cite, toujours dans le même discours, la première mesure annoncée par le maire : « Je souhaite que dès ce budget, soient prévues des mesures concrètes en matière de sécurité, correspondant à un renforcement des moyens et notamment la mise en place de vidéo protection dans certains secteurs sensibles après le traumatisme de ces dernières semaines et les braquages à répétition en centre-ville ». Est-ce qu’on me demande si j’ai envie de vivre sous le regard de caméras policières, et si je n’aimerais pas mieux qu’on utilise « mon » argent à autre chose ?

56Assurément la gestion d’un établissement public doit être rigoureuse, comme toute gestion. Sur la nature réelle de ce souci, j’ai cependant quelques doutes. Siégeant au Conseil d’administration depuis plusieurs années, j’y ai très rarement rencontré (à une exception près) les membres de l’opposition qui en faisaient partie. J’ose dire qu’ils n’ont jamais marqué leur intérêt pour la gestion de l’établissement.

57Seconde critique : le Théâtre n’offre pas aux Fontenaisiens ce qu’ils souhaitent. Le 21 mai 2011 un conseiller de l’opposition m’écrivait : « Lors de la dernière campagne électorale des municipales notre groupe avait fait circuler un questionnaire traitant de divers sujets dont celui du théâtre et de la programmation. Nous avons reçu près de 1 000 réponses d’où se dégageait à une forte majorité, le souhait des fontenaisiens de se voir proposer des spectacles divers, y compris des pièces de répertoire et pourquoi pas des pièces de boulevard. Bien entendu il ne faut pas que cela, mais le souhait étant de bénéficier d’un choix au sens large. » Ne nous attardons sur le fait qu’il est difficile de savoir ce que les habitants d’une ville veulent qu’on leur propose ; en règle générale ils souhaitent voir et entendre ce qu’ils connaissent déjà. Le nouveau et la découverte les intéressent peu. La question n’est pas celle d’un dosage plus ou moins habile, mais d’une orientation de fond. Comme le dit crûment Monsieur Jacques Bompard, maire d’Orange : que la ville ait perdu son label de Ville d’art et d’histoire, « les Orangeois s’en tamponnent le coquillard ». Contre les « cultureux de gauche », il faut faire émerger une « contre-culture populaire » dont le dépliant du théâtre municipal donne une idée : aromathérapie, comédies de boulevard, et même, bientôt, une œuvre signée du présentateur de TF1, Jean-Pierre Pernaut. L’envie de ce que mon ami Audebert appelait « l’opérette marseillaise ». Je ne pense pas qu’on en soit là à Fontenay, mais la philosophie générale est la même.

58La question est double : le théâtre pourquoi ? et quelle est la fonction d’un directeur de théâtre ? A la première j’ai répondu plus haut. Pour la seconde, le directeur, ou la directrice, doit être maître de sa programmation. Partout où des théâtres sont devenus des hauts lieux de culture, c’est qu’ils étaient animés par des personnalités fortes, conduites par une volonté culturelle et politique clairement affirmée. Inutile de citer des noms.

59Un reproche qui revient régulièrement, c’est l’absence de diversité. Étrange reproche qui laisse penser que celles et ceux qui le formulent n’ont jamais pris la peine de lire le livret qui chaque année annonce la programmation de la saison.

60Pour donner une idée juste du travail accompli, je vais me référer à l’époque où Gérald Chatelain a dirigé le théâtre, puis à la saison qui vient de s’achever, Laurence Ackerman étant directrice.

61Avec le premier, nous avons pu voir, parmi bien d’autres belles soirées, les deux premières créations de James Thierrée, à une époque où il n’avait pas atteint la notoriété qui est aujourd’hui la sienne, les admirables marionnettes chinoises de Yeung Faï, les clowns russes Semianyki que Chatelain était allé chercher en Russie, la grande Juliette qui nous avait offert une répétition générale, la danse avec Philippe Genty. Je ne parle pas du répertoire théâtral (Brecht, la compagnie chilienne « La Troppa », théâtre et marionnettes, Boulgakov, Gorki). Pour la conception du théâtre de Gérald Chatelain, on se reportera utilement à l’entretien qu’il nous avait accordé en 1999 (RP 132), dont je cite ces quelques lignes : « Où ça se joue, où il y a discussion, c’est sur la programmation. Pour beaucoup d’hommes politiques, le théâtre est un outil, un tremplin pour leur carrière. Pour moi, le théâtre est un lieu de communication politique, mais en un autre sens : c’est là où la Cité se retrouve. Ici, je n’ai pas de problème, parce que le maire n’est pas du tout dans l’esprit que je viens de dénoncer, et que son adjoint aux questions culturelles est un homme qui, dans la relation humaine, a un respect démocratique, qu’on rencontre rarement, du travail accompli ».

62Limitons-nous à la saison 2013-2014, où Laurence Ackerman a su naviguer entre chanson (Boris Vian par Carmen Maria Vega), danse contemporaine (Moqueuses, spectacle de cabaret), clowns et acrobatie (Compagnie Arnika), Hip Hop (dans le cadre des rencontres urbaines), accordéon (Vincent Peirani), cirque (Knee Deep, venu d’Australie), présence des musiques du monde (Angélique Ionatos et l’orchestre Danzas), conte (Praline Gay-Para), marionnettes (Ourobouros, très beau spectacle venu d’Afrique du Sud). Plus six représentations théâtrales (Feydeau, deux Tchekhov, le George Kaplan de Frédéric Sonntag (voir RP 189), Le mépris, de Nicolas Liautard à partir du roman de Moravia et du film de Godard, Voyage de la compagnie de La fabrique imaginaire (intéressant travail à partir des recherches scientifiques sur le fonctionnement du cerveau, spectacle à côté duquel beaucoup sont passés et où je suis entré de plain-pied, j’étais dans un bon soir !)). Alors, vous avez-dit diversité, cher cousin ? Tout cela n’est peut-être pas très connu : excellente occasion de faire connaissance, et pour certains de laisser leur mauvaise foi au vestiaire.

63Tant pour Gérald Chatelain que pour Laurence Ackerman, il faut enfin souligner le travail mené tout au long de ces années auprès des élèves des écoles et collèges. Car le théâtre, c’est cela aussi : l’apprentissage du « métier » de spectateur.

64Reste, et ce n’est pas le moins important, le procès en élitisme, inlassablement relancé (je ne dis pas instruit, ce qui supposerait un travail des détracteurs du Théâtre) sur la place de Fontenay. Là aussi c’est une antienne fâcheuse et qui appelle, en fait, peu de commentaires. L’accusation d’élitisme vient de personnes qui prétendent parler à la place du « peuple » et qui pensent celui-ci incapable de comprendre ce qu’eux-mêmes ne comprennent pas. J’aime rappeler le livre du sociologue anglais récemment disparu, Richard Hoggart, The uses of literacy (1957 ; titre français La culture du pauvre, Minuit, 1970). L’auteur montre que les pauvres (les ouvriers) ne sont pas dupes des fictions qui leur sont destinées pour les détourner de leurs soucis quotidiens et des luttes qu’elles appellent ; ils peuvent s’offrir des moments de divertissement et de détente sans pour autant se laisser prendre au piège. Ces temps de repos n’altèrent en rien leur capacité de penser et d’analyser leurs conditions de vie réelles, économiques, sociales, politiques. « Pauvres », ils sont capables de penser et de comprendre. Même si l’actualité peut souvent nous pousser à quelque découragement, nous ne devons jamais oublier cette leçon.

65Une autre page qui m’enchante se trouve dans le grand livre de Vallès, L’insurgé. Le cordonnier qui vient de s’installer dans le fauteuil du ministre de l’instruction annonce son programme ; parmi les premières mesures à prendre, le litron de rouge pour tous les écoliers et collégiens. Les campagnes de la bourgeoisie contre l’alcool, explique-t-il, visent à empêcher la classe ouvrière de penser. Les pourfendeurs de l’élitisme veulent, à mon sens, s’arroger le droit de parler à la place du peuple et l’empêcher de penser par lui-même.

66Le théâtre a pour devoir, intellectuel et moral, d’aider à penser en pensant que tout homme, toute femme, quelle que soit sa condition sociale, quel que soit son héritage culturel, est capable de faire marcher sa tête et mérite confiance : c’était l’idée de Brecht comme celle de Vitez défendant l’idée d’un théâtre « élitaire pour tous ». C’est cela aussi, être « de gauche ».

Atlas des arts vivants

Christian Ruby

Au risque des arts contemporains

67Les chroniqueurs du temps ne cessent d’en appeler à la « transmission » à partir du présupposé selon lequel la transmission, dans nos sociétés, n’ayant plus lieu, les jeunes générations ont perdu leurs racines et leurs repères ; aussi le monde serait-il en péril. Ce parti pris sur la manière d’analyser le présent est corrélé à trois choses au moins : d’une part, une image nostalgique du passé (avant, on transmettait) ; d’autre part, un mot d’ordre, « il faut travailler à restaurer… » ; enfin, une série d’évidences, selon lesquelles la transmission constitue un enjeu de société (et pourtant, il est des sociétés qui ne se constituent pas en transmission !), et certains objets (notamment les objets d’art) et certaines profession ont la transmission pour objectif (par exemple les enseignants). Ce qui signifierait, par exemple, que l’art est un médium (version soft de l’idée selon laquelle l’art doit être l’illustration des propos que l’on prétend tenir). Et ce qui impliquerait que le récepteur de la transmission aurait à recevoir, comme une future dette, l’objet ou la valeur transmis.

68Il n’est pas certain que cet enchaînement de propos, d’objectifs et de lieux communs puisse être défendu si aisément. On pourrait le montrer à partir de nombreuses expériences, contentons-nous ici de référer aux œuvres d’art, dont il est tout de même acquis depuis longtemps qu’elles vivent d’abord une vie refermée sur elle-même, préservant leur autonomie, condition d’une adresse indéterminée au spectateur qui ne relève pas de la séduction ou de la publicité, même si elles sont parfois/souvent enrôlées dans un discours sur la transmission, particulier ou institutionnel.

69Ce discours, les artistes ne cessent d’en mettre en question les éléments, et d’ailleurs ne pourraient guère travailler dans l’optique communément défendue d’une transmission causale, linéaire et répétitive. Prenons l’exemple de la danse, en nous appuyant sur le dernier festival Vidéo-danse de Beaubourg : Oublier la danse (« oublier » étant barré), qui, au passage, nous conduit très loin de la platitude des œuvres de Edgar Degas (1834-1917), pourtant positivement situé, lui aussi, en spectateur de la danse (ou de la danseuse) ; il conviendrait alors de s’interroger sur l’utilisation du médium pour parler de la danse, mais ce n’est pas notre objet, dans ce bref article.

70Exemple d’une première difficulté : en 1913, Vaslav Nijinski chorégraphie le Sacre du Printemps de Stravinsky. Mais nul n’a gardé trace de cette dernière. Ni film, ni partition n’ont survécu. La danse du Sacre est perdue à jamais. Alors, transmettre ? Rien à faire. Il faut se relancer, réinventer, ce que tentent beaucoup. Y compris dans d’autres espaces culturels (Carlotta Ikeda à partir du Bûto).

71Deuxième exemple : Merce Cunningham domine l’art chorégraphique de la seconde moitié du xxe siècle. Faut-il confiner son travail dans une répétition à l’identique et dans des hommages obligés infinis ? Sans doute pas. Après tout, la leçon centrale de Cunningham ne fut-elle pas de se lancer dans des explorations inédites. Alors transmettre Cunningham ne peut signifier qu’une seule chose : relancer encore des expériences, dans notre propre contexte. Sinon, il est vrai que même un chorégraphe ne pourrait jamais revisiter ses propres chorégraphies plusieurs années après la première (ce qu’accomplit pourtant Trischa Brown, dans Roof Piece On the High line. Certains parlent plutôt de « reprise », ainsi en va-t-il d’Odile Duboc (dans Projet de matière, 1993). Comme, finalement, au théâtre, et heureusement, on revisite les mises en scène (on « réinterprète » ?). Comme on relit une œuvre, dans des relectures souvent épurées, et mieux centrées.

72A une nuance près. A propos de Dominique Bagouet. Après la disparition de ce dernier, les membres de sa compagnie ont décidé de lui rendre hommage en faisant jouer la mémoire de leur corps pour retrouver les chorégraphies anciennes du maître, qui n’avaient pas été conservées.

73On pourrait désormais évoquer évidemment le cas de Pina Bausch et de sa compagnie, dont on sait qu’elle a trouvé un nouveau conducteur. Mais ce dernier ne s’est pas engagé à répéter ou à transmettre linéairement l’œuvre de la chorégraphe. Est-ce bien intéressant de muer Pina Bausch en lieu de mémoire intangible ?

74Après tout, si l’on suit le danseur Loïc Touzé, l’objectif du concepteur n’est-il pas de désapprendre ce que l’on a appris pour danser ? Essayer, dit-il, de se départir des langages chorégraphiques qui ont construit la structure physique d’un danseur. Il produit La Chance, une œuvre qui oblige les danseurs à puiser dans leur apprentissage pour tenter d’autres expérimentations que celles qui seraient prévisibles dans cet apprentissage. En un mot, il n’est pas question que le passé serve à muer le danseur en un être prévisible (dirait Nietzsche).

75Un autre cas est non moins typique. Celui des danseurs exilés. Rachid Ouramdane, par exemple, construit Des témoins ordinaires à partir du souvenir en l’exilé de son existence passée. Que doit-il en retenir ? Que doit-il effectivement oublier ? Ne serait-ce que pour se reconstruire ailleurs. Autant dire que la mémoire du corps, la transmission, ne vont pas de soi et ne doivent pas aller de soi. Il est même essentiel que tout ne se transmette pas, et que la fonction active de l’oubli permette une restructuration postérieure (ce qui ne signifie pas le « gommage » ou « l’éradication » du passé, mais son « surmontement positif »).

76Au passage, une autre manière d’aborder cette question de la transmission commence à se répandre. On en a vu l’expression publique la plus importante dans le spectacle Cour d’honneur, de Jérôme Bel, en 2103, à Avignon. Elle consiste à rassembler des spectateurs, sur plusieurs générations, ayant assisté à tel spectacle, il y a plus ou moins longtemps, auxquels on demande de raconter ce qu’ils ont vu et la manière dont ils ont vécu le spectacle. Olga de Soto construit ainsi un travail sur Le jeune homme et la mort, le ballet de Roland Petit, datant de 1946. Elle retrouve des spectateurs de la Première, et leur demande de parler avec soixante ans d’écart du ballet et de leur perception. Mais là encore, moins que la mémoire et la transmission, on se rend compte rapidement de ceci : c’est d’abord le jeu des écarts entre le passé et le présent, la perception directe et la perception rétrospective qui se joue dans la soi-disant transmission. Sans doute faut-il alors insister sur le fait que la transmission se manifeste dans cet écart, ou que la transmission est écart nécessaire, sous peine de n’avoir aucune signification.

77Pour amplifier le débat, il est tout à fait possible d’aller regarder du côté des ouvrages de Jacques Rancière pour donner plus de corps à cette notion d’écart. Cela étant, d’autres parlent de « déprise », ce qui n’est pas moins efficace.

78Comment penser des pratiques artistiques qui auraient à transmettre, qui devraient se faire une obligation de transmettre ? Comment le danseur, et plus généralement l’artiste, peut-il construire quelque chose s’il doit uniquement recopier, réitérer, reproduire à l’identique un mouvement qu’il faudrait réinventer pour que son propre corps entre dans la tension requise entre la chorégraphie et sa propre époque. Si dans son cas, la transmission est bien affaire de corps, il est hors de question de traiter encore ce dernier à la manière du xviie siècle en « machine » ou en « mécanisme ». Dès lors ce qu’on appelle transmission habituellement n’a pas de place dans ce cadre. Il y est plutôt question d’écart et d’histoire, de corps à refaire, et d’invention, que d’héritage à reproduire. Il y est toujours question du corps au présent.

79Nous avons donc à agir bien au-delà des absents et avant notre propos absence. Nous devons relancer sans cesse le travail plutôt que de répéter ce qui a été fait ou dit. L’héritage, on le sait (il existe) est sans testament.

80Si même une première œuvre existe à partir de laquelle se donner une tâche, cette dernière ne saurait consister à préserver la chose première dans son illusoire consistance antérieure, elle ne saurait valoir autrement que sous forme d’une puissance d’actualisation dynamique.

81Terminons en soulevant deux derniers points de réflexion.

82Sommes-nous certains qu’il faille lier l’activité artistique à la transmission (la question se posant évidemment aussi pour de nombreuses autres activités (l’enseignement ?)). Un artiste qui ne voudrait laisser aucune trace à transmettre est-il réellement inenvisageable ? Pourtant Tim Etchells affirme : « Je glisserais à travers les lieux, complètement invisible. Mon visage serait tellement ordinaire que personne ne me verrait, et si après coup quelqu’un demandait « avez-vous vu cet homme, ou cette femme, ou quelque chose ? », les gens diraient « qui ? » ou « quoi, il y avait quelqu’un ici ? », et s’ils scrutaient les enregistrements des caméras de surveillance, du couloir ou des rues ou du centre commercial, je ne serais pas là. »

83Comment penser le travail de bon nombre d’artistes qui ne cessent de mettre les œuvres du passé au service du présent et de l’analyse du présent. A Nantes, récemment encore, les œuvres d’Agnès Thurnauer invitaient à une nouvelle lecture de l’histoire de l’art, en prenant à parti les œuvres du musée des Beaux-Arts, disponibles parce que le musée est en travaux. Dans sa pratique picturale elle organise la confrontation des images et du langage pour en inventer un autre. Elle se réfère, cite, détourne, transpose des œuvres historiques (l’Olympia de Manet), des motifs (les ailes), des signes ou des mots. L’histoire de l’art occidental s’est longtemps écrite au masculin, en bousculant ses codes Agnès Thurnauer interroge la représentation des femmes dans le monde de l’art: de la femme peinte, sujet du tableau, à la femme artiste, sujet créant.

84Profitons de cette chronique ciblée sur la « transmission » pour indiquer, à propos de la Grand Guerre, que des artistes contemporains ont été sollicités pour la commémoration. Guillaume Leblon a produit une commande publique, Géologie de la mémoire, à Saint-Martin-Cantalès (Cantal) : un empilement de pierres (Volvic, Ardennes, Ex-Yougoslavie, Maroc, Langres, Afghanistan, Flandres, Hainaut), provenant d’une terre ayant souffert de la guerre (un monument pour le xixe siècle). Le centre d’art Lab-Labanque de Béthune a proposé à 11 artistes de produire des œuvres et de les exposer dans des communes ciblées : Rosella Piccinno à Neuve-Chapelle, Giulia Andreani à Richebourg, Claude Lévêque à La Couture, Tristan Senet et Philippe Manière à Festubert, Jan Kopp à Givenchy-lès-La Bassée, Laurent Sfar à Cuinchy, Olga Kisseleva à Cambrin, Denis Darzacq à Auchy-Les-Mines, Dominique Sampiero à Haisnes-lès-La Bassée et Sophie Ristelhueber à Vermelles. Cf. www.lab-labanque.fr

A travers quelques livres

Roland Pfefferkorn

Circulation des idées

85On connaît mal la sociologie critique étatsunienne. Charles Wright Mills est un des rares sociologues engagés à avoir été traduit en français grâce à l’entremise de François Maspéro. Il dénonçait dans les années 1950 la concentration des pouvoirs et le déclin de la vie démocratique. Son livre L’imagination sociologique (La découverte/poche, 2006) est toujours lu par les étudiants de la discipline. La sociologie de Charles Wright Mills de François Denord et Bertand Réau (La Découverte, 2014) permet d’avoir un bon aperçu sur l’œuvre de ce franc-tireur mort trop tôt en 1962. Mills dérange l’establishment, ses penchants marxiens gênent. Il vient d’une tradition philosophique trop peu connue en France : le pragmatisme. John Dewey l’un de ses plus importants représentants avait des liens tant avec l’anarchisme qu’avec le trotskisme. Deux livres de Dewey viennent d’être publiés en français : Après le libéralisme ? Ses impasses, son avenir (Climats, 2013) et Reconstruction en philosophie (folio essais, Gallimard, 2014). Mais on attend toujours la traduction des œuvres majeures de toute une série d’autres sociologues étatsuniens qui ont tenté très tôt d’articuler les rapports de classe et les rapports de race, notamment E. Franklin Frazier et Oliver Cox. Le livre de ce dernier Race, Caste and Class (1948) mériterait d’être porté à la connaissance du public français, du moins dans sa version abrégée (Monthly Review Press, 2000).

86Plus généralement, on connaît assez mal en France, sauf exceptions, les travaux de toute une série d’auteurs anglais ou étatsuniens qui s’inscrivent plus ou moins dans une filiation marxienne. Pourtant nombre d’entre eux ont produit au cours du dernier demi-siècle des œuvres remarquables. Une maison d’édition québécoise donne accès à neuf de ces auteurs dans un ouvrage pédagogique fort utile : Marxisme anglo-saxon : figures contemporaines (sous la direction de Jonathan Martineau, Éditions Lux, 2013). Les auteurs retenus ont pour la plupart d’entre eux construit leur œuvre en discutant les thèses des marxistes français (Althusser, Poulantzas notamment) et continentaux (en premier lieu Gramsci). Le plus souvent aussi ils rejettent le poids du déterminisme et de l’économie, c’est le cas notamment de Robert Brenner et Ellen Meiksins Wood peu connus du public francophone (de cette dernière le même éditeur québécois a publié récemment Des citoyens aux seigneurs, une passionnante Histoire sociale de la pensée politique de l’Antiquité au Moyen-Age, 2012). A l’instar d’Edward P. Thompson dont nous reparlerons plus loin, la plupart des auteurs présentés dans ce recueil sont plus attentifs aux luttes concrètes entres les classes ou aux singularités nationales. De même, les questions juridiques et idéologiques, les cultures populaires ou l’histoire des idées politiques sont traitées sérieusement (voir les chapitres consacrés à Perry Anderson, David Harvey, Derek Sayer ou Simon Clarke). Les débats présentés ici avec beaucoup de clarté contribuent au renouveau d’une véritable culture critique de gauche. Ils prolongent les travaux plus anciens de Richard Hoggart, Raymond Williams ou Stuart Hall [1]. Le recueil de textes de Stuart Hall, Identités et cultures 2. Politiques des différences (Éditions Amsterdam, 2013), constitue une excellente introduction à la perspective développée par cette figure centrale des cultural studies.

87Certes, traduire les sciences humaines et sociales n’est pas chose facile. Rien de plus compliqué que de passer d’une langue ou d’une culture à une autre. C’est pourtant indispensable pour la vitalité des débats. Un livre récent revient sur les multiples problèmes que pose l’art de la traduction. Il intéressera tous ceux qui se consacrent à ce travail : Traduire : transmettre ou trahir ? Réflexions sur la traduction en sciences humaines (dirigé par Jennifer Dick et Stephanie Schwerter, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2013). Mais, plus prosaïquement, se pose d’abord la question du temps nécessaire afin qu’une traduction soit entreprise.

88Certains grands livres se sont fait attendre très longtemps. Par exemple, le public francophone a dû patienter durant 25 ans avant que l’œuvre majeure de l’historien Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise soit enfin disponible en français et un autre quart de siècle pour être accessible au grand nombre (Point/Seuil, 2012). Son autre ouvrage marquant, La guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du xviiie siècle (La Découverte, 2014) vient tout juste d’être traduit… Autre exemple, le grand livre de Leonore Davidoff et Catherine Hall, Family Fortunes - Hommes et femmes de la bourgeoisie anglaise (1780-1850), qui a renouvelé l’histoire des relations entre classes sociales et rapports sociaux de sexe et qui a suscité une intense discussion au Royaume-Uni, paraît une fois de plus 25 ans plus tard. Il faut saluer l’entreprise des éditions La Dispute qui viennent de mettre à la disposition des lecteurs francophones en ce début 2014 cette histoire genrée de l’ascension de la bourgeoisie anglaise au cours des xviiie et xixe siècles. Les auteurs montrent que la redéfinition de la place des femmes et des hommes joue un rôle central dans la consolidation du nouvel ordre social. Elles éclairent l’apparition progressive de nouvelles frontières, entre la bourgeoisie et les autres classes sociales, entre les hommes et les femmes, entre sphère publique et sphère privée, entre travail domestique et travail rémunéré. Un livre majeur pour penser ensemble les dimensions historiques, économiques, sociologiques et culturelles des rapports de classe et des rapports de sexe dans les sociétés capitalistes.

89Les éditeurs des grandes maisons sont trop souvent timorés quand il s’agit de pensée critique. Dans certains cas, il s’agit de censure qui ne dit pas son nom. L’Âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle d’Eric Hobsbawm s’était heurté aux oukases de Pierre Nora, et c’est un petit éditeur belge (Éditions Complexe), en association avec Le Monde diplomatique, qui avait rendu possible l’édition française en 1999. Récemment (2014) c’est Jacqueline Chambon qui a pris l’initiative de publier une série d’études du grand historien britannique consacrées à Karl Marx. Ce recueil Et le monde changea. Réflexions sur Marx et le marxisme de 1840 à nos jours est consacré à la fois à une présentation synthétique et claire de certains textes importants de Marx comme les Grundrisse et à la réception complexe de cette pensée

90Des œuvres scientifiques fondamentales sont restées longtemps inaccessibles à un large public. La version absolument définitive du plus célèbre des livres de Charles Darwin, L’origine des espèces vient à peine d’être publiée en semi-poche en 2009 (Institut Charles Darwin International et Champion Classiques). Il s’agit de la sixième et dernière édition incluant les ultimes révisions de l’auteur pour le dernier tirage (1876). Dans sa préface, Patrick Tort en présente la généalogie. Le même éditeur propose La Filiation de l’homme et la Sélection liée au sexe (2013), ainsi que la première traduction française du Journal de bord (Diary) du voyage du Beagle [1831-1836] (2012) : ce dernier texte à usage personnel a alimenté la rédaction du Journal de recherches qui sera publié en 1839. La préface éclaire l’évolution de la pensée de Darwin, des premières observations menées à bord du Beagle jusqu’à la première publication de l’Origine des espèces en 1859 [2].

91C’est encore d’Amérique du Nord que nous viennent des réflexions très critiques sur le fonctionnement de l’université. Il y a près de vingt ans, le livre de Bill Readings, Dans les ruines de l’université (Lux, 2013), dressait un tableau déjà bien sombre de l’université, analysée comme un système bureaucratique. L’auteur était alors un jeune professeur de littérature comparée à l’université de Montréal, mort dans un accident d’avion à l’âge de 34 ans. L’édition posthume de son ouvrage avait été publiée à Harvard University Press. Dans le chapitre consacré à « l’idée d’excellence » [3], il discute cette rhétorique envahissante. Celle-ci a été imposée ces dernières années en France comme partout en Europe, à celles et ceux qui étudient et travaillent à l’université. L’auteur conclut son chapitre en affirmant que « l’université d’Excellence ne sert personne d’autre qu’elle-même, une entreprise parmi d’autres dans un monde soumis aux échanges transnationaux du capital ». Désormais cette institution est pensée comme un centre de coût, un lieu de production et de consommation marchande comme un autre. A tel point qu’il devient difficile de continuer à penser dans ses ruines. Reading met en pièces les critères censés distinguer l’excellence universitaire dans les palmarès mondiaux. Le récent livre d’Yves Gingras, lui aussi canadien, spécialiste en histoire et sociologie des sciences, Les dérives de l’évaluation de la recherche (Raisons d’agir, 2014), rejoint la démonstration de son collègue. Il met en évidence l’inanité des classements d’universités, comme celui de Shanghai dont la presse se gargarise tous les ans. Ces palmarès mélangent en effet tout et n’importe quoi et ne représentent strictement rien. Par ailleurs, c’est l’objet central de son livre, il propose une analyse des usages et des mésusages de la bibliométrie, cette méthode qui utilise les publications scientifiques comme indicateurs de la production scientifique. Il montre que les acteurs politiques s’en saisissent pour suivre la productivité des chercheurs à travers des indicateurs construits hâtivement, comme le fameux « h-index » qui constitue une véritable aberration scientifique.

92Le retard dans la traduction de textes majeurs contraste avec la rapidité avec laquelle des livres journalistiques et superficiels, mais bien dans l’air du temps, peuvent être proposés et favorablement commentés. Un bon exemple nous est donné avec ceux d’Alan Weisman qui recyclent la vieille thèse malthusienne. Son dernier livre, immédiatement traduit, surfe sur la peur millénariste de la fin du monde : Compte à rebours. Jusqu’où pourrons-nous être trop nombreux sur terre ? (Flammarion, 2013). D’autres travaux anglo-saxons autrement plus étayés qui ont mis en pièce cette thèse attendront… comme l’excellent livre pédagogique d’Ian Angus, éditeur de la revue online Climate and Capitalism, et de Simon Butler, coéditeur de la revue australienne Green Left Weekly. Leur ouvrage, Too many people? Population, Immigration, and the environmental Crisis (Haymarket books, 2011), n’a rien à voir avec le fast thinking, il est remarquablement clair et argumenté, sa traduction attendra…

Notes de lecture

François Levêque

Nucléaire. On/off. Analyse économique d’un pari

93Dunod éditeur. 2013. 272 pages.

94Quand il est parlé du nucléaire je serais tenté de dire que la déraison est la chose du monde la mieux partagée, tant se manifestent de passions dans des affrontements dont une attitude rationaliste (rationnelle) n’est pas la qualité première. Il est d’autant plus réconfortant de lire le livre de François Lévêque, qui, à Mines ParisTech, enseigne l’économie industrielle et l’économie de l’énergie. Sans doute la question et les choix à faire ne relève pas de la seule « science » économique (voir à ce sujet dans RP 189 l’entretien avec Jean-Marc Lévy-Leblond), mais le propos de l’auteur se situe clairement dans le domaine où celui-ci a compétence pour écrire.

95Il convient de saluer la volonté pédagogique d’éclairer les citoyens soucieux de comprendre certains enjeux, volonté soutenue par une écriture limpide et précise. L’auteur n’est pas « neutre » (vilain mot), mais entend situer son étude hors du plan de la lutte des deux camps, ce qui contribue à renforcer l’argumentation. Le but est de sortir de « la confusion des débats ».

96Il marque avec précision l’objet de son étude : son questionnement porte sur le nouveau nucléaire, c’est-à-dire sur l’avenir dans le cadre de la globalisation mondiale. Pour ce qui est du nucléaire existant, il convient à son avis de le laisser en l’état quand cet état est un bon état de marche (cette dernière formulation ne saurait être prise pour une simple clause de style).

97L’auteur se déclare favorable à « l’expansion du nouveau nucléaire », tout en pensant que cela relève encore du « pari ». Le sous-titre est doublement pascalien : d’une part nous sommes « embarqués », d’autre part le calcul des probabilités est aujourd’hui au cœur de la réflexion.

98Les pages sur Fukushima me paraissent particulièrement bien venues (128-137). Elles ont pour titre, à l’intérieur du chapitre 8 consacré à la sûreté et à la régulation : La régulation japonaise : l’exemple à ne pas suivre. « Prise en tenaille entre l’industrie et le pouvoir politique » et tout se passant « derrière des portes closes », la régulation japonaise a échoué. « Le poids politique sur la régulation de la sûreté», est-il précisé, « n’est contrebalancé ni par le pouvoir juridique, ni par le pouvoir législatif ». De la catastrophe de Fukushima sachons tirer les leçons politiques qui s’imposent.

99L’énergie nucléaire étant « durablement installée un peu partout sur la planète », il faut faire avec serait-on tenté de dire (mais cette trivialité n’est pas dans le ton de l’ouvrage). L’auteur donc se déclare favorable à l’expansion du nouveau nucléaire, mais à certaines conditions rigoureuses : « si les coûts sont tenus, les risques maîtrisés, la régulation de sûreté bien ficelée, l’intervention publique raisonnée et la gouvernance internationale en matière de sûreté et de sécurité plus forte et efficace. » Mais si ces conditions ne sont pas remplies, l’auteur se trouve en opposition à cette expansion. Vaste programme.

100Comme l’auteur sent qu’on pourrait le soupçonner de se défiler (il parle de « faux- fuyant »), je livre sa dernière phrase : « Trop d’incertitudes marquent encore le nucléaire pour qu’il soit permis de se prononcer pour ou contre à l’aune de l’intérêt général économique ». Ne pourrions-nous entendre « de l’intérêt général » tout court ?

101Guy Bruit

Monique Chemillier-Gendreau

De la guerre à la communauté universelle. Entre droit et politique

102Librairie Arthème Fayard. 2013. 387 pages. 23 euros.

103Le livre que nous offre Monique Chemillier-Gendreau et qui demanderait une longue analyse est né d’une exigence morale et intellectuelle. Universitaire et militante de terrain, prix de l’Union Rationaliste 2002, l’auteur(e) nous confie avoir « dans les dernières années de (son) enseignement ressenti un profond malaise à exposer à (ses) étudiants les thèses académiques en vigueur sur la souveraineté et la démocratie, alors que (elle était) peu à peu persuadée du caractère erroné de ces thèses ». Livre militant où est affirmée avec force l’unité nécessaire du juridique et du politique dans le combat qui devrait conduire à la démocratie reconnue comme principe politique universel.

104Le monde où nous vivons est celui d’une violence constante et qu’on pourrait dire (presque) universelle. A la violence les États répondent le plus souvent par la répression violente. Or cette répression est inefficace. Non seulement elle est inefficace, mais elle conduit à un « affaissement de la conscience politique » ; elle nous habitue à accepter les pires manifestations de cette violence ou à vivre soumis à la peur de celle qui pourrait advenir (c’est la situation qu’exprime le mieux l’équilibre de la terreur des armes nucléaires). L’État souverain appuie son autorité sur la gestion de cette violence : combiné alors « d’autoritarisme, de bureaucratie, de discrimination et de mépris des personnes », il ne peut être le garant de ce que Monique Chemillier-Gendreau nomme « l’association politique entre les hommes », cette association d’hommes libres et politiquement conscients qu’elle appelle de ses vœux. C’est cet État souverain, incapable aujourd’hui de résoudre le problème de la violence planétaire, qu’elle critique ici véhémentement (elle précise d’entrée de jeu qu’elle ne saurait être confondue avec les libertariens américains pourfendeurs de l’État).

105Comment alors penser une société différente ? Comment penser le droit, qui doit être « au cœur du changement », de telle sorte qu’il ne soit plus « rien d’autre que le bras de l’État souverain » ? En proclamant et en mettant en œuvre « la prééminence du politique », en pensant le droit en rapport avec la liberté, soit le désir d’émancipation des hommes, et d’une manière « détachée de la référence à l’État souverain ». La politique et le droit doivent être mis au service de la liberté émancipatrice, et non plus au service de l’État. Mais ce droit qui deviendrait juste, d’où sort-il ? A cette question essentielle l’auteur répond : « le droit juste naît des profondeurs sociales, de ce qui s’y joue politiquement, c’est-à-dire dans le rapport à la liberté qui apparaît parfois dans un instant révolutionnaire insaisissable. Il n’a pas d’autre fondement ».

106Le révolutionnaire, celui qui fonde un ordre nouveau et juste, dirons-nous, est celui qui, attentif aux moindres signes d’un désir de changement, aux moindres frémissements, saisit cet « instant insaisissable » pour faire surgir au grand jour ce qui gisait, comme enfoui, au sein des profondeurs de la société. Le droit peut alors orienter les comportements des individus et des groupes et constituer une alternative à la violence. Y a-t-il des indices d’une évolution dans ce sens ? Sans doute, mais il faut en reconnaître les limites. Prenant l’exemple des « printemps arabes », et montrant toute la difficulté du doit à se libérer de la religion comme sa source légitime, Monique Chemillier-Gendreau écrit : « compte tenu de l’étendue des sociétés concernées par cette situation à l’échelle du monde, la sécularisation du droit est très partielle et le monde n’en a pas fini avec la question du droit divin », comme il n’en a pas fini avec la croyance en l’État souverain et bienfaiteur.

107Autre question qui est un des fils directeurs de l’ouvrage et nous touche de la manière la plus actuelle : celle de l’un et du multiple. Si avec Hobbes nous sortons de la mainmise de Dieu sur les affaires humaines, la « succession » n’est pas assurée pour autant. Car la « souveraineté », attribut central de l’État, donne « autorité à la loi commune », et cette autorité demande le consentement des citoyens, qui deviennent des citoyens « obéissants ». Ainsi « un contrat se noue au sein de la multitude, mais une multitude dont le multiple est aboli ». Il faut sauver le multiple de l’abolition, et pour saisir le projet de l’auteur(e) (construire une théorie critique en se posant la question de « la place de droit dans la critique de la domination et dans la tentative d’établir les possibilités mêmes de l’émancipation »), il faut lire avec la plus grande attention le chapitre VI et dernier de l’ouvrage, chapitre essentiel. Actualité de la question face à un monde dont la « globalisation » réalise une forme d’unité en écrasant ou soumettant les États les moins forts, et où, à l’intérieur même de nos États, le « multiple », culturel, religieux, économique et social, est chaque jour mis à mal. Ce monde est celui du « capitalisme » et entre celui-ci et la démocratie comme « principe politique universel » (voir plus haut) il y a incompatibilité, et ce n’est pas la tentation souverainiste qui nous tirera d’affaire.

108Concluons. Sur mon sentiment personnel d’abord : le livre de Monique Chemillier-Gendreau vit de sa tension entre un constat très pessimiste de l’état du monde et un optimisme politique raisonné qui repose sur la foi en la capacité des hommes à résoudre leurs problèmes s‘ils sont bien posés. Ensuite on ne manquera pas d’objecter à l’auteur(e) qu’elle construit une utopie, ce qui n’est pas aujourd’hui très bien vu. Mais elle est allée au-devant du reproche dès son introduction : « Il s’agit bien de s’aventurer sur le terrain des utopies pour y guetter les signes de surgissement d’une communauté supérieure, ce surgissement de l’idée d’humanité, mettant en scène, explorant de nouvelles formes politiques du lien humain ».

109Guy Bruit

Yves Frey

La guerre d’Algérie en Alsace, Enquête sur les combattants de l’ombre, 1945-1965

110Strasbourg : La Nuée Bleue, 2013, 271 p.

111Ce livre de Yves Frey [4] ne se réduit pas, comme le laisse entendre son sous-titre, à une « enquête sur les combattants de l’ombre » de la guerre algérienne de libération : l’auteur travaille certes sur l’histoire de l’immigration, mais pas seulement : il s’intéresse plus largement à l’histoire sociale et culturelle du xxe siècle, ce livre en témoigne – il parle des Algériens, mais aussi des Alsaciens et de leurs rapports.

112Yves Frey a eu recours tant à des archives inédites des RG aux archives départementales du Haut Rhin et du Bas Rhin – il y a travaillé notamment sur le fonds Jacques Fonlupt-Esperaber –, aux archives municipales de Mulhouse, à la presse, à quelques témoignages d’acteurs, et à une riche iconographie qui illustre son livre de manière parlante.

113L’Alsace : dans ce contexte brûlant de 1954-1962, une contrée méconnue dans l’hexagone, du grand public et même des férus d’histoire, alors qu’on dispose d’autres études sur l’ensemble de la France ou sur telles régions [5]. De fait, l’Alsace présente des particularités : nombre de soldats algériens de la 1ère Division Française Libre participèrent à la libération de l’Alsace en 1944-45 ; il en fut pour s’y établir et y fonder une famille. Puis, pour les travaux de reconstruction d’un pays ravagé, il fut fait appel à des travailleurs algériens – ils y étaient encore très peu nombreux en 1939. Le livre montre la différence entre le Bas Rhin et le Haut Rhin où les immigrés algériens étaient plus nombreux, dans la citadelle ouvrière de Mulhouse notamment.

114Ce livre, tout organisé chronologiquement qu’il soit, procède en continu à une analyse du cas alsacien en rapport avec l’évolution de la guerre en France et en Algérie. Yves Frey présente ainsi les prodromes du mouvement national algérien avant la thawra de 1954, puis il relate l’implacable lutte entre le MNA messaliste et le FLN, entre les syndicalistes de l’USTA messaliste et l’UGTA frontiste, pour contrôler les Algériens d’Alsace – nombre d’entre eux, notamment ceux qui y avaient fait souche depuis 1945, étaient souvent rétifs à l’un et parfois à l’autre. Ces affrontements connurent leur paroxysme durant les trois premières années de la guerre et ils se conclurent par la victoire du FLN ; mais ils furent moins sanglants que par exemple, dans la région lyonnaise ou en Lorraine, où le MNA ne céda jamais complètement le terrain : en Alsace, le MNA était moins bien structuré pour le combat clandestin et, comme tel, il fut plutôt la victime première de la répression policière.

115Au demeurant, les attentats exécutés par l’OS (Organisation spéciale) de la Fédération de France du FLN visèrent davantage les Algériens rétifs que la population alsacienne ; il n’y eut pas d’ouverture d’un second front – c’était ce qu’avait ordonné la direction du FLN dans l’été 1958 – en Alsace, moins encore que dans le reste de l’hexagone : il n’y eut pas de Mourepiane entre Rhin et Vosges, tout au plus quelques rails déboulonnés. La même année, la Fédération de France, où l’Alsace relevait à l’origine de la région Nord-Est, avec Longwy pour centre, mit sur pied le niẓām (littéralement organisation, le terme connotant la discipline) chargée d’encadrer la population algérienne et du lui faire payer l’ishtirāk – la cotisation, l’impôt patriotique. Une des particularités de l’Alsace, qui ressort bien du livre, est son encadrement frontalier proche qui facilite les échappées vers l’Allemagne et la Suisse d’ouvriers en quête de travail et le transfert en lieux plus sûrs des fonds collectés – rappelons aussi que, en juin 1958, pour échapper à la répression policière française, le comité fédéral de la Fédération de France s’était établi à Cologne. Mais, en 1959-61, le FLN doit affronter à la fois une offensive policière sans précédents dont il sort délabré, sans compter que la base algérienne, fatiguée et désorientée, ne représente pas un soutien sans failles.

116Le retour en force survient à partir de l’été 1961, moment des contacts sans retour entre le pouvoir français et le GPRA. Le FLN parvient à contrôler la majeure partie des foyers de travailleurs. Mais cela au prix de déchirements qui reflètent, à la base, les horions qui secouent la direction du FLN, entre wilāya(s), entre d’une part le GPRA et d’autre part l’armée extérieure de Boumediene/son « État-Major Général » – ces derniers allaient l’emporter dans le sang dans l’été 1962 sous le fusible présentable Ben Bella. Cette année 1962 est celle d’une mise au pas des Algériens, dans la perspective proche, et après la conquête de l’indépendance : la répression politique contre les politiquement peu sûrs, les règlements de compte, souvent violents – politiques, mais aussi personnels/claniques –, les amendes rétroactives – parfois démesurées – pour refus de s’être acquitté de l’ishtirāk, ne s’y comptent pas. Le FLN, État clandestin, libère ses pulsions dès lors qu’il est s’est mué en État reconnu.

117Quant aux Alsaciens, pèse chez eux le poids encore lourd des « Malgré nous » quand les appelés sont mobilisés pour partir faire la guerre en Algérie. Le contexte de la guerre explique la régression du MRP démocrate-chrétien : enrôlées sous l’étendard gaullien sont des figures notables telles que Pierre Pflimlin et son puîné André Bord. Ce dernier qui avait, lui, un passé résistant avéré, fut l’un des premiers MRP à rejoindre l’UNR quand Pflimlin fut nommé ministre d’État du premier gouvernement de Gaulle. Mais reste le poids du catholicisme, traversé de courants parfois divergents à propos de la guerre d’Algérie [6], de l’université de Strasbourg, institution de premier plan, mais – signe des temps –, la position des étudiants s’élabore en contexte de guerre, avec les positions de l’AFGES [7] et avec l’opposition – comme ailleurs en France – entre « majos » et « minos » de l’UNEF.

118La perception des Algériens par les Alsaciens oscille entre le souvenir de 1945 où les tirailleurs libérateurs furent fêtés, l’appréciation souvent méprisante des ouvriers algériens venus par la suite, et le contexte de guerre qui les fait tenir pour suspects. Traqués par la police de 1954 à 1962, les militants algériens sont pourtant soutenus par des intellectuels – on connaît l’engagement de Madeleine Rebérioux, professeur de lycée à Mulhouse de 1945 à 1961 –, épaulés par des militants chrétiens, par des syndicalistes – souvent CFTC –, aidés par des porteurs de valises qui organisent des filières d’évasion et participent au transfert des fonds.

119Certes, s’il faut critiquer, on dira que le livre de Yves Frey est parfois un peu factuel, voire répétitif, mais sans que cela nuise au fond à la valeur de l’analyse. On regrettera l’absence d’un index des noms propres et d’un glossaire des noms arabes – un puriste remarquera que la translittération de l’arabe au français est aléatoire, mais cela est si fréquent dans la littérature ordinaire en français consacrée à l’Algérie qu’on ne peut mettre cela à charge de l’auteur. Il y a bien un glossaire des sigles (p. 236), mais il n’apparaît pas à premier vue au lecteur inattentif qui peut ici et là s’interroger au fil de sa lecture sur la signification de SACM, ONCOR, ASANAHR [8]… Enfin, si nombre de spécificités de l’Alsace sautent aux yeux, on est quelque peu déçu de ne voir aucune mention de sa langue et de sa culture : lorsque l’auteur de ces lignes enseignait à l’université de Nancy II, un étudiant d’origine algérienne provenant du bassin de Forbach lui avait confié que, lorsque son père y était arrivé au début des années 60, il avait été surpris de se trouver en France et de ne guère y entendre parler le français… On excusera de telles petites arguties : on aura compris que, sans conteste, ce livre est de qualité. L’ampleur de la documentation, l’inlassable curiosité scientifique du chercheur, ses exigences d’historien vrai, ses conclusions – sans appel, mais toutes en mesure – en font la richesse.

120Gilbert Meynier

Philipp Zessin

Die Stimme der Entmündigten, Geschichte des indigenen Journalismus im kolonialen Algerien

121Frankfurt am Main : Campus, 2012, 362 p. (traduction française : La voix d’un peuple sous tutelle, Histoire du journalisme indigène dans l’Algérie coloniale)

122Alors que la colonisation et son corollaire la décolonisation ont fait dans la recherche internationale de ces dernières décennies l’objet d’innombrables publications, dont l’étude, fondatrice, d’André Nouschi Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en 1919, trop longtemps méconnue, vient de connaître une réédition bienvenue [9], le « journalisme indigène », pourtant partie prenante de ce phénomène historique, n’a, lui, que trop rarement à ce jour suscité l’intérêt des chercheurs de quelque nationalité que ce soit.

123Le livre de Philipp Zessin, publié en 2012, il y a donc à peine un an, dans l’excellente série « Études historiques » de la non moins excellente maison d’édition CAMPUS de Francfort sur le Main, vient donc opportunément combler cette lacune. Également disponible en e-book, cet ouvrage est la version retravaillée pour sa publication d’un doctorat soutenu en 2010 dans le cadre de l’Institut d’études européennes de Florence qui a permis à ce jeune universitaire d’obtenir un poste à l’université Viadrina de Francfort sur Oder.

124L’intérêt de ce travail est triple : il complète le tableau très lacunaire à ce jour de la presse « indigène » en Algérie, il recentre une chronologie qui se focalise à tort sur une période, le tournant du siècle, au détriment d’une autre plus riche, l’entre deux-guerres, et enfin il se livre à une analyse approfondie de l’irruption déterminante de journalistes « indigènes » dans l’espace public.

125Sa bibliographie, pourtant très fournie (pp. 341-353), ne relève en effet dans la littérature critique consacrée au sujet que deux ouvrages, celui d’un chercheur algérien Zahir Ihaddaden [10], et un travail universitaire de Pierre Montois sur la presse constantinoise [11]. L’auteur ajoute que, même si le journalisme n’en est pas le thème central, la thèse d’Alain Messaoudi [12] reste « l’une des bases essentielles de tout travail sur le journalisme indigène dans l’Algérie coloniale. » Enfin, page 313, une note nous apprend que Gilbert Meynier et Ahmed Koulakssis ont consacré une étude approfondie à l’Ikdam, périodique publié par l’Émir Kahled dans l’ouvrage que ces deux historiens ont publié sur cette grande figure et qui est référencé dans la bibliographie.

126En revanche, si Philipp Zessin y cite le tome 1 de l’Histoire de l’Algérie contemporain. Conquête et colonisation (1827-1871) de Charles André Julien [13], dont les quatre pages (509 à 512) réservées à la Presse et aux Revues ne comportent aucun titre de publications « indigènes », il omet de renvoyer au tome 2 (1871-1954), rédigé par Charles-Robert Ageron [14] qui, lui, donne (p. 621 à 623) un relevé des publications « indigènes ». Ce relevé, qui aux dires de l’auteur « ne saurait constituer une liste exhaustive », semble pourtant assez complet puisqu’il comporte quelque 80 titres, et constitue une première approche, non négligeable, du sujet, surtout quand on se rapporte à la présentation qu’il leur consacre dans les pages indiquées aux entrées afférentes de son index.

127Il n’en demeure pas moins vrai que ce domaine reste jusqu’à aujourd’hui, une vaste terra incognita qui justifie amplement les nombreuses années que l’auteur a passées à la défricher. D’autant que les trois études que cite Philipp Zessin dans sa bibliographie et auxquelles il reconnaît de grandes qualités ne couvrent pas la période au cours de laquelle la presse algérienne connaît la plus forte expansion. Ainsi, « l’étude monumentale » de Pierre Montois sur la presse dans le Constantinois s’arrête en 1918, et les deux doctorats de Zahir Ihaddaden et d’Alain Messaoudi, ne vont que jusqu’en 1930. Or, reprenant (p. 19) à son compte l’affirmation de l’historien algérien Ali Merad qui, après avoir souligné en 1964 « l’intense activité journalistique [et politique] des intellectuels musulmans entre 1919 et 1939 », conclut que « l’ampleur du journalisme musulman en Algérie au cours des années 20 ne sera ni dépassée ni égalée après la Seconde Guerre Mondiale », Philipp Zessin se propose d’analyser les raisons de ce soudain développement et d’en établir les conséquences sociales et politiques. Il est, selon lui, absolument nécessaire que les historiens cessent de se focaliser sur la fin du 19e et le début du 20e siècle pour enfin s’occuper des années 20 et 30 (p. 20).

128Il pense pouvoir démontrer que la dynamique que connaît la presse « indigène » dans l’entre deux guerres lui donne les moyens d’aider la communauté musulmane d’Algérie à prendre conscience d’elle même et lui offre la possibilité de contribuer à sa transformation en même temps qu’à son affirmation vis à vis de la communauté européenne.

129« Le journalisme, écrit-il page 15, devint une des instances les plus significatives de la formation de l’identité, de l’auto-description sociale et un vecteur de vision du futur pour cette société… Écrire et s’emparer de la communication publique représentèrent des incursions fondamentales dans l’ordre colonial et, sans pour autant développer des revendications sécessionnistes, remirent en cause le statu quo colonial. »

130La division de son ouvrage en sept chapitres rend la lecture de ce travail universitaire facile et attrayante. Une table des matières détaillée et précise, placée selon la tradition de l’édition scientifique allemande en tête d’ouvrage, permet d’entrer sans difficulté dans la démonstration. Les quatre premiers chapitres établissent le cadre et les conditions de la naissance et du développement de la presse (Philipp Zessin parle de Publizistik) «indigène» en Algérie, avant de passer dans les deux chapitres suivants à une étude de deux journaux en particulier et de terminer par un rapide panorama de la presse « indigène » :

131Ces sept chapitres sont d’importance à peu près égale, entre 50 et 60 pages. Seuls sont plus brefs le deuxième et le dernier chapitre qui, eux, ne comportent respectivement que 25 et 15 pages sans que cela nuise pour autant à l’économie de l’ensemble. Une remarque cependant. Si on comprend aisément que le chapitre II, qui ne concerne que le cadre juridique et l’organisation corporative, ne demande pas de développement superfétatoire du point de vue de l’étude, on comprend moins bien que dans son septième et dernier chapitre, l’auteur ne consacre que si peu de pages – 15 en tout et pour tout – à ce qui ne se donne que comme un rapide survol de 6 périodiques, sous le titre, un peu cavalier, « Les autres publications dans le discours journalistique. » Or c’est précisément cet intitulé qui explique le déséquilibre qui, d’anecdotique, devient révélateur. La thèse de Philippe Zessin n’est pas une histoire à la Bellanger [15] de la presse « indigène » algérienne dans l’Algérie coloniale. « Histoire du journalisme indigène » n’apparaît que dans le sous-titre de son travail. C’est le titre, La voix de ceux qu’on a mis sous tutelle, qui porte son projet théorique : montrer que l’irruption de la presse « indigène » dans la communication en Algérie établit son action émancipatrice.

132Ce travail ambitieux est fondé sur une étude approfondie des sources, de celles tout au moins qui sont disponibles en France, l’auteur ne faisant pas mention de recherches en Algérie. De toute façon, comme le signalait Gilbert Meynier lors d’un séminaire à l’ENS Lyon, sauf pour ce qui est des archives du Constantinois, les archives de l’Algérie ont en grande partie, voire en totalité disparu à la suite des vicissitudes historiques que l’on connaît. L’auteur établit de la page 335 à la page 339, la liste détaillée et précise des archives consultées au CAOM [16] d’Aix-en-Provence, au CAC [17] de Fontainebleau et à Nanterre aux Fonds de la ligue des droits de l’homme. La mention des Archives du ministère de l’Information (CHAN [18]) en revanche reste mystérieuse pour le non initié que je suis. Il s’agit apparemment d’un imprimé comme l’indication SNEP [19] semble l’indiquer.

133En conclusion, cet ouvrage mériterait d’être traduit, le travail du traducteur étant grandement facilité par la langue de l’auteur qui échappe, en grande partie, à la novlangue scientifique allemande, habituellement farcie de gallicismes et d’anglicismes. Mais il ne faut pas rêver, l’historien de l’art et esthéticien Erwin Panofsky a attendu 50 ans pour que soient traduits des essais qu’il a écrits de 1914 à 1924 [20].

134Guy Ballangé[21]

Notes

  • [1]
    Stuart Hall et Richard Hoggart, ces deux figures majeures de la pensée critique britannique, viennent de mourir début 2014, à quelques semaines d’intervalle.
  • [2]
    Signalons que le Seuil (coll. Sources du savoir) a publié, l’an dernier, la traduction, par Thierry Hoquet, de la première édition de l’Origine des espèces, ouvrage également précieux (NDLR).
  • [3]
    Chapitre traduit en 1998 dans la revue Multitudes : http://multitudes.samizdat.net/L-idee-d-excellence
  • [4]
    De l’Université de Haute Alsace Mulhouse-Colmar, chercheur au CRESAT (Centre de Recherches sur les Économies, les Sociétés et les Arts).
  • [5]
    Mais, si Zahra Tared a soutenu en 1987 à l’université de Metz sous la direction d’Alfred Wahl, une thèse sur la guerre d’Algérie en Lorraine, elle n’a jamais été publiée.
  • [6]
    N’apparaissent guère dans le livre ni les calvinistes du Haut Rhin ni les luthériens de Basse Alsace.
  • [7]
    Association Fédérative Générale des Étudiants de Strasbourg
  • [8]
    Respectivement Société alsacienne de constructions mécaniques, Comité d’action sociale nord-africaine du Haut-Rhin, Office national de la construction et de la reconstruction.
  • [9]
    Saint Denis, Bouchène, 2013, LXVI-700 p.
  • [10]
    Histoire de la presse indigène en Algérie. Des origines jusqu’en 1930, Alger : ENAL, 1983, 410 p.
  • [11]
    La presse dans le département de Constantine (1870-1918), thèse dirigée par Jean-Louis Miège ; Université de Provence, 1982, 4 vol., [s. n.], 2562 p.
  • [12]
    Savants, conseillers, médiateurs : les arabisants et la France coloniale (vers 1830-vers 1930), (thèse, dirigée par Daniel Rivet, soutenue en 2008 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Lille, ANRT, 2009.
  • [13]
    Paris, PUF, 1964, 632 p. (réédit., 1979 et 1986).
  • [14]
    De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération (1954), ibid., 1979, 643 p.
  • [15]
    Cf. Claude Bellanger, Histoire générale de la presse française. De 1940 à 1968, t. IV, PUF, 1975.
  • [16]
    Centre des Archives d’Outre-mer.
  • [17]
    Centre des Archives Contemporaines.
  • [18]
    Centre historique des Archives nationales.
  • [19]
    Société nationale des Entreprises de presse.
  • [20]
    La perspective comme forme symbolique : et autres essais ; traduction sous la direction de Guy Ballangé, précédés de la question de la perspective par Marisa Dalai Emiliani, Paris : Éd. de Minuit, 1975 ; plusieurs rééd. successives.
  • [21]
    Né à Mascara (Algérie) en 1935, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé d’allemand, ancien maître de conférence hors classe (université de Rouen), collaborateur et conseiller scientifique du CCI (Centre de Création Industrielle, un des départements du Centre Georges Pompidou) de 1978 à 1998, traducteur de nombreux livres, entre autres de Heinrich Wölfflin, Renaissance und Barock, sous le titre : Renaissance et baroque; présentation de Bernard Teyssèdre, Paris, le Livre de Poche, 1961 (plusieurs rééd. successives), de Sigfried Giedion, Construire en France, en fer, en béton, Paris, Éd. de la Villette, 2000 et de Emil Kaufmann, De Ledoux à Le Corbusier, Paris, Éd. de la Villette, 2002 ; auteur, avec Ruth Ballangé, de Des jardiniers, hors la ville, dans la cité ? Paris : Éd. du Linteau, 1999 (publ. à l’occasion de l’exposition présentée à l’Institut français de Leipzig en 1999). Il met la dernière main à un roman sur la colonisation en Oranie, vue et jugée par une républicaine qui a dû fuir Collioure à l’été 1851.
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